Où l’on continue à montrer ce que peut le sentiment de notre immortalité sur notre cœur.
Certes l’idée de notre immortalité ne saurait être trop présente à notre esprit pour notre consolation, dans ce cercle éternel des tristes objets qui nous environnent, et au milieu de ces grâces publiques et particulières, que la sévérité de Dieu a diversifiées en tant de manières, pour donner lieu à la douce variété de ses délivrances et de ses consolations.
Que nous importe après tout, que nous soyons infirmes et mortels dans notre corps ? Cet état ne saurait durer. Qu’avons-nous à faire de nous embarrasser de soins et de prévoyances pour le court avenir de cette vie ? N’avons-nous pas un autre avenir qui vaut bien la peine d’occuper principalement notre cœur et notre esprit ? En vain le monde nous menacerait. Que peut-il faire ? On peut nous écraser ; mais on ne saurait nous détruire. Que le monde périsse, que la nature croule, que les éléments périssent, que notre corps se change en poussière, ou en vers, ou en vapeur, qu’il descende vers la terre, ou qu’il se dissipe en l’air. Les ruines du monde ne détruiront pas notre esprit, et ne dissoudront point ce qui n’est pas même capable de dissolution. Nous croyons être dans un corps qui est nous-mêmes. Nous nous trompons. Cette argile n’est point nous et ne le sera jamais. Dieu la rétablira avec honneur pour servir de tabernacle à l’esprit, qu’elle avait premièrement logé ; mais ce ne sera plus avec la même soumission, ni avec la même dépendance. L’esprit ne suivra plus la condition du corps, mais le corps suivra, autant qu’il est possible, la condition de l’esprit, et comme l’esprit s’était abaissé jusqu’à l’état des corps, pour fuir Dieu, et s’attacher à la terre, le corps semblera vouloir s’élever jusqu’à l’état de l’esprit, pour quitter la terre et pour aller glorifier Dieu dans le ciel.
Certainement on ne doit point être surpris que l’Évangile nous console, je ne dirai pas mieux que n’avait fait la sagesse humaine ; mais encore beaucoup mieux que la loi, toute divine qu’elle était, c’est qu’il nous révèle clairement la vie et l’immortalité, qui sont les seuls objets capables de satisfaire un esprit et un cœur comme le nôtre, et qu’ainsi il a de divins rapports avec nous. Mais comme nous trouvons dans cet objet, tout ce qui nous peut consoler dans le sentiment de tant de misères qui nous environnent, aussi y découvre-t-on tout ce qui peut nous élever véritablement. Le sentiment de notre immortalité joint à la considération de la gloire et du bonheur, que la religion nous promet, nous élèvent plus que le monde, plus que la sagesse tant vantée des philosophes, et même plus que les vertus que les hommes ont connues.
On y trouve la grandeur des passions, la grandeur de l’entendement qui règne sur les passions, et la grandeur de la vertu qui règle l’entendement. Je dis qu’on y trouve la grandeur des passions, il ne faut point que cette expression choque personne, car bien que les passions soient en quelque sens de grandes faiblesses, il est certain qu’elles sont entées en quelque sorte sur les sentiments de la dignité et de la grandeur naturelle de l’homme.
La haine, la colère, les emportements, qui sont des passions si criminelles, et qui nous rendent également contraires à l’humanité et au christianisme, viennent, si vous y prenez garde, d’un sentiment de notre propre excellence mal dirigé et accompagné des illusions de l’amour-propre, qui nous fait concevoir de l’excellence en nous, exclusivement à ceux qui nous ont offensés ; comme si nos ennemis n’étaient point des hommes aussi bien que nous. Ce qui montre que ce sentiment de notre excellence est dans tous les hommes, c’est que ceux-là mêmes qui ont le moins de part à l’estime des autres, ne laissent pas de s’estimer eux-mêmes et de se consoler par là de l’infamie publique. On ne prétend point ici justifier toutes les extravagances d’un homme rempli de présomption, qui se préfère à ceux à qui il doit du respect. Nullement ; je sais qu’il y a de l’excès et un excès criminel dans cette disposition de cœur ; mais l’excès n’est peut-être point là où les hommes s’imaginent qu’il est ; et si l’on veut que j’exprime toute ma pensée, le dérèglement ne vient pas tant de ce que les hommes s’estiment trop, que de ce qu’ils ne s’estiment pas assez. Je dis qu’ils ne s’estiment pas assez eux-mêmes, parce qu’ils s’estiment préférablement aux autres hommes qui ont la même nature et les mêmes perfections. Un homme qui s’estime par les avantages extérieurs qui le distinguent, semble renoncer par là même aux perfections de la nature humaine, qui lui sont communes avec les autres. Il est dans le même état à peu près que se trouvait Néron, lorsque pour se faire valoir par le caractère d’empereur, il aspirait à la gloire de paraître bon cocher. Certainement rien n’est si noble dans l’homme, que l’homme. C’est se mépriser soi-même en quelque sorte, que de vouloir se faire principalement valoir par les avantages, qui sont la différence des conditions et la distinction des personnes dans la société, puisque c’est renoncer à ce qu’il y a en effet de plus estimable en soi. Il faut renverser ici les voies de l’orgueil, comme l’orgueil semble vouloir renverser les voies de la Providence ; il faut que les avantages extérieurs soient une occasion de rendre à Dieu ses hommages, et non pas une occasion de lui dérober ce qui lui appartient.
Les hommes qui peuvent se faire estimer par-dessus les autres ne considèrent guère ces choses ; mais quand la fortune, comme ils parlent, ou la justice des hommes les a dépouillés de ces avantages, la nature ne leur manque point, et ne sentant plus cette grandeur imaginée qui leur venait du dehors, ils sentent toujours leur grandeur naturelle dont l’effet légitime devrait être, de leur faire souffrir fort indifféremment le mépris que les autres ont pour eux ; mais qui, par un effet de leur corruption, sert à les rendre inflexibles, et à jeter dans leur âme indignée des semences d’un orgueil mécontent, que la crainte fait taire, mais qui se débonde au moindre jour de paraître, et montre que dans quelque état que les hommes se trouvent, ils ne sont pas plus dociles à souffrir le mépris des plus grands que celui des plus petits.
La grandeur à laquelle l’orgueil aspire consiste en deux choses ; premièrement à s’étendre, et ensuite à se perpétuer ; à s’étendre malgré la condition de la nature corporelle qui est si bornée, et à se perpétuer malgré la destinée des choses temporelles qui durent si peu.
Il n’est pas nécessaire de faire voir que notre vanité n’obtient point ces deux fins, qu’elle se propose. Chacun le voit assez, puisqu’en étendant ses conquêtes, on étend son injustice plutôt que son excellence, et que les marbres qui semblent perpétuer notre gloire, ne font ordinairement qu’éterniser notre vanité.
Mais la nature et la grâce sont plus heureuses que la corruption. La nature répand, pour ainsi dire, l’homme dans tout l’univers, en attachant ses sentiments aux objets qui l’environnent, et faisant par là la majesté, la beauté, la magnificence et le prix de toutes les parties de l’univers, qui nous donnent le plus d’admiration. La grâce donne encore à l’homme une plus grande étendue par le commerce qu’elle lui fait avoir avec Dieu ; et à l’égard de l’immortalité nous n’avons garde d’en chercher d’imaginaires, lorsque nous en avons une réelle ; ni de nous tourmenter pour vivre dans la mémoire des autres hommes, étant assurés de vivre éternellement en nous-mêmes et en Dieu.
Aussi la mort envoyée de Dieu pour confondre les desseins de notre orgueil, ce ministre de sa majesté et de sa justice, qui lui fait une réparation si éclatante de l’insolence, que nous avions eue de vouloir nous glorifier malgré lui, ne fait que nous confirmer dans les sentiments de cette élévation de l’homme, qui suit la nature et que la grâce accompagne.
C’est une vaine grandeur que celle qui suit un prince sur le trône, et qui ne l’accompagne point dans le lit d’infirmité, qui l’environne pendant la vie et qui disparaît au moment de sa mort, qui paraît à nos yeux et qui se perd aux yeux de son esprit. Tout le monde voit en lui le maître des autres ; il trouve en soi un homme qui s’ennuie, qui souffre et qui va bientôt mourir.
Je ne me revêtirai donc point de biens, de richesses, de possessions, de charges, de dignités, de gloire, de savoir, d’éloquence, d’actions mémorables, de conquêtes, d’applaudissements pour grossir le fantôme de l’orgueil, et paraître plus grand que les autres hommes ; mais j’ôterai l’enflure, la grandeur forcée et l’étendue qui n’est point naturelle, en éloignant les objets de la cupidité ; et me tenant au niveau des autres hommes, j’obtiendrai par cette humble égalité, ce qu’une préférence superbe n’aurait jamais obtenu. Je me revêtirai de toutes les splendeurs du ciel et de toutes les beautés de la terre, des biens de la grâce et des trésors de la nature, pour rendre toutes ces choses à celui qui m’en a revêtu, et trouver dans cette restitution même une gloire que je n’avais pas rencontrée dans toutes mes usurpations. Je m’élèverai au-dessus de toutes les choses qui m’environnent par l’idée distincte de mes perfections, dont les choses du dehors ne sont point capables ; mais je ne monterai si haut que pour descendre plus bas en la présence de celui qui produit en moi toutes ces perfections, et qui peut même diversifier à l’infini les sentiments de mon excellence et de sa bonté.
L’ambition croit s’élever beaucoup et se distinguer des autres hommes, parce qu’elle nous met en état de leur commander ; et j’avoue qu’elle a raison dans le système de l’orgueil, qui ne mesure le prix des avantages qu’il possède, que par le degré d’élévation qu’ils lui procurent sur les autres.
Mais premièrement, il est bien certain que l’autorité humaine ne donne aux hommes aucun empire sur l’esprit de leurs semblables ; quoique peut-être ils s’imaginent le contraire en considérant les déférences extérieures qu’on a pour eux ; déférences qui paraissent s’adresser à leur personne, mais qui vont tout droit à leur fortune. Ceux qui en jugent le plus sainement, respectent l’ordre de Dieu et les voies de sa sagesse dans leur élévation. Ils soumettent leur corps au prince, parce qu’ils soumettent leurs âmes à Dieu. Cependant ceux qui règnent sur les corps, ne règnent pas pour cela sur les âmes. On les estime s’ils le méritent. On les méprisent s’ils sont dignes de mépris ; et on les méprisent même avec d’autant plus de plaisir, que les hommes conçoivent du chagrin contre ce qui les soumet et les abaisse ; de sorte que si la crainte les obligent à respecter pour leur intérêt l’autorité établie, et si la religion leur fait respecter l’ordre de Dieu, il ne laisse pas de demeurer dans leur cœur une secrète disposition à murmurer contre cette élévation légitime ; ce qui fait que les hommes sont si précipités et si téméraires dans les jugements qu’ils font de leur princes, et qu’ils ne pardonnent jamais rien à leurs maîtres par la secrète aversion qu’ils ont pour la dépendance et pour le commandement. Enfin il est certain que l’empire ne naît point d’aucune prérogative naturelle, que les uns aient sur les autres. C’est pourquoi on a sagement établi cet usage d’attacher la grandeur temporelle à la naissance, cela se fait apparemment pour ménager l’orgueil des autres hommes qui souffriraient trop, si toutes les préférences qu’on est obligé de faire des autres à eux pour le bien de la société venaient d’une préférence de mérite.
Il semble qu’en cela il ait plu à Dieu de prendre des mesures, dans le plan de sa sagesse, pour empêcher que l’homme ne succombât aux tentations de la vaine gloire. Car il a voulu que les sentiments confus de notre nature attachassent la gloire du monde à des objets extérieurs et étrangers à notre égard, et que les idées distinctes ne puissent nous faire revenir de cette erreur, et nous apprendre que cette gloire dans la plus excellente partie d’elle-même sort de notre fonds, sans connaître que c’est Dieu qui la produit immédiatement en nous.
Nous trouvons dans le principe que nous avons établi, non seulement la grandeur des passions, mais encore celle des vertus.
Il n’est pas nécessaire pour le justifier d’en faire un catalogue exact. Il ne faut que les considérer confusément comme elles se présenteront à notre imagination.
La tempérance est sans doute une vertu qui élève l’homme. Mais la tempérance ne peut être soutenue que par les motifs de son immortalité et du bonheur éternel auquel on aspire. J’avoue que la raison toute seule est capable de nous apprendre à ne point faire de tort à notre santé et à ne devenir point les ennemis de nous-mêmes, par les excès de la débauche ; mais cette considération ne nous mène pas bien loin, puisque l’intempérance ne consiste pas simplement dans les excès du plaisir ; mais aussi à user modérément de la volupté défendue. Ce qui peut nous élever jusqu’à cette haute assiette où il faut être pour s’abstenir du plaisir illicite, c’est la considération de l’éternité pour laquelle nous sommes faits.
La justice qui se pratique dans le monde n’a pas une grande élévation, puisqu’on veut qu’elle ne soit autre chose qu’une crainte d’un retour d’injustice, et que nous n’appréhendions de faire tort aux autres que par la crainte de nous en faire à nous-mêmes. Cela est bon quand un homme ne pratique la justice que dans les vues basses et bornées de la terre ; mais quand un homme est juste, parce que rempli des vastes pensées de l’éternité, il veut s’attacher à un intérêt qui soit digne de son attachement, on peut dire qu’il est équitable sans faiblesse, et que sa vertu est toujours semblable à elle-même.
Le désintéressement passe pour un jeu de l’amour-propre, qui met à profit le renoncement apparent à de petites choses pour arriver plus sûrement à une plus grande utilité. Cela est vrai du désintéressement politique et artificieux d’un homme du monde. Car renfermant toutes ses prétentions et tous ses avantages dans les courtes limites de cette vie, le moyen de concevoir qu’il ne désire aucun des biens, que les autres hommes recherchent ? Ou plutôt qui ne voit que s’il semble tourner le dos à la fortune, c’est pour la rencontrer plus infailliblement ? Il n’en est pas de même d’un homme qui se considère par rapport à l’éternité ; s’il est intéressé, c’est une espèce d’intérêt si grand, si sublime, que non seulement il n’a point à rougir de l’avouer, mais que c’est là ce qui fait toute sa gloire. Immortel comme il est, il lui est honorable de prendre son essor vers l’éternité, et de n’avoir que dédain et que mépris pour toutes les choses qui pourraient l’en détourner. Il ressemble dans cet état à un grand monarque qui rougit, lorsque on le surprend dans des occupations basses, et se donne bien de garde de paraître intéressé dans les petites choses, appelé comme il est à de grands et importants emplois, et ne devant rouler que de vastes desseins dans son esprit.
La libéralité n’a pour l’ordinaire que l’apparence du désintéressement. Un homme libéral ne méprise point ce qu’il donne, mais il estime davantage encore la gloire de le donner ; et d’ailleurs il veut s’acquérir des droits sacrés et inviolables sur le cœur de ceux qu’il favorise de ses bienfaits. La libéralité ordinaire n’est qu’une espèce de commerce et de trafic délicat de l’amour-propre, qui, faisant semblant d’obliger les autres, ne fait que s’obliger soi-même en se les acquérant. Tout cela est vrai dans la sphère des biens temporels où l’homme du monde se suppose. Dans ce cercle d’objets corruptibles, la cupidité ne donne que pour recevoir, elle ne fait point de pertes qui l’appauvrisse. Mais élevez-vous au-dessus des ces objets corruptibles, et vous découvrirez un autre monde, qui vous rendant méprisable celui que vous aviez connu, vous mettra en état de donner sans espérance d’aucune rémunération humaine.
Vous prenez un soin extrême de cacher les vues intéressées de votre cœur, parce que d’un côté vous avez le sentiment de ce que vous êtes, et que de l’autre vous connaissez la valeur si médiocre des objets qui font votre attachement. Devenez capables de cet intérêt infini et vous n’aurez que faire de le cacher. Un cœur ouvert vers le ciel n’a que faire de se déguiser. Il n’a qu’à se connaître, à agir sur ce principe, et à se montrer tel qu’il est. La honte que nous avons, lorsqu’on nous voit de trop près, ne vient point de ce que nous nous connaissons trop bien ; mais de ce que nous n’avons point su nous connaître.
Telle est la pudeur, la vertu du monde poli et raisonnable ; ou plutôt le déguisement artificieux de notre intempérance et de notre volupté, qui ne nous empêchant point de penser avec plaisir aux mêmes voluptés, dont nous ne parlons qu’avec peine, a bien le soin de régler nos désirs, comme si la corruption consistait dans les expressions, plutôt que dans les sentiments.
Cette vertu toute défectueuse et toute fausse qu’elle est jusque-là, a pourtant une assez belle source. Il est certain qu’elle naît d’un sentiment de notre excellence naturelle. Si nous n’étions destinés par la nature qu’aux actions animales, comme nous concevons que les bêtes n’ont que cette fin, nous ne rougirions non plus qu’elles de ces actes, qui portent le caractère de la conformité que nous avons avec elles. Mais immortels et incorruptibles, comme nous sommes naturellement, il est bien difficile que dans quelque état d’abaissement et d’ignorance où le péché nous ait réduit, nous n’entrevoyions quelque chose de cette dignité qui nous distingue si noblement, et qu’ainsi nous n’ayons quelque honte de tout ce qui semble nous abaisser.
Mais enfin cette vertu, comme nous l’avons déjà dit, ne s’élève pas bien haut, lorsqu’on ne la pratique que par le sentiment confus de la nature et de l’éducation. Si vous voulez qu’elle purifie votre cœur, comme vos paroles, vous n’avez qu’à sortir de cet horizon de votre vanité, et monter jusqu’à Dieu qui est le principe de votre immortalité. Le commerce que vous aurez avec lui, vous élèvera d’une telle sorte, que sans aucune violence et sans aucune difficulté, vous vous sentirez disposé à renoncer à toute affection indigne de vous et de lui. Certes il n’appartient point à l’homme charnel et animal de rougir des bassesses de la nature ; il n’appartient qu’à l’homme immortel d’en avoir de la confusion. La pudeur d’un homme du monde peut aspirer à gagner l’estime des autres par une pureté étudiée. Mais l’homme immortel cherche à se pouvoir estimer soi-même, s’il craint de ne pouvoir s’honorer dans la vue de ces perfections. En effet la débauche enferme le doute de sa véritable condition. L’intempérance consommée est la prostitution d’une âme qui renonce à sa dignité, et c’est dire qu’on est point différent des bêtes que de renoncer à la pudeur et de s’abandonner à la sensualité.
Il faut faire à peu près le même jugement de la modestie que de la pudeur. Si l’approbation des hommes était un assez grand bien pour nous, nous n’aurions aucune raison de cacher le dessein que nous avons conçu de nous l’attirer, ni la joie que cette approbation nous donne ; mais comme le même instinct qui nous persuade de notre excellence, nous convainc en secret que cette estime est trop peu de chose pour y borner toutes nos prétentions, il ne faut pas s’étonner si vous prenons tant de peine pour cacher l’envie, que nous avons d’être estimés, ou l’estime que nous avons pour nous-mêmes. Cependant si l’on y regarde de près, on trouvera qu’il n’y a ordinairement que de la fausseté et de l’hypocrisie dans cette vertu telle qu’elle est pratiquée dans le monde. Les hommes qui sont modestes quand on les loue, ne le sont nullement quand on les blâme. Il ne faut pas s’en étonner ; car il n’y a pas beaucoup de force dans une vertu que notre faiblesse produit, et l’on ne s’élève pas bien haut, lorsqu’on retombe dans le centre de sa vanité, qui fait une grandeur apparente et un abaissement effectif. La modestie qui vient de ce qu’on se connaît immortel et par conséquent au-dessus de cette estime qui s’attache aux choses temporelles, a bien une autre force et une autre élévation. Elle méprise presque également le blâme et la louange ; et ne nous fait estimer que les choses qui se rapportent à cette grande éternité, qui est la règle par rapport à laquelle nous mesurons le prix de toute chose. Et comme on voit que les personnes fort éminentes, ou qui paraissent telles à leurs propres yeux semblent plus capables de modestie que les autres, parce que leur élévation réelle ou imaginaire, les met comme au-dessus des sentiments des hommes du commun, ainsi pouvons-nous dire avec plus de vérité encore, qu’un homme de bien instruit par les idées distinctes de la nature et par les promesses de la religion, des hautes destinées de l’homme, n’est guère tenté de s’éblouir, dans quelque degré de prospérité et de gloire temporelle qu’il se trouve.
Je dirai bien davantage, l’humilité qui est l’âme de la modestie et de toutes les vertus, ne peut naître que du sentiment de notre grandeur naturelle. Tandis que que vous ne ferez aucun état de l’homme, en tant qu’homme, vous ne pourrez estimer que ces faibles avantages, qui font la différence des conditions et la distinction des personnes ; et vous ne pourrez par conséquent vous empêcher d’avoir du mépris pour ceux qui manquent de ces avantages, de les traiter avec peu de considération, de vous préférer à eux, et de vous élever comme sur leur bassesse, ce qui est le plus dangereux caractère de l’orgueil. Mais si vous êtes persuadés, que c’est l’homme qui est principalement digne d’estime dans l’homme, vous respecterez dans le prochain ce qui lui est commun avec vous ; et quoique l’ordre de la société qui est celui de Dieu même établissant de la subordination entre vous, vous assure sa soumission et ses hommages extérieurs, vous aurez pour lui une considération intérieure, semblable à celle qu’il a pour vous, et vous démêlerez à travers ces courtes dépendances qui vous rendent son supérieur, une grandeur originaire et éternelle qui vous le rendra votre égal dans ce que vous estimez le plus de votre condition.
C’est alors que l’on peut concevoir que l’homme est modéré dans l’abondance des biens temporels, constant dans l’adversité, et magnanime partout. Si la modération que les hommes du monde font paraître dans les plus hautes élévations, n’est qu’une envie secrète de paraître plus grands que les choses qui les élèvent, la modération de l’homme immortel, n’est qu’un sentiment de son excellence, qui l’élève en effet au-dessus de toutes les choses qui semblaient pouvoir faire son élévation. Il n’appartient qu’à l’orgueil de se déguiser pour cacher la disproportion qui se trouve entre ce qu’il est, et ce qu’il croit être dans le monde. La piété qui voit des atomes là où le monde imagine des colosses, n’a qu’à se tenir dans cette assiette si élevée et qui lui est naturelle, pour voir passer sous ses pieds et la vaine pompe des grandeurs humaines et l’amas aussi vain des disgrâces et des calamités, comme un tourbillon qui passe, agite cette argile et renverse ces tabernacles de poussière. Le mondain peut affecter une constance qu’il n’a pas, pour faire croire qu’il est plus fort que l’adversité, et que sa fermeté le met au-dessus de la mauvaise fortune. Ce sentiment ne sied pas bien à un homme qui renferme toutes ses ressources dans le temps ; mais il est bien placé dans cet homme qui se sent fait pour l’éternité. Sans se contrefaire pour paraître magnanime, la nature et la religion l’élèvent assez pour le faire souffrir sans impatience, et le rendre confiant sans affectation.
Un tel homme peut remplir l’idée et le plan de sa suprême valeur, lorsqu’sa vocation l’appelle à s’exposer au danger de la guerre, et faire voir aux hommes, ce qu’ils n’ont jamais vu dans le monde, un homme brave par raison, et brave sans se ménager, sa valeur ne devra point toute sa force à la stupidité qui l’empêche de réfléchir sur ce qu’il fait, à l’exemple qui l’oblige à suivre les autres dans le péril, aux considérations du monde qui ne lui permettent point de reculer où l’honneur l’appelle, et à cet amas enfin de considérations dont il se fait un voile, pour s’empêcher de voir le danger qui le menace. L’homme immortel s’expose à la mort, parce qu’il sait bien qu’il ne peut mourira.
a – Paragraphe d’autant plus remarquable qu’Abbadie l’a composé (comme le reste du livre) en pleine guerre irlandaise.
Il n’y a point de héros dans le monde, puisqu’il n’y en a point qui ne craigne la mort, ou qui ne doive son intrépidité à sa propre faiblesse. Pour être brave, on cesse d’être homme ; et pour aller à la mort on commence à se perdre de vue ; mais l’homme immortel s’expose, parce qu’il se connaît.
Quoiqu’il n’y ait point de véritables héros dans le monde, nous ne laissons pas d’aimer ceux qui en ont l’apparence. L’héroïsme dans les principes d’un homme, qui renferme ses espérances dans le monde, est une extravagance, et cependant nous ne laissons pas d’admirer malgré nous ceux qui portent ce caractère.
Cela vient sans doute d’un sentiment de notre grandeur, qui nous apprend confusément, sans que la raison soit admise à ces mystères du cœur, que l’homme est au-dessus de toutb. On sent un plaisir secret à voir un héros quereller les destins et la fortune. Nous aimons à le voir au-dessus de tous les dangers par sa valeur et au-dessus de tous les applaudissements par sa modestie. Nous voulons que rien ne puisse ébranler son courage, et quoique nous ne puissions souffrir que sa fierté nous méprise, nous aimons qu’elle méprise toutes les injures des éléments, toute la persécution des hommes, et qu’il se montre plus grand que toutes les choses qui semblaient pouvoir l’abaisser. La fermeté est mal placée dans un homme qui perd tout ; mais elle s’accorde avec je ne sais quel sentiment confus de notre grandeur, qui ne trouve rien qui lui soit disproportionné.
b – Abbadie connaît et aime son Pascal.
C’est de là encore sans doute, qu’est sortie cette idée du sage, que les stoïciens ont tâché vainement de remplir. Car en vérité leur paradoxe dans les principes d’un homme qui ne croit point à l’éternité, sont bien extravagants ; mais quelques extravagants qu’ils puissent être ils ne laissent pas de faire naître, je ne sais quelle admiration dans notre cœur, que nous n’avons pas accoutumé d’avoir pour les choses purement impossibles. Nous nous moquerions de la folie d’un homme qui croirait avoir des ailes pour voler. La pensée d’un sage qui prétend être au-dessus de tous les événements, et qui se considère comme un homme mortel, n’est pas moins insensée. Nous trouvons cependant dans ce dernier sentiment quelque chose qui ne nous déplaît point, et que notre âme admire sans s’en apercevoir. Cela sans doute ne vient que de ce que ces paradoxes s’accordent avec un sentiment confus de notre dignité naturelle qui ne nous abandonne point, quoiqu’il nous soit ordinairement inconnu.
C’est un sentiment caché au milieu des faiblesses et des bassesses apparentes de notre nature, comme les diamants le sont dans les entrailles de la terre mêlés de boue et de crasse ; et comme il faut épurer ces derniers pour en voir l’éclat et pour en connaître le prix, aussi est-il nécessaire de purifier ce sentiment de notre grandeur naturelle par les idées de la religion pour connaître toute sa beauté.
Le chrétien soutient ces paradoxes, il remplit le vide prodigieux qui se trouvait dans ces maximes. Il n’y en a aucune qui ne devienne raisonnable dans le principe de notre immortalité, pourvue qu’elle soit bien entendue.
Si l’on nous dit, que le sage est sans passion, nous trouverons que ce caractère convient à l’homme immortel, pourvu que par la passion vous entendiez l’altération qui suit ordinairement les passions, comme il y a apparence que ces philosophes l’ont entendu ainsi. Car il est difficile qu’un homme fait pour l’éternité, s’il agit conformément à la juste et véritable connaissance qu’il doit avoir de soi-même, s’embarrasse beaucoup ni des soins, ni des passions qui ne regardent que le temps. Il est semblable à un homme qui se trouve sur une haute montagne, lequel entend souffler le vent, gronder le tonnerre, et crever la nuée mêlée de feu sous ses pieds, sans en être effrayé. Que s’il y a peu d’hommes qui jouissent de cette sérénité et qui regarde avec indifférence les biens et les maux de cette vie, cela vient de ce qu’ils n’ont pas une assez grande connaissance de cette immortalité, que la nature leur fait confusément connaître, ou de ce qu’ils ne savent pas se tenir dans cette haute assiette où la religion les avait mis. Tout cela montre qu’il n’y a point de sage parfait ; mais cela ne nous empêche point de conclure que ce ne soit le caractère du sage de vivre sans altération, et qu’on ne trouve ce caractère d’un homme plus ou moins, selon qu’il se souvient de ce qu’il est.
Si le sage doit être suffisant à lui-même, n’avons-nous pas raison d’en appliquer l’idée à l’homme immortel, qui ne peut s’apercevoir de sa véritable condition, qui est de venir de Dieu, et de retourner à Dieu, sans être bien persuadé que les objets du monde qui l’empêchent de connaître son origine et sa fin, sont bien éloignés de suffire à ses besoins. Car cette maxime ne doit point s’entendre dans un sens qui exclut Dieu, sans lequel nous ne sommes rien ; mais dans un sens qui exclut le monde, sans lequel il est vrai que nous sommes, et que nous sommes heureux. J’avoue qu’un homme qui a attaché aux objets de la terre tous ses désirs, ne saurait se passer du commerce des autres hommes. Sans cela il se plonge dans les idées de la misère et de la vanité attachée à toutes les choses temporelles. Il ne saurait vivre si l’on ne le divertit de penser à la mort. Il ne peut mourir s’il ne voit des personnes qui l’occupent encore de pensées de la vie. Sa bonne fortune lui devient insupportable, s’il ne la partage avec des gens qui l’occupent et l’empêchent de penser à la nécessité fatale qui lui est imposée de la voir bientôt finir. C’est une créature faible qui tombe dans le précipice, et qui pour retarder d’un moment sa chute, se prend à tout ce qu’elle rencontre ; mais il est surpris de tomber malgré ces vains secours dans l’abîme inévitable qu’il a devant ses yeux. L’homme immortel n’a que faire de ces déguisements, pour trouver de la consolation et pour se posséder lui-même. Il attache à la mort même une idée de gloire et de grandeur, qui lui fait regarder avec le chagrin ce qui détourne sa pensée de cet objet. Il n’est jamais plus satisfait que quand il considère la glorieuse condition de son esprit. L’amas des biens temporels lui paraît un amas de poussière qu’on jette à ses yeux, et pour l’empêcher de jouir de sa grandeur, et tout ce qui occupe le cœur et l’esprit des autres hommes l’ennuie, parce qu’il l’empêche de penser à sa félicité. Ce paradoxe n’est donc pas extravagant dans l’esprit d’un homme qui se connaît lui-même, et qui s’aime comme il faut ; s’il manque de vérité, c’est par rapport à notre faiblesse, et ce n’est que notre égarement et notre folie qui le rend insensé.
Que le sage commande aux astres, qu’il soit élevé au-dessus du destin, qu’ils soit plus heureux et plus parfait que Jupiter, ce sont des expressions d’autant plus excessives qu’elles semblent enfermer de l’impiété. Mais on pourrait bien leur donner un bon sens ; et certes, si l’on a voulu dire que l’homme immortel est élevé au-dessus des astres, de l’enchaînement des choses naturelles, et de ses héros érigés en divinités après leur mort, ou de ces dieux si semblables aux hommes faibles et déréglés que le paganisme avait inventés, on n’a rien avancé que de véritable. Les astres ne nous connaissent point, mais nous les connaissons. Nous ne leur devons rien, et ils nous doivent le brillant éclat de leurs perfections. Il est même, si je l’ose dire, plus naturel qu’ils soient dans notre dépendance, qu’il ne l’est que nous soyons dans la leur ; et s’il a plu à l’Auteur de la nature qu’ils fissent quelque impression nécessaire sur nous, ce n’est point pour leur gloire, mais pour notre avantage, qu’il a établi cet ordre dans l’univers. Le soleil domine sur le jour et la lune sur la nuit, mais Dieu seul domine sur l’homme, et la religion confirme excellemment les prérogatives de ce dernier, en nous apprenant que Dieu l’a établi dominateur sur les ouvrages de ses mains. Si le destin est un enchaînement d’objets extérieurs et de causes secondes, le destin ne peut rien sur l’homme, puisque ces objets périssent, et que l’homme ne périt point. Si Jupiter est un dieu coupable d’ambition, d’injustice et d’intempérance, il s’en faut bien que l’idée de cette divinité prétendue n’égale à celle d’un homme, que le sentiment de son immortalité et la grâce de Dieu élève au-dessus de l’orgueil, de l’intérêt et des voluptés de cette vie.
Comme le sage des stoïciens, l’homme immortel est invincible. Comment ferait-on pour abattre le courage d’un homme à l’égard duquel les dangers de cette vie ne sont pas des dangers, ni les misères de ce monde de véritables misères ?
L’homme du monde ne peut s’empêcher d’être faible. Sa faiblesse se fait jour au travers de ces apparences de magnanimité et de force qu’il affecte, pour éblouir les yeux de ceux qui le considèrent, et pour avoir la misérable satisfaction de faire dire qu’il a bien joué son rôle sur le théâtre de la vie humaine, qui est tout ce qui reste à ce maître du monde, qui s’est tant donné de peine pour se distinguer des autres hommes. Il n’est point dans le monde de constance soutenue. Cette fermeté des héros est une vertu de machine, qui se démonte par le dérèglement du moindre de ses ressorts. Celui qui défie et si fièrement les dieux et la fortune au milieu des dangers, à la tête des armées, tremble par la crainte de mourir dans son lit. Il bravait une mort accompagnée d’éclat et de tumulte, mais il ne peut soutenir la vue d’un trépas paisible et tranquille. Le philosophe qui se réjouissait de souffrir mille disgrâces illustres, mille désastres fameux, consolé par l’approbation de ceux qui admiraient sa constance, conçoit une espèce de désespoir, lorsqu’il est réduit à être malheureux en secret. Mais si l’homme du monde ne peut s’empêcher d’être faible, on ne peut dire que l’homme immortel aurait bien de la peine à s’empêcher d’être confiant. Les regards des autres hommes et la société qu’il a avec, qui sont la force prétendue des héros du siècle, sont toute la faiblesse de celui-ci. Il se sent affligé par les larmes de ceux qui l’environnent. La part que les autres prennent à sa prétendue misère l’abat et le rappelle du ciel sur la terre, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Mais enfin seul et rendu à lui-même, il se trouve au-dessus et des accidents qui lui arrivent, et des sentiments que les autres ont de lui. Il peut dire ce qu’un sentiment confus de la grandeur de l’homme a fait dire à un poète païen :
Si fractus illabatur orbis,
Impavidum ferient ruinæc
c – Si l’univers bouleversé s’écroulait, ses ruines l’accableraient sans l’épouvanter. (Horace, odes iii.)
Et il peut s’écrier avec un homme à qui la religion en avait appris infiniment davantage : Qui est-ce qui me séparera de la dilection de Christ ? Sera-ce oppression, ou angoisse ? Où est, ô mort, ta victoire ? Où est, ô sépulcre, ton aiguillon ? (Romains 8.35 ; 1 Corinthiens 15.55)
L’homme a cru se mettre au-dessus des disgrâces et de l’adversité, en s’élevant au-dessus des autres hommes. Il s’est trompé. Il faut qu’il retourne sur ses pas, pour trouver ce qu’il a cherché inutilement jusque ici. Ce n’est point l’orgueil avec ses distinctions forcées et ces contraintes éternelles, qui peut le rendre ferme et constant, mais c’est l’humilité, en le réduisant à cette égalité naturelle de perfection et d’excellence que nous avons avec les autres hommes, qui, aussi bien que nous, viennent de Dieu et retournent à Dieu.
Que si c’est dans le sentiment de notre immortalité qu’il faut prendre ce qui nous console et ce qui nous élève, c’est là encore que nous trouvons tout ce qui peut nous satisfaire véritablement.
Notre cœur est une espèce de feu qui consume tout, qui monte toujours en haut, et qui ne dit jamais : C’est assez. Donnez-lui tout ce qu’il peut raisonnablement désirer, il ne fera que former de nouveaux désirs. Est-il le maître de l’univers ? ou il désire d’autres mondes à conquérir, comme Alexandre ; ou il se dégoûte de sa propre grandeur, comme ces empereurs romains, qui devenus comme les chefs et les maîtres du genre humain, se dégoûtent de leur puissance, trouvant une extrême disproportion entre le bien qu’ils ont obtenu et l’ardeur avec laquelle ils l’ont désirée. Maîtres du sort des autres hommes, ils ne sont point contents de leur destinée. La satisfaction qu’ils cherchent les fuit. Tibère avait bien affaire de se faire empereur, pour s’aller enfermer dans son île de Capréesd, et s’y abandonner à ses voluptés infâmes, dont le ragoût consiste dans la singularité et dans l’excès du crime. Il ne fallait pas être empereur, il ne fallait qu’être homme pour cela, il ne fallait pas même être un homme, il fallait descendre plus bas que les bêtes, par une débauche monstrueuse ; mais c’est que ces excès de volupté était comme le désespoir de l’ambition. Il fallait descendre si bas, parce qu’on ne pouvait monter plus haut ; car de demeurer en repos, le cœur de l’homme n’en est point capable. Ces fameux débauchés avaient toujours cru que la félicité consistait dans la grandeur. Ils se désabusent, quand ils possèdent le dernier degré de celle-ci, et alors ils croient, ou qu’il faudrait d’autres grandeurs pour être heureux, comme le croyait le vainqueur des Perses ; ou bien fatigués de la grandeur, ils se tournent du côté de la volupté, ils tâchent de réparer le temps perdu et cherchent à regagner par la singularité ce qu’ils perdent du côté de la durée. Mais ils se dégoûtent de la volupté encore plutôt que de la grandeur, et alors l’ambition les rappelle à la grandeur, comme l’on voit que Tibère, après avoir abandonné l’empire à son favori pour goûter les plaisirs plus tranquillement, est tenté de quitter ses plaisirs pour l’empire, dont il reprend les soins après la mort de Séjan, étant aussi peu content à Rome qu’il l’était à Caprées, et portant partout un cœur insatiable et mécontent. Ce tableau ne représente pas seulement le cœur de Tibère ; mais encore celui de tous les hommes, dont l’agitation est perpétuelle et comme nécessaire, pendant qu’ils s’arrêtent aux objets du monde. Dieu lui a donné une capacité proportionnée à son immortalité, c’est-à-dire une capacité infinie. Il est donc impossible qu’il se satisfasse des biens qui périssent. Ce qui finit ne saurait le remplir. Mais persuadez-le de son immortalité, et donnez-lui des biens éternels comme lui, et vous verrez qu’il sera satisfait.
d – Ancien nom de l’île Capri, dans la baie de Naples.
Mais après avoir tâché de connaître la nature, les devoirs, les perfections et les plus grands motifs qui déterminaient le cœur de l’homme naturellement, ou ses forces morales, il est bon de passer à la considération de ses dérèglements dont nous aurons premièrement à considérer la source, pour en connaître ensuite les ruisseaux.