Qu’ont-ils vu dans ta maison ?
Pour bien connaître un homme, surtout un chrétien, surtout un pasteur, c’est chez lui qu’il faut le voir. Partout ailleurs il se surveille et se compose un maintien, un peu comme une personne chez le photographe. Le vêtement qu’il endosse pour sortir est plus soigné que celui qu’il achève d’user dans l’intimité ; son âme aussi se pare avant de se montrer au monde, et quand elle redevient elle-même, elle apparaît parfois en négligé. Nombreux sont les hommes qui prodiguent aux étrangers les grâces de leur esprit et de leur cœur, et réservent pour leurs proches les restes de leur vieille nature et les angles non polis de leur caractère. Ils ont raison d’estimer que la mauvaise humeur n’est pas un article d’exportation, mais tort de conserver dans leur intérieur cette vilaine contrebande.
Toutefois, si certains chrétiens, fleurs artificielles, perdent à être considérés de trop près, d’autres, fleurs naturelles, réservent toute leur beauté à ceux qui vivent avec eux. C’est en entrant dans la demeure d’Arnold Bovet et en l’observant au milieu des siens que nous achèverons de pénétrer dans son activité, dans sa vie, dans son âme. Qu’allons-nous y découvrir ?
La maison appartenant au pasteur de l’Église libre française de Berne, et appelée par lui le Presbytère, est située dans le quartier nommé : « Obere-Villette », à une certaine distance de la ville proprement dite et presque à la campagne. Elle surgit de jardins en terrasses, juste au-dessus de la grande ligne de Berne à Fribourg et forme avec celle-ci un contraste apparent. Le chemin de fer, surtout à cette place qui est comme le prolongement de la gare, c’est le mouvement violent et incessant, fumée jaune et vapeur blanche, bruits variés des signaux et des manœuvres, trains qui partent et trains qui arrivent ; jour et nuit, semaine et dimanche, jamais cela ne cesse.
Au-dessus de ce labeur sans trêve, le Presbytère paraît l’asile du repos. Il émerge des arbres et des fleurs, avec sa tourelle gracieuse, et semble l’élégante et confortable demeure d’un sage épicurien qui aimerait à goûter les charmes de la vie facile en contemplant au-dessous de lui les peines et les agitations du genre humain. À côté de la maison d’habitation se dresse un joli chalet bernois, comme pour accentuer la douceur tranquille de ce séjour, en y mettant une note campagnarde et alpestre. En vérité, devant cette aimable retraite, qui donc ne désirerait être pasteur ?
Quand nous aurons raconté l’histoire de cette demeure et décrit ce qui s’y passe, le lecteur s’apercevra que le contraste entre elle et son entourage n’est qu’apparent, et il se demandera de quel côté de ce jardin, sur la voie ferrée ou dans la maison, le travail est le plus intense.
Arrivé à Berne en 1875, Arnold Bovet se logea tout d’abord au Haspel, près de l’ancien cimetière du Montbijou. Plus tard seulement, en 1878, il fit l’acquisition de la maison que nous venons de décrire, et qui n’était alors qu’une demeure assez petite. Il fallut l’agrandir pour s’y installer, et, plus tard encore, le Presbytère dut s’élargir et s’adjoindre le chalet.
Ces augmentations successives sont attribuables à plusieurs causes, à commencer par la famille. Aux trois enfants que M. et Mme Bovet avaient amenés de Sonvillier s’en était ajouté un quatrième : Félix, né en 1877. La croissance de la nichée exigea celle du nid.
De plus, M. et Mme Bovet voulurent que leurs enfants fussent instruits sous leurs yeux et dans la compagnie de camarades bien choisis. Déjà à Sonvillier une école enfantine avait été organisée au presbytère et eut pour directrice une jeune fille espagnole, Gracia Martinez, élevée à Grandchamp. Rappelée dans son pays en 1876, elle fut remplacée dans l’école alors installée à Berne, au Haspel, par Mlle Marie Spahn, de Schaffhouse, qu’on appelait « Tante Marie ». Les enfants avant grandi, l’école enfantine fut transformée en une petite école élémentaire qui compta bientôt 11 élèves et fut installée en 1878 au Presbytère.
En 1881, Marie Spahn, fatiguée, dut retourner à Schaffhouse, elle eut pour remplaçante Mlle Wirth, qui devint bientôt Mme Baumgart, à laquelle on adjoignit pour les leçons de français et pour les ouvrages à l’aiguille, Mlle Besson. D’autres aides encore mériteraient d’être mentionnées ici.
L’école du Presbytère s’efforçait de cultiver l’éducation autant que l’enseignement. Celui-ci était à la fois français et allemand, trop allemand au gré d’un petit élève venu de Lausanne et qui, réfractaire aux beautés de la langue de Goethe, l’appelait « cette affreuse langue qui ne vaut pas la peine d’être apprise ».
L’histoire grecque enthousiasmait jusqu’aux petites filles ; on vit un jour deux d’entre elles, une petite Lydia et une petite Louisa, s’empoigner pendant la récréation, sous prétexte de « faire Hector et Achille ».
Plus encore que l’instruction des enfants, on soignait leur éducation. Leurs leçons, leurs jeux, leurs petits travaux à l’aiguille, et jusqu’aux sorties que l’école s’accordait de temps en temps pendant la belle saison, tout était inspiré par le désir de cultiver en eux avec l’admiration de la nature et de l’œuvre de Dieu l’amour pour les déshérités, l’altruisme, l’oubli d’eux-mêmes. À Noël, par exemple, devant l’arbre étincelant, il arriva que chacun des élèves tînt par la main un enfant pauvre auquel il remettait des vêtements préparés dès longtemps pour ce jour. Des visites de chrétiens et de chrétiennes qui parlèrent à ces enfants de l’amour du Sauveur contribuèrent aussi à amener parmi eux un beau mouvement de réveil. L’école du Presbytère dura seize ans et fut en grande bénédiction à 53 enfants, 19 garçons et 34 filles.
Mais plus encore que la multiplication des rejetons, ce qui rendit indispensable l’agrandissement du Presbytère, ce fut celle des visiteurs de toute espèce. Si les paroissiens de Sonvillier ont appelé la demeure de leur pasteur un « caravansérail », ceux de Berne auraient pu légitimement la nommer l’« Hôtel Terminus » où chaque train, pour ainsi dire, amenait des voyageurs. En pleine réaction contre ses parents pour les vieux meubles et les objets d’art, il semble qu’Arnold ait voulu les dépasser, si c’eût été possible, par la cordialité et les miracles de l’hospitalité.
Pour nous en faire une idée, jetons un coup d’œil indiscret dans le livre d’amis où les hôtes du Presbytère sont invités à inscrire leurs noms. On fait dans cette maison une grande consommation de livres d’amis ; le troisième volume est entamé et il suffit de parcourir quelques pages des deux premiers pour comprendre que le professeur Frédéric Godet ait pu à bon droit y écrire un jour ceci :
« Singulière famille que la famille Bovet, disait un jeune homme. — Pourquoi singulière ? — Parce que tout le monde en est l’Expérience faite, je confirme cette parole et bénis mes chers amis Bovet. »
« Tout le monde en est. » Cela est littéralement vrai l’immense variété des langues dont les écritures s’étalent dans ces pages fait penser à la Tour de Babel, ou plutôt à son contraire. Car, si la construction de cette tour a diversifié les langages et divisé les hommes unis jusqu’alors, le Presbytère et l’œuvre qui s’y fait paraissent avoir uni les nations, les classes et les hommes auparavant divisés.
Parmi les langues de l’Europe, l’allemand, le français et l’anglais tiennent la plus grande place ; mais l’anglais, phénomène assez inattendu à Berne, est serré de près par l’espagnol. Il est vrai que la fière langue de Cervantes paraît souvent écrite par les mêmes mains ; année après année on retrouve les mêmes noms sonores ; cela prouve que si Arnold Bovet aimait beaucoup l’évangélisation de l’Espagne, l’évangélisation de l’Espagne le lui rendait bien.
Un pasteur n’est pas très étonné de trouver, dans le livre d’amis de son collègue, du grec, du latin, de l’hébreu et même de l’arabe ; sans être tout à fait chez lui au milieu de ces langues mortes, il y rencontre pourtant de vieilles connaissances qui lui rappellent sa jeunesse et le temps heureux de ses études ; mais, si lettré soit-il, il s’arrête humilié et interdit devant de longues tirades écrites et comme dessinées en des caractères dont il ignore même le nom. Heureusement, ces hiéroglyphes perdent quelque chose de leur aspect mystérieux et rébarbatif quand on lit la signature qui les suit et où l’on trouve avec soulagement le nom familier et très européen de quelque missionnaire arrivé à Berne, des Indes, d’Afrique ou d’ailleurs. Dans la variété déconcertante de ces écritures et de ces idiomes éclate, en même temps que la dispersion de la famille humaine, la beauté et l’efficacité de l’œuvre missionnaire ; car, dans cet album au moins, « toute langue confesse que Jésus-Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père ! »
Une autre impression qui se dégage de la lecture de ce livre étrange, c’est que le propriétaire du Presbytère a dû se souvenir souvent et même toujours d’une parole de son Maître, plus connue que pratiquée : « Lorsque tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles. Et tu seras heureux de ce qu’ils ne peuvent pas te rendre la pareille. »
L’album de Sonvillier et de Berne est, par son contenu, beaucoup moins « distingué » que celui de Boudry et de Grandchamp, où nous avons jeté un coup d’œil pour décrire le foyer paternel d’Arnold Bovet. Disons le mot : c’est très mêlé ; cela fait penser non à une réunion « select », comme on dit aujourd’hui dans la bonne société, mais au banquet de noces de l’Agneau, après qu’on a contraint d’y venir les gens « tant mauvais que bons », et même des « estropiés, des boiteux, des aveugles, des hommes rencontrés dans les carrefours, le long des haies… »
Ceci n’implique nullement qu’Arnold Bovet n’invitât pas ses parents et ses amis. Certains noms, surtout ceux de Grandchamp et de Francfort, reviennent avec une fréquence telle que leurs titulaires ont dû se considérer comme perpétuellement invités et attendus. Il y a des gens qui vous donnent une invitation générale. en blanc : « Venez quand vous voudrez, vous savez que votre couvert est toujours mis chez nous. » Malheureusement, si l’on s’avise de tenter l’aventure, une fatalité étrange veut qu’on arrive chaque fois au mauvais moment : les maîtres sont occupés ou absents ; évidemment on n’est jamais attendu. Dans le Presbytère, le maître était, lui aussi, toujours occupé et souvent absent ; tel voyageur, en débarquant, apprenait que son hôte était à Posen. Mais l’éloignement du propriétaire ne fermait ni la maison, ni le cœur de ses habitants ; au contraire, on redoublait de cordialité pour vous consoler de votre déception et pour rendre au moins sensible l’affection fidèle de celui qui, cette fois, était invisible.
Dire qu’Arnold Bovet invitait ceux qui ne pouvaient pas le lui rendre, n’implique pas non plus qu’il dédaignât les hommes connus. On n’a pas oublié la jolie phrase par laquelle, étant à Paris, il s’excusait auprès de sa mère de sa prédilection pour « les personnes distinguées dans tous les domaines ». Ce travers, si c’en est un, lui est toujours resté ; et la trace s’en trouve dans l’album de famille où brillent des noms comme ceux du Dr Marulis, de T. Combe, d’Eugène Réveillaud, de Paul Robert, du Dr Fabri, directeur de la Maison des Missions de Barmen, de Roger Hollard, « échappé de Paris », le 2 février 1871, et dont les deux filles aînées furent hospitalièrement reçues dans la cure de Sonvillier, à l’abri des privations du siège de Paris. C’est pour Georges Müller que fut faite, dans la maison de Berne, certaine chambre d’amis, plus vaste et plus belle que toutes les autres. Le missionnaire Coillard écrit : « Vous direz à Mme Bovet que souvent mes pensées volent vers le Presbytère avec les ailes de l’affection. On ne peut pas oublier le bien qu’on y reçoit. Il me semble avoir emporté une partie de cette chambre, de ce Béthel, où j’ai passé des moments si bénis, si vivement elle s’est photographiée dans mon souvenir. »
Toutefois on est surpris de lire, à côté de ces grands noms, une quantité de signatures d’hommes qu’on ne s’attendrait pas à trouver en pareille compagnie. Par exemple, à la date des 16 et 17 juillet 1871, nous rencontrons : *** relieur et *** cuisinier. Du 17 au 22 février 1902, séjournèrent au Presbytère de Berne, pour un Cours biblique, *** « Schreiner », *** « Drahtarbeiter », *** « Sattler ». Sur une autre page, trois noms ont été écrits par des mains un peu maladroites ou timides, sans doute par des hommes d’entre ceux qui « servent le Seigneur avec crainte et qui se réjouissent avec tremblement ». Une accolade les unit, suivie de cette mention : « Trois délivrés et sauvés par la grâce de Dieu, membres de la Croix-Bleue. »
Les sentiments qui remplissaient ces hôtes, « tisons arrachés du feu », ont été exprimés d’une façon saisissante par un d’entre eux qui écrivit ceci :
« Cet homme accueille des gens de mauvaise vie et mange avec eux. » (Luc 15.2)
« Aussi Dieu m’est témoin que je vous chéris tous d’une affection cordiale en Jésus-Christ. » (Philippiens 1.8)
Si la cure de Sonvillier et le Presbytère de Berne se distinguaient un peu des maisons de Boudry et de Grandchamp par le choix et la qualité des invités, ils leur ressemblaient par le nombre de ceux-ci et par la place qu’on trouvait moyen de leur donner.
Comme jadis à Boudry, il dut arriver parfois à Berne que tout le monde dans le Presbytère était confortablement installé, à l’exception des maîtres de la maison et peut-être de leurs enfants. Nous trouvons, par exemple, dans l’album, la trace reconnaissante d’une famille allemande, portant un nom de prophète de l’ancienne Alliance, venue au Presbytère au nombre de six personnes. Mieux que cela, nous voyons en 1893 une famille de huit personnes suivre ce bon exemple. Il faut croire que ces envahisseurs se sont trouvés assez bien chez les Bovet, car ils sont restés, non point une nuit ou deux, non point une semaine ou deux, mais exactement du 6 juillet au 4 août. Sous prétexte de faire garder leur logis, les maîtres du lieu les y avaient installés pendant leur temps de vacances passé à Grandchamp. L’année suivante, nouvelle invasion de la même tribu, augmentée d’une unité. Cette fois on ne resta que… du 9 juillet au 6 août. Audaces fortuna juvat. Une personne de cette famille s’est tellement plu, ou plutôt a tellement plu, au Presbytère, qu’elle a fini par s’y établir tout à fait.
Peu de temps après l’installation des Bovet à Berne, en 1875, on voit se multiplier et se renouveler sur les pages de l’album des noms comme&nnbsp;: Évalet, Bourquin, Chopard, Diacon, etc… Nous sommes là en pays de connaissance ; ce sont les paroissiens de Sonvillier qui sont venus relancer, avec leur fidèle affection, leur ancien pasteur dans sa nouvelle résidence. Dans les années qui suivent, leur nombre diminue un peu, mais leurs visites ne cessent pas plus que leur attachement.
Avec une fréquence redoutable, on retrouve une certaine phalange d’hommes qui, au nombre de cinq, six et parfois même sept, font dans le Presbytère de Berne une invasion périodique. Ce sont les membres du Comité suisse de la Croix-Bleue, appelés par leur chef au quartier général, pour délibérer avec lui sur les intérêts et les difficultés de cette œuvre. Telle autre semaine, ce sont deux évangélistes venus à Berne pour une de ces séries de réunions d’appels et de consécration qui, à plusieurs reprises, remuèrent salutairement la population, une autre fois enfin, du 15 au 16 mai 1901, on trouve cinq noms à la fois, « toute une tombée d’unionistes » venus pour prendre part à la fête trisannuelle.
Que dire de ce qui se passait entre ces murailles élastiques, lors des grandes fêtes fédérales ou internationales ? Arnold Bovet désirait avoir chez lui, en ces occasions spéciales, des représentants de tous les pays où la Croix-Bleue était plantée. Son large cœur exultait à l’idée de réconcilier, sous cette pacifique bannière, les nations ennemies, et il se plaisait à constituer autour de sa table ce qu’on aurait pu appeler « les États-Unis d’Europe ».
Tout, naturellement, n’allait pas sans peine, car les maisons des chrétiens ne s’élargissent pas aussi facilement que leurs cœurs ; il fallait de toute nécessité ajouter au miracle de la multiplication des pains celui de la multiplication des lits. Une semblable hospitalité paraissait à ceux qui l’exerçaient une chose toute simple. Ils y mettaient une aisance, une tranquillité d’allures, un naturel qui n’étaient pas pour décourager les visites, au contraire ; malgré les bouleversements nécessaires pour préparer un gîte confortable à tous les amis de près ou de loin, il semblait que rien ne fût changé dans les habitudes de la maison, rien, sinon que, pour les non-abstinents, on mettait sur la table une bouteille de vin nécessairement vieux, ou, pour tout le monde, du vin non fermenté.
Tous ceux qui ont été une fois ou l’autre reçus dans cette demeure ratifieront les paroles que T. Combe écrivit dans l’album, à la date du 28 novembre 1903 :
« Le maître de cette maison est monté plus haut ; et nous, d’étape en étape, de leçon en leçon, de grâce en grâce, nous le suivrons. »
Ils s’associeront aussi avec reconnaissance et émotion au témoignage rendu, sur une autre page, par M. le pasteur Tophel :
« Pour ce qui est de l’amour fraternel, vous n’avez pas besoin qu’on vous en écrive. » (1 Thessaloniciens 4.9)
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Plus que la famille, plus même que l’hospitalité, ce qui nécessita l’agrandissement du Presbytère, ce fut le développement du ministère de ses habitants.
Mme Bovet a reçu un don spécial pour parler aux enfants. À Francfort déjà, comme jeune fille, elle s’était occupée avec joie de l’École du dimanche. À Sonvillier, elle en fit son affaire. Arrivée dans la capitale fédérale, elle désira reprendre cette belle activité, mais sans faire concurrence aux Écoles déjà existantes dans la ville même. Une fois installée au Presbytère, dans un quartier où beaucoup d’enfants étaient un peu abandonnés le dimanche, et sur la demande pressante de quelques familles, elle résolut de tenter un essai. Le succès était incertain. Aurait-on des enfants, des moniteurs, des monitrices ? Cela était plus que douteux, vu que la seule heure qui restât libre, à cause des cultes remplissant la matinée, était celle d’une heure après-midi. On espérait avoir, pour commencer, une douzaine d’élèves ; il en vint soixante ; bientôt il y en eut cent. Chose plus étonnante, les aides aussi se présentèrent, comme si Dieu les eût préparés dans le secret. Il fallait, avant la leçon, faire dîner moniteurs et monitrices, vrai repas écossais du dimanche, servi et pris en grande hâte, Mme Bovet seule, occupée à faire manger les autres, ne pouvait songer à se restaurer elle-même qu’après la leçon.
Le peuple des enfants, semblable à Israël en Égypte, croissait et se multipliait d’une façon redoutable. L’École du dimanche remplissait le Presbytère. On installait des groupes un peu partout, dans les chambres, sur les escaliers, dans des coins sombres, sur la véranda, et, la leçon finie, toute la maison était à nettoyer.
Bientôt ils furent trois cents ! On résolut alors de bâtir le Chalet destiné à abriter non seulement l’École du dimanche, mais encore la Tempérance qui, elle aussi, grandissait tous les jours.
Le Chalet ! C’est assurément dans cette petite construction que s’est déployé avec le plus de succès le talent d’architecte d’Arnold Bovet. Pour vous en convaincre, ne vous contentez pas d’admirer la grâce de ce petit bâtiment posé là, un peu comme un joujou de Nuremberg. C’est l’intérieur qui nous intéresse. Un problème y fut résolu dont voici la donnée : faire une salle qui puisse contenir tantôt un petit groupe de personnes et tantôt un peuple ; et cela sans que le groupe y soit perdu et sans que le peuple y soit serré. Le Chalet réalise ce miracle. Grâce à des cloisons mobiles et à des galeries bien combinées, il peut contenir, quand tout est ouvert, trois cents adultes. Par une manœuvre simple et peu fatigante, la salle se rétrécit, un peu comme un accordéon, de manière à n’être plus qu’une sorte de chambre haute. Ce qu’il y a peut-être de plus remarquable, c’est que ce but pratique a pu être réalisé sans que l’aspect extérieur et la grâce campagnarde de l’édifice fussent aucunement sacrifiés. C’est bien là un petit chalet bernois.
Qui dira jamais tout le bien qui s’y est fait ? L’École du dimanche put enfin s’y épanouir complètement et y respirer à l’aise. C’était le domaine de Mme Bovet. Son mari y était déchargé de tout souci et de toute responsabilité. À son arrivée, tout était prêt. On lui donnait le texte et les numéros des cantiques, puis, après la réunion des groupes, il revenait pour faire la leçon générale. Son plaisir était de voir ces bandes enfantines s’ébattre joyeusement dans le jardin. Chaque dimanche un groupe était autorisé à le faire sous la surveillance d’un moniteur.
Le lecteur n’a certainement pas oublié toutes les allégresses et toutes les surprises que ce même jardin réserve annuellement aux enfants de la Croix-Bleue et à leurs parents, particulièrement à Pâques.
Tel prolétaire a peut-être senti quelque jalousie en contemplant cette maison. Il jetterait un autre regard s’il savait que c’est là, en quelque sorte, la propriété collective d’une multitude de familles dispersées, et que le peuple bernois n’a pour cet enclos que des pensées de reconnaissance et d’amour. Le Chalet est, en effet, devenu de plus en plus « la maison du peuple » des abstinents, leur foyer commun, leur centre familier. Quand ils y viennent, leurs yeux brillent, une sorte de bonne fierté les élève au-dessus d’eux-mêmes, car ce lieu leur est consacré. C’est dans ce cadre joyeux et frais qu’ils aimaient à rencontrer le visage rayonnant et à entendre la voix cordiale de leur ami. C’est dans cette salle que beaucoup d’entre eux sont passés, par son moyen, de la mort à la vie, c’est là aussi qu’ils l’ont contemplé une dernière fois dans le silence et la majesté de la mort !
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Entrons maintenant dans le Presbytère. Rien n’est plus facile ; il n’y a pas de maison moins fermée que celle-là.
Surprenons dans sa vie intime celui dont nous racontons l’histoire. À six heures et quart en été, sept heures et quart en hiver a lieu le culte de famille ; on fortifie son âme en vue d’une nouvelle journée. Les dévotions du matin ne sont pas expédiées comme on pourrait être tenté de le faire dans une maison où la besogne surabonde. On prie, on chante, puis on étudie la Parole de Dieu. Quand les enfants étaient encore petits, on faisait même grand usage d’une carte de la Palestine, et le culte matinal prenait assez facilement les allures d’une véritable instruction biblique. Plus tard, le nombre des participants diminua et le temps aussi. Le pasteur fut contraint d’abréger sensiblement son culte de famille qu’il dut faire bien souvent sa montre sous les yeux.
Voici venir le courrier, c’est-à-dire quotidiennement une trentaine de lettres. Arnold déchire les enveloppes avec une hâte qui eût fortement scandalisé son cousin Alfred Bovet, l’amateur d’autographes ; puis il opère un triage préalable ; il se rend ensuite dans son cabinet de travail où l’attendent ses collaborateurs MM. Stahel et Schelling, avec lesquels il s’entretient, tout en écrivant une quantité de billets.
Comme il est aisé de deviner de quoi parlent ces conspirateurs du bien, laissons-les à leurs affaires et, pour mieux apprendre à connaître le pasteur, jetons un regard indiscret sur sa table de travail et dans sa bibliothèque. Il ne faut mépriser aucune source d’information ; celle-ci est des plus précieuses. L’âme de l’homme peut se lire dans l’encombrement ou le vide de son bureau, dans l’ordre ou le désordre qui y règne, dans la nature des bibelots qui l’ornent ou le déshonorent, dans l’état de sa plume ou de son encrier.
La table d’Arnold Bovet raconte sa vie et crie son labeur. Elle est surchargée de livres, de carnets d’engagements, de cartes de convocation, de lettres reçues, de lettres commencées. Il y a là un beau désordre, effet, non de l’art, mais d’un travail surabondant. On voit immédiatement que le propriétaire de ce bureau a beaucoup à y faire, et peu de temps à y rester. Dès que sa première besogne quotidienne a été accomplie avec ses collaborateurs, il disparaît, appelé par quelque chose de plus pressant encore, leçon à donner, visites à faire, comité à présider, train ou tram à ne pas manquer.
Pendant que nous y sommes et qu’il n’y est pas, jetons un regard sur les rayons de sa bibliothèque. Là aussi nous surprendrons de précieux renseignements sur son âme. Les livres d’un homme sont, dans un sens, ses amis les plus intimes, et c’est peut-être le cas de répéter ici : « Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es. » L’inspection des bibliothèques pastorales réserve quelquefois de curieuses découvertes. Nous connaissons intimement un pasteur dans la bibliothèque duquel on trouve beaucoup plus d’ouvrages d’art que de volumes théologiques. Ses meilleurs amis ne s’en montrent pas étonnés. Chez d’autres, la littérature profane a relégué dans les rayons inaccessibles la littérature édifiante ; chez quelques-uns, l’absence de livres ou la teinte uniformément grise et poussiéreuse qui les recouvre, indique un homme plus occupé dans son jardin que dans son cabinet de travail.
La bibliothèque d’Arnold Bovet va confirmer ce que nous avons dit de lui en parlant de sa théologie. Sur ces rayons, assez peu nombreux, car le temps lui fait défaut pour lire beaucoup, nous ne trouvons ni les trésors intangibles du bibliophile, ni l’arsenal varié et menaçant du polémiste et du critique, ni les collections complètes qu’affectionne le lettré, mais seulement les outils du travailleur, le grenier du semeur, la panoplie du soldat de Christ.
Là figurent les commentateurs de la Bible chez lesquels le respect de la science n’exclut pas le souci de l’édification, et en première ligne les ouvrages de Frédéric Godet. Voici également les commentaires substantiels de Bonnet, voici les livres de Farrar, d’Andrew Murray, de Meyer ; les quatre Évangiles de Stock, Jellinghaus, etc. Voici les écrits si suggestifs du penseur bernois Hilty, voici Thiersch, Auberlen et surtout les amis particuliers d’Arnold, les géants du Réveil et de l’Évangélisation : Finney, Haslam, Mackay, etc…
À l’heure du repas, souvent un peu après, le père de famille rentre en coup de vent : « Mes chers enfants, j’ai juste sept minutes pour dîner ! » Dans les bons jours, il lui arrivait d’être là trois minutes avant l’heure ; ces trois minutes étaient aussitôt employées à la correspondance.
Il est dit dans l’Évangile que le Seigneur Jésus et ses disciples, harcelés par la foule, n’avaient pas même le temps de prendre leur repas. Sur ce point comme sur d’autres, Arnold Bovet a été un véritable disciple. Quand il rentrait, pressé comme on vient de le voir, il trouvait généralement sa porte assiégée par une petite cohue de visiteurs, les uns plus intéressants, les autres plus intéressés, qui guettaient sa venue, décidés à ne pas le manquer. Pendant le repas, il en arrivait d’autres. Se lever de table pour répondre à chacun, c’était voir la plus simple collation s’allonger aux proportions d’un banquet de noce à la campagne. Pour que la famille Bovet pût arriver à manger quelques mets non absolument refroidis, des amis en séjour prirent le parti de lui offrir un réchaud.
Mais comment répondre à la foule qui s’amassait toujours plus compacte devant la porte ? Il fallut de toute nécessité trouver pour cette tâche un homme bien choisi. Arnold eut le bonheur de découvrir cet aide précieux et indispensable dans la personne d’un ancien ouvrier, manchot par suite d’un accident d’usine et que son infirmité avait condamné, pendant un temps trop prolongé, à une vie désœuvrée. L’influence du pasteur et la grâce de Dieu réparèrent admirablement le dommage causé dans cette âme par cette existence. Sch… est devenu un instrument d’élite, un collaborateur apprécié, un ami fidèle. Sa vie passée, autant que sa vie renouvelée, le qualifie pour le ministère spécial dont il est chargé. De une heure à trois heures, il est là, muni de pleins pouvoirs pour représenter le maître de la maison. Avec intelligence et tact, il démêle, dans la foule des solliciteurs, ceux qu’un petit secours immédiat peut satisfaire, ceux qui ont besoin de la présence et de la parole du pasteur, ceux qui réclament plutôt sa femme. Le triage s’opère ainsi, et quand le maître de la maison est libre d’agir, sa besogne se trouve préparée, simplifiée, facilitée, et son temps si court n’est plus perdu.
À dix heures et demie du soir, après mille travaux divers, le père rentre enfin, toujours pressé et jamais las. « Mettons qu’il est huit heures, s’écrie-t-il avec entrain, et commençons la soirée. » Les yeux un peu appesantis des siens se rouvrent à cet appel si alerte de celui qui a le plus travaillé, et, à cette heure indue, ou se met à lire ensemble du Carlyle par exemple, puis à chanter quelques cantiques. Après cette récréation, la famille est autorisée à se livrer au repos ; quant au père, il se retire dans son cabinet de travail où il consacre encore un bon moment à la correspondance, ou à la lecture de la Gazette de Lausanne.
Si, par hasard, une soirée était libre de toute réunion, l’accueillant Arnold désirait qu’on invitât beaucoup de monde. Les amis arrivaient avec empressement et les jeunes n’étaient pas les moins ravis. Rien de bien raffiné, pourtant, ni d’extraordinaire dans les distractions offertes ; la musique qu’on faisait, les jeux auxquels on se livrait, concours bibliques ou autres, tout cela n’avait rien de fascinant. Pourquoi les visiteurs parlent-ils encore avec tant d’enthousiasme de l’attraction qu’excerçait sur eux cette maison ? Parce qu’ils y trouvaient mieux que des plaisirs, ils y trouvaient la joie ; la joie qui rayonnait sur le visage du chef de famille, la joie qui jaillissait dans ses paroles affectueuses et dans les tapes cordiales de sa main sur l’épaule de chaque invité, la joie qui, selon le mot de M. le pasteur Pierre de Montmollin, « faisait croire à chacun qu’il était le meilleur ami du maître de la maison », la joie qui donnait de la voix au plus aphone et au moins musicien pour chanter, sans aucune honte, de simples et beaux cantiques, la joie qui remplissait les cœurs fatigués ou tristes et rendait à chacun la prière facile et bienfaisante.
Les quatre enfants d’Arnold Bovet se sont consacrés au service de Dieu. L’aîné, Samuel, qui a épousé Mlle Georgina de Mestral, évangélise les noirs d’Afrique dans un des champs de la Mission romande. Le deuxième, Paul, qui a épousé Mlle Clarisse Lenoir, de Genève, est pasteur à Francfort-sur-le-Mein. La troisième, Bertha, a épousé le professeur Paul Gruner, de Berne. Elle a été depuis longtemps et elle est encore une aide précieuse dans les travaux de son père, en particulier dans la publication des deux recueils de cantiques dont nous avons parlé plus haut. Le quatrième, Félix, d’abord évangéliste à Treffen (Carinthie, Autriche), a épousé, peu de semaines après la mort de son père, Mlle Ruth Matthey, de Berne, et s’est établi dans cette ville où il continue, autant qu’il se peut, l’activité de son père dans la Tempérance.
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Les quatre enfants d’Arnold Bovet se sont consacrés au service de Dieu. Quel a été le secret de leur éducation ? Il peut se résumer dans un seul mot : « La grâce de Dieu » ; mais, à vues humaines, le premier élément de succès a été la piété des parents.
En ce qui concerne le père, le contact était forcément intermittent. Un homme aussi harcelé que le pasteur de Berne, et dont toutes les minutes étaient pour ainsi dire prises à l’avance, avait bien peu de temps à accorder au devoir aussi doux qu’impérieux de l’éducation. Sa famille du dehors, surtout quand elle s’étendit jusqu’au fond de l’Allemagne, le réclamait tellement que celle du dedans était un peu privée. Il en souffrait autant qu’elle. Mais celui pour qui il dépensait sa vie sans compter avait pourvu aux besoins et aux déficits de son serviteur en lui donnant une compagne qui sut unir en elle-même, pour ses enfants, la fermeté d’un père à la tendresse d’une mère. Et puis, même dans les heures et dans les jours où l’homme de Dieu était absent, il laissait à la maison son âme dont le parfum, comme celui du vase brisé pour Jésus-Christ, la remplissait et était respiré par tous.
Sur les murs des chambres, au Presbytère, se voient quantité de passages et d’images bibliques. Au premier abord, le visiteur peut trouver que cette profusion est presque excessive. Au bout de quelque temps il change d’opinion, parce qu’il constate que le témoignage de la vie des habitants ne contredit pas celui des murailles, l’un est l’expression de l’autre.
L’exemple des parents ! Il a contribué au résultat. Il n’aurait pu y suffire. Quelque chose d’autre était nécessaire, car la vraie piété est plus qu’un reflet, plus qu’une influence, elle est une création. M. et Mme Bovet avaient fait eux-mêmes l’expérience qu’une piété héritée ne tient pas lieu de régénération, et que, même pour les enfants de chrétiens, un don conscient, une consécration personnelle sont nécessaires. Sans mépriser les bienfaits de l’éducation, ils osèrent ne pas s’en contenter et demander à Dieu la conversion de leurs enfants. Ils voulaient, par là, leur épargner les illusions, les doutes, les incertitudes dont souffrent tant d’hommes élevés dans la piété, mais perpétuellement ballottés entre l’action extérieure du milieu et les sollicitations intérieures d’un cœur non changé.
Dieu approuva leur demande et se plut à l’exaucer. L’un après l’autre les trois fils et la fille d’Arnold Bovet firent profession de se consacrer à leur Sauveur. Cette décision leur fut inspirée, au moment où elle fut prise, par le témoignage, les prières et les appels pressants de visiteurs chrétiens, parmi lesquels il faut nommer Mme Cécile Comandi, née Paroz.
Comme il arrive presque toujours à ceux qui lui demandent ce qui le glorifie, Dieu accorda au delà de ce qui avait été demandé : la conversion de la jeune fille fut l’occasion de celle de plusieurs de ses camarades, élevées avec elle dans la petite école tenue au Presbytère.
Si l’éducation ne dispense pas de la conversion, la conversion ne dispense pas non plus de l’éducation. Au contraire. c’est quand l’enfant a choisi le chemin étroit que les difficultés commencent ; car après y être entré il faut y marcher ; or le sentier de la vie n’est pas partout et en tout temps tracé avec une netteté telle qu’on ne puisse jamais s’y tromper. Par places, il semble se perdre dans le labyrinthe des usages et des obligations, des devoirs sociaux et des plaisirs permis, des renoncements nécessaires et des sacrifices inutiles, au point que l’éducateur chrétien, tenant ses enfants par la main, s’arrête parfois hésitant, interdit et s’écrie angoissé — Où est le chemin ?
Faut-il, comme beaucoup l’affirment, prodiguer aux enfants des plaisirs innocents pour les détourner des plaisirs coupables. À tout prix il faut que l’enfant soit heureux à la maison. Rien de plus sage que ce principe, rien de plus dangereux que l’application qui en est souvent faite. Dans le désir de donner à l’enfant de la joie, on ne lui refuse aucun plaisir et par là on éveille en lui des besoins qui, aiguisés toujours, ne pourront plus se satisfaire dans l’innocence et exigeront plus tard le péché. Même quand elle n’aboutit pas à cette extrémité, l’habitude de multiplier pour les enfants les distractions en fait des blasés, des êtres toujours mécontents parce que toujours comblés, et qui ont épuisé la coupe des jouissances permises avant même d’être capables d’en sentir la saveur. Cette réaction contre l’ancienne sévérité de l’éducation chrétienne vaut-elle beaucoup mieux qu’elle ? Il est permis d’en douter.
Dans le Presbytère de Berne, on semble avoir compris que « joie » et « plaisir » ne sont pas synonymes et qu’on peut multiplier la première sans abuser du second. On a eu soin de ne pas laisser croire aux enfants que pour être heureux il faut nécessairement jouir, posséder, s’amuser ; on s’est efforcé de leur montrer que le bonheur résulte bien plus du plaisir qu’on fait que du plaisir qu’on reçoit et on les a peu à peu habitués à cultiver et à cueillir les jolies fleurs du dévouement et du sacrifice.
Il y a, en éducation, certains moments particulièrement scabreux, surtout quand il s’agit des fils devenus grands. Il est aussi dangereux de traiter un jeune homme comme un enfant, qu’un enfant comme un jeune homme. Arnold Bovet ne l’ignorait pas ; et lui qui savait exiger l’obéissance de ses enfants quand ils étaient petits, sut aussi la leur suggérer quand ils furent grands.
Par exemple, ne fumant pas, il préférait que ses enfants s’abstinssent de cette habitude qui n’est certes pas un péché, en elle-même, mais le devient si facilement quand elle détruit la liberté de l’homme, ou sa bourse, ou sa courtoisie, ou sa santé. Ses fils devenus grands, Arnold Bovet leur dit : « Je ne vous interdis pas de fumer. Vous êtes libres de le faire. Seulement promettez-moi, quand vous voudrez vous y mettre, de ne pas me le cacher. Prévenez-moi, afin que nous puissions commencer la chose en pleine lumière, ouvertement, solennellement, en famille. » Mystère du cœur humain, la cigarette, dont l’attrait triomphe de toutes les répugnances quand elle est le fruit défendu, le perdit complètement pour les fils Bovet. Aucun d’eux ne fume.
Autre exemple : Bien que le chef de la Croix-Bleue n’eût jamais exercé sur ses enfants la moindre pression, tous pratiquaient l’abstinence sans s’y être engagés. Quand les deux aînés se rendirent à Neuchâtel pour étudier la théologie et prirent la résolution d’entrer dans la « Société de Belles-Lettres », leur père leur dit qu’ils devaient se sentir absolument libres de boire à l’occasion un verre de bière, puisque aucun engagement ne les liait. Les deux jeunes gens usèrent de cette liberté pour l’aliéner, et, avant de quitter la maison paternelle pour se lancer dans la vie d’étudiants, ils prirent des engagements d’abstinence totale qui ne leur ont jamais pesé.
La même largeur et la même sagesse furent déployées par M. et Mme Bovet à l’égard de leurs enfants, sur un point bien plus délicat et plus grave que la cigarette on le verre de bière et qui eût pu devenir périlleux : la question des soins médicaux.
Pour eux-mêmes, ils n’y avaient pas recours. Pendant sa dernière maladie seulement, Arnold Bovet a été visité par un médecin.
Les expériences que les deux époux avaient faites dans le domaine de la guérison par la foi étaient si belles et si décisives que, chez eux, il n’y avait pas d’hésitation. La prière et l’imposition des mains étaient leurs remèdes, Dieu était leur médecin.
Quand leurs enfants grandirent, ils se gardèrent de leur imposer une voie qui n’a de valeur religieuse qu’à la condition d’être volontaire et peut devenir très dangereuse dès qu’il y entre la moindre contrainte. On rencontre, de par le monde, des hommes dont le cœur est plein de rancune non seulement contre la doctrine de la guérison par la foi, mais encore contre leurs parents, parce qu’ils pensent que des soins médicaux, refusés jadis, eussent empêché telle ou telle infirmité dont ils sont affligés ou fortifié leur santé devenue mauvaise. Les enfants d’Arnold Bovet ne pourront pas lui faire de reproche semblable, car il les a laissés absolument libres de faire appel pour eux-mêmes à la science médicale, et tel d’entre eux ne s’en est pas fait faute.
Plus délicate encore, parce qu’elle se pose plus souvent, est la question des plaisirs permis et des plaisirs défendus. Dans la capitale fédérale, les divertissements tels que concerts, soirées dansantes, théâtre n’ont peut-être pas autant que dans d’autres villes moins correctes le caractère profane et franchement corrupteur qui tout naturellement doit en éloigner le chrétien. Beaucoup de familles pieuses s’y livrent en toute liberté et avec la meilleure conscience ; il ne nous appartient pas de les condamner.
La pente est glissante de plaisirs « innocents » aux plaisirs coupables; et, sur ce point, Arnold Bovet a toujours adopté pour lui-même et conseillé aux siens une attitude d’une netteté absolue : l’abstention. Seulement, comme il savait qu’on ne détruit bien que ce que l’on remplace, et qu’il y a dans le cœur de tout homme et surtout de tout jeune homme un besoin légitime de joie et de récréations, il s’ingénia à le satisfaire pour ses enfants selon la chair, comme il y avait réussi pour ses enfants d’adoption, les membres de la Croix-Bleue. Ceux-ci se récréaient dans le Chalet, ceux-là dans le Presbytère. Quels plaisirs leur accordait-il ? Tous ceux qui rapprochent de Dieu et servent à sa gloire.
Les arts plastiques ne l’attiraient que modérément. Malgré son goût pour l’architecture et pour le dessin, c’est sans grands efforts qu’il avait renoncé aux joies que donne la peinture. On se rappelle son « ennui profond » dans certains musées et son mépris souverain pour les bibelots et les « babioles ».
Plus douloureux fut le sacrifice de certaines auditions musicales et littéraires dont la soif avait été allumée en lui pendant son enfance à Grandchamp, et incomplètement éteinte plus tard à Männedorf.
On peut affirmer que, dans son âme, il n’était resté, en fait d’amour de l’art, que ce qui peut s’allier à la piété et la nourrir. Depuis sa conversion, sa règle, à cet égard, fut ferme et droite, encore qu’elle nous paraisse un peu sévère et exclusive. En musique, il s’accordait tout ce qui louait Dieu et il s’interdisait le reste. De là sa prédilection pour les oratorios et pour les compositions de J.-S. Bach, Händel et Mendelssohn. C’est ce dernier qui fut surtout en honneur au Presbytère où une société d’amateurs, pour la plupart membres de l’Église libre, mettaient en commun leurs talents et leurs voix. Jusque dans cette aimable et innocente récréation apparaissait la perpétuelle préoccupation d’Arnold Bovet de tout faire converger, même les plaisirs permis, vers le service d’autrui et la gloire de Dieu. S’il préférait Mendelssohn à d’autres compositeurs dont le génie est plus grand, c’est parce que la musique du premier, mélodieuse et aimable, sans orages et sans désespoirs, louait le Sauveur avec les paroles mêmes de la Bible, et cela en des accents qu’il comprenait bien et qui ressemblaient à sa propre piété. Quand le pieux Mendelssohn changeait de langage, Arnold se séparait de lui. On chantait au Presbytère le chœurs de Paulus, d’Elias, du Lobgesang. On n’y aurait pas admis ceux d’Antigone ou de la Walpurgisnacht. On chantait pour se faire du bien et pour en faire aux autres. La réunion ne devait pas dégénérer en soirée mondaine. Ce plaisir d’une élite devait servir à la multitude et le chanteur sociable devenir social. Le chœur mixte se faisait entendre dans les soirées de la Saint-Sylvestre et toutes les fois qu’il en était requis.
Le même principe d’une récréation tendant à l’utilité commune et au service d’autrui se retrouve dans les autres domaines de la vie. Arnold Bovet aimait ardemment la nature. On se rappelle qu’il déclarait préférer « le moindre brin d’herbe » à tous les chefs-d’œuvre de l’art humain. Néanmoins, il n’admettait pas la promenade pour elle-même ni ce qu’on appelle voyage d’agrément. Pourquoi cet ostracisme contre la plus saine des récréations ?
Peut-être avait-il une vague intuition que l’amour de la nature peut devenir une idolâtrie. En cela, il ne se serait pas trompé. Ce danger n’est que trop réel. Parmi les enthousiastes de la création, quelques privilégiés n’y trouvent jamais que sujets d’édification. Tout en elle leur redit la gloire de Dieu, et une promenade dans la forêt fait presque autant de bien à leur âme qu’à d’autres la lecture d’un beau chapitre de la Bible ou la plus édifiante des réunions. Sur nombre d’hommes, la splendeur de la même forêt produit un effet très différent. Ils y voient non la sagesse, l’amour et la sainteté du Créateur, mais l’épanouissement des instincts, la lutte pour la vie, le triomphe de la force, la nécessité du massacre des faibles, en un mot, tout le contraire de ce qu’enseigne l’Évangile. Pour ces promeneurs, la nature est peut-être un temple, mais elle est un temple plein d’idoles et vide de Dieu.
Arnold Bovet ne poussait pas l’amour de la nature jusqu’à l’adoration ; il était de ceux à qui elle fait plus de bien que de mal. Si, malgré cela, il n’admettait pas la promenade pour elle-même, c’est par suite d’un principe que nous l’avons entendu énoncer bien des fois au cours de ses voyages : toute dépense de force, de temps ou d’argent doit avoir un but précis, pratique et altruiste. Une course sans résultat de ce genre l’aurait fait plus souffrir que jouir. En conséquence, lorsqu’il sortait avec les siens, il y avait toujours, au cours ou au terme de la promenade, quelque bien à faire, quelque rendez-vous à organiser, quelque malheureux à visiter.
Le même principe inspira les voyages qu’il fit seul et ceux qu’il fit en famille. Seul, n’ayant à ménager que sa propre personne, il affrontait des fatigues qui eussent effrayé bien des évangélistes plus forts que lui. L’étude détaillée d’un de ses voyages offrirait un intérêt spécial en montrant tout ce qu’un homme peut accumuler de choses en peu de temps. Autant que possible, pour doubler les journées, il voyageait la nuit. Peu d’heures de sommeil suffisaient à le maintenir frais et dispos. Son désir de ne pas perdre une minute allait jusqu’à l’indiscrétion. Bien souvent il s’est permis de réveiller des gens paisiblement endormis, ou de donner à d’autres des rendez-vous, entre deux trains, à l’heure où le plus laborieux renonce à travailler.
Quand ses enfants atteignirent l’âge auquel ils pouvaient profiter intellectuellement et spirituellement d’un voyage et s’intéresser aux travaux de leur père, il lui arriva de les emmener avec lui. C’était là, à ses yeux, moins une distraction qu’un complément d’éducation. En octobre 1886, il les conduisit à Londres, d’où l’on revint en passant par Bruxelles, Elberfeld, Bielefeld, Hambourg et Hagen.
En 1891, au mois de juillet, toute la famille se rendit en Écosse. En 1895, à l’occasion de leurs noces d’argent, M. et Mme Bovet s’accordèrent un nouveau tour en famille. On visita cette fois la Wartbourg, Berlin et Posen.
Pendant ces pérégrinations, le père se plaisait à initier ses enfants aux choses qui captivaient son propre cœur, et, sans affecter aucun dédain pour les choses visibles et les œuvres des hommes, il accordait pourtant toujours la grande place aux choses éternelles et à l’œuvre de Dieu.
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Le Presbytère de Berne nous a quelque peu introduits dans la vie de famille d’Arnold Bovet ; pour pénétrer encore plus avant dans son intimité, il va falloir visiter un autre sanctuaire et suivre la famille en vacances à Grandchamp, dans le Pavillon du bord du lac.
Les pasteurs dont l’existence est plutôt sédentaire, et se passe dans l’étouffante atmosphère d’une grande cité comme Paris, Londres ou Berlin, consacrent volontiers leurs congés annuels à explorer les Alpes ou quelque autre région pittoresque. Leur cœur autant que leurs poumons éprouve le besoin des grandes attitudes, d’un air tonifiant, des espaces infinis. C’est pour eux un devoir presque autant qu’un plaisir, de circuler et de voir quelque chose de nouveau.
Arnold Bovet concevait autrement les vacances. Peu touriste de sa nature, attelé pendant toute l’année à une besogne aussi intense en dehors de Berne que dans cette ville, contraint par son apostolat dans la Croix-Bleue à faire plusieurs fois par an des voyages longs et fatigants, trop pressé à l’ordinaire pour jouir pleinement de ses enfants et s’occuper d’eux, il voyait dans le congé annuel un temps de relâche et de repos, semblable à celui que le Dieu de l’ancienne Alliance voulait donner non seulement à l’homme fatigué, mais encore à la bête de somme et même à la terre cultivée. Il voyait un devoir pour le serviteur fidèle à détacher son corps et son esprit du joug ordinaire, afin de pouvoir le reprendre après, avec une fraîcheur et une force renouvelées ; il lui eût paru coupable de remplacer, pendant les vacances, le surmenage du travail par celui du tourisme.
Pareillement, il lui semblait juste qu’au moins pendant un mois par an, les siens eussent enfin la pleine disposition du père et de l’époux, dont la bonne présence leur était si étroitement mesurée à Berne et dont ils ne jouissaient guère que comme d’une étoile filante ; son cœur de Bovet et de Neuchâtelois éprouvait un besoin impérieux de battre de nouveau en plein accord avec ceux du foyer paternel ; et, avec son cœur, son esprit aussi faisait sa cure annuelle ; car Grandchamp, c’était Félix, l’homme universellement renseigné, le fin lettré, l’encyclopédie vivante, le frère chéri, l’ami fidèle. Dans d’intimes entretiens, longtemps attendus avant le revoir, longtemps repassés après la séparation, les deux beaux-frères échangeaient leurs richesses, l’un apportant les trésors de son esprit et de ses études, l’autre ceux de son cœur et de son expérience.
Il faut avouer que le cadre était merveilleusement adapté au but poursuivi, et réalisait l’idéal d’un séjour de vacances pour un homme fatigué.
Les alluvions séculaires de l’Areuse ont conquis sur le lac de Neuchâtel un petit territoire qui y forme une sorte de pointe. Ce domaine, comme tout bien usurpé, manque un peu de solidité. Quand l’Areuse trop enflée se fâche, elle compromet son œuvre et semble vouloir la détruire. Le lac, par contre, si son niveau a monté et qu’une forte bise l’y encourage, reprend l’offensive, et ses vagues viennent manger, morceau par morceau, les terrains amenés et les espaces conquis par la rivière. Il a fallu deux générations de Bovet et beaucoup de capitaux pour consolider, au moyen de fortes murailles, les apports du torrent, et endiguer celui-ci afin de les mettre à l’abri de ses colères.
La pointe de l’Areuse est couverte d’une végétation que l’abaissement du niveau du lac, opéré il y a quelques années, n’a pas compromise, et dont les propriétaires du terrain ont heureusement respecté le caractère un peu sauvage. Il est d’une rare beauté, le petit chemin qui, longeant la rivière, conduit de Grandchamp au Pavillon. De quelque côté que le promeneur se retourne, son œil rencontre de belles choses. À l’Occident s’ouvre la grande trouée du Val-de-Travers gardée par deux géants aux formes bien dessinées : la Tourne et la montagne de Boudry. Au Levant, quand le temps est clair, apparaît par dessus le lac et les collines du Vully la chaîne étincelante des Alpes, du Wetterhorn au Mont-Blanc. Plus près, vers le Nord, au milieu d’arbres séculaires, le vieux château de Colombier, et au delà, dominée par les sombres forêts de Chaumont, la ville de Neuchâtel dont les lumières, le soir, jettent dans la nuit une poignée d’étincelles.
C’est dans ce site, à la fois paisible et sauvage, qu’Arnold Bovet bâtit en 1883, sur les fondations d’une autre construction incendiée, le Pavillon où il s’installa pour la première fois au mois de juillet de la même année ; c’est là qu’il a passé depuis toutes ses vacances.
Il serait exagéré de parler de repos complet, même dans cette retraite. Aussitôt arrivé de Berne, le pasteur s’empressait d’enlever sa redingote pour mettre un vêtement gris et un chapeau de paille, insignes obligatoires pour lui, pendant ses vacances, et sous lesquels il était vraiment un autre homme. Dans cette tenue familière et campagnarde, les côtés déjà si joyeux de son caractère s’épanouissaient encore plus ; il redevenait enfant pour la plus grande allégresse des siens, il se livrait au bonheur de la liberté avec autant d’ardeur que le reste du temps aux exigences du travail.
Malheureusement, il est plus facile de déposer une redingote qu’une grande tâche ; et, même dans son cher vêtement gris, le travailleur libéré incomplètement restait assailli de devoirs et chargé de responsabilités.
Ces hôtes importuns arrivaient chaque matin sans être invités, sous la forme d’un volumineux courrier auquel il fallait répondre coûte que coûte. Ce n’est pas tout. Le mois de vacances du Président de la Croix-Bleue suisse était généralement consacré à commencer ou à achever l’organisation de quelque congrès ou de quelque fête. Nous savons par expérience la multiplicité des soucis que donne la préparation d’une modeste assemblée de délégués, essayons, au moyen d’un petit calcul mental, de mesurer ce que devait être la tâche, quand il s’agissait de combiner les détails infinis de fêtes comme la réunion fédérale de Berne, où les abstinents arrivaient de partout, non par centaines, mais par milliers. Le petit frémissement intérieur qui nous agite à cette idée diminuera un peu le mouvement de jalousie provoqué dans notre âme par l’aspect paisible et enchanteur du Pavillon des bords du lac.
Si incomplet qu’il fût, le repos goûté dans cette poétique retraite était délicieux. Des heures entières étaient consacrées à la lecture. Le pasteur s’y livrait avec l’avidité d’un homme privé de cette nourriture pendant des mois, et encore n’étaient-elles pas suffisantes pour qu’il pût parcourir tous les livres accumulés dès longtemps en vue de ces heures favorables.
Dans la journée, des concours de toute espèce étaient organisés pour la jeunesse grandissante, des joutes variées se livraient au bord du lac et sur ses flots. Les enfants des deux familles de Grandchamp y prenaient part. Dans les dernières années, la gracieuse demeure d’été devint insuffisante, parce qu’aux enfants d’Arnold, devenus parents à leur tour, se joignait une bande de rejetons qui réclamaient leur place. Exubérante était l’allégresse du grand-père au milieu de la troupe joyeuse de ses petits-enfants.
Vers le soir, on voyait arriver, le long du lac, la famille de Grandchamp, en partie hissée sur un char qui amenait tout chaud le « goûter ». Le repas, que présidaient Félix ou Arnold, se terminait par un culte, après quoi la jeunesse se précipitait dehors pour se livrer à toutes sortes de jeux plus ou moins athlétiques. L’ombre envahissante de la nuit ramenait tout le monde dans la vaste salle du Pavillon, autour de la lampe familiale, et l’on écoutait Félix lire la biographie de Blumhardt, ou celle de Luther, ou des extraits de son ouvrage sur Dante, ou encore des lettres de famille des anciens temps. Pendant ces longues séances de lecture, Arnold n’était pas inoccupé. Il illustrait à la plume, de façon dramatique ou humoristique, les événements racontés par le livre, ou bien il travaillait à dresser l’arbre généalogique des familles Bovet et Bernus, ou bien encore, l’incorrigible entrepreneur remplissait ses carnets de plans de bâtisses, consacrant son repos à se préparer du travail.
Plusieurs fois, il eut le bonheur de voir son collègue et ami, le pasteur Bernard, venir s’asseoir avec lui sous les ombrages de Grandchamp ; à les regarder causer ensemble pendant des heures, un étranger eût pensé contempler plutôt un père avec son fils qu’un pasteur de l’Église nationale avec un pasteur de l’Église libre.
Depuis quelques années, on ne voyait plus apparaître le soir, dans le chemin ombreux, la belle tête blanche de Félix Bovet. Un mal inexorable le tenait couché sur son lit. Ceux qui ont eut le privilège de le visiter dans sa longue détention n’oublieront jamais l’impression que leur fit cette chambre de malade. Sur le lit et tout autour, une accumulation de livres, brochures, journaux. Le patient — et rarement titre fut mieux porté, — élargissant toujours plus son esprit et son cœur, vivait non une vie d’égoïste occupé à noter ses sensations ou à exhaler sa plainte, mais une existence riche et lumineuse de lettré, de savant et de chrétien. Ce reclus était resté voyageur, et sa pensée comme sa prière parcourait la terre et sondait l’invisible, pour chercher encore les mystères de la vérité, les miracles de la grâce, les souffrances et les joies de l’humanité. Chez lui, l’homme a été couché pendant des années, le penseur est mort debout.
Le pasteur Bernard, Félix Bovet, Arnold Bovet…, qui eût imaginé que le plus jeune des trois serait enlevé le premier ?