Les décisions de Chalcédoine étaient le triomphe de la christologie occidentale et de celle des antiochiens modérés. Un homme, parmi ces derniers, représentait éminemment, depuis vingt-cinq ans, cette école d’Antioche : c’est Théodoret. Il était la meilleure tête du parti, et l’on pense généralement que la formule de paix de 433 était son œuvre. Exposer en détail sa christologie serait donc, en grande partie, répéter ce qui a été déjà dit à propos de Théodore de Mopsueste, de Nestorius et de l’opposition faite par les partisans de Jean d’Antioche aux idées particulières de saint Cyrille. Cette christologie peut se résumer en quelques lignes.
Avant l’incarnation il n’y avait pas deux natures, il n’y en avait qu’une seule, car la nature humaine a été aussitôt unie que procréée : l’union s’est faite ἐν τῇ συλλήψει. Mais, après l’incarnation, le Christ est en deux natures, ἡ λαβοῦσα καὶ ἡ ληφϑεὶς φύσις. L’auteur les distingue souvent au point d’en parler comme de deux personnes : ἕτερος δὲ ὁ κατοικήσας κατὰ τὸν λόγον τῆς φύσεως, καὶ ἕτερος ὁ ναός. Ce n’est pas le Dieu Verbe qui a été conduit au désert pour y être tenté : c’est le temple pris par le Dieu Verbe de la semence de David. Il identifie d’ailleurs ὑπόστασις avec φύσις ; et les oppose à πρόσωπον. Chaque nature garde dans l’union ses propriétés et son action : Ταῖς ἐνεργείαις μὲν διηρημένας (φύσεις), τῷ προσώπῳ δὲ συννημένας ––– τάς τε τῶν φὐσεων ἰδιότητας καὶ τοῦ προσώπου κηρύττει (ὁ [Παῦλος) τὴν ἕνωσιν. Mais comme on vient de le voir, il y a entre elles συνάφεια, ἐνοίκησις, ἕνωσις. Et sans doute Théodoret dit bien que dans cette union « tout est affaire de bienveillance et de philanthropie et de grâce », mais il ajoute cependant que cette union n’est pas seulement morale, elle est physique : πλὴν καὶ φυσικῆς ἐνταῦϑα τῆς ἑνώσεως οὔσης ἀκέραια μεμένηκε τὰ τῶν φύσεων ἴδια. Ainsi il n’y a en Jésus-Christ qu’une personne, qu’un fils : ἓν μὲν πρόσωπον, καὶ ἕνα υἱὸν καὶ Χριστόν ––– ἕνα μὲν Χριστὸν ὁμολογοῦμεν… καὶ τὸν αὐτὸν διὰ τὴν ἕνωσιν ϑεόν τε καὶ ἄνϑρωπον ὀνομάζομεν. Celui qui a souffert n’était pas autre (ἄλλον τινά) que le Fils de Dieu.
De cette unité de personne suit la légitimité de la communication des idiomes. Théodoret en a parlé avec justesse dans l’Eranistes, ii. Sur ce point cependant il s’est montré toujours un peu réservé. S’il admet le ϑεοτόκος, il ne rejette pas l’ἀνϑρωποτόκος qu’il croit orthodoxe pourvu qu’on l’entende bien. Surtout il n’a jamais voulu admettre que l’on parlât des souffrances et de la mort de Dieu et du Verbe. L’anathématisme xii de saint Cyrille lui paraissait intolérable, et il s’est moqué agréablement, dans l’Eranistes, de l’explication qui consistait à dire que le Verbe a souffert impassiblement, ἔπαϑεν ὁ Λόγος ἀπαϑῶς. Dans le fragment de son discours prononcé à Antioche en 444, lors de la mort de saint Cyrille, il pousse les choses à l’extrême : « Nemo iam neminem cogit blasphemare. Ubi sunt dicentes quod Deus est qui crucifixus est ? Non crucifigitur Deus. Homo crucifixus est Iesus Christus qui ex semine est Davidis, filius Abrahae. Homo est qui mortuus est Iesus Christus. » etc.
[Un millénaire plus tard, la répugnance de Théodoret à employer l’expression de crucifixion de Dieu, de mort de Dieu, sa réserve devant le mot ϑεοτόκος, seront partagées par Jean Calvin, dans une lettre qu’il adressait à l’Église de Londres, le 27 septembre 1552 : « Cependant pour aller en rondeur fraternelle avec vous, je ne puis dissimuler qu’on trouve mauvais que ce titre (de Mère de Dieu) soit ordinairement attribué aux sermons à cette vierge, et de ma part je ne saurais trouver tel langage ni bon, ni propre, ni convenable. Aussi le feront toutes gens de sens rassis, par quoi je ne me puis persuader qu’il y ait un tel usage en votre Église, car cela serait autant comme de parler du sang, de la tête, de la mort de Dieu. Vous savez que l’Écriture nous accoutume à un autre style, mais il y a pis en ceci pour le scandale, car de dire la mère de Dieu pour la vierge Marie, ne peut servir qu’à endurcir les ignorants en leurs superstitions. Et celui qui se plairait en cela, montrerait bien qu’il ne sait que c’est d’édifier l’Église. » Paroles qui suffisent pour souligner la prétention incohérente du mouvement néo-réformé américain à se réclamer inconditionnellement de Calvin, et du concile de Chalcédoine. (ThéoTEX)]
Sur le point spécial de la science humaine de Jésus-Christ, Théodoret ne fait nulle difficulté d’admettre que cette science était limitée et que Jésus, comme homme, était sujet, à l’ignorance. Dans le traité De incarnatione Domini aussi bien que dans le Pentalogus, il s’appuie sur Luc.2.52, pour prouver que Jésus-Christ était vraiment homme et possédait une âme humaine, car, seule, pouvait croître en sagesse l’âme humaine « qui apprend peu à peu les choses divines et humaines ». Dans la critique de l’anathématisme iv, il tire la même conclusion du texte de Matth.24.36, De die illo et hora nemo scit, etc. Jésus avouait ici une ignorance réelle du jour et de l’heure du jugement, et cela parce que l’humanité en lui ne savait que ce que lui avait révélé la divinité. Cette solution est bien dans le sens général de la christologie de Théodoret.
A propos de cette christologie cependant, on s’est demandé si l’évêque de Cyr n’avait pas franchi les limites de l’orthodoxie et poussé jusqu’au nestorianisme proprement dit ; et, en supposant qu’il ait été orthodoxe en effet au moment du concile de Chalcédoine, s’il l’avait été dès le commencement du conflit, ou s’il ne l’était pas plutôt devenu par suite des lumières que la controverse lui avait apportées. Une faut pas oublier, on effet, son obstination à soutenir jusqu’au bout Nestorius et Théodore de Mopsueste, ni oublier qu’il a été condamné par le Ve concile général pour ses écrits « contre la vraie foi, contre le premier et saint synode d’Éphèse et contre saint Cyrille et ses douze anathématismes, et pour tout ce qu’il a écrit en faveur de Théodore et de Nestorius » (canon xiii).
Le P. Garnier a examiné la question dans ses dissertations sur Théodoret, mais en s’appuyant surtout sur les actes de sa vie et sur l’autorité de témoignages extérieurs. Il ne la tranche pas, bien qu’il penche visiblement à conclure contre notre auteur. A son tour, M. Bertram a repris cette étude de plus près et d’après les textes. Sa conclusion est que l’évêque de Cyr a réellement, dans le principe, partagé l’erreur de Nestorius, et qu’il ne s’en est dégagé que plus tard, vers 435 peut-être. C’est la conclusion que l’on peut admettre, mais, je crois, en l’adoucissant beaucoup. Théodoret approuvait, sans aucun doute, le dyophysisme énergique de Nestorius, et lui-même s’est servi parfois, pour traduire cette doctrine, de formules incorrectes et d’expressions exagérées. Ces formules se rencontrent plus nombreuses et plus violentes dans le traité De incarnatione Dominia, qui est de 431-435, et dans la critique des anathématismes qui est vraisemblablement de 430. Elles s’adoucissent et disparaissent presque entièrement dans l’Eranistes, qui date de 447 environ, dans l’Haereticarum fabularum compendium composé vers 453, et on ne les retrouve pas même dans la lettre cli aux moines, qui est cependant de 431, et qui a été rédigée de très près. Tous ces ouvrages d’ailleurs, et même les plus défectueux, contiennent, à côté des passages répréhensibles, d’autres passages d’une orthodoxie parfaite et qui expriment le dogme d’une façon forte et heureuse. Si donc on peut dire avec raison que le langage christologique de Théodoret a manqué parfois d’exactitude, il serait outré, à mon avis, d’incriminer sa croyance intime et de faire de lui, même dans le principe, un nestorien conscient, admettant en Jésus-Christ deux personnes. La christologie de l’évêque de Cyr présente les lacunes et les inconséquences communes à l’école à laquelle il appartient, et qui ont été signalées plus haut, et cela suffit pour que le Ve concile général ait pu en condamner certains détails : mais cette christologie cependant proclame ou du moins sauvegarde les deux vérités fondamentales définies à Éphèse et à Chalcédoine, l’unité de personne avec la dualité des naturesb.
a – Ce traité se trouve dans la Patrologie grecque parmi les œuvres de saint Cyrille (tome LXXV). Il doit être restitué à Théodoret.
b – On sait que le livre IV, 12 de l’Haeretic. fabul. compendium et le Libellus a Sporacius sont très violents contre Nestorius. Mais on se demande précisément si ce Libellus est bien de Théodoret, et si l’ouvrage sur les hérésies n’a pas été interpolé à cet endroit.