a – Ici commence, en anglais, le second volume de l’Autobiographie publié une année après le premier. (T. E.)
« Un marchand de bois de santal se trouvant à Aneityum et devant mettre à la voile pour Sydney dans peu de jours, mon passage fut retenu sur son navire pour 1500 € .
Chose bien propre à me faire toucher du doigt le complet dépouillement que le Seigneur m’avait fait subir dans mes dernières épreuves, le premier travail que je dus faire à bord fut de me confectionner de mes propres mains une chemise ; car je ne possédais absolument que celle que j’avais sur moi. Je me mis donc à l’œuvre avec une pièce de toile que j’avais obtenue à Aneityum.
Le capitaine faisait profession d’être catholique romain ; mais il fut un vrai type de la grossièreté et de l’impiété des trafiquants des Mers du Sud. S’il avait pris à tâche de nous rendre le voyage désagréable et de remplir nos cœurs de dégoût, il n’eût guère pu mieux réussir. Il se battait fréquemment avec le Second et avec l’intendant ; sa conduite tyrannique rendait méchants tous ceux qui l’entouraient. Lui et sa femme, une native, païenne, mais pas plus que lui, occupaient la cabine. Je n’avais pas de lit, je devais coucher sur des planches, dans le magasin de bois de santal, si bien que je ne pus jamais quitter mes vêtements pour m’aller reposer la nuit, et cela pendant un voyage de deux mille cinq cents kilomètres. Le vaisseau était misérablement approvisionné ; on m’apportait ma nourriture sur le pont, dans un plat, et elle était toujours à peu près immangeable. Je passais tout mon temps sur le pont, sauf la nuit et quand il pleuvait ; dans ces moments je devais me glisser à l’intérieur et m’étendre sur mes planches.
Le pauvre intendant faisait souvent irruption de la cabine sur le pont, la figure couverte de sang, frappé qu’il était par le capitaine qui s’armait de tout ce qui lui tombait sous la main. Il avait cependant l’air d’un garçon distingué, obligeant ; et j’avais pour lui la plus grande pitié. Ne voyant pas de changement à espérer de la part du capitaine, je pris note chaque jour, avec soin, de son indigne conduite ; car je me réservais de dévoiler en temps opportun sa bassesse et sa cruauté.
En arrivant à Sydney l’intendant fut congédié sans recevoir de gages : le capitaine l’accusait d’avoir refusé le travail. Il vint me trouver et me dit en pleurant qu’il avait besoin de son argent pour sa pauvre mère âgée, plus encore que pour lui-même. « Elle n’a pour vivre que ce que je lui donne, » me disait-il. D’après mon avis, il fit savoir au capitaine qu’il allait l’assigner, et que j’avais consenti à venir lire au tribunal les notes que j’avais écrites jour après jour pendant le voyage. Il fut payé immédiatement et vint m’en témoigner sa vive gratitude.
Bien qu’il m’en coûte de continuer sur ce triste sujet, je dois dire combien mon cœur a saigné au sujet de pauvres insulaires que le capitaine avait à bord. Ces gens ne savaient pas un mot d’anglais, et personne sur le vaisseau ne connaissait un mot de leur langue ; ce n’était que par de rudes coups qu’on leur faisait comprendre ce qu’ils avaient à faire. On les tenait entièrement nus, et ce n’est qu’en approchant de Sydney qu’on leur donna un morceau de calicot qu’ils enroulèrent autour de leur ceinture. C’était pour moi un spectacle des plus touchants que de voir ces pauvres indigènes, quand ils pouvaient s’asseoir un moment sur le pont, regarder le soleil et le regarder encore, avec la plus grande attention et de la façon la plus suppliante ; ce qu’ils faisaient chaque jour et à toute heure. Je pleurai beaucoup en les observant et en me voyant dans l’impossibilité de leur parler du Fils de Dieu, la lumière du monde ; car j’ignorais totalement leur langue.
Quand nous arrivâmes à Sydney, un agent du gouvernement vint à bord et demanda en quelle qualité ces insulaires se trouvaient là. Le capitaine répondit impudemment qu’ils étaient « des passagers » et tout fut dit. Et cependant quiconque connaît un peu les trafiquants des Mers du Sud sait parfaitement que ces natifs sont, en fait, des esclaves. Les capitaines les vendent au plus offrant et dernier enchérisseur.
Nous jetâmes l’ancre dans le port de Sydney à minuit ; et le capitaine me dit : « Je ne vous oblige pas de débarquer ce soir, mais au point du jour vous devez être parti. » Il aurait pu m’épargner cet ordre : c’était un trop grand bonheur pour moi que de pouvoir fuir tant de grossièreté et d’impiété !
J’arpentais le pont, regardant avec anxiété cette grande ville éclairée au gaz. Mes prières montaient ardentes à Dieu : qu’Il voulût bien m’ouvrir le chemin, donner succès à mon entreprise, de laquelle pouvait dépendre le salut de milliers de païens ! Je voyais ces païens périr, j’entendais leurs cris lamentables… Mais je sentais qu’il devait y avoir là, près de moi, un peuple de Dieu qui sympathiserait avec moi, qui m’aiderait si seulement je pouvais arriver jusqu’à lui. Cependant je ne connaissais pas une âme dans cette grande cité.
Malheureusement, malgré mes plus instantes réclamations, je n’avais pu avoir une copie de la résolution des missionnaires me chargeant de plaider leur cause et de rassembler des fonds pour l’achat d’un vaisseau missionnaire. Le secrétaire chargé de le faire ne m’avait donné qu’un billet d’introduction qui fut pour moi un obstacle plutôt qu’un secours ; sauf qu’il me poussa à m’en remettre plus exclusivement au Seigneur et à ne plus compter sur l’aide des hommes.
L’ami auquel on m’avait recommandé fit cependant de son mieux. Il m’accompagna chez un bon nombre de ministres et d’autres personnes. Chacun écouta mon histoire, sympathisa avec moi, me serra la main, me souhaita du succès ; mais chose étrange, un obstacle « très spécial » les empêchait de me céder leur chaire ou leur école du dimanche. Tellement qu’à la fin, je me sentais si découragé, si misérable, que je souhaitais d’être avec mes biens-aimés partis pour le ciel…
Mais ayant rencontré l’agent de la Société des Missions de Londres à Rarotonga, celui-ci m’informa que l’ami qui m’avait introduit auprès de tant de pasteurs avait en ce moment engagé sa plume dans une lutte très vive contre les Presbytériens et les Indépendants, que ceux-ci se défendaient vigoureusement ; bref, que je devais recommencer mes démarches entièrement dégagé de tout ce qui pouvait rappeler les préoccupations locales.
Je quittai même le logement que j’avais loué, en payant la quinzaine qui allait s’ouvrir ; et je m’en remis mieux que jamais au Seigneur, pour qu’Il me conduisît. Il me mit alors en relation avec M. et Mme Foss, deux de ses bons et généreux serviteurs, cœurs ouverts et chauds. Bien qu’entièrement étrangers à Sydney, ces deux enfants de Dieu m’invitèrent cordialement à être leur hôte, aussi longtemps qu’ils seraient dans la ville, m’assurant que je rencontrerais dans leur maison bien des chrétiens et des pasteurs qui m’aideraient dans mon œuvre. Dieu avait ouvert la porte, j’y entrai d’un cœur reconnaissant. Les deux serviteurs du Seigneur ne perdront pas leur récompense.
Une lettre et un appel avaient déjà été publiés en faveur de notre Mission. Je les refis et les publiai de nouveau, en y ajoutant un post-scriptum, mon nom et ma nouvelle adresse. Ces imprimés furent abondamment répandus, et par d’autres lettres, ainsi que par des articles dans les journaux, je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour faire connaître notre Mission. Mais une semaine se passa sans que j’eusse aucune réponse. Le dimanche s’écoula sans qu’aucune chaire m’eût été ouverte. J’étais extrêmement perplexe : comment avoir accès auprès des églises et des écoles du dimanche ?
Le second dimanche que je passai à Sydney, je sortis l’après-midi avec un ardent désir de communiquer mon message à qui voudrait l’entendre. Des enfants entraient en foule dans une Église, j’y entrai ; c’était la Chalmers Presbyterian Church. A l’issue du service, je demandai au pasteur, le Rév. Max Skimming, de me donner dix minutes pour parler aux enfants. Ayant un peu hésité et consulté ses collaborateurs, il m’en donna quinze. L’auditoire ayant été profondément intéressé, l’excellent homme me demanda de faire la prédication du soir et je fus annoncé, comme devant la faire, par les enfants de l’Ecole du dimanche.
Le digne pasteur étant très profondément intéressé par les choses que je racontai, m’offrit d’employer le jour suivant à m’introduire auprès de ses collègues. Je fus, à cause de lui, très cordialement reçu par tous, tout spécialement par le Dr Dunmore Lang qui m’aida beaucoup. Dès lors presque toutes les églises et les écoles du dimanche des Presbytériens et des Indépendants m’étaient ouvertes. J’obtins de faire dans les écoles du dimanche une collecte en faveur de l’œuvre que je faisais connaître ; et je distribuai, avec l’autorisation des superintendants, des cartes de collecteurs parmi les enfants, cartes qui devaient m’être retournées par les moniteurs à une date fixée. Quand je prêchais le dimanche dans une église, je recevais pour la Mission ce que la collecte donnait de plus qu’à l’ordinaire, et quand je pouvais organiser une réunion pour un soir de la semaine, je recevais toute la somme qui y était collectée.
J’en appelai ensuite à quelques-uns des pasteurs les mieux disposés pour qu’ils formassent entre eux un comité honoraire de conseil, ce qu’ils firent. Puis, à mon instante requête, ils nommèrent M. Goodlet, Esq., un excellent ancien, trésorier honoraire du Comité, afin de prendre charge des fonds qui seraient obtenus pour l’achat d’un vaisseau. Le public ne me connaissait pas, tandis que tous connaissaient mon trésorier ainsi que les fidèles ministres qui composaient mon comité ; l’on avait ainsi confiance en l’œuvre.
Je reçus dès lors tant d’appels d’églises et d’écoles du dimanche que je ne savais comment répondre à tous ; et quant aux sommes que j’en obtins, elles dépassèrent mon attente.
Je mis alors à exécution un projet destiné à intéresser les enfants, projet qui les captiva et qui a eu un succès merveilleux. Les enfants furent constitués actionnaires du nouveau vaisseau de la Mission. Chacun d’eux recevait un imprimé portant reconnaissance du nombre d’actions de six pence (60 centimes) dont il était propriétaire. Des milliers de ces actions furent souscrites, montrées dans les familles et grandement appréciées. Le vaisseau devait être réellement propriété des enfants ; ils allaient constituer une Grande Compagnie de Navigation pour Jésus ! Dans des centaines de familles, ces reconnaissances de propriété d’actions ont été soigneusement conservées, et leurs propriétaires, maintenant dans l’âge mûr, apprennent à leurs enfants à donner leurs sous pour l’entretien de l’Ange aux ailes blanches qui porte l’Évangile aux païens des Mers du Sud.
Que personne ne pense que j’oublie mon excellent trésorier et sa femme, le D et Mme Moon, et d’autres précieux amis qui m’ont généreusement aidé. L’Ange du Seigneur a marché devant moi et a merveilleusement incliné le cœur des siens à répondre à mes pauvres appels. J’ai eu, il est vrai, à faire mes propres arrangements, à correspondre au sujet de tous mes engagements et de tous les détails, ce qui pour moi, lent et laborieux écrivain, a toujours été une très lourde tâche ; mais quand on a conscience d’être ouvrier avec Jésus son joug devient aisé et son fardeau léger.
Ayant accompli mon œuvre aussi rapidement que possible dans la Nouvelle-Galles du Sud, je reçus de mon Comité une lettre de recommandation pour la province de Victoria. Là je n’eus aucune difficulté. Les pasteurs avaient entendu parler de mon œuvre à Sydney ; ils me reçurent avec la plus grande cordialité et formèrent à ma demande un Comité de Conseil ; notre cher ami Sir James en fut le trésorier honoraire.
Les Presbytériens se levèrent comme un seul homme à notre appel. J’eus trois ou quatre réunions chaque dimanche et une ou même plus chaque jour de la semaine. Il en fut de même dans la Tasmanie et dans l’Australie du Sud.
Les sommes recueillies étaient presque toutes formées de petits dons ; je ne me rappelle qu’une exception : un don de 37 500 € de feu l’hon. Angus (Australie du Sud) dont le Seigneur avait touché le cœur. Mes dépenses, entretien et frais de voyages, étaient réduites à fort peu de chose grâce à l’hospitalité et à l’obligeance des amis chrétiens qui m’hébergeaient et me faisaient transporter d’un lieu à un autre. J’en étais profondément reconnaissant : l’œuvre de Dieu devait recevoir d’autant plus.
Les dons étaient envoyés à mes trésoriers qui me tenaient au courant de leur total. Or le total général s’accrut si rapidement que nous prîmes bientôt la résolution d’acheter un vaisseau trois fois plus grand que celui auquel nous avions pensé d’abord. Nous mîmes à part 450 000 € pour cet achat. Puis, dans la prière, je résolus qu’au cas où Dieu me donnerait 120 000 € de plus, j’irais en Écosse afin d’obtenir un plus grand nombre de missionnaires pour les îles. A ce même moment j’appris la mort de mes chers collaborateurs M. et Mme Mathieson. Je restais donc seul pour raconter l’histoire des premiers travaux à Tanna ; et notre Mission ne comptait plus que quatre missionnaires. « Un vaisseau pour un si petit nombre ! » me disais-je. Il fallait évidemment plus de missionnaires. Mais ces pensées restaient entre moi et Dieu.
Mes réunions se multipliaient et l’argent affluait, tellement que ma tournée faite, notre fonds se montait à 750 000 €, y compris un don spécial de 45 000 € pour l’entretien d’instituteurs indigènes. Plusieurs écoles du dimanche avaient chacune promis 750 € par an pour l’entretien d’un de ces catéchistes, à placer dans l’une ou l’autre des Nouvelles-Hébrides, et plusieurs dames et messieurs en avaient fait autant. Ces dons pour l’entretien d’un évangéliste, qui s’élèvent maintenant chacun à 900 €, se sont beaucoup multipliés.
Retournant à Melbourne, j’exposai à mon Comité comment Dieu avait béni notre entreprise, quelle somme il nous avait donnée et quels plans j’avais conçus. Le Dr Cairns se leva alors et dit : « Messieurs, toute cette entreprise est de Dieu et non de l’homme. Allez dans votre pays, cher frère, et Dieu vous donnera de nouveaux missionnaires pour vos îles. » Mes vénérés amis, le D et Mme Inglis, arrivaient justement d’Angleterre où ils avaient imprimé le Nouveau Testament en langue aneityumésienne ; ils étaient présents à cette réunion de mon Comité et ils approuvèrent chaudement mon départ pour l’Écosse afin d’y recruter des missionnaires ; le Docteur approuvait d’autant plus mon départ que, vu le manque de temps et d’occasion, il n’avait pu travailler lui-même à ce recrutement comme il l’aurait voulu.
Melbourne tint une réunion d’adieux. Le gouverneur, Sir Henry Barkley, présidait. Le « Hall » regorgeait de monde et les discours du gouverneur, captivant l’assemblée, augmentèrent beaucoup l’intérêt qu’on portait à notre Mission. Il insista surtout sur le fait que cette œuvre, étant aux portes de l’Australie, avait des titres spéciaux à l’affection des Australiens et que c’était à ceux-ci tout spécialement qu’incombait le devoir de la soutenir.
Le Comité de Sydney donna de même sa cordiale approbation à mes projets. Une réunion d’adieux fut tenue dans cette ville comme à Melbourne. Le gouverneur Sir John Yong la présidait, et elle fut un grand succès. Le gouverneur de la Nouvelle-Galles du Sud, comme celui de Victoria, montra que notre Mission devait être l’œuvre des Australiens plus que celle de tout autre peuple de la terre. Imprimer cette pensée dans le cœur des Australiens, c’était là une œuvre grande de conséquences, pour l’Australie et pour les Nouvelles-Hébrides. Or c’est une des plus pures joies de ma vie que Dieu ait bien voulu me donner de concourir à une telle œuvre.
Des 750 000 € recueillis, nous en envoyâmes 450 000 € dans la Nouvelle-Écosse pour la construction du Dayspring notre nouveau vaisseau. C’était l’église qui avait commencé l’œuvre missionnaire dans les Nouvelles-Hébrides qui avait l’honneur de présider à la construction de ce bâtiment. Les 300 000 € qui restaient étaient destinés aux frais de trousseau, équipement, approvisionnement, voyages des nouveaux missionnaires que je devais recruter.
Qu’on me permette maintenant de raconter quelques incidents de mes courses à travers les colonies australiennes. En le faisant, je ne m’écarte point du but principal de cette autobiographie qui est de montrer que le doigt de Dieu est toujours aussi visible, pour celui qui a des yeux pour voir, que l’était la colonne de nuée pour le peuple israélite dans le désert.
En 1862 et 1863, les routes en Australie, sauf autour des grandes villes, n’étaient que de simples sentiers traversant plaines et collines dénuées de clôtures ; en temps pluvieux on ne pouvait les parcourir qu’au moyen de bêtes de somme. Dans les longs voyages à travers les broussailles, on ne trouvait son chemin qu’en suivant de profondes entailles taillées dans les grands arbres par quelque précurseur dévoué ; ces entailles indiquaient toutes la même direction à suivre. Si le voyageur perdait son chemin, il devait battre en retraite et chercher jusqu’à ce qu’il eût retrouvé la dernière entaille ; il avait alors à l’interpréter plus correctement. Les voyageurs expérimentés perdaient rarement le sentier ; mais beaucoup d’autres ont erré tant et si bien qu’ils sont morts dans ces solitudes : épuisés, ils tombaient et ne se relevaient plus. Il était facile, en ce temps, de faire soixante kilomètres dans ces campagnes sans apercevoir ni maison, ni âme qui vive. Les plus expérimentés n’avaient parfois pour se diriger que le soleil, la lune et les étoiles. D’autres fois c’était la vue des montagnes, la configuration de l’horizon, qui leur montrait le chemin. La boussole était quelquefois nécessaire. Le danger était sérieux, car même les plus intelligents et les plus expérimentés pouvaient se tromper et périr.
Un gentleman intelligent, propriétaire, éleveur de moutons, qui connaissait bien la contrée, m’offrit un jour de me conduire à sa station pour y tenir une réunion.
Nous avions une longue course à faire, et partant à midi, dans un petit cabriolet traîné par une splendide paire de chevaux, nous espérions arriver avant la nuit. Mon compagnon prit le sentier à travers la forêt en me disant : « Je connais bien la route ; il nous faudra marcher rondement, car nous n’avons pas une minute à perdre. »
Nous fûmes bientôt absorbés dans une conversation des plus intéressantes ; et, au bout de trois heures, mon guide me dit : « Nous allons déboucher bientôt dans la plaine ouverte. »
« Etes-vous bien sûr, répliquai-je, n’aurions-nous pas fait un cercle ? ces arbres et ces buissons ressemblent merveilleusement à ceux que nous avons vus à notre départ. » Mon compagnon se mit à rire, et quelque peu vexé, il me répondit : « Je suis un trop vieil habitué de ces forêts ! j’ai fait cette route tant et tant de fois ! »
Le courage me revint immédiatement ; je venais d’apercevoir par-dessus les broussailles ce qui me parut être le toit de l’auberge que nous avions quittée à midi. « Je suis certain, dis-je alors, que nous sommes revenus à notre point de départ ; mais, voici un Chinois, demandons-lui ce qui en est. »
Mon cher ami apprit alors, à son grand étonnement, qu’il s’était complètement égaré ; la course était à refaire. « J’aurais pourtant parié ma vie, faisait-il, que la chose était impossible ! »
Puis se tournant vers moi, il me dit, avec un chagrin manifeste : « Notre réunion est manquée ; ce sera plus de minuit quand nous arriverons. »
Le soleil se couchait quand nous sortîmes de la forêt pour entrer dans une zone peu boisée. L’obscurité allait venir : il s’agissait d’étudier le pays avec tout le soin possible pour déterminer la direction à prendre. C’est ce que fit mon compagnon. Bientôt nous arrivions à une plaine immense où l’on n’apercevait ni maison, ni clôture, aussi loin que le regard pouvait atteindre. Nous nous dirigeâmes en droite ligne sur un point déterminé de l’horizon ; et, après une longue course, nous discernions enfin la clôture de fil de fer qui entourait la propriété de mon ami. Les chevaux étaient très fatigués ; il fallait leur éviter un long circuit. Mon compagnon abattit quelques mètres de clôture qu’il devait faire relever le lendemain, et nous passâmes. Nous marchions droit sur la maison, au milieu d’arbres gigantesques, évitant les trous remplis d’eau qui eussent été dangereux. Enfin nous arrivions.
On nous souhaita joyeusement la bienvenue. Depuis longtemps l’excitation était grande à la ferme : on ne s’expliquait pas notre retard ; on avait abandonné toute espérance de réunion depuis plusieurs heures et les invités avaient regagné leurs demeures ne sachant que penser.
A cette époque, les routes étaient souvent en hiver changées en rivières de boue et parfois impraticables pour les meilleurs véhicules. J’en ai fait la périlleuse expérience.
Je devais aller de Clunes à une ferme du district de Learmouth. M. Downes, le cher pasteur de la localité, homme âgé, me conduisit chez tous les loueurs de chevaux ; mais pas un d’eux ne voulut louer ; ils voulaient vendre ; louer cheval et véhicule, c’était tout perdre, disaient-ils ; le véhicule serait brisé et le cheval ne reviendrait jamais vivant ! Mais j’étais annoncé comme devant prêcher à Learmouth, et je devais m’arranger d’une façon ou d’une autre de manière à franchir les quinze kilomètres qui m’en séparaient. La chose eût été plus faisable, si je n’avais pas eu avec moi mon indispensable valise pleine de « curiosités » et mon pesant paquet de massues, flèches, équipements, etc., des Nouvelles-Hébrides, objets qui servaient à illustrer mes conférences et à donner du poids à mes appels. Je ne pus louer personne pour porter ce bagage ; il ne fut pas possible non plus de le laisser à Clunes pour que quelque voiture me l’amenât plus tard à Learmouth. Ne voyant donc aucune solution à ma difficulté, je me remis entre les mains de Dieu, comme je l’avais souvent fait dans de plus grandes épreuves, je pris mon paquet d’armes sur mon épaule, ma lourde valise à la main, et je partis à pied. On me pressa instamment de n’en rien faire. Mais une voix me disait : « Ta force durera autant que tes jours, » et je me rappelais un vieil adage qui m’avait souvent stimulé dans les difficultés de ma jeunesse : « Là où se trouve une volonté, là se trouve aussi un chemin. » Avec de tels principes, pensais-je, un homme, Ecossais et chrétien, ne peut être aisément vaincu.
Quand la route changée en un lac de boue, était dangereuse ou impraticable, je franchissais la clôture et marchais dans les champs labourés, bien qu’ils fussent à peu près aussi impraticables que la route. Pour mon paquet, je changeais d’épaule ; pour ma valise, je changeais de main ; mais je fus bientôt fatigué de l’un et de l’autre. Je n’en continuai pas moins mon chemin et j’arrivai à une auberge où plusieurs routes se croisaient. Je demandai le chemin pour Learmouth et à quelle distance se trouvait cette localité. L’aubergiste m’indiqua la voie à suivre et me dit : « Si vous êtes à cheval, comptez une heure ; en voiture avec un bon cheval, il faudrait en compter une et demie ; à pied vous pouvez en compter trois ou même davantage. »
Je répondis : « Je suis à pied. Combien de milles anglais y a-t-il d’ici à la ferme de M. Baird ? »
L’aubergiste se mit à rire et reprit : « Eh bien, vous avez un joli chemin à faire par cette nuit noire ! avec une pareille route palissadée des deux côtés. »
Je laissai ce consolateur fâcheux et poursuivis mon chemin. Mais un chien de garde hargneux s’acharnait après moi, et j’avais grand’peine à l’empêcher de me mordre. Ses attaques sans cesse renouvelées eurent cependant un bon effet : elles m’excitèrent et me firent doubler le pas.
Après avoir longtemps marché, je rattrapai une troupe d’hommes portant des paquets de cordes ; ils allaient au secours d’un pauvre bœuf qui avait à peu près disparu dans la boue du chemin ! Ces hommes me montrèrent une petite lumière, visible à travers la nuit, et me dirent que c’était la ferme de M. Baird. « Franchissez la clôture et marchez droit sur cette lumière, » me dirent-ils.
Je fis ainsi, avec un cœur plein de reconnaissance. Mais la lumière disparut. Je n’en continuai pas moins à marcher dans sa direction, autant que j’en pouvais juger. Mais tout d’un coup le sol se déroba sous mes pieds ; j’enfonçais de plus en plus, tellement que je n’osai bientôt plus ni avancer ni reculer. Je me débattais dans un marais ; il n’y avait plus moyen d’échapper à la mort. Je me mis à crier de toutes mes forces : « coo-eed ! cooeed ! » mais personne ne répondait. Je priai sans relâche que Dieu me délivrât et j’appelai encore et continuellement ; pendant ce temps la nuit devenait extrêmement sombre. Enfin, vers minuit, j’entendis deux hommes qui parlaient entre eux, pas très loin de moi, semblait-il. Je recommençai à appeler : « coo-eed ! coo-eed ! » mais j’étais à bout de force. Heureusement que la nuit était parfaitement calme. La conversation cessa. Je continuai à crier. Enfin, j’entendis une voix qui disait : « Il y a quelqu’un dans le marais. »
— « Qui est là ? » me cria-t-on.
Je répondis : « Un étranger. Oh ! venez à mon secours ! »
— « Comment donc êtes-vous venu là ? » fit la voix.
— « J’ai perdu mon chemin, » repris-je d’une voix faible.
Et j’entendis l’un des hommes qui disait à l’autre : « Quel que soit cet individu, je veux le tirer de là. Nous ne pouvons pas l’y laisser, il serait mort avant le matin. Quand vous passerez devant chez nous, dites à ma femme que je suis allé aider une pauvre créature à sortir du marais et que je vais rentrer bientôt. » Cet homme m’appela et je répondis, jusqu’à ce que parvenant à moi, il m’aida, au péril de sa vie, à sortir du bourbier où j’étais enfoncé. Quand je fus dehors, il prit ma valise d’une main, lança mon paquet sur son épaule et me conduisit à la ferme.
J’étais mouillé, boueux des pieds à la tête et tout transi de froid. Si Dieu ne m’avait pas envoyé cet homme, j’aurais péri là, comme il était arrivé à d’autres avant moi.
La femme du fermier me souhaita cordialement la bienvenue et pourvut à tous mes besoins avec la plus grande bonté. Bien qu’on fût encore sur pied à la ferme, on avait abandonné tout espoir de me voir. J’entendis plus tard le domestique dire à sa maîtresse : « Je ne sais d’où il vient ; je l’ai trouvé enfoncé dans le marais ; et rien que d’avoir apporté ses colis du marais à la maison, l’épaule m’en fait mal. »
Une tasse de thé chaud me remit. Le Seigneur me donna un bon sommeil. Je me levai le matin suivant merveilleusement restauré, bien que les épaules et les bras me fissent encore mal. Je présidai trois services ; je racontai l’histoire de notre Mission ; et les réunions furent bénies. Quant au résultat financier, il fut des plus réjouissants.
Un jour, faisant un long voyage sur l’impériale d’une diligence, j’avais à côté de moi un digne Ecossais qui m’observait en silence pendant que je lisais et que chacun causait de choses diverses :
— « Etes-vous ministre ? » me dit-il.
— « Oui, » répondis-je.
— « Où est votre Église ? »
— « Je n’ai pas d’Église. »
— « Quelle charge avez-vous ? »
— « Je n’ai pas de charge maintenant. »
— « Où demeurez-vous ? »
— « Je n’ai pas de demeure. »
— « D’où venez-vous ? »
— « Des îles de la Mer du Sud. »
— « Que faites-vous en Australie ? »
— « Je plaide la cause de la Mission. »
— « Etes-vous presbytérien ? »
— « Je le suis. »
Ayant passé par ce catéchisme à la satisfaction de mon interlocuteur, nous eûmes un entretien des plus intéressants et des plus profitables. Quand nous descendîmes de voiture, mon excellent compagnon voulut absolument payer pour moi les 180 € que coûtait ma place : « C’est une joie pour moi, Monsieur, une grande joie me disait-il ; je vous honore à cause de votre œuvre !
Peu après, un maître d’école me conduisit en voiture à une grande distance, jusqu’à Violet Town où nous devions passer la nuit dans une auberge. Là nous vîmes un peu ce qu’était la vie en Australie lorsque ce pays fut ouvert. Une bande de chenapans faisaient ripaille à l’auberge. A peine débarqués, c’était une explosion de quolibets à notre adresse. Un grand gaillard qui se donnait pour un étudiant en médecine, se rua sur moi, me saisit au collet et me secouant rudement : « Un ministre, un ministre ! fit-il, je m’en vais lui en donner ! »
On eut beaucoup de peine à me retirer de ses mains ; il jurait et blasphémait comme si j’avais été son plus mortel ennemi.
Après le thé nous nous rendîmes, l’instituteur et moi, dans la seule chambre à coucher de la maison, chambre qui ne pouvait contenir que deux personnes. Nous nous enfermâmes à clef et nous barricadâmes la porte, car dans la pièce voisine se trouvait une bande d’hommes ivres, faisant un vacarme affreux. Ils se battaient et semblaient se tuer les uns les autres ; à chaque instant il nous semblait que notre porte allait voler en éclats. Leur langage seul nous faisait trembler. L’un d’entre eux surtout paraissait être la victime des autres ; il appelait au secours, criant qu’on lui volait son argent, mais ses cris ne servaient à rien. A quatre heures du matin, sans avoir pu dormir, j’étais heureux de partir par la première diligence qui se présentait. A cette époque, il était dangereux de s’arrêter dans ces auberges écartées ; chacun faisait ce qui lui plaisait et ce qui paraissait juste à ses propres yeux : la force tenait lieu du droit.
Quand j’arrivais dans une commune, au milieu des chercheurs d’or, sans qu’on eût pu me préparer une réunion, je cherchais d’abord une salle, une église ou un emplacement en plein air ; je faisais annoncer la réunion par le crieur public et j’avais bientôt un auditoire très nombreux. Les dons qui résultaient de ces réunions étaient vraiment considérables. A l’histoire de notre Mission, je joignais toujours les appels de l’évangéliste ; car je devais me proposer avant tout de faire sentir à chacun ses devoirs envers Jésus-Christ, ce qui, du reste, était la meilleure manière de servir les intérêts de la Mission.
En allant d’Albury, dans la Nouvelle-Galles du Sud, au mont Gambier, dans l’Australie méridionale, à travers la province de Victoria, j’arrivai dans une localité où il n’y avait plus aucun service public de communications. En conséquence, je m’en allai à pied jusqu’à la station de squatterb la plus rapprochée ; j’informai le propriétaire de ma situation et lui dis que je lui serais bien obligé s’il voulait m’héberger pour la nuit, puis me faire conduire le lendemain jusqu’à la station suivante de ma liste. Ce propriétaire qui était un excellent chrétien et un presbytérien, me souhaita la bienvenue de la façon la plus cordiale. Il convoqua une réunion de tous ses serviteurs auxquels je fus très heureux de m’adresser. Puis, le lendemain, il me donna 3000 € et mit à ma disposition sa propre voiture me disant que je pouvais la garder toute la journée.
b – Grand propriétaire, éleveur de bestiaux, en Australie. (T. E.)
A la station suivante, je dis au propriétaire : « Je suis un missionnaire des îles de la Mer du Sud ; je traverse la province de Victoria pour plaider la cause de notre Mission ; pourrais-je rester ici une heure ou deux et auriez-vous la bonté de me faire transporter ensuite à la prochaine station ? Si vous ne le pouviez pas, je puis garder la voiture du dernier squatter que j’ai visité. »
« Restez, me dit-il, vous et vos chevaux avez besoin de repos, et ma femme sera heureuse de vous voir. »
Je découvris que sa femme venait de Glasgow, d’une rue où j’avais demeuré moi-même ; et je connaissais beaucoup de ses amis. Notre conversation fut des plus intéressantes et me conduisit naturellement à lui faire l’histoire de notre Mission. Le mari et la femme furent entièrement gagnés. Ils me firent un don magnifique et mirent leurs chevaux à mon service.
Je trouvai à la prochaine station un Irlandais bourru et insolent. Quand je lui eus exposé l’objet de ma visite, comme aux précédents : « Allez-vous-en, me dit-il, je n’ai pas besoin que vous m’ennuyiez de vos balivernes ! »
Je répondis : « Je suis fâché de vous déranger ; mais je vous souhaite toutes les bénédictions de Jésus-Christ. Adieu ! »
Comme nous partions, j’entendis une dame qui lui disait, de la fenêtre : « Ne laissez pas partir ce missionnaire ! Rappelez-le ! je tiens à ce que les enfants voient les idoles et les curiosités qu’il rapporte de la Mer du Sud. »
Il se mit à crier de nouveau ; mais la dame dut insister, car il finit par nous appeler : « Cette dame vous a entendu à Melbourne, me dit-il, et nos dames et nos enfants désirent beaucoup voir vos idoles, vos armes et vos équipements. »
Je revins, je montrai mes « curiosités, » et donnai des informations sur les natifs des îles et sur notre Mission. Comme je partais, notre Irlandais rageur me tendit un chèque de 750 € et me souhaita bon succès.
La station suivante était une des plus grandes. Le squatter et sa famille étaient absents ; mais le régisseur, un Ecossais, excellent chrétien, réunit le soir tous les gens de la propriété, assemblée enthousiaste qui souscrivit 3000 € pour notre Mission et qui me prit beaucoup d’actions de notre futur vaisseau. J’ai toujours trouvé les plus rudes ouvriers de ces stations lointaines parfaitement attentifs et respectueux.
A Penola, ville située sur la frontière, entre la province de Victoria et l’Australie méridionale, je dus attendre près d’une semaine, vu que, les routes étant impraticables, la diligence s’était brisée. Mais j’étais attendu au Mont Gambier pour les services du dimanche, aussi me décidai-je à louer un homme avec une légère voiture à deux chevaux pour le prix de 720 €. Cet homme me certifia que ses chevaux étaient bien reposés et capables de faire le voyage. Nous partîmes à midi ; mais nous n’étions pas allés bien loin, que déjà mon cocher commençait à fouetter rudement ses chevaux. Ces pauvres bêtes étaient complètement épuisées. Je pressai mon compagnon de ne pas les frapper, mais en arrivant au haut d’une côte, il s’arrêta et me dit : « J’ai honte de devoir vous avouer que mes chevaux n’en peuvent plus. Ils venaient de faire un voyage de soixante-cinq kilomètres quand nous sommes partis. Je vous ai dit un mensonge, mais j’espère que vous me pardonnerez : j’étais dans un pressant besoin de louer mon équipage. Maintenant il n’y a plus rien à faire : il nous faut camper ici ; nous passerons la nuit sur ce terrain qui est sec et j’espère que vous ne prendrez pas froid. Vous dormirez dans la voiture et moi dessous. Je mettrai le feu à ce grand arbre qui est abattu et cela nous tiendra au chaud. J’ai apporté un pain et une bouilloire ; nous aurons du thé. Et ne craignez rien : nous arriverons au Mont Gambier à temps pour que vous y fassiez le service du dimanche matin. »
J’étais abasourdi. Mais mon homme dételait ses chevaux. Il les entrava et les lâcha dans l’herbe. Il fit du thé noir, à la façon des gens de la forêt et parut s’en régaler. La voiture fut rapprochée de l’arbre en feu ; je m’y blottis pour m’y reposer ; mais le sommeil ne venait pas. Je passai là des heures dont la fatigue et la longueur étaient effrayantes : les kangourous, les « wallabies, » les oiseaux criards et autres bêtes sans nom faisaient un vacarme effroyable tout autour de nous et des milliers de moustiques nous torturaient. Vers minuit je vis une lumière au loin dans les broussailles ; réveillant mon compagnon, je lui demandai s’il savait ce que c’était. Il me répondit qu’il avait entendu dire qu’un fermier wesleyen des environs d’Adélaïde était venu dans cette région pour y établir une station de moutons et de gros bétail, vu que dans cette contrée humide le fourrage était excellent. « Ce pourrait bien être une lumière de cette station, ajoutait-il, à moins que ce ne soit celle d’un campement semblable au nôtre. » Et comme mon homme m’assurait qu’il pouvait trouver le chemin à suivre pour atteindre cette lumière et pour revenir à notre campement ; je résolus, pour utiliser mon temps, de tenter d’y arriver.
Nous trouvâmes le fermier wesleyen établi dans un grand hangar entouré d’un immense enclos, au milieu des broussailles. Il y avait là des chevaux, des vaches, des moutons, entassés pêle-mêle pour la nuit, en attendant l’érection des bâtiments qui devaient composer la station. Et chacun travaillait sans relâche aux constructions nouvelles.
Comme l’heure était fort indue, les chiens avaient fait grand vacarme à notre approche. Nous fûmes cordialement reçus et bientôt entourés de toute la famille. Ils écoutèrent avidement tout ce que je leur racontai de la Mission. Puis nous eûmes un culte et prîmes joyeusement le thé ensemble. Avant de nous séparer, ils nous remirent un pain et un pot de lait pour notre déjeuner du lendemain (le pot à laisser auprès de l’arbre en feu, de sorte qu’ils pussent le reprendre après notre départ). Ils regrettaient beaucoup de ne pouvoir nous offrir un lit. Mais nous avions extrêmement joui de leur société et j’avais trouvé en eux de bien chers amis chrétiens.
Au point du jour nous étions en route. J’arrivai à temps au Mont Gambier où l’on avait longtemps désespéré de mon arrivée. Les services que nous y eûmes furent très fréquentés et nous y gagnâmes beaucoup de généreux et dévoués amis pour notre Mission.
Revenus à Penola, nous apprîmes que le service de la diligence n’était pas encore rétabli ; je devais attendre plusieurs jours. Or, je voyais là se promener à toute heure un homme qui chancelait sous l’influence de la boisson. Il avait été, me dit-on, un riche et généreux squatter ; il avait tout perdu ; il avait enterré récemment sa femme ; et maintenant, suivi de trois petites filles, il essayait de noyer ses chagrins dans l’eau-de-vie. Mu par une irrésistible pitié, je le suivis chaque jour et lui démontrai sans cesse la folie de sa conduite, le suppliant d’avoir au moins égard à ses enfants. A la fin, se tournant vers moi, il me dit, avec un regard solennel : « Si vous voulez signer avec moi, je prendrai un engagement d’abstinence pour la vie ; Dieu me viendra en aide, et je tiendrai mon engagement. »
Nous signâmes l’engagement et je priai Dieu solennellement de nous rendre capables de le tenir. Je renouvelais ainsi un engagement de ma jeunesse ; lui s’engageait pour la première fois ; et, avec l’aide de Dieu, il resta fidèle. Il quitta Penola le lendemain, rompant avec la société des buveurs, et établit un humble commerce sur les lieux mêmes où précédemment il était grand propriétaire. Il devint un chrétien zélé et dévoué, ancien de l’Église.
J’ai souvent essuyé des moqueries parce que je ne suis pas seulement « tempérant, » mais bien « total abstinent ; » or un seul cas comme celui-ci (et, grâce à Dieu, j’en pourrais citer beaucoup d’autres semblables) est une récompense éternelle qui rend capable de supporter bien des moqueries.
J’étais annoncé comme devant faire les services du dimanche à Narracoort, et comme devant tenir une réunion, le samedi soir, dans une station située sur la route. Mais comment se rendre de Penola à cette station ? J’en étais dans la plus grande perplexité, lorsque le samedi matin, une jeune dame, par reconnaissance pour des bénédictions reçues, vint m’offrir son cheval de selle pour le voyage. « Garibaldi, » c’était le nom du cheval, était un fin coursier, mais j’avais l’assurance que si je le tenais fermement, je pourrais faire avec lui les trente-six kilomètres qui me séparaient de la station. Je tremblais cependant un peu à la pensée de l’entreprise, car je ne connaissais pas les chevaux et je me rappelais le terrible accident que j’avais eu lors de la dernière et presque unique course à cheval que j’eusse jamais faite. Mais je n’avais pas d’autre moyen de remplir mes engagements et je pensais que c’était Dieu qui m’envoyait celui-là. J’acceptai donc et l’on me donna, sur la route à suivre, toutes les informations désirables. Un ami se chargeait de m’envoyer mes bagages.
Tout alla bien pendant quelque temps ; j’observais avec soin les entailles faites aux arbres dans le fourré et m’en allais au petit pas. Mais trois messieurs à cheval me rattrapèrent. Ils me demandèrent où j’allais ; ils me conseillèrent de me tenir plus librement en selle, ce qui devait beaucoup me soulager ; et ils semblaient très amusés de ma façon gauche de chevaucher.
Comme de sombres nuages s’amassaient sur nos têtes et que l’état de l’atmosphère annonçait un terrible orage, ces messieurs m’engagèrent à marcher un peu plus vite, et à rester ainsi avec eux ; « nous pourrons alors, ajoutaient-ils, vous servir de guides pendant une grande partie du chemin. » Mais je leur expliquai mon inexpérience et leur dis que je ne pouvais marcher sûrement qu’en allant très lentement. Je leur dis donc adieu. Et comme le ciel devenait très noir, ils acceptèrent la séparation, me souhaitèrent bon voyage et s’éloignèrent au grand trot.
Mais Garibaldi voyant son honneur engagé, dresse les oreilles, prend son mors entre les dents et fond sur eux comme la foudre. Ils s’empressent de faire place ; et, malgré tous mes efforts, je suis emporté avec une rapidité effrayante. Ces messieurs essayent de suivre. Inutile ! Le bruit de leurs pas met Garibaldi en feu : en quelques secondes nous n’entendons plus rien. Il n’était pas question pour moi de tourner la tête. Bientôt le tonnerre, les éclairs, les torrents de pluie fondent sur nous, et à chaque éclat de la foudre, Garibaldi bondit de plus belle.
A ma grande surprise, il m’était plus facile maintenant de me tenir en selle que lorsque nous allions au trot. A chaque contour je craignais que cheval et cavalier ne fussent écrasés contre les arbres ; mais l’instinct de Garibaldi le conduisait plus sûrement que je n’aurais pu faire. Parfois j’apercevais la route, mais quant aux entailles, il n’en était pas question : nous passions comme l’éclair. Du reste, je n’aurais pas osé détacher mes yeux un seul instant de la tête du cheval et des branches d’arbres qui étaient sur notre passage.
Mon chapeau haut de forme était inondé et tout écrasé, car à chaque éclaircie du fourré, je profitais de l’occasion pour lui asséner un grand coup et l’enfoncer à nouveau.
Le tonnerre continuait à gronder et Garibaldi passait comme le vent à travers l’obscurité de la forêt. Enfin le fourré s’éclaircit et je distingue le chemin. Nous arrivons au haut d’une côte et j’aperçois au loin une grande maison ; Garibaldi se dirige droit sur elle, comme si c’était son home ; il y était probablement allé souvent. Je ne pouvais rien faire pour le conduire ; tous mes efforts n’avaient pas plus d’effet que n’auraient eu ceux d’un petit enfant ; nous allions évidemment nous assommer contre la porte ou contre les murailles.
Quelques membres de la famille qui attendaient le missionnaire, le voient alors arriver ventre à terre comme s’il était fou ou ivre ; et tous accourent sous la véranda, s’attendant à une catastrophe. Un grand et robuste groom court ouvrir toute grande la porte de l’enclos, saisit la bride de Garibaldi au moment où nous entrons, et se fait traîner au risque de sa vie, retenant le cheval de toutes ses forces et me criant d’en faire autant. Quand, à deux pas de la porte, nous réussissons à l’arrêter, — et sûrement cette fois parce que la bête le veut bien, — le groom me crie ! « Quelle folie ! sans moi, vous étiez mort ! » Pouvant à peine articuler un mot, je le remercie et lui dis que le cheval s’était emporté et que je n’y pouvais absolument rien.
J’étais dans le plus piteux état, mouillé, tout couvert de boue, le chapeau rabattu sur les yeux ; rien d’étonnant qu’on me crut ivre ou fou ! Le maître, la maîtresse, la gouvernante et les enfants me regardaient de la véranda ; et, comme pour confirmer leurs soupçons, quand le groom m’eut aidé à descendre de cheval, je ne pouvais nullement me tenir sur pied ! ma tête donna en avant et je tombai tout de mon long dans la boue. Extrêmement mortifié, je dus rester étendu un moment ne pouvant ni me relever, ni dire un mot. Quand je pus me relever, je dus me tenir un moment à la véranda, car la tête me tournait toujours.
A la fin, le maître de la maison me dit : « Ne voulez-vous pas entrer ? » Je vis qu’il me prenait pour un homme ivre. Mais mon étourdissement était si complet, que mes efforts pour parler me faisaient paraître ivre, encore plus que ma démarche chancelante.
Dès que je pus marcher, j’entrai dans la maison et m’assis auprès d’un grand feu. Le squatter était assis en face de moi, lisant son journal ; il ne disait rien, mais il me regardait de temps en temps par dessus ses lunettes.
Bientôt cependant il me dit : « Ne vaut-il pas la peine que vous changiez de vêtements ? »
L’usage de la parole m’était revenu, aussi répliquai-je : « Oui, mais ma valise viendra par la charrette et je ne l’aurai pas ce soir. »
Le squatter commença à s’attendrir. Il me fit entrer dans une chambre et me prêta un de ses costumes. Comme j’étais très mince et lui, très gros, ce costume ajouta à la singularité de mon apparence. Quand, après avoir fait toilette, je revins auprès de mon hôte, je lui demandai s’il avait tout préparé pour une réunion. Mais ma langue, paraît-il, n’était pas encore bien sûre ; car il me regarda d’un air de reproche et me dit : « Pensez-vous réellement que vous soyez en état de paraître devant une assemblée ce soir ? »
Je l’assurai que ses soupçons étaient sans fondement, que j’avais toujours été un abstinent et que mes nerfs avaient été terriblement ébranlés par la course que j’avais faite. Il sourit et me dit : « Eh bien, nous verrons comment vous serez après le thé. »
Nous nous mîmes à table et je m’aperçus bientôt que mon accoutrement couronnait dignement le rôle que j’avais joué ; la maîtresse de maison, ainsi que le reste de la famille, avait une peine infinie à rester dans les limites d’une gaîté convenable.
Je pris la parole, mais il paraît que ma langue n’était pas encore bien déliée : les soupçons persistaient. « Mes chers amis, leur dis-je, je comprends vos sentiments, car les apparences sont contre moi. Mais je ne suis pas ivre comme vous le supposez. Je n’ai jamais goûté d’aucune boisson enivrante ; j’ai été toute ma vie un total-abstinent. »
Ils partirent d’un éclat de rire, se regardant les uns les autres et me regardant ensuite, comme pour me dire : « Mais ! vous êtes ivre maintenant encore. » Cependant, avant que le thé fût fini, ils parurent comprendre que j’étais en état de tenir la réunion. Ils m’informèrent que tout était préparé. Et, à la réunion même, ils furent profondément intéressés. Ils me comblèrent ensuite de bontés comme pour me faire oublier les fâcheux soupçons.
Le matin suivant, le squatter me conduisit à l’église de Narracoort, à quinze kilomètres de la station, et nous eûmes là des services bénis.
Deux fois depuis lors, dans mes tournées en faveur de notre Mission, je suis retourné chez ce même squatter ; les invités y étaient nombreux ; et chaque fois la maîtresse de maison a régalé la compagnie du récit de ma première arrivée à la station.
En terminant ce chapitre, je dois dire, à l’honneur de l’Australie, que j’ai presque toujours rencontré dans ce pays la bonté et l’hospitalité les plus remarquables, ainsi que aide et secours abondants. En chaque localité, j’avais une ou plusieurs invitations, et partout mes hôtes me traitaient comme un cher ami de la famille. L’hospitalité des colons est du reste proverbiale. Que le Maître divin leur donne de plus en plus son Esprit et les comble de ses bénédictions, eux et leurs maisons ! »