La conception précédente, en attribuant l’origine possible du mal individuel à des causes extérieures à l’individu lui-même (l’exemple), rompait déjà avec la théorie individualiste stricte. Elle admettait, de plus, que l’habitude, c’est-à-dire qu’une nature postérieure à la liberté de choix pouvait se former au sein de l’individu et déterminer sa conduite ultérieure bonne ou mauvaise. Elle concédait que la liberté ne restait pas dans l’individu partout et toujours intacte, mais « que le passé de la liberté se montre dans le présent de la nature, et qu’en nous abandonnant au mal, volontairement d’abord, nous devenons enfin ses esclaves ». Elle avouait donc qu’il y a dans nos dispositions actuelles une part qui résulte de l’usage antérieur de notre liberté. Ces concessions étaient nécessaires et bonnes mais insuffisantes et trop timides encore. Il y a en nous plus que cela : non seulement une nature seconde, strictement individuelle par son origine, et dont, à tout prendre, nous pourrions être personnellement responsables, mais une nature primitive, c’est-à-dire un ensemble de dispositions qui sont nées avec nous (comme l’indique le mot nature), ou plus exactement encore : dans lesquelles nous naissons, au sein desquelles nous nous éveillons à la conscience de nous-mêmes ; et qui sont en quelque sorte nous-mêmes avant nous-mêmes. S’il en est vraiment ainsi, nous sommes sortis complètement de l’individualisme pur et nous trouvons sur un nouveau terrain, qu’il faudra définir et nommer. Or, qu’il en soit ainsi, il me semble difficile de le contester. Chaque individu naît avec son tempérament propre. Or le tempérament individuel est l’ensemble des aptitudes, des facultés, des dispositions bonnes ou mauvaises, dont il prend possession en prenant possession de lui-même, et qui par conséquent préexistent à sa liberté et, dans une certaine mesure, déterminent d’avance l’usage de cette liberté, puisque cette liberté ne s’exercera jamais que dans les limites des aptitudes naturelles de l’individu, c’est-à-dire au moyen des facultés par lesquelles elle se manifeste et qu’elle met en œuvre. Or, d’où vient, d’où peut provenir ce tempérament original, cette nature primitive, propre à chaque individu ? A cette question, on donne aujourd’hui une réponse qui n’est pas entièrement nouvelle, qui a toujours été si ce n’est avouée, au moins sous-entendue, mais que la science et l’observation modernes ont rendu plus plausible qu’elle ne l’a jamais été, et sur laquelle elles ouvrent des horizons presque infinis : l’hérédité. Qu’est-ce que l’hérédité ? L’hérédité suppose que l’habitude ou la nature seconde, acquise par la liberté de l’individu, ne meurt pas avec lui, mais qu’elle se transmet par la génération (en une mesure qu’il ne nous importe pas d’apprécier ici et qui sans doute reste variable) à d’autres individus, chez lesquels elle devient une nature primitive, ou un tempérament. La transmissibilité de la nature acquise par la liberté, sa transmissibilité par voie de génération, c’est-à-dire par voie naturelle ; c’est-à-dire encore une transmission causale nécessaire, d’où la liberté individuelle, et la responsabilité individuelle sont exclues, non pas aux origines, mais au cours de la transmission ; voilà au point de vue du problème qui nous occupe la nouveauté et la gravité de cette conception. Écartons toutes les illusions. Rendons-nous clairement compte de ce que suppose la théorie de l’hérédité appliquée au problème du mal. Elle suppose que nous avons quitté notre point de départ : le mal actuel, la liberté individuelle, la responsabilité individuelle pure, et que nous entrons dans une sphère dont l’individu conscient n’est plus ni le centre ni l’explication suffisante, mais qui est constituée par une solidarité héréditaire et naturelle entre les individus, et dont la loi ou la condition n’est plus la liberté mais la nécessité. Le problème glisse du terrain sur lequel il s’était posé (et sur lequel seul nous étions à même d’en saisir les données constitutives), sur un terrain tout différent d’où la liberté et la responsabilité sont exclues, et où le problème se résout par des nécessités naturelles, c’est-à-dire par des données étrangères, contraires à celles de l’ordre moral. Sommes-nous cependant sortis des limites de la question ? Au contraire. Nous n’avons fait qu’en approfondir les éléments, que suivre les indications et l’évidence des faits. Comment rentrerons-nous dans l’ordre moral que nous venons de quitter ? Comment restituerons-nous à l’ordre moral la suprématie qui lui revient et hors de laquelle nous nous sommes interdits de résoudre le problème du mal ? C’est ce que nous aurons à examiner plus tard.
Pour le moment explorons le champ nouveau qui s’ouvre devant nous, et puisque c’est celui de la solidarité héréditaire, demandons-nous si l’hérédité explique (mieux que l’exemple et l’habitude) l’universalité du mal ? Et elle l’expliquera sans doute si nous pouvons discerner sous la nature primitive (tempérament) de l’individu, issu de l’hérédité, non pas cette neutralité ou cette indifférence morale que supposait la théorie précédente, — mais au contraire, une appétence primitive, une inclination originaire pour le mal, et pour tout dire une corruption originaire de notre liberté primitive. Or que nous révèle l’observation à cet égard ? En nous éveillant à la conscience de nous-mêmes, sommes-nous placés, comme Hercule, au point de jonction de deux chemins, celui du bien et du mal, tous deux également ouverts et accessibles ? Les deux plateaux de la balance sont-ils également chargés ? Sommes-nous également disposés au vice et à la vertu ? — Si nous hésitions à répondre, la langue, par laquelle s’exprime cette vérité générale faite du consentement de tous, répondra pour nous. Elle appelle vertu la poursuite du bien et vice celle du mal ; et l’expression courante c’est qu’on fait effort vers la vertu tandis qu’on succombe au vice, et que le mal est une faiblesse ou de notre volonté ou de notre nature. Il en résulte donc qu’il n’y a pas égalité, puisque d’un côté il suffit de se laisser aller, et c’est le côté du mal, tandis que de l’autre il faut faire effort, et c’est le côté du bien. Prenons un autre exemple. Il est généralement admis que les proverbes sont la sagesse des nations. Que signifie le proverbe : l’oisiveté est la mère de tous les vices ? sinon ceci, que la suspension de l’effort (l’oisiveté) laisse errer l’imagination dans des voies mauvaises où se rencontrent le vice et le crime. Or, que fait la suspension de l’effort, que fait l’oisiveté, sinon de nous rendre et de nous abandonner à notre nature. Une nature qui, du consentement universel, nous conduit au vice ne saurait être bonne. Et J.-J. Rousseau s’est bien mis en contradiction avec lui-même, mais non point avec le consensus de l’humanité, lorsqu’il a écrit ces lignes : « Je suis convaincu qu’il n’est point d’homme, si honnête qu’il soit, s’il suivait toujours ce que son cœur lui dicte, qui ne devînt en peu de temps le dernier des scélératsb. »
b – Mémoires et correspondance de Mme d’Epinay.
Ainsi parle l’humanité. L’individu parlerait-il autrement ? L’expérience individuelle invaliderait-elle l’expérience collective ? Au contraire. Un peu d’attention suffit à faire voir que si l’homme pèche constamment, il ne pèche que rarement par une désobéissance entièrement volontaire et consciente à l’autorité du devoir. D’ordinaire, il fait le mal par entraînement, par convoitise et par passion, c’est-à-dire sous l’impulsion de tendances instinctives, qui impliquent sans doute, en fin d’analyse, la révolte et la désobéissance consciente au devoir, mais qui ne se présentent point d’abord et d’emblée sous cet aspect. Leur forme et leur aspect primitif, c’est l’asservissement d’un besoin latent, endormi, subitement réveillé ; c’est la réaction presque involontaire, tant elle est rapide et soudaine, de la nature du sujet aux excitations et sollicitations externes. D’où il résulte que ces excitations et sollicitations externes (celles précisément de l’exemple et de l’imitation) sont, non la cause, mais l’occasion du mal. La cause du mal que je commets est en moi, avant d’être hors de moi. Mais elle n’est pas davantage dans ma seule volonté consciente, dans ma seule liberté ; elle est dans ma nature, dans une nature qui, en un sens, n’est pas moi-même, puisque je n’y ai point contribué, puisque je ne suis pour rien à sa formation et que je l’ai reçue par héritage, et par un héritage que je ne puis récuser sous bénéfice d’inventaire ; mais qui, dans un autre sens, est moi-même cependant, puisque j’en parle à la première personne, que je la qualifie de « mienne » ; et qui, en tous cas, tend à devenir vraiment moi-même, c’est-à-dire à passer par ma liberté individuelle, à se faire consentir par elle ; c’est-à-dire encore à s’actualiser dans ma libre conscience et ma libre conduite, qu’elle sollicite constamment et dont elle conditionne par là-même le libre exercice. C’est jusque-là que nous conduit une introspection psychologique, à l’évidence de laquelle il ne nous semble pas que personne puisse refuser son consentement. Elle nous conduit du mal actuel ou conscient, au mal naturel ou subconscient ; du mal individuel acquis par la liberté et gravé dans l’habitude, au mal collectif imposé à l’individu par la nécessité. Et elle fait du mal actuel ou conscient l’expression historique et responsable du mal nécessaire, naturel et subconscient.
Elle nous met donc en face d’un être double, double non seulement par la dualité de sa nature et de sa volonté, mais double par la dualité des tendances naturelles qui se disputent sa liberté. Elle nous fait voir, à côté de l’instinct moral (ou principe de sa volonté) soumis au bien par l’obligation, une nature humaine soumise au mal par la naissance, non sans doute absolument ou totalement — il existe en l’homme de bons instincts naturels — mais dont certaines parties, dès qu’elles se manifestent, exercent sur la volonté consciente une action inverse à celle de l’obligation, c’est-à-dire une action, une sollicitation mauvaise : une tentation.
La nature de l’homme individuel, tentant la liberté individuelle au mal, la nature humaine est mauvaise. — D’où provient cette nature ? Elle est en nous avant nous-mêmes. Elle ne peut donc provenir que de ceux qui nous l’ont léguée par la génération sexuelle. Et sa qualité mauvaise ne saurait provenir que de la même source. En un mot, la transmission héréditaire, l’hérédité de la tendance au mal, seule conforme à la manière dont le mal se fait jour dans l’individu, devient par là-même l’explication de l’universalité du mal.
Pour qu’elle le soit cependant il faut admettre que l’humanité entière soit, comme le dit l’Écriture, « issue d’un seul sang ». Car si l’humanité n’était pas d’un seul sang, si elle avait eu plusieurs commencements simultanés ou successifs, si, par exemple, comme l’opinion en a été quelque temps répandue dans le monde savant, les différentes races humaines avaient eu chacune une origine spéciale et indépendante, le problème de l’universalité du mal ne serait pas résolu. — Mais l’éventualité d’une humanité à origines raciales distinctes ne correspond qu’à une vue superficielle de l’esprit. Elle est battue en brèche par de très forts et solides arguments, dont je ne citerai que deux essentiels : un argument de biologie physiologique, la fécondité des métis humains (partout ailleurs dans la série animale le croisement des espèces est ou impossible ou ne donne aucun résultat, ou ne donne que des produits inféconds, ainsi le mulet, les léporidés, etc.) ; un argument de biologie spirituelle, l’universalité de l’Évangile ou le fait que tout homme peut revivre le type de vie spirituelle que Jésus-Christ a posé une fois dans l’espèce (universalité prouvée par les missions : la vérité morale du sémitisme et de la plus particulariste des tribus sémites, se prouve être la vérité morale de toute l’humanité). Encore vérité morale et religieuse, est-ce peu et mal dire. Il s’agit d’un type spécial de vie spirituelle, auquel accède toute l’humanité. Il n’y a point ici de résultats inféconds ; il n’y a pas même, à proprement parler, de métis. Les races humaines semblent donc réductibles à l’espèce humaine, et cette espèce humaine a sans doute commencé, comme toutes les espèces, par un couple de protagonistes, dont la descendance a gardé et constamment reproduit le caractère essentiel ou spécifique. L’un de ces caractères serait précisément, dans l’aptitude à la vie morale, une propension héréditaire au mal. L’universalité du mal s’explique donc par l’unité de sang de l’humanité, et la transmissibilité héréditaire de la nature et de la qualité de cette nature.
Mais ici une nouvelle question se pose : Ce ou ces protagonistes eux-mêmes, comment ont-ils péché ? Comme nous, c’est-à-dire par nécessité, ou d’une autre manière ? de la manière morale et libre ? Pouvons-nous recourir pour eux à l’explication morale de l’origine du mal, ou devons-nous recourir à une explication naturaliste ? En d’autres termes : le mal est-il né chez les protagonistes de la façon dont le supposait la théorie précédente : par une faute libre et entièrement responsable, transmise ensuite et peut-être aggravée chez les descendants par l’hérédité, mais relevant uniquement de l’ordre moral au début ; ou bien la tendance au mal, que l’on observe chez les descendants, se retrouve-t-elle également dès le début chez les protagonistes, qui n’auraient fait que transmettre une nécessité naturelle qu’ils auraient eux-mêmes subie ?
En d’autres termes : l’origine historique du mal sur la terre relève-t-elle de la nature humaine originelle (explication naturaliste ou naturiste) ou de la liberté humaine originelle (explication morale) ? d’un état dans lequel se trouvait l’homme ou d’un acte commis par l’homme ? Et pour tout dire : y a-t-il eu chute morale ou nécessité évolutive ? — Car c’est entre les deux termes de cette alternative que se pose la question, au point où nous sommes arrivés, évolution ou chute ? Examinons les deux hypothèses l’une après l’autre.