Le Fils de Dieu, par souci du genre humain, s’est donc fait homme, d’abord pour que l’on croie en lui : pour être parmi nous le témoin des œuvres accomplies par Dieu en notre faveur, et pour nous annoncer le Dieu Père, au moyen d’un faible corps de chair, à nous qui sommes faibles et charnels. Il exécutait ainsi en lui la volonté de Dieu son Père, comme il l’avait affirmé : « Je ne suis pas venu pour faire ma volonté, mais la volonté de Celui qui m’a envoyé » (Jean 5.38). Ce n’est pas qu’il ne veuille pas, lui aussi, ce qu’il fait, mais Il nous montre son obéissance en accomplissant la volonté paternelle : ce qu’il veut, c’est faire la volonté de son Père. Or Il témoigne de ce désir lorsqu’il dit : « Père, l’heure est venue, glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie : comme tu lui as donné autorité sur toute chair, qu’il donne la vie éternelle à tous ceux que tu lui as donnés. Or la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. Je t’ai glorifié sur la terre, j’ai achevé l’œuvre que tu m’as donnée à faire. Et maintenant, Père, glorifie-moi auprès de toi de la gloire que j’avais à tes côtés, avant que le monde fût. J’ai manifesté ton nom aux hommes que tu m’as donnés » (Jean 17.1-6). Ainsi, dans un langage bref et concis, le Christ expose l’œuvre qui lui avait été confiée et l’économie divine ; par là, Il fortifie la vérité de foi contre toute suggestion du diable menteur.
Parcourons chacune de ces phrases pour en apprécier la portée.
Le Seigneur prie ainsi : « Père, l’heure est venue, glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie » (Jean 17.1). Il ne dit point : le jour ou le temps, mais « l’heure est venue ». L’heure est une fraction du jour. Quelle sera donc cette heure ? Sans doute l’heure dont Il parlait au temps de sa Passion pour rassurer ses disciples : « L’heure est venue où le Fils de l’homme doit être glorifié » (Jean 12.23). C’est donc à cette heure-là qu’il prie son Père de le glorifier, afin que lui-même glorifie son Père. Mais quel est le sens de cette prière ? Celui qui doit glorifier attend-il d’être glorifié ? Celui qui doit rendre honneur en espère-t-il pour lui-même ? N’aurait-il donc pas ce qu’il doit lui-même donner en retour ? Qu’ils accourent les sophistes de ce monde et les sages de la Grèce, et qu’ils enveloppent la vérité du filet de leurs syllogismes ! Qu’ils nous dévoilent le motif, l’origine et la signification de ce langage ! Les voilà dans l’embarras ! Qu’ils écoutent : « Dieu a choisi ce que le monde tient pour folie » (1 Corinthiens 1.27). Nous donc, dans notre folie, comprenons ce qui reste incompréhensible aux sages de ce monde !
Le Seigneur disait : « Père, l’heure est venue ». Il révélait ainsi l’heure de sa Passion, puisqu’il en parlait au moment même où Il allait la souffrir. Puis Il ajoute : « Glorifie ton Fils ». Mais comment le Fils devait-il être glorifié ? Car, né d’une Vierge, Il avait grandi depuis le berceau et l’enfance, jusqu’à l’âge d’homme parfait. Il avait connu la condition humaine, passant par le sommeil, la faim, la soif, la fatigue, les larmes, et le voilà maintenant qui va être tourné en dérision, flagellé, crucifié ! Qu’est-ce à dire ? Tout cela va-t-il nous persuader qu’il n’y a qu’un homme dans le Christ ? Non, la croix ne nous fera pas rougir, la flagellation ne nous condamnera pas, les crachats ne nous souilleront pas. Aussi le Père glorifie-t-Il le Fils. Comment donc ? Le voilà pourtant attaché à la croix ! Oui, mais qu’arrive-t-il ensuite ? Le soleil ne se couche pas, il s’enfuit. Que dis-je : il s’enfuit ! Il ne se contente pas de se cacher derrière un nuage, mais il dévie de sa course habituelle ; et tous les autres éléments de ce monde ressentent comme lui, le choc de la mort du Christ. Plus d’ouvrier pour éclairer le ciel : les astres semblent en quelque sorte ne pas vouloir participer à ce crime. Que fait la terre ? Elle tremble sous le poids du Sauveur suspendu au bois de la croix : elle proteste et affirme ainsi qu’elle ne retiendra pas dans son sein ce moribond. Rochers et pierres donneront-ils alors un lieu de repos au crucifié ? Les roches se fendent et perdent leur dureté naturelle : elles l’avouent, le tombeau creusé dans le roc ne saura maintenir enfermé ce corps qui attend d’être enseveli !
Qu’arrive-t-il ensuite ? Le centurion de la cohorte et gardien de la croix, proclame à son tour : « Vraiment, Il était Fils de Dieu ! » (Matthieu 27.54). Les astres refusent d’assister à ce forfait, les rochers perdent leur solidité et leur force. Ceux qui ont crucifié le Christ le confessent « vraiment Fils de Dieu ».
L’événement répond à la prière du Seigneur : le Seigneur avait prié ainsi : « Glorifie ton Fils ». Ce disant, Il se déclarait Fils de Dieu, non seulement de nom, mais par sa propre nature, puisqu’il dit : « Ton Fils ». Beaucoup d’entre nous, il est vrai, sont fils de Dieu ; mais lui, ce n’est pas de cette manière qu’il est Fils : lui, Il est le vrai et propre Fils du Père, par origine et non par adoption. Il l’est, non pas de nom, mais en vérité. Il l’est par sa naissance, et non par création. Ainsi, dès qu’il est glorifié, l’affirmation de foi exprime cette vérité. Car le centurion avoue : Il est le vrai Fils de Dieu ; dès lors qu’aucun croyant ne mette en doute ce qu’un de ses persécuteurs n’a pas nié !
Mais peut-être supposera-t-on le Fils privé de cette gloire qu’il demandait à Dieu dans sa prière. Le trouvera-t-on misérable puisqu’il attend la gloire d’un plus grand que lui ? Et qui n’affirmerait le Père plus grand, puisque l’Inengendré est plus grand que l’Engendré, le Père plus grand que le Fils, celui qui envoie plus grand que celui qui est envoyé, celui qui commande plus grand que celui qui obéit ? Le Seigneur lui-même, nous en est témoin : Le Père est plus grand que moi » (Jean 14.28)[4]. C’est vrai, mais il faut bien le comprendre, de peur qu’auprès des ignorants, la majesté du Père ne ternisse la gloire du Fils. Non, cette gloire qu’il demande à son Père ne souffre pas le moindre affaiblissement. Car à cette demande : « Père, glorifie ton Fils », s’ajoute ce vœu : « Afin que ton Fils te glorifie » (Jean 17.1).
[4] Comme Athanase (Discours contre les ariens, 3,3) et d’autres Pères de l’Eglise, Hilaire attribue au Père la supériorité sur le Fils, non par inégalité de nature mais en dignité, le Père étant celui qui engendre et envoie, le Fils étant engendré et envoyé. Voir Index analytique, « Père et Fils » (2).
Le Fils n’est donc pas dénué de puissance, puisque, sur le point d’être glorifié, Il s’apprête à rendre gloire en retour. Mais s’il n’est pas impuissant, pourquoi cette prière ? Personne n’exprime une demande, à moins d’être dans le besoin. Et le Père serait-Il, lui aussi, dans l’impuissance ? Ou bien a-t-il prodigué tout ce qu’il possédait, au point qu’il exige maintenant que sa gloire lui soit rendue par son Fils ? Mais non, le Père n’est pas un indigent, et le Fils n’a pas besoin d’exprimer son désir ; et pourtant l’un donne à l’autre. Cette demande de gloire à donner et à rendre en retour, n’enlève rien au Père et ne déprécie pas le Fils. Mais elle nous montre la même puissance de la divinité dans l’un et dans l’autre : le Fils prie le Père de le glorifier, et le Père ne dédaigne pas d’être glorifié par son Fils ; cet échange de gloire donnée et reçue, proclame donc l’unité de puissance dans le Père et le Fils.
Comprenons ce qu’est cette gloire et de qui elle provient. Dieu, je crois, n’est pas sujet au changement, et l’éternité n’admet ni défaut, ni amendement, ni progrès, ni perte. C’est le propre de Dieu de demeurer toujours ce qu’il est. Par nature, Il ne saurait jamais cesser d’être ce qu’il est toujours. Comment donc sera-t-il glorifié ? La gloire, Il la possède en plénitude, elle ne lui fait pas défaut. Il ne saurait en recevoir, Il n’a pas perdu sa gloire pour chercher à la recouvrer. Nous hésitons, nous ne savons que dire. Mais l’évangéliste n’abandonne pas notre intelligence à sa propre faiblesse, il nous révèle quelle gloire le Fils devait rendre à son Père : « Comme tu lui as donné autorité sur toute chair, qu’il donne la vie éternelle à tous ceux que tu lui as donnés. Or la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jean 17.2-3).
Le Fils glorifie donc le Père en nous permettant de le connaître. Et voici en quoi consiste cette gloire : après avoir reçu de son Père autorité sur toute chair, et devenu chair, lui aussi, le Fils allait assurer une vie éternelle à des êtres corporels, fragiles et mortels. La durée éternelle de notre vie ne sera pourtant pas un effet d’une action nouvelle, mais le fruit de la vertu : car maintenant, ce n’est plus une nouvelle création, mais seulement la connaissance de Dieu qui nous obtiendra la gloire de l’éternité. Rien n’est ajouté à la gloire de Dieu ; aussi bien, ne pouvait-on rien lui ajouter, puisqu’elle n’était pas diminuée.
Ainsi le Fils glorifie le Père en nous qui sommes ignorants, exilés, misérables, voués à une mort sans espoir et vivant sans loi dans les ténèbres. Le Père est glorifié en ce que le Fils, ayant reçu de lui autorité sur toute chair, donne à cette chair la vie éternelle. Le Père est donc glorifié par les œuvres de son Fils. Aussi le Fils est-il glorifié par son Père, car Il a tout reçu de lui ; à son tour, le Père est glorifié, puisque tout est restauré par son Fils. La gloire reçue du Père lui est rendue, en ce sens que la gloire qu’a le Fils est tout entière la gloire du Père. Car le Fils a tout reçu du Père et l’honneur que mérite celui qui rend un service exalte celui qui l’a chargé de cette mission, comme le respect témoigné à un père rejaillit sur son fils.
Mais en quoi consiste la vie éternelle ? Le Seigneur nous le laisse entrevoir : « C’est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jean 17.3). Voyez-vous ici quelque difficulté ou quelque expression qui prête le flanc à la critique ? La vie, c’est de connaître le vrai Dieu, mais cette seule connaissance ne suffit pas à donner la vie. Que faut-il encore ? « Et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ ». Par ces mots : « Toi, le seul vrai Dieu », le Fils rend au Père l’honneur qui lui est dû. Cependant le Fils ne se sépare pas du vrai Dieu, puisqu’il continue : « Et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ ». La profession de foi des croyants ne met pas de distance entre les deux, car l’espérance de la vie réside en l’un comme en l’autre : l’expression : « vrai Dieu » est à sous-entendre dans la suite du verset. Et donc, lorsque nous lisons : « C’est de te connaître, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jean 17.3), ces termes signifiant d’une part celui qui envoie, et d’autre part celui qui est envoyé, impliquent peut-être une certaine divergence de sens et d’accent, mais ils ne soulignent pas une différence dans la vérité et dans la divinité du Père et du Fils : ils guident plutôt vers la confession du Père engendrant et du Fils engendré, une foi qui se veut respectueuse envers Dieu.
Le Fils glorifie donc pleinement le Père, comme en témoigne ce qui suit : « Je t’ai glorifié sur la terre, et j’ai accompli l’œuvre que tu m’as donnée à faire » (Jean 17.4). Toute la louange du Père vient du Fils, puisque toute la louange décernée au Fils devient une louange à l’adresse du Père. Le Fils accomplit tout ce que veut son Père. Le Fils de Dieu naît comme homme ; mais la puissance de Dieu se révèle dans l’enfantement de la Vierge. Le Fils de Dieu est reconnu homme ; mais Dieu est présent dans les actions de cet homme. Le Fils de Dieu est cloué à la croix ; mais sur cette croix, Dieu triomphe de la mort de l’homme. Le Christ, Fils de Dieu, meurt ; mais toute chair est vivifiée dans le Christ. Le Fils de Dieu descend aux enfers ; mais l’homme monte au ciel. Plus le Christ sera loué pour toutes ces merveilles, plus sera comblé de louanges Celui de qui procède le Christ Dieu.
Voilà donc comment le Père glorifie le Fils sur terre, et comment en retour, le Fils glorifie celui de qui Il procède, par les œuvres de sa puissance étalées sous les yeux des païens qui l’ignorent et du siècle incapable de réfléchir. Cette gloire rendue de part et d’autre, ne rehausse pas l’éclat de la divinité, mais lui apporte l’honneur d’être connue par ceux qui l’ignoraient. Le Père, en effet, n’a-t-Il pas tout en abondance, lui de qui jaillissent tous les êtres ? Le Fils serait-Il privé de quelque bien, lui en qui toute la plénitude de la divinité s’est plu à demeurer ? Dès lors, le Père est glorifié sur cette terre du fait qu’est accomplie l’œuvre qu’il avait commandée.
Voyons maintenant quelle gloire le Fils espère recevoir de son Père, et nous aurons terminé. Voici la suite du texte : « Je t’ai glorifié sur la terre, j’ai achevé l’œuvre que tu m’as donnée à faire. Maintenant, Père, glorifie-moi auprès de toi de la gloire que j’avais à tes côtés, avant que le monde fût. J’ai manifesté ton nom aux hommes » (Jean 17.4-6). Le Père est donc glorifié par les œuvres du Fils : le voici reconnu comme Dieu, le voici manifesté comme Père de Dieu, le Fils Unique, voici que, pour notre salut, Il a voulu que son Fils se fasse homme, né d’une Vierge, un homme qui s’apprête à consommer dans sa Passion tout ce cheminement commencé lors de l’enfantement virginal. Tel est le motif pour lequel le Fils de Dieu, parfait en tout ce qu’il est, né avant tous les temps dans la plénitude de sa divinité, devenu maintenant homme par sa naissance dans la chair, s’achemine vers la mort. Il prie Dieu de le glorifier auprès de lui, comme Il a lui-même glorifié le Père sur la terre, en glorifiant dans sa chair la puissance de Dieu, aux yeux d’un siècle qui l’ignorait.
Quelle gloire attend-il maintenant de son Père ? Celle qu’Il avait à ses côtés, avant que le monde fût. Il possédait la plénitude de la divinité ; Il la possède encore, puisqu’il est Fils de Dieu. Mais celui qui était Fils de Dieu avait entrepris d’être Fils de l’homme ; en effet, le Verbe s’était fait chair. ‘ Il n’avait pas perdu ce qu’il possédait, mais Il avait commencé d’être ce qu’il n’était pas ; Il n’avait pas abandonné ce qui était à lui, mais il avait pris ce qui était à nous. En cette nature humaine ‘Il a reçue, Il demande la gloire à laquelle Il n’a pas renoncé.
Ainsi donc, puisqu’il est le Fils de Dieu, le Verbe ; et aussi le Verbe fait chair, et Dieu le Verbe, le Verbe qui « dès le commencement est près de Dieu », le Verbe Fils avant même la création du monde, voici que ce Fils qui maintenant s’est fait chair, prie pour que cette chair commence à être pour le Père ce qu’est le Verbe. Qui, Il demande qu’un être inscrit dans le temps reçoive la splendeur de cette gloire qui se situe hors des limites du temps ; Il demande qu’une chair sujette à la mort, soit transfigurée par la nature incorruptible de l’Esprit, et engloutie dans la puissance de Dieu. Telle était la prière du Christ à son Dieu, l’ouverture confiante du Fils à son Père, la supplication de cette chair qu’au jour du jugement, tous verront percée et portant les marques de la croix ; telle est la demande de cette chair transfigurée sur la montagne, de cette chair montée aux cieux, assise à la droite de Dieu, de cette chair entrevue par Paul et à qui Etienne avait rendu hommage.
Voilà donc comment le Seigneur a manifesté le nom du Père aux hommes. Mais une question se pose : Quel est ce nom ? Le nom de Dieu était-il ignoré ? Moïse l’a entendu prononcer dans le buisson (Exode 3.14), la Genèse l’a annoncé dès le commencement de la création (Genèse 1.1), la Loi l’a expliqué (Exode 20.7), les prophètes l’ont proclamé, les hommes Font pressenti dans les œuvres de ce monde, les païens eux-mêmes, l’ont vénéré à travers leurs mensonges. Le nom de Dieu n’était donc point ignoré. Et pourtant si, il était complètement ignoré ! Car personne ne connaît Dieu s’il ne confesse à la fois, et le Père, Père du Fils Unique, et le Fils, né du Père sans division, sans extension, sans émanation, né de Lui comme Fils du Père, d’une façon inénarrable et incompréhensible, et possédant la plénitude de la divinité, de laquelle et dans laquelle Il est né comme Dieu véritable, parfait et infini. Telle est en effet la plénitude de Dieu. Car si quelqu’une de ces perfections lui manque, inutile de parler alors de « plénitude » qui « s’est plu à habiter dans le Christ » (Colossiens 1.19). Voilà ce que proclame le Fils, voilà ce qu’il révèle aux ignorants. C’est ainsi que le Père est glorifié par le Fils, en ce qu’il est connu comme Père d’un tel Fils.