Au plan du dictionnaire La sympathie (racine grecque : sun pathein) et les condoléances (racine latine : cum dolere) sont synonymes. Synonymes de souffrance partagée. Notre préférence va à la sympathie. Le singulier qui la caractérise nous inspire plus de confiance que le pluriel des condoléances. Il y a dans le singulier plus de solidité. Le pluriel est souvent l’alibi d’une certaine inflation. Il suffit de nous écouter dire « toutes mes sincères condoléances… »… Toutes ? Il pourrait donc en manquer ? Sincères ? Est-ce à dire qu’il en existe de pure convenance ? La sympathie serait-elle à l’abri de toute hypocrisie ? Il faut être sur ses gardes. La sympathie, on l’exprime, on la témoigne, on assure autrui qu’elle lui est acquise et, qui plus est, de tout cœur. Autant d’expressions qui nous condamnent, si ce ne sont que des « façons de parler ». La véritable sympathie doit d’abord être ressentie, éprouvée. Les endeuillés ne s’y trompent pas. La lecture des témoignages rassemblés à l’enseigne des « échelons de Jacob » en aura convaincu les lecteurs. |
La sympathie est donc une « souffrance partagée ». Elle évoque une participation visant à décharger autrui d’un peu de son fardeau. « Aider à souffrir », ce peut être aider quelqu’un à supporter sa souffrance. et c’est très bien. Mais ce peut être aussi aider quelqu’un à demeurer dans sa peine ; aider la souffrance à se prolonger… Sadisme subtil ? Subtil oui… mais bien réel. L’injonction biblique « pleurez avec ceux qui pleurent » est merveilleuse à condition que l’on n’en fasse pas un « pleurez plus fort que ceux qui pleurent pour qu’ils pleurent davantage… » ou : « profitez de ce que les autres pleurent pour faire larmes communes avec eux… » Il y a des parasites du chagrin comme il y a des parasites de la réussite. Ils font du stop. Pas pour arrêter la peine des autres ; pour profiter de l’attendrissement ambiant et faire pleurer autrui sur leur propres sujets de tristesse. Autant de raisons (notre psychologie propre n’étant pas toujours d’une limpidité cristalline !) d’éprouver (tester) notre sympathie…
Juste démarche, ce réflexe instinctif qui nous porte au secours de ceux qui souffrent. Une question pourtant : A leur bras, à leur cou, à leurs épaules, sommes-nous porteurs ou sommes-nous pesants ? Visons-nous à les soutenir ou à les retenir ? Et si c’est de les retenir, est-ce les empêcher de tomber ou d’avancer ? « La pitié achève celui qui se plaint », disait Oscar Forel.
Dans la ligne du refrain d’une récente chanson (« Pas une larme n’est pareille aux autres, chaque larme a son poids de chagrin »), savons-nous offrir aux autres une sympathie artisanale, seule authentique ? Une sympathie artisanale doit travailler sur mesures. Mais pas sur nos mesures ! Sur les mesures de ceux que nous voulons aider. Dès lors, prenons-nous le temps de mesurer leur peine ?
Admirable adverbe, issu d’un admirable adjectif : sincère. Sinè céra. Sans cire, sans maquillage, sans poudre, pommade, crayons, cosmétique. A visage nu. A visage découvert.
En matière de sympathie, déclarons la guerre à l’artificiel. Les fleurs en plastique sont inusables… Certes, et c’est bien ce qui les rend fausses. D’ailleurs, c’est leur fausseté, et non leur solidité qui leur vaut notre apostrophe !
Les cartes dites de condoléances : ces cartes illustrées (et de quelles images !) sont à mettre à la même enseigne que le maquillage. Elles nous offrent de masquer (coûteusement) le vrai visage de notre amitié.
Mais ce qui le masque aussi, à coup sûr, c’est le vocabulaire de circonstance, les phrases toutes faites.
Quelqu’un écrit 1 :
1 Madeline Chevallaz : « Savoir-vivre maintenant ». Ed. P. Thierrin, Bienne, p. 54.
« Pour répondre à un faire-part, évitez les formules imprimées ou alors ajoutez toujours un mot personnel. »
Ce mot personnel demande du cœur. Pas seulement du savoir-faire, du savoir- écrire, ou du savoir-dire. Il arrive qu’on sèche. D’où le recours au tout-fait, au déjà imprimé. Un manuel des convenances propose 2 des textes de télégrammes : « sommes de cœur avec vous dans votre peine » — « vivement émus par triste nouvelle, partageons votre chagrin » — « affectueuses condoléances et union de prières ».
2 Le nouveau savoir-vivre ; convenances et bonnes manières. Ed. Gauthier, Languereau, Paris, p. 227.
De telles suggestions peuvent rendre service, mais le recours à ces maigres sources d’inspiration appelle une importante remarque : A-t-on pensé au coefficient numérique ? C’est lui qui est responsable de ce que la forme de la sympathie devienne formule de moins en moins… sympathique.
La veuve d’un pasteur nous a dit avoir comptabilisé, dans les lettres et messages reçus : huit cents fois l’expression « vide cruel » ; près de trois cents fois l’expression « être irremplaçable » et autant de fois les mots « perte douloureuse… »
C’est dire qu’il faut penser à tous ceux qui prennent leur modèle dans le même répertoire de phrases toutes faites ! On est pauvre d’imagination, aux heures de sympathie. La vraie imagination trouverait des mots nouveaux, des phrases toutes simples, si on prenait les quelques instants nécessaires. En la matière, il n’est pas défendu d’être efficace. Et pas obligatoire de passer à côté de la cible. On parlait tout à l’heure de souffrance partagée ; pour y parvenir il faudrait ne pas mettre d’adresse… que sur l’enveloppe ; il faudrait en garder un peu pour la manière d’écrire la lettre ; ça nous aiderait peut-être à faire mieux que rédiger : à correspondre !
« Union de prières », disait le texte du télégramme suggéré.
C’est très beau. Mais la question n’est pas de savoir si c’est beau ou médiocre. A l’enseigne de la sympathie sincère, la question est de savoir si c’est vrai. Dans le film Ordet, tiré de la pièce de l’auteur danois Kaj Munk, le cinéaste (Ingmar Bergman) montre les diverses réactions d’une communauté consternée par la mort d’une jeune femme. Il y a un vieux patriarche larmoyant qui, vingt fois peut-être, dit aux autres : « Il faut prier… il n’y a que la prière… ce dont nous manquons, c’est des forces que donne la prière… ». Mais pas une fois, de tout le film, il ne prie lui-même !
Notez cette réflexion pastorale 3 :
3 Voir le chapitre « Trente questions à J.-P. Menu ».
« Un service funèbre met à jour le profond sentiment de religiosité qui anime tout homme en présence de la mort, à tel titre qu’on peut dire (…) que le service funèbre est le plus religieux des actes ecclésiastiques. »
Cette religiosité n’apparaît pas seule- ment au plan des affligés. Mais tout autant (plus même, peut-être) au plan des sympathisants. Qui dit religiosité ne dit pas « foi ». Il y a une religiosité des faux dieux, et notre propos est de dénoncer une certaine inflation « religieuse » dans le vocabulaire patenté des condoléances. Vérités passe-partout où le ciel, la paix, le repos, la fin des souffrances, la lumière, l’éternité, se retrouvent comme autant de formules.
Nous ne pouvons empêcher quiconque d’y avoir recours. Mais nous pouvons nous interdire leur emploi pratique.
Par souci d’authenticité, nous demander carrément : « croyons-nous à ce que nous disons » ? Si oui, pourquoi demeurer dans l’imprécision d’un vocabulaire approximatif ?
L’union de prières dont il était question, à qui prétend-elle nous unir ? A des idées vaporeuses ou bien à une personne vivante ? Notre sympathie s’inscrit-elle à l’enseigne d’une piété funéraire ou s’exerce-t-elle au nom d’un Sauveur vivant ? Est-ce de la fausse ou de la vraie monnaie ? Du diamant ou du bouchon de carafe ?
— Mais, c’est par discrétion que nous restons dans les demi-teintes… Faute de savoir avec certitude où en sont spirituellement les endeuillés que nous voudrions réconforter, nous redoutons qu’une allusion trop précise ne soit de mauvais goût.
C’est en leur nom précisément que nous nous rebellons contre cette tisane insipide, légèrement teintée d’un soupçon de religiosité. Mauvais goût ? Allons donc : plus de goût du tout.
On écrit souvent : « A l’occasion de votre épreuve… », Ça nous semblerait précisément une occasion pour eux de se trouver bénéficiaires de l’authentique expression d’une certitude. Ils y diront oui ou non, selon leurs convenances, mais ils pourront croire à la solidité de notre foi, à défaut de croire à la vérité de notre Dieu.
Pour nous en convaincre, il suffit de relire le récit de Pâques. D’imaginer que, par peur de choquer les endeuillés du Christ, les émissaires du tombeau vide aient dilué le message explosif de la résurrection en eau de rose légèrement tiédie… Où en serions-nous quant à la consolation si l’incroyable fait nouveau n’avait été clairement proclamé ?
Ne croyons pas qu’il suffit de remplacer le vocabulaire « religieux » par un patois de Canaan pieusard : et les tournures toutes faites par des versets tout prêts. A l’enseigne de l’authenticité, même le cliché « biblique » demeure un cliché. A l’enseigne de la sympathie, ce qui donne de la valeur consolante à un message, ce n’est pas le « il est écrit dans la Bible », mais bien « j’ai lu (accessoirement : j’ai cherché, j’ai trouvé) dans ma Bible ces paroles que je vous copie de ma main ». Ce n’est pas l’allusion à « la consolation de Dieu qui répond à nos prières » : c’est de dire (« en vérité, en vérité, je vous le dis ») : « Nous avons prié pour vous et nous avons demandé à Dieu ceci et cela… »
Dans les défilés de sympathie, on annonce de plus en plus souvent qu’on rendra les honneurs « sans toucher la main ». Et quand on « toucherait »la main, serait-ce vraiment si touchant ? On mesure la pauvreté de ce verbe. Il faudrait dire « serrer », « tendre », « donner », autant de verbes qui évoqueraient une main-forte. Mais pas une main molle, flasque et vite reprise.
C’est un programme de vraie sympathie. Vraie et durable. Car ce qui démonétise la sympathie traditionnelle, ce qui fait qu’on mette en doute sa réelle sincérité, c’est son caractère dérisoirement limité dans le temps de sa validité.
Sympathiser ? Prendre part à une souffrance qui va durer si longtemps au travers d’une si pauvre durée ? La vraie souffrance, c’est un bail, alors que pour les « locataires de l’épreuve », nous ne sommes souvent que de fugitives visites. La disproportion est si manifeste, notre sympathie est si vite à bout de souffle, que ça nous rend sceptiques. Mais ça devrait nous rendre fidèles ! Nous rendre imaginatifs ! Nous rendre intelligents !
Qu’elle est juste cette remarque de Madeline Chevallaz 4 :
4 Op. cit. p. 54.
« Tout cela n’est pas suffisant. C’est, en effet, ensuite que celui qui a perdu un être cher ressent le plus durement la solitude. Coups de fils, invitations pour un repas, un vernissage, un concert, peuvent l’aider à reprendre son équilibre… »
Zazie dans le métro pourrait dire à nombre de sympathisants : « Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire ». Qu’elle puisse le dire à des chrétiens ne ferait qu’aggraver leur faute. Car ils savent, eux (ou l’ont-ils oublié ?) que « la Parole a été faite chair »… Qu’attendons- nous pour passer de la sympathie éloquente à une sympathie agissante ?
Et de vivre ce regain de communauté vraie ne donnerait-il pas à nos églises de devenir plus manifestement des familles ? Sa famille ?
La souffrance du deuil, faite de solitude, d’ennui, de regrets, est essentiellement avivée par le fait de ne pas savoir. Ne pas savoir au juste ce qui en est du défunt. L’enflure du chagrin se résorberait plus vite là où serait retiré l’aiguillon de l’incertitude.
Sans doute l’Evangile vient-il nous apporter les réponses à cette angoisse : et, à ce titre, les 235 pages de ce livre nous apportent LA réponse autant que les réponses.
Sans doute… Mais quand justement le doute est roi ? Le doute, quant à la foi de nos bien-aimés ? Croire que le Seigneur sauve vraiment et parfaitement ceux qui se confient à lui ne constitue hélas qu’une partie du programme. Encore faut-il être sûrs que ceux que nous aimons ont accepté cette offre de salut. Croire que Jésus-Christ nous arrache à la mort et nous délivre des ténèbres, c’est admirable ; c’est une consolation splendide… Mais porter en soi le poids d’une incertitude lancinante quant à la réponse positive ou négative que nos disparus ont donnée à cette offre, c’est là l’aiguillon de notre douleur.
Et tant qu’à parler de sympathie, il serait peut-être temps de l’affirmer : en étant un peu plus explicites les uns à l’égard des autres ; en prenant la précaution de nous apaiser mutuellement sur ce sujet capital ; en bravant les consignes de notre sacro-sainte (?) pudeur religieuse et, sans phrases, sans mômeries, en disant à ceux qui, un jour, nous pleureront : « Ne craignez pas : à l’heure où je n’y serai plus pour personne au plan terrestre, j’y serai pour Lui, en Lui, avec Lui… », voilà qui constituerait le message de base, l’assurance fondamentale sur laquelle pourraient prendre appui tous les messages de sympathie et permettre la reconstruction…
A preuve, ce qui nous fut envoyé pour paraître dans le chapitre « Les échelons de Jacob » et dont nous avons réservé la citation pour ce sujet. La lettre de cette veuve, dont nous pourrions dégager cette affirmation lapidaire : « De tous les messages qui m’ont aidé à la mort de mon mari, celui qui m’a le plus splendidement consolée, c’est lui qui l’avait écrit ».
Jugez-en plutôt :
“Mon mari J.F. médecin-dentiste, est décédé en avril dernier. L’automne précédent, il a été terrassé par une leucémie telle que les médecins ne pensaient pas qu’il passerait Noël. Mais le 23 décembre, au groupe de prière, nous avons avec ferveur prié pour lui. Cette nuit-là, il s’est opéré en lui une vraie résurrection. Sa confiance en Dieu, sa foi ont été grandissantes. Dieu lui a vraiment laissé quatre mois afin qu’il puisse affronter la mort avec sérénité. Je suis rassurée à son sujet. Nous avons pu parler de sa mort très proche, sans angoisse… Maintenant après six mois, je n’ai pas encore éprouvé de désespoir ou de découragement. Je joins à mes lignes une lettre de mon mari qui peut vous être utile…"
Oh oui ! et nous espérons qu’elle sera utile à beaucoup d’autres. Datée du 16 février, soit de sept semaines après sa « résurrection » et de huit semaines avant sa mort, cette missive est exemplaire. Le Dr J. F. l’écrit à un ami. malade lui aussi. Nous le précisons pour donner tout leur relief aux passages de ce testament que nous allons citer.
"…Je viens de passer plus de cinq semaines à la clinique. J’ai eu le temps de réfléchir à bien des choses et je pense que cela doit être la même chose pour toi ; on évoque notre vie passée, ce qu’on aurait pu faire de mieux…
…J’ai fait, pendant ce séjour, des expériences enrichissantes et je me suis promis d’en faire profiter ceux de mes amis qui seraient dans le même cas que moi ; les voici, tu pourras en faire l’usage que tu voudras.
…Tu sais que, avant ma maladie, comme la plupart d’entre nous, j’étais tout juste croyant, mais pas pratiquant… Pendant ma maladie, alors que j’étais au creux de la vague et que je désespérais de me remonter, je me suis mis à prier sincèrement et à demander à Dieu son aide…j’ai été exaucé. Tu peux penser ce que tu veux, mais pour mot ça a été un miracle : le 23 décembre, alors que j’étais au plus mal, pendant une bonne partie de la soirée, j’ai prié et je sais que ma femme, en même temps en faisait autant. Le lendemain, quand le médecin est venu, j’ai pu lui dire que ça allait mieux… Sans tomber dans la bigoterie, je remercie Dieu chaque jour et je prie pour les membres de ma famille et pour mes amis dans le malheur comme toi actuellement.
Tu vas peut-être me prendre pour un illuminé mystique, mais je t’assure que ce n’est pas le cas. De ce que je viens d’écrire, tu feras l’usage que tu voudras, mais j’espère de tout cœur que ce sera Le meilleur…"
J.F.
Pas besoin de longs commentaires pour comprendre en quoi de tels messages constituent le complément lumineux d’une consolation vraiment efficace. Ah ! si les vivants avaient entre eux des échanges plus vrais sur les choses essentielles, comme ils auraient moins de pouvoir, les suppôts du démon qui s’offrent à nous mettre en contact avec les morts…