[Dans le manuscrit de Gaston Frommel, tout ce développement est noté comme « à récrire » ; mais nous ignorons dans quel sens il comptait en modifier la rédaction. — Peut-être songeait-il simplement à préciser son vocabulaire. D’après les cahiers d’étudiants, en effet, son exposé oral (en 1901) commençait ainsi : « L’évolutionnisme [intégral] c’est le panthéisme ; je n’en parle pas, mais de l’évolution. » Peut-être aussi, tout en prenant l’évolution sur le pied d’une « hypothèse » dont l’admission ou le rejet laissent également intacte son analyse du phénomène obligatoire, se proposait-il de marquer son attitude personnelle à cet égard. Qu’il y ait « une préparation de l’humanité par la nature », que la personnalité humaine soit « l’aboutissement de l’effort cosmique », c’était, en effet, pour Frommel une conviction qu’il a dès ses débuts soutenue avec insistance. Son premier ouvrage, Le monde une involution, essai d’une philosophie dynamique (1886, inédit), en est tout rempli. En 1888, dans son Étude sur la conscience morale et religieuse, il constate avec joie que non seulement sa théorie du fait de conscience « n’est pas contradictoire aux exigences d’un évolutionnisme sainement compris », mais qu’elle « pourrait même l’accréditer en quelque mesure aux yeux de ceux qui tiennent les postulats de la moralité pour plus certains que les acquisitions de la science ». « Nous avons, conclut-il, maintenu dans leurs droits les deux points qui nous semblent acquis, l’un à la méthode : le rôle de l’expérience dans la connaissance ; l’autre à la philosophie : le principe de l’évolution. » De même en 1893, dans son Histoire du principe de l’individualisme (inédit), c’est à l’histoire naturelle qu’il demande les origines du principe, n’hésitant pas à « le trouver là, sinon dans son plein exercice, du moins dans son germe et dans son chantier. Car l’homme, qui tient à Dieu par l’obligation, et à l’homme par la solidarité, tient à la matière aussi. Une progression continue le rattache aux organismes qui l’ont précédé sur la scène du monde. Rien ne l’empêche de penser, tout le porte à croire que cette longue élaboration immense arène où le progrès s’effectue par la lutte et s’établit par le triomphe des plus aptes tendait à quelque fin et que son but était l’homme. Qu’y voit-il effectivement ? Les forces éparses de la création s’agitent, se cherchent et se rejoignent ; de degré en degré, elles s’élèvent et réalisent une unité plus haute et plus complexe ; le mystérieux labeur d’un perpétuel enfantement les travaille ; en quête d’une forme définitive, la nature conserve, il est vrai, comme des jalons, les ébauches transitoires qu’elle crée, mais les rejette aussitôt comme insuffisantes et poursuit obstinément son œuvre. Au cours de ce travail, les êtres se compliquent et se différencient, … jusqu’à ce que, parvenue au terme de son labeur, incapable de concevoir et de produire au delà, la nature ait enfanté l’organisme humain, le plus riche, le plus complet, et par là-même le plus individuel des organismes. Arrivée là, l’histoire naturelle a dit son dernier mot ; elle s’arrête, cesse de créer et laisse place à une autre histoire, l’histoire morale et religieuse de l’humanité qui doit reprendre et parfaire la sienne, et sur laquelle vont se concentrer désormais l’effort et l’intérêt de la création. »
Frommel a-t-il plus tard modifié son point de vue ? Nous ne le croyons pas. Car, en 1898, dans l’étude passionnée où il signale Le danger moral de l’évolutionnisme religieux (voir Études de théologie moderne) et dénie à l’évolution, « qui est un phénomène à interpréter », le droit de se poser en principe unique d’interprétation intégrale, il a soin de mettre à l’abri de ses coups l’évolutionnisme scientifique. « L’auteur, dit-il, ne préjuge nullement de sa valeur explicative dans le domaine de la nature… Bien moins encore songe-t-il à contester le fait même de l’évolution ; ce serait nier l’histoire, son exact synonyme. » Et plus tard encore, dans le Cours même dont nous poursuivons en ce moment la publication, il présente l’évolution biologique des êtres, non point comme une hypothèse, mais comme un « fait » (voir tome I). Seulement il ajoute en note que cette marche ascendante de l’être à travers la vie pourrait bien être une involution, plus encore qu’une évolution. C’est une idée que Frommel a caressée toute sa vie. Voir par exemple De Calvin à Vinet (Revue chrétienne, 1894) : « Une involution, c’est-à-dire une recherche constante de l’unité, non de l’unité simple, mais de l’unité complexe et vivante, s’effectuant par l’interpénétration toujours plus parfaite de facteurs biologiques toujours plus nombreux. L’admirable expansion que la nature offre à nos regards résulte en réalité d’un effort tout intensif. Elle ne se déploie que parce qu’elle se cherche, et elle se cherche pour se concentrer. Son but est moins de multiplier le nombre des organismes que de conduire l’un d’eux jusqu’à la perfection. Démesurée, chaotique, informe à ses origines, elle semble aspirer vers l’être qui sera le résultat suprême de toutes ses ressources, la plus haute combinaison de toutes ses énergies, l’incarnation vivante de tous ses éléments, et qui, la possédant toute en soi, la résumera d’une manière harmonieuse et consciente, c’est-à-dire personnelle. Réduite à ses propres moyens, elle ne saurait, sans doute, y réussir, et la créature qui sort de cet atelier séculaire, qui termine cette longue gestation, lorsqu’elle paraît, n’est pas l’homme encore, car l’humanité est chose divine ; mais elle en est au moins la pierre d’attente, la présupposition nécessaire et la prophétique espérance. Qu’un meilleur ouvrier intervienne maintenant, qu’il couronne l’ouvrage de la nature par le sceau de son adoption, qu’il le frappe à son effigie, qu’il fasse sentir à la volonté créée l’action de la volonté souveraine, qu’il le relie à soi par l’obligation de conscience, et dans le plus parfait des organismes terrestres, l’homme a trouvé son berceau : l’individu ontologique s’achève dans l’individualité morale. » — (Éd.)]
Si nous soulevons cette question, ce n’est en aucune manière parce que nous prenons position en présence de l’évolutionnisme, ni surtout que nous solidarisions notre point de vue avec aucun évolutionnisme quelconque. L’évolution est une hypothèse scientifique qui sert actuellement (comme celle du déterminisme universel, par exemple) à l’explication d’un très grand nombre de faits, mais qui reste une hypothèse ; il en va de même en philosophie où l’évolution devient du transformisme, c’est-à-dire en quelque sorte l’hypothèse d’une hypothèse. — Notre conception et les résultats que nous avons obtenus en sont parfaitement indépendants. Si néanmoins nous les mettons en relation avec cette hypothèse, c’est pour montrer simplement qu’ils ne l’infirment ni ne la confirment, mais qu’ils s’y prêtent cependant.
Jusqu’ici la morale évolutionniste et la morale absolue étaient irréductibles l’une à l’autre, ou considérées comme telles. Et leur conflit le plus aigu se déroulait entre la philosophie criticiste de Renouvier et la philosophie de Herbert Spencera. La nôtre fera-telle exception ? Permettra-t-elle d’être partisan de l’évolution en morale et en philosophie, sans cesser d’être représentant de la morale absolue ? Nous le croyons. A condition toutefois que cet évolutionnisme ne soit pas celui du mécanisme matérialiste, mais qu’il maintienne la seule donnée qui rende l’évolution possible, celle de la puissance, de l’énergie potentielle. Il n’est nullement absurde de penser que l’être évoluant n’arrive qu’à son degré suprême à la capacité d’éprouver un sentiment tel que celui de l’obligation. Et l’ensemble de phénomènes que représente cette obligation elle-même (son mécanisme en quelque sorte) s’appuie sur des analogies naturelles que l’empirisme le plus intransigeant serait mal venu à nous contester. L’homme, dernier chaînon de la série ascendante des êtres, porté par toute la suite des organismes qui l’ont précédé dans l’existence, et dont il incarne le type supérieur et peut-être définitif, poussé par le flux montant de la vie jusqu’aux limites extrêmes de la vie physiologique et physique, entraîné par le même courant qui fait passer dans l’hypothèse) l’existence inorganique à l’existence organique, acculé pour ainsi dire en face de l’ultra-sensible et de l’ultra-visible, touchant au rivage du spirituel, l’homme devait s’ouvrir au monde nouveau vers lequel tendait, en lui, le devenir cosmique et pour l’appréhension, pour l’expérience duquel il possédait désormais une perfection de vie suffisante. La perception du transcendant et de l’absolu, la formation du nouvel organe qui doit l’effectuer, la dignité supérieure à laquelle s’élève le sujet qui l’effectue, sont des faits conformes aux prémisses philosophiques et scientifiques de l’évolution. Ils ne font qu’appliquer en un domaine spécial la loi darwinienne de l’adaptation au milieu ambiant. Des faits semblables se sont produits (dans l’hypothèse) à tous les degrés de la vie physique et psychique antécédente. Pour qu’ils se reproduisent en ce domaine nouveau il fallait, mais il suffisait que l’évolution fût arrivée en l’homme (en l’organisme humain) à une perfection de vie (de virtualité) qui lui permit d’accéder aux influences, aux environnements, au milieu ambiant d’une réalité nouvelle.
a – Voir les articles de Renouvier sur ce point, et sur l’évolution en général. (On en trouvera la plus grande partie dans la Critique philosophique de 1885 et de 1886. Éd.)
Non, encore une fois, que nous entendions solidariser par là notre conception du phénomène obligatoire avec l’évolutionnisme. Elle subsiste intacte en dehors de toute hypothèse, parce qu’elle ne repose, ou du moins ne veut reposer que sur l’observation et la description d’un fait. Nous indiquons seulement en quoi elle ne lui est point réfractaire, et comment on pourrait l’y faire rentrer.
Il faut prendre garde néanmoins que le phénomène obligatoire ne s’explique jamais intégralement par la seule évolution. A proprement parler, ce n’est pas l’homme qui accède à l’absolu dans l’obligation ; c’est l’absolu qui s’impose à l’homme. L’initiative de l’obligation n’appartient point à l’homme, ne vient pas de l’homme ; l’initiative de l’obligation appartient au facteur objectif de l’expérience, elle vient de l’action souveraine qui s’empare du principe de la volonté humaine. A proprement parler, l’obligation de conscience n’est pas une expérience que nous faisons ; c’est une expérience qui nous est faite ; nous n’en sommes pas les sujets, mais les objets. L’évolution toute seule ne rend pas compte de l’obligation et n’y aurait jamais abouti. Elle ne rend compte que de ses conditions nécessaires du côté de l’homme, savoir : d’un degré de perfection de vie capable d’en subir l’expérience 1.
[Est-ce là un phénomène unique dans la série de l’évolution ? Nullement. Il semble que d’un règne à l’autre, il y ait développement continu. Eh bien, non ! La vie végétale se manifeste comme un « eingreifen » d’une vie supérieure dans le monde organique ; de même dans l’animal surgit une vie nouvelle, qui, par son initiative propre, s’impose au végétal et s’en sert en l’attirant à soi. Et chaque fois le règne inférieur devient l’objet de l’action du supérieur considéré comme sujet : rapport identique à celui de l’organisme psycho-physique humain avec l’obligation. Le règne minéral se donne, se dévoue à la plante ; la plante se donne, se dévoue à l’animal ; les animaux donnent leur vie à l’homme. L’homme donne sa vie à Dieu dans l’obligation. Partout même sacrifice, même loi du sacrifice, c’est-à-dire de l’évolution, c’est-à-dire du développement.]