La personnalité est le trait distinctif de l’humanité, mais dans cette personnalité qui nous unit et nous fait tous semblables, il faut que chacun de nous se fasse une individualité à lui et qui le distingue de tous ceux qui l’entourent.
Par son être physique, l’homme relève de la nature humaine qui nous est commune à tous, et par son esprit, il n’est qu’une des unités du monde des esprits. Il ne peut donc se produire et se développer que dans l’humanité. Mais dans ce milieu, il prend conscience de lui-même par le fait de la différence qui existe entre les races, les nations, les tribus, les familles qui constituent l’humanité. De plus, chaque personnalité humaine se distingue par une individualité particulière, une originalité qui lui est propre et qu’elle apporte avec elle en naissant. Grâce à cette originalité, il est lui, profondément distinct et dissemblable de tous ceux qui l’entourent. Cette distinction est la cause première des imperfections et des lacunes auxquelles il doit suppléer en se complétant et s’agrandissant, au contact de ses semblables. Mais l’originalité, cause d’infériorité et d’insuffisance, est aussi une cause de richesse et de grandeur ; c’est elle qui assigne à l’homme sa véritable valeur. Tandis que les individus, que crée la nature seule, ne sont jamais que des exemplaires et des échantillons de l’espèce, chaque individualité humaine est une unité mystérieuse ; elle représente une manifestation spéciale et particulière de l’image de Dieu, à un moment donné et pour une œuvre à laquelle elle est directement appelée dans le royaume de Dieu. Quoique l’homme individu soit le produit de ses pères, et que son caractère particulier constitue un mélange de qualités et de défauts héréditaires, en lui néanmoins, il est un fait nouveau, une individualité spéciale, qui souvent, il est vrai, ne donne pas toute la mesure de sa valeur. Mais il est si bien lui, quelque chose de si complètement nouveau, qu’il n’a jamais été et que jamais on ne le verra se reproduire. La doctrine créationiste qui veut que les âmes ne soient pas seulement engendrées, mais à nouveau créées, à leur apparition en ce monde, représente une vérité qu’il est impossible de méconnaître. Car, qui pourrait le nier ? Il n’est pas un homme, si humble soit-il, qui n’apporte avec lui en naissant, une individualité qui n’existait pas avant lui et qui, après lui, cessera d’exister.
Tout homme est donc une individualité créée à l’image de Dieu. Il porte en lui la possibilité d’une vie éternelle et bienheureuse. Il n’est pas seulement une continuation dans la chaîne des êtres, une répétition d’un fait antérieur, subissant aveuglément la loi de l’hérédité. Il est surtout un commencement nouveau dans la série à laquelle il appartient. (Voir la Dogmatique de l’auteur). Il n’a donc fait que traduire une vérité de l’ordre le plus élémentaire, celui qui le premier a osé dire : « à l’heure de sa naissance tout homme est un génie, il passera méconnu et se méconnaissant, ou, dans tout l’éclat de la lumière, il produira un fait nouveau. » Ce qui constitue le génie n’est pas toujours la force créatrice qui, bien souvent, surtout pour l’artiste, n’est que la virtuosité que peut enseigner la pratique du métier. Le génie est, avant tout, ce je ne sais quoi de surnaturel, d’immortel et de personnel qui caractérise l’individualité. Si l’on voulait établir, non pas une différence, mais une séparation, parfaitement distincte et absolue, entre les hommes de génie et les hommes ordinaires, on en viendrait à constituer dans l’espèce humaine un dualisme, aussi impossible que le partagé de l’humanité, en castes rivales et opposées, en maîtres et en esclaves. La limite, tout en constituant une différence, ne saurait jamais être ni une contradiction, ni une barrière. L’homme de génie, quelque glorieuses que soient les œuvres qui portent son nom, ne laisse entre lui et le plus humble de ses frères, qu’une différence de degrés ; on peut bien l’élever ou l’abaisser, mais elle ne deviendra jamais une différence essentielle. Grâce au Christianisme, nous savons que toute âme d’homme sans exception est une âme immortelle et d’une valeur infinie. Cette vérité fait désormais partie intégrante de l’humanité et nul ne saurait l’en distraire. Comment, au reste, le génie le plus créateur, aurait-il encore prise sur le monde, si ceux qui les premiers sont appelés à bénéficier de ses découvertes et de ses œuvres, n’étaient pas de même nature que lui ? Nier l’éternelle individualité de l’homme parce que, chez tous, elle ne se manifeste pas avec le même éclat, reviendrait à nier que l’homme ait été créé à l’image de Dieu. Mais de plus, comment pourrait-on ne pas voir qu’il est dans toute âme d’homme, un fait, une prédisposition, qu’elle n’emprunte pas à la nature et que la nature ne saurait produire ? Il peut se faire que bien souvent, par suite de circonstances indépendantes de sa volonté, il ne parvienne pas à son complet épanouissement, mais il n’en existe pas moins. Cette vérité est surtout indéniable pour quiconque croit au progrès. Et comment le nier ? On voit chaque jour les peuples les plus sauvages s’approprier les sciences, la morale et la religion des peuples les plus civilisés. Et puis, l’Évangile n’est-il pas là pour nous promettre que toutes les races humaines arriveront à la connaissance de la vérité ? Tout homme dans son être intime et caché est donc infiniment plus riche qu’on ne serait tenté de le croire. Aussi, pour nous, l’existence actuelle, telle qu’elle se révèle à nous, au travers des redites et des vulgarités qui semblent l’abaisser et l’amoindrir, n’en est pas moins le commencement d’une vie supérieure et dont elle n’est que la préparation dans le temps, et par l’épreuve.
Ce n’est pas à l’âme seule, mais au corps aussi, que l’individualité imprime son empreinte. Le corps pour l’âme n’est pas, un accident arbitraire ; il est ce qu’il est et ne pourrait pas être autre, car c’est l’âme elle-même qui le crée. Cette vieille vérité qu’affirma le premier un médecin de génie, G. Stahl (1660-1743), comme toute vérité, fut d’abord méconnue, mais aujourd’hui elle s’impose toujours plus incontestable. Nul même ne songerait à la contredire, s’il était bien entendu que l’âme qui se crée son corps, n’est pas l’âme qui connaît, pense et réfléchit, mais une âme, ou plutôt une force plastique qui, s’identifiant avec l’âme elle-même, parvient toujours à former l’enveloppe extérieure, l’organe matériel nécessaire à sa manifestation dans le temps. C’est intentionnellement que nous disons former, car il va formation, et non pas production ou création. De nos jours, Fichte et H. Lotze, avec beaucoup de pénétration et de finesse, se sont appliqués à mettre en lumière cette importante vérité. Nous leur sommes redevables sur ce sujet de savantes et capitales études ; nous les mettrons à profit. Grâce à eux, nous ne faisons pas de difficulté de reconnaître, qu’à la formation du corps de l’homme, préexistent des transformations et des changements matériels indépendants du pouvoir de l’âme, car ils ne sont que le fait des lois de la chimie et de la physique. Nous reconnaissons donc que l’âme, par le fait de son existence dans le monde, et avant même qu’elle puisse faire acte de volonté personnelle, doit subir certaines conditions ou manières d’être qui la retiennent sous la dépendance de la nécessité physiqueb. Mais nous n’en affirmons pas moins que le corps, loin d’être un agglomérat d’éléments et de forces aveugles, est essentiellement une force organique. Nous croyons également que cette forme pour se produire a besoin d’un modèle, d’un type premier, d’un schéma, comme disaient les anciens, dont elle ne peut pas se départir. Ce modèle préexiste à la formation du corps, il ne peut donc avoir son siège que dans l’âme. C’est elle qui par un travail instinctif, ou pour nous servir des propres expressions de Fichte, « par un effort inconscient, tout à la fois conception idéale et force plastique, » c’est elle qui malgré les lois de la nécessité physique, se façonne son corps sur le modèle qui se confond avec sa propre essence. Mynster qui mourait évêque de Seeland en 1854, a formulé la même doctrine. « Il est incontestable, dit-il, que dans la structure de notre corps, on retrouve dès son premier commencement, un idéal qui, malgré tous les obstacles du dehors et les lois naturelles, rassemble et coordonne les éléments qui concourent à sa formation. Il est la force toujours en éveil et toujours agissante, il écarte les obstacles qui pourraient lui contredire et s’assimile les éléments similaires et propices qui sans cesse se renouvellent dans notre corps, soumis à la loi de la perpétuelle transformation. N’était en nous la présence de cet idéal invisible, nous ne pourrions pas dire que l’homme possède un corps. Le corps n’est, en effet, jamais le même, les éléments qui le constituent se transforment sans cesse. Tandis que toujours le même subsiste son idéal, la conscience de lui-même. Il est donc, à proprement parler, le vrai corps, la chair et le sang ne sont que des éléments toujours mobiles et toujours divers. Ils ne pourront pas hériter du royaume de Dieu, « On se trompe étrangement, dit-il encore, lorsque s’obstinant à ne voir, dans l’âme, ainsi qu’on le fait généralement, qu’une intelligence consciente d’elle-même on ne sait pas reconnaître en elle la force qui s’approprie les éléments constitutifs de son corps et les dispose à la ressemblance de l’idéal qu’elle garde par devers elle. »
b – J. H. Fichte, Anthropologie, la question de l’âme.
Il est une harmonie préétablie, entre le corps de l’homme et les facultés instinctives de son âme ; chez tous, même chez les plus humbles, on peut la pressentir, mais pour les grandes individualités elle est évidente. Un génie musical, par exemple, est toujours pourvu d’une incomparable délicatesse dans l’organe de l’ouïe ; le système nerveux chez lui se subordonne au service de ce sens unique. On raconte de Mozart enfant, qu’il souffrait et pleurait toutes les fois qu’il entendait une note fausse. D’après la théorie que nous exposons, il n’est pas le grand musicien que nous admirons, parce qu’il a eu le privilège du sens et du tempérament le plus admirablement prédisposé pour son art, mais parce que déjà, bien avant d’avoir conscience de sa destinée, il savait faire de tout son être, son premier outil, et de cet outil, il en faisait son corps et l’accordait, si nous pouvons ainsi dire, avec son génie spécial. Pour tous les autres domaines de l’art ou de la science, on constate la même harmonie entre les organes du corps et les prédispositions intellectuelles. Un génie philosophique saura se former un cerveau à la hauteur des exigences d’une pensée toujours en travail. Un peintre qui, plus que tous les autres, est appelé à faire un usage constant du sens de la vue, pour saisir les couleurs dans leurs nuances les plus fugitives, naturellement et par la pratique aura aussi ce sens infiniment plus développé. L’ingénieur mécanicien se fait également reconnaître par des aptitudes correspondantes à sa vocation future. Contre cette théorie, il faut l’avouer, on pourrait citer des faits qui ne laissent pas que d’être assez fréquents, et semblent établir que, bien loin de rencontrer toujours des circonstances favorables à son développement, l’âme humaine doit souvent lutter contre un milieu et des organes qui fatalement semblent contredire à son instinctive vocation. Un exemple en ce sens bien remarquable est celui que nous cite le poète Baggessenc. Il rappelle que Saunderson l’opticien était aveugle de naissance. Malgré les ténèbres auxquelles le condamnait sa douloureuse infirmité, il étudia avec succès, non point la théorie des couleurs, mais celle de la lumière. La science lui reste redevable dans cette étude d’importantes découvertes. La vue intérieure suppléait pour lui à celle que lui refusaient ses yeux éteints. Nous n’en disconvenons pas, c’est un douloureux problème que celui que nous posent les fatales contradictions qui infligent à une âme l’obstacle au lieu du moyen. Pour le résoudre, il faut l’accepter comme un problème de morale religieuse et l’examiner à la lumière de cette parole de l’apôtre. « Toute la création, contre sa propre volonté, est soumise à la vanité. » (Romains 8.20). Mais néanmoins, quelque nombreux que puissent être ces exemples, ils ne sauraient contredire la vérité de notre théorie. Car nous ne songeons nullement à nier que pour s’adapter et se faire son corps, l’âme n’ait à rencontrer des circonstances plus ou moins difficiles, et qu’il n’est pas toujours en son pouvoir de dominer. Nous affirmons seulement qu’en vertu d’une tendance à elle inhérente, l’âme cherche toujours à soumettre son corps à la destinée dont elle a conscience et que ce travail, elle ne pourrait l’entreprendre et le poursuivre, si elle n’avait pas constamment sous les yeux le modèle qui reste ainsi l’idéal de son organisme matériel. Nous disons encore que, tout instinctif que soit ce travail, il n’en demande pas moins le concours de toutes les énergies dont l’âme peut disposer. Mais nous ne voudrions pas soutenir que dans cette lutte, l’âme est toujours appelée à triompher de tous les obstacles. Si irrationnelle que puisse paraître cette impuissance de l’âme à se conquérir toujours le corps qui répond le mieux à sa destinée, nous aurons à rencontrer dans d’autres domaines, et plus irrationnelle encore, cette même impuissance. Mais malgré toutes ces contradictions apparentes, le corps n’en est pas moins l’œuvre et l’expression de l’âme. Nous pouvons ici invoquer le témoignage de la physiognomonie. Elle atteste avec une irrécusable autorité que les traits du visage révèlent notre intelligence, notre degré de culture, notre force intellectuelle et qu’ils trahissent même notre caractère moral, dans ce qu’il a de plus intime et de plus mystérieux, malgré tous les efforts que nous pourrions faire pour le dissimuler au dehors et à notre propre conscience.
c – J. Baggessen, Testament philosophique I, 248. Saunderson l’aveugle-né n’ayant à sa disposition que les informations, que par analogie lui fournissaient ses sens restés intacts et l’harmonie que lui révélaient les mathématiques, tout aussi bien qu’un opticien pourvu de tous les verres colorants, savait calculer l’échelle des rayons lumineux sans se tromper jamais sur !a différence de leur coloration, et cependant, il ne les avait jamais vus. Cet aveugle-né qui n’avait jamais vu, ni le soleil, ni une goutte de rosée, ni le plus petit miroir capable de faire resplendir à ses regards la toute puissance de Dieu, s’écriait sur son lit de mort : « Dieu de Newton et de Clark, aie pitié de moi. » C’est avec des larmes dans les yeux que je rappelle ce fait. (Saunderson était né dans le Yorkshire en 1682 et il mourut en 1739.)
Il est ici une différence essentielle entre l’âme de l’homme et celle de la bête. L’âme de la bête se construit non seulement son corps, mais se confond et s’identifie avec lui. Le loup, l’agneau, l’aigle et la colombe sont si bien dans leurs corps, que ce corps est leur âme. L’âme humaine, au contraire, se distingue toujours de son organisme corporel. Elle possède une puissance si intime, une richesse intérieure si profonde, que jamais l’enveloppe extérieure ne peut ni les contenir, ni toutes les laisser transparaître. Aussi, jamais le physionomiste le plus expérimenté ne peut avoir la certitude de connaître le mystère qui se cache dans les profondeurs de l’être humain. L’attrait principal de la physiognomonie se trouve donc dans l’effort incessant qu’elle est obligée de faire pour découvrir l’invisible : sous sa forme visible. Malgré les objections sérieuses, ou les préventions injustes, que provoque cette science, : ses arrêts n’en seront pas moins écoutés, non point comme infaillibles, il est vrai, mais comme tout autant d’indications dont il serait imprudent de méconnaître la valeur. Aussi longtemps qu’il y aura quelqu’un pour croire que le visage est le miroir de l’âme et qu’involontairement à tous, notre pensée première sera pour interroger le regard de l’inconnu avec lequel nous sommes appelés à nous rencontrer, aussi longtemps, les défenseurs de cette science ou de cet art, auront le droit d’être écoutés. Si la physiognomonie était aussi dépourvue de valeur qu’on veut bien le prétendre, pourquoi enseigne-t-on au peintre et à l’artiste dramatique que, pour reproduire exactement l’attitude de leur modèle, ils doivent pénétrer sa pensée intime et cachée, se rendre les maîtres du secret et du jeu de ses émotions et de ses passions, se les approprier et les revivre, et que ce n’est qu’à ce prix qu’ils pourront reproduire sa ressemblance véritable ? Comment encore, contrairement à cette vérité, pourrions-nous expliquer que, lorsqu’un homme s’est rendu célèbre et, qu’en bien ou en mal, il est le maître de l’opinion, tous nous voulons le voir ? Ce désir n’aurait aucun sens, si nous n’étions persuadés qu’au travers de l’enveloppe corporelle, transpire toujours l’âme elle-même. Mais la valeur des observations physiognomoniques dépend complètement du point de vue de l’observateur. Est-il matérialiste ou spiritualiste, tout autre sera son diagnostic. Le matérialiste qui ne voit dans l’homme qu’un produit de la nature, qu’un animal, promu à la dignité d’être intelligent, n’accusera dans les traits du visage que les réminiscences du monde animal. Pour juger l’homme, il s’appliquera toujours à rechercher dans ses traits, les ressemblances qui lui rappellent le lion, le cheval, le chien, le chat, le poisson ou l’oiseaud. Et ces ressemblances accidentelles seront pour lui tout autant de prétextes pour répéter que l’homme ne vient pas d’en haut mais de la terre. Le spiritualiste, au contraire, qui croit que l’homme vient d’en haut et qu’il est l’œuvre du créateur, toujours retiendra le désir de retrouver en lui le sceau de l’être immortel, l’empreinte du bien et du divin, comme l’expression dernière et définitive de la créature de Dieu, le seul souverainement bon. Et quelles que soient les différences qui élèvent ou qui abaissent, qui voilent ou glorifient les traits de l’homme, jamais il ne méconnaîtra en lui son origine divine.
d – Sur les ressemblances de l’homme avec l’animal que tous sont obligés de constater, voir le livre de Lotze, Le microcosme II, 108.
Mais à parler de la physiognomonie, comment oublier Lavater ? Dans ses essais sur cette science dont il est le fondateur, malgré beaucoup de faits controuvés et d’assertions plus que téméraires, il nous oblige toujours à reconnaître, qu’il n’écrit que pour nous apprendre à aimer nos semblables. La pensée qui survivra à cette œuvre est toujours pure et profondément morale. Il ne voit en l’homme que l’être créé à l’image de Dieu. Au nom de cette vérité, il nous invite à déchiffrer, dans les traits de la face humaine, l’écriture de Dieu. Il affirme que, quelque difficile que soit ce travail, il nous fera toujours trouver dans les traits de l’homme, si vulgaires soient-ils, l’empreinte de sa dignité première et de sa ressemblance avec son créateur. Ce qu’il appelle l’écriture divine, nous l’appelons, nous, la physionomie idéale ; elle est inscrite au plus vivant et au plus secret de notre être ; et c’est là que nous devons la chercher. Elle est toujours distincte de la physionomie naturelle que nous apportons avec nous en venant au monde. Elle diffère également de celle que peuvent se faire les hommes les meilleurs, même au prix des plus persévérants efforts. Elle reste l’idéal entrevu mais imparfaitement reproduit. Lavater, prétend l’avoir observée et bien souvent constatée ; à l’heure de la mort, cette beauté idéale se fait visible, elle ennoblit le front des mourants d’une sainte et pure auréole. Cette transformation, il l’a même rencontrée pour l’homme qui, pendant sa vie, n’avait jamais fait preuve d’une valeur morale bien reconnue. Mais à l’heure suprême, dans le recueillement et l’appréhension de l’éternité, alors que se taisent les agitations et les anxiétés de la vie, réapparaît l’image divine, transfigurant les ruines que va faire la mort. Si défigurés que puissent être les traits du Palimpseste divin, Lavater s’efforce de les lire sur la face des vivants. Mais si consciencieux que soient ses travaux et quelle que soit l’importance de leur valeur immédiate, ils n’en renferment pas moins beaucoup d’illusions, car bien souvent ils nous donnent comme des certitudes et des preuves ce qui n’est après tout que le désir d’une belle âme. Aussi, nous pouvons affirmer sans aucune hésitation que jamais la physiognomonie, malgré les affirmations de Lavater, ne deviendra une science exacte pour prendre rang tout à côté de la physique. Pour qu’elle pût être une science, il faudrait qu’on pût apprécier et juger une individualité d’après des règles précises et toujours exactement les mêmes. Or, quoi qu’on fasse, le seul juge en cette question sera toujours une impression personnelle, immédiate et intuitive, qui ne peut jamais faire exacte la part entre ce qui est permanent et ce qui n’est qu’accidentel. Mais malgré tous les reproches que provoque ce système, malgré toutes les inexactitudes qu’il renferme, à le prendre dans son ensemble, il n’en renferme pas moins une grande vérité. Il est dans le vrai, quand il affirme que l’individualité humaine est toujours d’une seule coulée et ne se fait jamais avec des pièces rapportées. Il est dans le vrai encore, quand il assigne à l’âme le pouvoir de se former son corps, tout en soumettant ce pouvoir à des restrictions que nul ne peut déterminer ou prévoir. Pour n’avoir pas su faire la part de cet imprévu, il a souvent provoqué les railleries de ses meilleurs amis. Mais il n’en est pas moins prophète, et il prophétise pour l’humanité tout entière, lorsqu’il enseigne que tout homme, même le plus humble, porte en lui une éternelle individualité qui est à lui son génie. Il est encore dans le vrai, lorsqu’il s’applique à faire ressortir la distance qui oppose en tout homme son individualité vraie, éternelle, à celle que parfois lui impose une pénible et vulgaire existence. Il nous est douloureux, nous le confessons sans peine, d’entendre les physionomistes pessimistes et matérialistes sans cesse répéter qu’il n’est qu’un bien petit nombre de belles physionomies, que rares sont celles qui expriment la distinction de l’intelligence, que quant à celles qui reflètent les traits de la bonté, elles se rapprochent si bestialement du type du mouton, qu’elles en deviennent déplaisantes, mais que, fort heureusement, on est bien rarement exposé à les rencontrer. Pourquoi toujours nous redire qu’à tout prendre, dans son ensemble, l’humanité porte un masque grotesque ou tragique quand il n’est pas désespérément vulgaire ? Nous n’aimons pas non plus cet accent railleur et désintéressé avec lequel Schopenhauer se plaît à répéter qu’il est tant de gens qui ont une physionomie si bestialement ridicule ou vulgairement déplaisante, qu’on devrait les obliger à prendre un masque toutes les fois qu’ils ont à se produire en public. Malheureusement, dans ces boutades qui vous laissent l’impression du blasphème, il y a une part de vérité que nous ne songeons pas à contester. Oui, il est vrai que pour la plupart de nos semblables, le péché a presque complètement effacé les traits que la main de Dieu avait inscrits sur leurs fronts. Ils sont devenus méconnaissables sous les badigeons dont les recouvre l’esprit du jour. Mais quels que soient les reproches que l’on puisse faire au parti pris d’optimisme dont Lavater ne sait pas se départir, il aura toujours le droit de nous répondre : si vous ne trouvez que peu de physionomies intéressantes, la faute n’en serait-elle pas d’abord à l’imperfection de votre observation et surtout à votre absence totale de charité ? L’homme, tel que Lavater le comprend, peut ne pas toujours répondre à la réalité observée, mais il n’en est pas moins vrai qu’il est essentiellement un être moral, car il ne perd jamais complètement ce qui constitue la faculté humaine par excellence, le pouvoir de réaliser une destinée grande et sainte. Ce pouvoir moral suffit à lui seul pour relever l’individualité la plus vulgaire. Par contre, la méthode physiognomoniste du pessimiste accuse toujours une conception de l’homme antimorale ; elle est déterministe et fatale, jamais elle n’admet la possibilité du bien. La gloire de Lavater sera d’avoir aimé l’homme et de s’être constamment appliqué à mettre en évidence avec toutes les ressources de sa charité et de son esprit, le génie enchaîné qui sommeille au plus profond de l’être humain, si abaissé puisse-t-il nous apparaître (i).
[Voir, par exemple, son 79e fragment : « Lorsque tu rencontres un enfant abandonné, arrête-toi et considère ce front ! Il porte le contreseing de Dieu qui l’a sacré pour la recherche et la possession de la vérité. La pensée, inconsciente encore, tremble dans son regard et sur ses lèvres. Suppliant et captif, l’esprit te demande son affranchissement et sa liberté. Prends garde, ces mains et cette intelligence sont encore liées ; le prêtre et le lévite passent outre et dédaignent, mais toi, recueille-toi et considère qu’en cet enfant c’est l’avenir, et tout un avenir qui t’implore. » Lavater revient souvent sur cette pensée et il en fait l’introduction à la morale.]
L’individualité de l’homme, sa personnalité, son caractère le mettent au dessus de tous les êtres créés et le marquent du sceau de Dieu. Il doit donc se rappeler que ces distinctions sont tout autant de grâces divines qu’il ne peut ni modifier ni outrepasser.
Mais nous ne devons pas non plus oublier que nous sommes une puissance, une volonté libre et qu’en vertu de cette puissance, nous devons nous déterminer nous-mêmes et tendre de toutes nos forces, à l’aide des dons reçus, à la perfection qui restaure en nous la ressemblance divine. L’un a reçu deux talents, un autre cinq ; l’homme des deux talents doit en gagner deux autres, celui de cinq talents, cinq autres : tous, en un mot, peuvent bénéficier en proportion des grâces reçues. Mais si les grâces reçues et les appels entendus peuvent être les mêmes d’un homme à un autre, l’emploi de ces grâces ne peut présenter que d’essentielles différences, et jamais de la même manière ne s’effectue le progrès de la grâce reçue à la grâce conquise. A côté de ceux qui savent faire valoir le talent confié, il en est aussi pour le laisser improductif, comme le serviteur paresseux de la parabole qui ne sut que l’enterrer. L’éducation de la personnalité morale ne peut se faire qu’avec le concours de l’individualité naturelle qui, elle, à son tour, subit l’influence des sens, de l’instinct, des passions et du tempérament. Force est bien de le reconnaître, dans notre tempérament se trouvent renfermés nos aptitudes morales, notre talent, mais à l’état vague et irréfléchi d’instincts et de sentiments. Il reste pour nous un don, une prédestination qui nous accompagne au travers de tous les âges et dont nous ne pouvons pas plus nous séparer, que nous ne pouvons nous séparer de notre propre moi, toujours le même et dans l’enfance et dans la vieillesse. Le tempérament est donc une réalité avec laquelle il faut compter, c’est lui qui détermine la forme première des rapports qui unissent l’âme à l’organisme corporel et prédispose l’individu à certaines affections morales et sensibles. Par son influence, c’est dans l’apathie du laisser-aller, ou avec l’énergie d’une virile résolution que nous abordons la lutte pour la vie. Mais cette individualité naturelle n’est pas la force qui peut tout modifier, elle est aussi la forme qui, elle aussi, à son tour, peut être modifiée. A l’heure première, l’individualité n’apparaît jamais comme une œuvre complète et achevée, mais comme un commencement, un projet susceptible d’être complété et qui le sera contradictoirement ou harmoniquement à l’idéal que tout homme porte en lui-même. En se développant, l’individualité ne peut pas contredire à cet idéal sans provoquer cet état moral que l’Ecriture appelle la perdition, et elle ne peut pas non plus le réaliser sans accomplir son éternel bonheur. La vie de la bête est le développement naturel et nécessaire de son individualité. Tout ce qu’elle fait, elle l’a toujours fait et doit toujours le refaire sans jamais contredire à ce qu’elle doit être. A l’homme, au contraire, l’obligation d’assouplir son individualité et d’en faire un instrument au service de sa personnalité. Et cette personnalité n’est pas une abstraction, un vain mot, elle est la loi et l’idéal. Pour elle, et afin qu’elle devienne toujours plus vivante et plus forte à son commandement et à son inspiration, l’individualité doit s’effacer, se contredire et se soumettre.
Qu’il se produise conformément ou contradictoirement à la loi, le développement de la personnalité, dans ses grandes formes psychologiques, n’en est pas moins et toujours un travail d’assimilation et de production. D’une part, il s’approprie et de l’autre, il transforme ce qu’il s’est approprié. Le travail de l’assimilation est le plus important. Le premier, il doit attirer notre attention. C’est lui qui décide toujours ce que vaudra l’œuvre de notre développement personnel. Cette assimilation doit se faire sous la forme d’un développement physique et moral. De la régularité avec laquelle il se poursuit dépend la santé de l’âme. Chez tous, il se produit, d’abord, sous la forme d’une loi naturelle à laquelle nul ne peut se soustraire. Si physiquement nous sommes condamnés à respirer l’atmosphère qui baigne nos corps, quel que soit son degré de pureté ou d’impureté, de même aussi, moralement, nous sommes obligés de traverser et de subir le milieu qui nous est imposé, l’influence de notre époque, l’opinion du jour. Dès l’heure première de notre existence, il est une foule de traditions, d’idées et d’impressions qui deviennent à notre insu notre propriété. Les influences extérieures agissent sur nous et nous modifient. Nous ne pouvons vivre physiquement et moralement qu’avec le pain que l’on nous donne pour le corps et pour l’âme. La santé dépend de la qualité bonne ou mauvaise de cette nourriture. Les matérialistes disent infiniment plus vrai qu’ils ne le croient quand ils affirment que l’homme « n’est que ce qu’il mange. » Mais l’air que nous respirons, les aliments spirituels que nous nous assimilons, renferment des éléments très divers ; il en est d’impurs et de purs, de célestes et de terrestres, de sataniques et de divins. Us nous apportent mélangés et confondus l’humain, le périssable et l’impérissable. Il est donc de toute nécessité pour la santé du corps et pour celle de l’âme que, sous ce double rapport, nous rencontrions une protection capable de nous préserver contre toutes les influences morbides qui nous menacent. Grâce à son instinct, jamais l’animal ne s’approprie que ce qui peut lui être bienfaisant, mais ce qu’il fait naturellement, sans effort, l’homme n’apprend à le faire que laborieusement et librement. Pour lui, le développement naturel doit se transformer et se faire en une action libre et réfléchie. Plus autour de nous, avec les progrès de la civilisation et de l’instruction s’entassent, dans leur confusion et leur diversité, les éléments assimilables, et plus également pour nous s’impose l’obligation de veiller soigneusement à la manière dont nous nous les approprions. C’est à bon droit que l’on peut se glorifier de l’immensité du trésor scientifique conquis par notre siècle, mais on ne peut que s’effrayer lorsqu’on songe que, sans réflexion d’aucune sorte, le très grand nombre reçoit de toutes mains et toute faite sa nourriture spirituelle, sans se douter qu’elle renferme, confondus ensemble, des aliments bienfaisants et malsains. Avec quelle insouciance coupable ne voit-on pas la foule ouvrir son âme aux impressions les plus diverses, accueillir les lectures les plus frivoles ou les plus dangereuses, sur la seule recommandation de l’opinion publique ! On dirait que l’homme d’aujourd’hui éprouve je ne sais quelle malsaine volupté à livrer le plus intime de son être, le sanctuaire de son âme aux pieds des passants. Et comment en douter, à voir l’affectation avec laquelle tant de gens s’ingénient à tenir grandes ouvertes toutes leurs portes, afin qu’il n’y ait pas sous le ciel une larve ni un oiseau, si malfaisants soient-ils, qui ne puissent chez eux faire leur nid. Au temps du paradis terrestre, l’homme était invité à n’user qu’avec discernement des fruits à la portée de ses mains. Le fruit de l’arbre de vie lui était donné en toute liberté, mais celui de l’arbre de la connaissance du bien et du mal lui restait interdit. Ce commandement ne lui interdisait point d’apprendre à discerner le bien d’avec le mal, mais il lui défendait de toucher au fruit qui représentait cette connaissance. Il ne devait pas se l’approprier, en faire sa nourriture, sa chair et son sang. Nous ne devons par non plus oublier que, dans l’Évangile, Jésus s’appelle le pain de vie (Jean 6.35) et que cette expression doit être prise dans son sens le plus réaliste. C’est, en effet, littéralement et réellement, qu’à nous autres hommes qui n’avons que des aliments insuffisants ou mauvais, Jésus, au lieu de donner des idées ou une doctrine, se donne lui-même comme l’aliment véritable pur et céleste. Car, ainsi que nous l’apprend l’expérience de chaque jour, pour relever, pour fortifier une personnalité, il faut une personnalité qui se donne complètement à elle, se fasse son breuvage et son pain. Autant dire le cœur seul peut agir sur le cœur.
Mais l’homme ne peut s’approprier et s’assimiler que ce qu’il a fait assimilable pour lui, par son propre travail. Et si nous avons dit, l’homme n’est que ce qu’il mange, nous devons maintenant ajouter, l’homme n’est que ce qu’il fait. Ses actes seuls représentent ce qu’il a su s’approprier et la force conquise dans la lutte pour la vie. Seuls encore, ils nous disent s’il a su faire avec l’aliment qu’il a reçu ou qu’on lui a imposé, sa chair et son propre sang, ou s’il lui reste inassimilable. « Vous les connaîtrez à leurs fruits ». L’appropriation est d’abord la cause de l’action, mais l’action à son tour détermine et complète l’appropriation. La parole de Jésus nous en est la preuve : « Ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre. » (Jean 4.34). En accomplissant l’œuvre de son père, en se consacrant toujours et tout entier pour elle, tout ce qu’il fait, il ne le fait pas par lui-même, mais par et en son père. Du ciel, constamment il attire en lui les forces qui vivifient et toujours plus il est en son père. C’est ainsi qu’en lui la parole éternelle prend une forme complète et vivante. Ainsi nous devons faire nous-mêmes dans nos rapports avec les esprits, les idées, les puissances d’en haut dont nous ne sommes ici bas que les serviteurs. Nous avons à chaque instant à reconnaître que les énergies qui nous pénètrent et les forces qui nous élèvent ne font que traduire leur influence en nous. Il faut donc que nous apprenions à dire la parole du Christ que nous venons de rappeler. Mais la nourriture que nous trouvons dans notre milieu peut être périssable ou impérissable, mortelle ou vivifiante ; à nous seulement de prendre garde. Aussi nous faut-il dire encore, l’homme est toujours ce qu’il aime, ou plutôt, il est constamment transformé en ce qu’il aime. On ne peut ressembler qu’au maître que l’on sert, car l’homme ne peut pas se suffire à lui-même ; seul, il est impuissant. Il a été créé pour vivre une existence infiniment grande, en d’autres termes, il faut qu’il vive pour Dieu et pour le royaume de Dieu. Sans affection, l’homme ne saurait se concevoir. Qu’il le veuille ou non, il faut qu’il aime, quel que soit l’objet ou la nature de cette affection. Il ne peut que servir une puissance infinie, qu’il se consacre à elle, qu’il devienne son organe ; il faut qu’il serve Dieu ou le monde, à moins qu’il ne sache concilier ces deux maîtres, ce que personne encore n’a su faire. Indépendamment des tendances contraires que nous venons d’indiquer comme susceptibles d’agir sur le développement de notre personnalité, il en est deux autres encore, tout aussi décisives, nous voulons dire l’égoïsme ou la charité, l’affirmation ou le sacrifice de nous-mêmes. Dans un sens infiniment plus élevé que celui que nous venons d’indiquer, en s’appropriant ou en repoussant les influences du milieu, l’âme se constitue son corps. Plus elle avance dans son œuvre, plus ce travail, d’inconscient qu’il était d’abord, se fait conscient et volontaire. Il ne faut pas l’oublier, ce que nous pouvons nous approprier et nous assimiler reste seul notre possession légitime et définitivement acquise. Si ignorées ou oubliées que puissent paraître nos œuvres à nous qui passons inaperçus, elles n’en laissent pas moins dans notre existence intérieure, la seule véritable, une trace ineffaçable, conformément à cette parole de l’Ecriture : « et leurs œuvres les suivent » (Apocalypse 14.13). Les puissances que nous servons nous marquent de leur sceau et à toujours nous le porterons au front (Apocalypse 7.2 ; 19.20). L’assimilation, cette propriété de notre vie intérieure, peut être plus ou moins complète ; elle ne s’identifie pas moins avec notre moi, se développant avec lui ainsi qu’extérieurement notre corps. A ce titre, nous pouvons la considérer comme notre être intérieur et véritable. Constamment et sans jamais s’arrêter, l’homme travaille à se créer son être intérieurement et extérieurement. L’être extérieur, le corps se forme pour servir d’expression à la personnalité ; aussi revêt-il l’empreinte, le caractère physiognomonique de tout ce que nous pouvons faire, soit en bien soit en mal. L’homme intérieur se forme avec les connaissances, les affections de l’âme, ses sympathies ou ses antipathies, ses résolutions et ses actes, ses passions et ses imaginations. Tout ce qui, en un mot, au cours de notre existence, par le travail de la vie, par le fait de l’habitude, se conquiert, devient pour nous une seconde nature et rentre dans la structure de notre être intérieur. Dans cette structure, çà et là, à certaines époques, il peut bien se produire un déplacement, une désagrégation dans la disposition des éléments de notre être spirituel, mais dans ses grandes lignes et son caractère essentiel, elle persiste toujours la même. Toujours et sans interruption, que nous y pensions ou non, nous travaillons, nous tissons ce vêtement intérieur qui se confond si bien avec notre moi que nous ne pouvons pas nous en débarrasser ainsi que d’un manteau que l’on rejette, quand il se fait trop lourd à porter. Même après avoir déposé ce corps d’argile, elle le retiendra et le portera dans l’éternité. Avec elle il s’est identifié, il est sa volonté elle-même. Alors il ne s’agira plus que de savoir avec quels éléments il a été composé, au service de quelle puissance nous avons vécu et quel est le royaume pour lequel nous sommes capables de servir.
C’est aux mystiques et aux théosophes anciens que nous avons emprunté la conception que nous venons d’exposer. Ce sont eux qui nous ont appris comment déjà, en cette existence, l’âme se construit le corps qui restera sa demeure pour l’éternité. Ils aimaient à insister sur la nature et la signification véritable de l’assimilation, de l’appropriation et de la nourriture spirituelle. Cette vérité n’était pour eux que l’application pratique de la doctrine chrétienne, du sacrement de la sainte cène. Pour le rationaliste, au contraire, il n’est plus question de la nourriture de l’âme ; il ne comprend pas la nécessité pour elle du développement et de l’assimilation. Il ramène tout au faire et au produire, et il ne sait que se perdre dans une stérile agitation. Mieux éclairées, il faudra bien cependant que la physiologie et la théologie reviennent à la doctrine ancienne et finissent par se rendre à l’Ecriture et à la tradition véritable, car sans elles il n’est plus d’Eglise. Il faudra bien surtout que nous finissions par entendre le sens profond de la parabole qui représente le royaume de Dieu sous la forme d’un grand festin.