Supposons que par un effort héroïque de ma volonté — effort impossible en réalité chez un être dont l’état naturel est de se préférer à Dieu — je tâche de préférer Dieu à moi-même. Encore faut-il que je rencontre en Dieu un point qui me soit accessible, un point où rattacher mon effort. Ce point, plus je le recherche, moins je le trouve. Dieu est saint, saint partout, saint toujours ; terriblement, effroyablement saint. Ce n’est pas moi qui me l’imagine, c’est Lui qui me le dit dans ma conscience. La sainteté de Dieu me condamne ; elle condamne non seulement mes fautes, mais la source de toutes mes fautes ; moi égoïsme, c’est-à-dire moi-même. Ce n’est pas une nouveauté, c’est un truisme que la sainteté de Dieu me porte à redouter Dieu, me porte à fuir Dieu dans la mesure où elle est sentie2. Or plus j’approche de Dieu, plus sa sainteté m’est évidente, c’est-à-dire plus je le redoute, plus je le fuis, moins je puis l’aimer.
2 – Toutes les religions humaines traduisent la peur de Dieu. L’homme a naturellement peur de Dieu. — Pourquoi? On répond parce qu’il se le figure méchant. — Je demande pourquoi l’homme se figure Dieu méchant. La réponse est dans la conscience coupable. Pour un enfant méchant qui ne reconnaît pas sa méchanceté, son père qui le punit est méchant. Pour une conscience coupable qui ignore ou méconnaît sa culpabilité, Dieu, le Dieu saint est un Dieu méchant. — Nous transposons et nous extériorisons nos propres sentiments.
Voici donc l’inextricable situation dans laquelle je me trouve. Si j’affaiblis en moi le sentiment de ma coulpe, la certitude de la sainteté divine ; si je me persuade que mon égoïsme n’est pas au fond si coupable ; que Dieu qui sait de quoi nous sommes faits ne saurait se montrer absolument exigeant, rigoureusement sévère, — qu’arrive-t-il ? C’est que je diminue d’autant le sentiment que j’ai de Dieu comme de Celui qui doit être le centre de ma vie, l’objet premier et suprême de mon amour. Je développe et je nourris en moi une certaine indifférence à l’égard de Dieu. Je l’aime d’autant moins que je me reproche moins de ne pas l’aimer. En diminuant la sainteté de Dieu, je diminue en moi les motifs et les raisons de mon amour pour Dieu, c’est-à-dire cet amour lui-même.
Et d’autre part, plus je sentirai que Dieu doit être le centre de ma vie, mon but suprême et tout l’amour de mon cœur, plus aussi le sentiment de ma culpabilité à l’égard de Dieu grandit et m’écrase, plus le langage de ma conscience se revêtira d’inflexible rigueur, plus je redouterai Dieu, plus je m’éloignerai de lui. En d’autres termes : si la sainteté de Dieu me permet seule de l’aimer, elle m’empêche de l’aimer dans la mesure même où elle m’y pousse.
Le premier motif de ma régénération morale est le sentiment de mon péché ; mais c’en est aussi l’obstacle irréductible. Le poids de la condamnation méritée, la terreur du jugement pèsent sur moi et me persuadent de la vanité de tout effort moral en paralysant toute volonté efficace. La première condition du salut, c’est que ce poids soit enlevé. Chercherai-je à l’enlever, moi-même par une sorte de coup d’état intérieur ? Ce serait supprimer en moi tout sentiment de la différence du bien et du mal, dépouiller Dieu de tout ce qui le rend digne d’être aimé. Ce serait donc, sous prétexte de salut, achever ma démoralisation et ruiner toute raison d’aimer Dieu.
Il n’y a point d’issue humaine à cette inextricable position. Toute âme d’homme s’y trouve ; aucune n’est capable d’en sortir et n’en sortira ; elle y étouffe, elle y meurt, elle s’y consume peu à peu. L’issue ne peut venir que de Dieu. Il faudrait que Dieu pardonnât sans cesser d’être saint, qu’il délivrât sans cesser de condamner. Un pardon qui serait de Dieu, un pardon de Dieu qui serait à la fois un jugement et une régénération, voilà le cri de la conscience humaine, celui qu’elle fait monter vers le ciel dès qu’elle se réveille de son long sommeil3.
3 – Rappelons ici l’histoire de Débogie. — Débogie, un contrebandier de la frontière savoisienne, homme grossier et sans aucune instruction, fut condamné à mort à Genève en 1828, pour un meurtre d’une brutalité révoltante. Le pasteur Gaussen, qui le visitait dans sa prison, ne parvint pas d’abord a se faire même écouter. Rempli à l’endroit de ce malheureux d’une compassion qui le poussait à prier continuellement pour lui, il continua de l’aller voir en se bornant à lire devant lui quelques versets de l’Evangile. Un jour qu’il était arrivé aux paroles de l’apôtre (Romains 4.5) : « Le Dieu qui justifie le méchant », Débogie, qui jusque là était demeuré silencieux, couché sur un grabat et la tête tournée contre le mur, se mit tout à coup sur son séant en s’écriant : « Redites cela ! redites cela ! C’est Dieu lui-même qui a dit cela ! » Et comme le jeune ecclésiastique, effrayé de cette insistance, voulait expliquer qu’en effet c’était une parole sainte, une parole d’un apôtre contenue dans l’Evangile, Débogie l’interrompit : « Je ne sais ce que c’est que votre apôtre et votre Evangile ! », criait-t-il, « ne me parlez pas de tout cela ! Redites ce que vous venez de lire. Redites-le. Répétez-le moi. C’est Dieu lui-même qui a dit cela ! » On lui donne le livre en lui mettant le doigt sur le passage qu’il ne pouvait même épeler. Dès ce moment, ce fut un autre homme. Il ne cessait, en se faisant relire cette parole, de répéter en pleurant, « qu’il avait trouvé Dieu ». « Jusqu’à présent, ajoutait-il, je ne connaissais qu’un Dieu qui me détestait et que je haïssais moi-même. Maintenant j’ai trouvé le vrai Dieu, le Dieu qui justifie le méchant. » Ce furent ses derniers mots sur l’échafaud. (Malan, Souvenirs de Gaussen.)
Se savoir, se sentir pardonné, c’est la condition du travail moral fécond, libre et joyeux. Mais ce pardon, Dieu seul peut l’accorder : seul il en a le droit. Comment savoir qu’il nous l’accorde en effet, et dans l’ensemble des conditions que nous venons de dire ? C’est là question plus spéciale qui va nous occuper et qui va nous conduire, par l’élimination successive de toute autre possibilité, jusqu’à la croix de Jésus-Christ.