Mes frères, ne vous empressez pas à vous faire docteur d’autrui, sachant que nous serons jugés plus sévèrement. Nous péchons tous en plusieurs manières. Si quelqu’un ne pèche point en paroles, c’est un homme parfait, capable de tenir tout son corps en bride. Si nous mettons le mors dans la bouche des chevaux pour qu’ils nous obéissent, nous dirigeons ainsi leur corps tout entier. Voici, même les navires, qui sont grands et que poussent des vents impétueux, sont dirigés par un très petit gouvernail, au gré du pilote qui lui imprime un mouvement. De même, la langue est un petit membre et elle se vante de grandes choses. Voici, comme un petit feu peut embraser une grande forêt ! La langue aussi est un feu ; c’est le monde de l’iniquité. La langue est placée parmi nos membres, souillant tout le corps et enflammant le cours de la vie, étant elle-même enflammée par la géhenne. Toutes les espèces de bêtes et d’oiseaux, de reptiles et d’animaux marins, sont domptés et ont été domptés par la nature humaine ; mais la langue, aucun homme ne peut la dompter, elle est pleine d’un venin mortel. — Par elle, nous bénissons le Seigneur notre Père et par elle nous maudissons les hommes faits à l’image de Dieu. De la même bouche sortent la bénédiction et la malédiction. Il ne faut pas, mes frères, qu’il en soit ainsi. La source fait-elle jaillir par la même ouverture l’eau douce et l’eau amère ? Un figuier, mes frères, peut-il produire des olives, ou une vigne des figues ? De l’eau salée ne peut pas non plus produire de l’eau douce.
Mes frères,
Un temps pour parler et un temps pour se taire, car le silence bien souvent est préférable à la parole qui est une puissance de mort, si elle est aussi une puissance de vie ! telle est la pensée toute simple, toute pratique mise en relief par l’apôtre Saint-Jacques dans le magnifique langage que vous venez d’entendre, d’une éloquence entraînante, virile, pleine de poésie harmonieuse, et faisant jaillir à flots pressés, des images tout imprégnées d’une chaude et pénétrante lumière. — Nul qui vient de lire ne saurait éprouver d’autre besoin que celui de mettre sa main sur sa bouche. Ministre de la Parole, vous savez quel devoir me contraint à cette heure de parler. Je le fais presque à contre-cœur, désireux que je serais de ne pas enfreindre, même en apparence, cette recommandation de l’apôtre à notre adresse : « Ne vous empressez pas à vous faire docteurs d’autrui, sachant que nous serons jugés plus sévèrement, » Toutefois, mes frères, si je parle avec prudence, avec humilité, implorant de vous votre cordiale sympathie et vos prières, de Dieu le courage, la foi, l’onction de son Saint-Esprit ; si je parle uniquement pour suivre à l’œuvre de ma vocation, pour obéir à l’ordre de mon Maître, Lui, le Maître, ne craindra pas d’emprunter mes lèvres tremblantes, en me disant comme jadis à l’un de ses serviteurs : « Va, et je serai avec ta bouche ». Seigneur, qu’il en soit ainsi et pour ta gloire !
Un fait ! rien de brutal comme un fait, dit-on, chacun peut le constater, impossible d’y contredire. Pourquoi donc l’apôtre Saint-Jacques, voulant démontrer notre imperfection, s’en va-t-il chercher parmi les différentes formes du péché, non la plus évidente, mais la moins facile à prouver, la plus légère, la plus vaporeuse, qui n’apparaît que pour s’évanouir, celle qu’aucun poids ici-bas ne pèsera jamais à une juste balance ? La raison en est bien simple.
Avec le secours sanctifiant de l’Évangile, nous pouvons enlever de notre vie le péché se traduisant nettement au dehors par des actes violents, grossiers ou charnels ; nous pouvons réaliser dans cet ordre de faits des progrès incontestables et nous acheminer lentement, mais sûrement, vers la perfection. Un seul péché, à cause de sa nature subtile, insaisissable, de la promptitude avec laquelle il est commis et du venin mortel qu’il renferme, semble défier toutes les puissances divines et humaines de remporter sur lui la victoire. « O homme, qui que tu sois, tu es un homme parfait, capable de tenir tout ton corps en bride, si tu ne pèches pas en paroles », s’écrie l’apôtre et sans s’attarder à la recherche d’un introuvable, il nous signale avec indignation la puissance de la langue pour opérer le mal et résister à ceux qui tentent de la réprimer.
Voyez te cheval avant qu’il ait senti le frein. Y a-t-il un animal plus noble dans ses allures et plus fier de sa liberté ? Voici, l’homme s’en empare, lui met dans la bouche un tout petit instrument, le mors, et cette bête fougueuse, qui se cabre, qui rue, qui se débat parfois jusqu’au dernier souffle contre la servitude, obéit bientôt à son maître et y trouve son plaisir.
Voyez encore ce navire, masse imposante qui se maintient à la surface des eaux contre toutes les lois de la nature, semble-t-il : ce qui l’empêche d’être un simple jouet pour la mer en fureur, de s’effondrer ou d’aller se briser contre les écueils, c’est un très petit gouvernail auquel le pilote imprime un mouvement au gré de sa volonté. — Quoique petite aussi, la langue se vante de grandes choses !
Considérez enfin ces sinistres lueurs qui, là-bas, éclairent l’horizon ou tout près de nous jettent dans les esprits et dans les cœurs une horrible épouvante. Ce sont de vastes forêts, un village, une cité en flammes, des milliers de malheureux qui gémissent et qui pleurent, manquant d’abri, de vêtements, de nourriture, affolés par la peur et par l’angoisse. Pour allumer cet immense incendie, il n’a fallu que l’infiniment petit, une étincelle. — La langue aussi est un feu, le monde de l’iniquité.
Et si vous désirez remonter ou plutôt descendre jusqu’à l’origine de cette souillure, l’apôtre Saint-Jacques vous en indiquera le lieu. « La langue, dit-il, est placée parmi nos membres de manière à souiller tout le corps, à enflammer tout le cours de la vie, étant elle-même enflammée par la géhenne. » Ce que l’enfer a forgé de plus diabolique, la lame fine, souple et acérée par excellence ; ce que l’enfer a vomi de plus monstrueux et de plus immoral sons la forme la plus cachée et la plus innocente, c’est la langue !
Certes, depuis qu’il a été placé sur la terre, l’homme a dépensé des trésors d’intelligence et d’opiniâtre labeur pour y établir solidement son empire ; il a, sur ce point seulement, peut-être dépassé l’ordre de Dieu : « Assujettissez-vous la terre et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux des cieux, sur toute bête qui se meut sur la terre. » L’homme, de son sceptre de fer, a séparé des continents, creusé des montagnes, transformé des mers en plaines fertiles, il a bâti des constructions gigantesques, d’une hauteur prodigieuse, rapproché le ciel de la terre ; il a fait et il fera des œuvres plus merveilleuses encore, bientôt, il aura maîtrisé les forces les plus mystérieuses de la nature, dompté, pour ainsi dire, l’indomptable, et achevé sa conquête du monde. Eh bien, cette admirable royauté, menaçant de devenir souveraine, cette puissance qu’aucun obstacle ne saurait arrêter dans sa marche victorieuse, vient s’abîmer impuissante devant cette œuvre de rien aux yeux du monde, la plus parfaite aux yeux de Dieu : retenir un mot sur sa bouche.
Oui, mes frères, il est plus facile de garder l’avalanche sur le sommet de la montagne que de garder sur ses lèvres une parole méchante, et vous auriez plus vite fait de recueillir les eaux d’un fleuve à son embouchure pour les renvoyer à leur source, que de ramener une seule parole jusqu’à votre langue. La langue est pleine d’un venin mortel ! Lorsque le serpent a mordu, le venin se répand dans tout le corps de sa victime et il est trop tard pour en extraire le virus, c’est un cadavre !
Ce jugement sévère de l’Apôtre Saint-Jacques vous offusque, sans doute, vous pensez que son énergique réprobation du mal n’est à tout prendre qu’une heureuse et poétique exagération de langage. Détrompez-vous ; et pour mieux vous rendre à l’évidence, faites un retour sur vous-même.
Une fois ou l’autre, n’est-il pas vrai, vous avez prononcé quelque parole peu bienveillante, injuste, mensongère peut-être ? Vous vous êtes rendu coupable, ne fût-ce qu’une seule fois, d’un propos injurieux, malséant, impur, médisant ou calomniateur ? Non ! dites-vous ? Alors, je n’insiste pas davantage. Vous êtes un homme parfait, capable de tenir tout votre corps en bride. Mais encore, homme parfait, quels sont donc les sujets de votre conversation ordinaire que vous ne bronchiez jamais en paroles. Vous vous occupez bien un peu de science, de littérature, de politique, des affaires administratives de votre ville, de votre village, eh quoi ! vous n’avez jamais en public ou dans un cercle plus restreint rabaissé votre adversaire en son absence, ou lancé contre lui un trait perfide ? Homme parfait, vous êtes riche, la richesse n’exclut pas la perfection, mais en faisant part de vos biens, vous n’avez jamais laissé échapper une sourde imprécation contre le pauvre importun venant ravir un court instant de votre joie ? Vous êtes pauvre, la pauvreté n’exclut pas la perfection, vous n’avez jamais témoigné contre le riche vous accordant son appui de l’ingratitude ou une mesquine jalousie ?
Homme parfait, vous connaissez les Écritures et dans cette époque de fractionnement de l’Église, vous vous rattachez par devoir à l’une ou l’autre de ces fractions que vous appelez votre Église. Cette Église, vous l’aimez, vous lui consacrez une partie de votre temps, de vos ressources, de vos talents ; rien de plus louable que votre zèle. Mais tout en proclamant à haute voix le respect des convictions et la tolérance envers ceux qui ne font pas partie de votre Église, n’avez-vous jamais murmuré à l’oreille d’autrui des doutes sur le sérieux de leurs convictions, sur la pureté de leur doctrine, sur leur intérêt pour l’avancement du règne de Dieu ; n’avez-vous jamais dans un but trop facile à comprendre, jeté la méfiance dans les âmes, transformant votre zèle légitime en un autre tout mondain, plein de fiel et d’amertume ? Jusque dans le temple de Dieu, levant vos mains pures vers le ciel, n’avez-vous pas transgressé le commandement de l’amour fraternel en vous répétant tout bas : « Je te rends grâce, ô Dieu ! de ce que je ne suis pas avec ceux qui t’adorent ailleurs, ou qui t’adorent en vain ? »
Puis que disiez-vous à ce groupe d’intimes réclamant d’eux le silence avec le vague espoir qu’ils iraient promptement répandre la nouvelle ? Au sein de votre famille, qu’êtes-vous ? un homme complaisant, doux, miséricordieux, ami de la paix ? ou un tyran domestique ayant épuisé au dehors toute son aménité, tous ses gracieux sourires et venant se venger de ses humiliations sur ceux qu’il aime par une parole blessante, un reproche injuste ou quelque soupçon ridicule ?
Homme parfait, retenez bien ceci : vous auriez à peine ouvert la bouche, que vous seriez encore coupable devant Dieu. Un son inarticulé retenu par vos lèvres, mais souligné par un regard, un signe, un geste, voilà bien souvent le plus habile, le plus hypocrite, le plus dangereux langage. Eh bien, si dans une circonstance solennelle et décisive pour l’un de vos frères vous avez tenu ce muet langage, vous avez découragé, flétri, déshonoré votre frère, vous êtes meurtrier peut-être, vous avez poussé une âme dans l’abîme ! Que dis-je une âme ? Votre parole a volé de bouche en bouche, elle s’est répercutée d’âme en âme, produisant à chaque fois le même effet funeste ; elle a été écrite par quelqu’un, répétée par tous les moyens modernes de distribuer la pensée, et transmise aux générations futures, ce sont des centaines, des milliers d’êtres humains qui se corrompront à l’avenir à cette source impure. Vous ne serez plus, depuis longtemps vous aurez passé, que votre langue encore parlera, car, la langue est tout un monde, le monde de l’iniquité, c’est un mal qu’on ne peut réprimer.
Ne croyez pas que l’Apôtre Saint-Jacques en signalant avec tant de force les effets désastreux de la parole eût oublié le bon usage que l’on en peut faire ; mais ce qui ; le frappe avant tout, c’est le contraste étrange et honteux qui se manifeste d’une manière presque générale dans cet usage même. A d’autres d’en dépeindre l’admirable puissance pour détruire les œuvres du diable, pour terrasser le mal et procurer la vie ; lui, l’Apôtre, il préfère démontrer leur inconséquence aux fauteurs de l’abus et les ramener, si possible, au chemin de la droiture et de la vérité.
Quelle tristesse courageuse et suppliante dans cette courte peinture des contradictions de la langue : « par elle nous bénissons le Seigneur, notre Père, et par elle nous maudissons les hommes créés à l’image de Dieu ! De la même bouche sortent la bénédiction et la malédiction. Il ne faut pas, mes frères, qu’il en soit ainsi. La source fait-elle jaillir par la même ouverture l’eau douce et l’eau amère ? Un figuier, mes frères, peut-il porter des olives ou une vigne des figues ? De l’eau salée ne peut pas non plus produire de l’eau douce. »
Essayez, mes frères, de concevoir un appel en même temps plus énergique et plus tendre. Point de reproches, de menaces d’un châtiment bien mérité, mais la démonstration d’un fait humain, d’un fait moral absolument contraire à la plus simple des lois de la nature. Eh quoi ! l’homme, ce roi de la création, reflétant la divine image du Très-Haut, l’homme, d’une même bouche, aurait le droit de bénir et de maudire, tandis qu’à ses pieds l’humble source toujours limpide et pure, toujours fidèle à l’ordre qu’elle a reçu de Dieu se refuse à faire sourdre tour à tour de l’eau douce et de l’eau amère ? Le figuier n’a pas honte de son fruit au point de produire des olives, et la vigne, cette noble plante, ne s’abaissera jamais jusqu’à laisser pendre à ses sarments des figues !
Seriez-vous moins jaloux de conserver intacte la loi d’unité morale infiniment supérieure qui doit également régir notre nature humaine. Et si cette nature, de beaucoup la plus précieuse aux yeux de Dieu, a été souillée par le péché, n’y a-t-il donc rien à faire pour la rétablir dans sa pureté primitive ? Notre bouche est-elle éternellement destinée à vomir la malédiction après avoir exhalé la louange ? Non, non, mes frères, il ne faut pas qu’il en soit ainsi !
Est-ce bien là votre conviction intime ? Ne vous payez-vous pas de vains prétextes pour n’avoir pas à réprimer les excès de votre langage ?
Celui-ci avance les nécessités de sa vocation, les services qu’il est tenu de rendre à une juste cause, la tension continuelle de son esprit devenu malgré lui irritable ; bref, c’est aux circonstances extérieures, non pas à lui, de changer.
Celui-là n’y met point tant d’habileté. Il s’en va répétant au premier venu : « moi, je dis tout ce que je pense ; moi je suis franc ; moi, quand j’ai quelque chose sur le cœur il faut que cela sorte ; moi je suis ainsi, c’est dans ma nature et on ne me changera pas. »
Et moi, mes frères, au nom de la Parole de Dieu, je vous crie : « il ne faut pas qu’il en soit ainsi. » Vous avez été placé sur cette terre pour la lutte, pour le progrès, pour la victoire sur le péché et la marche incessante vers la perfection. Assez longtemps des eaux fangeuses ont troublé le cours de votre existence, assez longtemps vous vous êtes conservé dans votre péché, vous couchant mollement sur ce doux oreiller de paresse : « la langue est un mal qu’on ne peut réprimer. » Auriez-vous à ce point mal compris la pensée de l’Apôtre affirmant que de tous les péchés, celui de la langue est non pas impossible mais le plus difficile à réprimer. Eh quoi ! Jésus-Christ, l’Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde aurait comme oublié d’ôter celui-là du monde, ou bien l’ayant vaincu, celui-là seul vous ne pourriez le vaincre à votre tour ? Ah ! mes frères, regardez encore une fois, regardez mieux à la croix de Jésus-Christ. Voici il parle ! Insulterait-il à ses bourreaux ? Oh ! la sublime et suprême injure, une prière : « Père ! Pardonne-leur. »
Mes frères, voilà votre modèle ! Ce qu’a été Jésus vous devez vous efforcer de le devenir avec l’aide de son Esprit qui sanctifie et régénère le cœur jusqu’à réprimer même les puissances infernales de la langue. Une arme pour le combat ? je n’en ai pas d’autre à vous offrir que celle de votre Maître, la prière. Allez donc, frères, priez et le Seigneur étant avec vous, priez encore, et vous parlerez désormais selon l’Esprit de celui qui est Tout-Puissant pour accorder la victoire. Amen.
Ad. Petitpierre
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