Si toutes les vertus actives et héroïques se rencontrent en Jésus, il réunit aussi celles qui sont d’une nature plus passive et plus délicate, et nous fournit ainsi la suprême mesure de tout vrai martyre.
Il n’y a pas de caractère qui puisse parvenir à la perfection sans lutte et sans souffrance ; une noble mort est la couronne d’une noble vie. Edmond Burke disait un jour à Fox dans le parlement anglais : « L’outrage et l’opprobre sont les ingrédients nécessaires de toute véritable gloire ; la calomnie et le blasphème font partie essentielle du triomphe. » Les Grecs et les Romains admiraient l’homme droit et ferme aux prises avec le malheur et l’infortune, comme un spectacle digne des dieux. Dans le second livre de la République Platon, traçant le contraste du juste et de l’injuste (δίκαιος — ἄδικαιος) dit : « Tandis que l’injuste se donne l’apparence de la justice pour faire réussir son injustice, le juste, au contraire, est un homme simple et sincère, qui, d’après Eschyle, veut être bon et ne pas le paraître seulement ; qui, sans faire quoi que ce soit d’injuste, doit se résigner à l’apparence de la plus grande injustice, afin de confirmer la justice : ne se laissant point entraîner à céder, par la médisance et tout ce qui en émane, mais demeurant inébranlable jusqu’à la mort ; passant, il est vrai, sa vie durant, pour injuste, mais étant juste en réalité. » Il va même jusqu’à prédire que « si un tel juste apparaissait jamais sur la terre, il y serait flagellé, martyrisé, privé de la vue, et cloué sur un pieu, après avoir souffert toutes les hontes possibles17. » Est-il étonnant que les Pères et les théologiens modernes aient vu dans ce remarquable passage un frappant parallèle au chapitre 53 d’Esaïe, et une prophétie inconsciente de la Passion de Jésus-Christ ?
17 – Politia, p. 74. Platonis opera, etc. Comparez Schaff, Histoire de l’Eglise apostolique, édit. anglaise, § 109, p. 433. — Rousseau lui-même fut étonné de cette remarquable prédiction païenne d’un rédempteur souffrant, qui mourait de la mort d’un malfaiteur et d’un esclave, pour nous sauver. « Quand Platon, dit-il dans son Emile, « peint son juste imaginaire couvert de tout l’opprobre du crime, et digne de tous les prix de la vertu, il peint trait pour trait Jésus-Christ ; la ressemblance est si frappante, que tous les Pères l’ont sentie, et qu’il n’est pas possible de s’y tromper. »
Et cependant que cet idéal abstrait du grand philosophe est loin de la réalité, telle qu’elle est apparue trois siècles plus tard ! Combien souvent n’arrive-t-il pas aux grands hommes de ce monde, à ceux qui se surpassent eux-mêmes, lorsqu’ils se trouvent dans des circonstances exceptionnelles propres à les exalter, de perdre cette tenue supérieure dans les détails journaliers de la vie, et de s’impatienter en présence des plus petits obstacles ! Rappelons-nous Napoléon à la tête de ses légions conquérantes, au gouvernail de son vaste empire, et Napoléon après la bataille de Waterloo et dans l’île de Sainte-Hélène ! La plus haute expression de la résistance passive à laquelle se sont élevés le paganisme antique et l’héroïsme moderne est celle de la vertu stoïque qui accepte et qui endure la lutte avec la vie, avec ses nécessités et ses infortunes, en professant pour elles ce hautain et celle froide indifférence qui refoulent toute émotion, vertu qui n’est qu’une autre forme de l’égoïsme et de l’orgueil.
Mais le Christ nous a donné, par sa doctrine et par son exemple, un modèle tout autre, infiniment plus élevé, également inconnu avant et après lui, si l’on excepte l’imparfaite imitation de ses croyants. Il a renversé de fond en comble l’antique philosophie morale, et il a persuadé au monde que le pardon et l’amour des ennemis, que la sainteté et l’humilité, que la calme patience dans les douleurs et la soumission joyeuse à la sainte volonté de Dieu, sont la vraie couronne de la grandeur morale. « Si ton frère, dit-il, vient à pécher, en un jour, septante fois sept fois contre toi, et qu’il revienne chaque fois et te dise : Je me repens ; pardonne-le (Luc 17.4). — Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous outragent et qui vous persécutent (Matthieu 5.44). » A coup sûr c’est bien là une doctrine sublime ; mais sa démonstration pratique et sa vivante réalisation le sont encore bien davantage !
Il ne faudrait pas borner aux dernières scènes de sa vie publique la puissante vertu de souffrir que possédait le Christ. En général, la vie humaine est entourée, à chaque pas, d’épreuves, de soucis et d’obstacles qui doivent, comme autant de moyens d’éducation, développer sa capacité et éprouver sa force ; ainsi en est-il de celle du Christ. Pendant toute la durée de son état d’abaissement, il fut chargé de sollicitudes et d’afflictions (Ésaïe 53.4), et il eut à supporter les contradictions des pécheurs (Hébreux 12.3). Il fut pauvre, et il souffrit de la faim et de la fatigue. Il fut tenté par le démon. Sa carrière fut entourée, dès le début, de difficultés en apparence insurmontables. Ses discours et ses miracles excitaient la haine la plus amère, cette haine qui grandit jusqu’à la pensée et au projet du meurtre. Les pharisiens et les sadducéens oublièrent, dans leur fureur commune contre lui, leurs jalousies et leurs disputes. Ils rejetèrent et dénaturèrent son témoignage. Ils multiplièrent devant ses pas, par leurs questions malicieuses, les pierres de scandale, ils le traitèrent d’ami de la bonne chère, de compagnon des péagers et des pécheurs, à la vue de son amour plein de condescendance et de bonté, et de profanateur du sabbat, parce qu’il faisait du bien en ce jour. Ils l’accusèrent de folie et de blasphème parce qu’il se proclamait un avec son Père ; et ils attribuèrent ses miracles à Béelzebul, le prince des démons. Quoique plein d’admiration pour sa sagesse et pour ses œuvres, le peuple ne signalait pas moins son origine avec mépris ; et sa patrie aussi bien que sa ville lui refusèrent l’honneur accordé aux prophètes. Ses frères mêmes, lisons-nous, ne croyaient point en lui ; entraînés par leurs impatients désirs d’un royaume terrestre, ils blâmaient la réserve et l’humilité de sa conduite. Enfin, l’ignorance de ses apôtres et de ses disciples, leurs vues charnelles, leurs méprises trop fréquentes à l’égard de ses paroles, auraient été, malgré leur vénération profonde pour sa personne et leur foi en son origine et en sa mission divines, une forte épreuve pour la patience, même d’un maître beaucoup moins supérieur que lui.
Ajoutons à toutes ces douleurs celles que lui attirait sa compassion pour les misères humaines qu’il rencontrait à chaque pas et sous mille formes. Quelle épreuve n’était-ce pas pour le plus pur, pour le plus tendre et le plus bienveillant des hommes, que de respirer pendant trente ans l’air empesté d’un monde corrompu ; d’assister aux incessants éclats de passions coupables ; d’entendre les grandes lamentations de l’humanité, que lui apportaient les quatre vents de la terre ; d’être en contact personnel avec les aveugles, les paralytiques, les muets, les lunatiques, les possédés, et de supporter ainsi les assauts réunis des maladies, des soucis, des angoisses et des étreintes de la mort !
Et maintenant comment dépeindre sa Passion proprement dite, à laquelle on ne saurait comparer, pas même un moment, aucune autre douleur ! Il y brille une grandeur singulière qu’indique bien cette parole du prophète Esaïe : « Je suis seul au pressoir, et nul d’entre les peuples n’est avec moi » (Ésaïe 63.3). Si les grands hommes occupent une position solitaire, bien au-dessus du niveau commun, sur les hauteurs éthérées de la pensée et de l’action, combien plus n’est-ce pas le cas de Jésus sur le Calvaire de sa Passion, de Jésus le plus pur le plus saint, des hommes ! Plus un homme est près de la perfection morale, et plus aussi est délicat et profond le sentiment qu’il a du péché, des maux et des angoisses de ce monde. Jamais mortel n’a souffert plus innocemment, plus injustement et plus profondément que Jésus de Nazareth. Dans le court intervalle de quelques heures nous voyons se dérouler devant nos yeux une tragédie d’une importance universelle, où comparaissent tour à tour toutes les formes de la faiblesse humaine et de la méchanceté diabolique, de l’ingratitude, de la trahison, de la moquerie et des outrages, des souffrances du corps et des angoisses de l’âme, et dont le dénouement éclate dans la mort la plus ignominieuse que connussent les Grecs et les païens : la mort de l’esclave et du criminel. Le peuple et l’autorité se donnent la main pour accabler Celui qui était venu pour les sauver. Ses propres disciples l’abandonnent ; Pierre le renie ; Judas le trahit et le vend ; les chefs le condamnent ; de grossiers soldats le raillent, et la populace furieuse pousse son cri de sang : Crucifie-le, crucifie-le ! On le saisit de nuit, on le traîne de tribunal en tribunal, revêtu d’une couronne d’épines, injurié, flagellé, conspué au visage, et on le pend comme un malfaiteur et comme un esclave entre deux brigands !
Comment le Christ supporta-t-il toutes ces épreuves de la vie, et cette mort crucifiée qui vint les couronner ?
Rappelons-nous d’abord que fort différent des froids stoïciens, et non moins éloigné de leur apparente vertu si peu naturelle et si repoussante, Jésus éprouvait la plus tendre émotion et la sympathie la plus profonde pour toute angoisse d’homme, lui qui versa des larmes au tombeau d’un ami comme en sa lutte de Gethsémané, et qui, à son heure suprême, sut préparer un asile à sa mère ! Mais il joignait, à cette tendresse vraiment humaine et à cette délicatesse de sentiments, une dignité et une majesté indicibles, une sublime possession de lui-même et un calme d’esprit inaltérable. Il fait éclater dans sa Passion une si merveilleuse grandeur, que tout sentiment de compassion et de regret serait comme une insulte à l’admiration et au respect que nous devons payer à son caractère. Comme on sent bien la puissance des paroles qu’il adresse aux femmes de Jérusalem se lamentant à son sujet, sur son chemin du Calvaire : « No pleurez point sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants ! » Quoiqu’en lutte avec tout un monde d’impies, il ne laisse jamais une parole de dépit ou de violence sortir de sa bouche ; il prédit clairement sa Passion, et il l’annonce plusieurs fois à ses disciples.
Et cependant, jamais un murmure, jamais une expression de dégoût, de déplaisir ou de regret, ne vient errer sur ses lèvres. Nous ne le voyons pas un un seul instant découragé, irrité, hors de lui ; il est toujours rempli de la confiance la plus illimitée, car il sait que tout est bien ordonné par la Providence de son Père céleste. Son calme sur le lac, pendant la tempête, alors que ses disciples désespérés et à deux doigts de la mort tremblaient et frissonnaient d’épouvante, est l’image de l’état céleste de son âme. Il accomplissait toutes ses œuvres avec une dignité tranquille et une simplicité, qui formaient le plus frappant contraste avec le mouvement et le tumulte des foules qui l’entouraient. Il ne brigua jamais, la faveur du monde, et ne prêtait pas plus l’oreille à ses applaudissements qu’il ne redoutait ses menaces. Semblable au soleil qui plane au-dessus des nuages, il marchait dans une sérénité divine, bien au-dessus des passions humaines, des épreuves et des agitations qui ne pouvaient l’atteindre. Il était toujours entouré d’une atmosphère de paix, même à cette heure de séparation et durant cette nuit sombre et solennelle où il dit à ses disciples angoissés : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix ; je ne vous la donne pas comme le monde la donne ; que votre cœur ne se trouble point, et ne craignez point » (Jean 14.27). Jamais malheureux, au sens où nous le disons si souvent de nous-mêmes, il était plein d’une joie intime qu’il voulait laisser à ses disciples, quand il dit à son Père, dans la plus sublime de toutes les prières : « Afin qu’ils aient ma joie parfaite en eux » (Jean 17). Au milieu des blâmes sévères qu’il adresse aux pharisiens, il ne se laisse point aller à des personnalités contre eux ; il récompensait toujours le mal par le bien. Il pardonna à Pierre son reniement, et il aurait aussi pardonné à Judas, si Judas avait recherché son pardon avec un sincère repentir. Même sur la croix, il n’eut que des paroles de compassion pour les malheureux qui clouaient ses pieds et ses mains, et il priait pour eux, disant : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Il ne chercha point son martyre, et ne courut point au-devant de lui, comme l’ont fait beaucoup de confesseurs à la façon d’Ignace, avec leur enthousiasme maladif et leur ambitieuse humilité ; mais il attendit, calme et patient, l’heure fixée par son Père céleste.
Et quand cette heure fut venue, avec quel pouvoir surhumain et quelle tranquillité souveraine, avec quelle force et quelle humilité, avec quelle élévation et quelle douceur n’en traversa-t-il pas les ténèbres et les tentations ! Captif aux pieds de Pilate, le représentant de la puissance impériale, il se proclame roi de la vérité et fait trembler le gouverneur devant lui (Jean 18.37 ; Matthieu 27.19-24). Accusé d’un crime devant le tribunal du souverain sacrificateur, il lui parle avec la dignité et la majesté d’un juge du monde (Matthieu 26.64). Et dans sa lutte avec la mort, sur la croix, il promet au brigand repentant une place dans le paradis (Luc 23.43). Il n’est pas de parole ou d’acte, en cette histoire de la Passion, qui ne soient inexprimablement profonds, depuis l’agonie en Gethsémané, où, accablé, dans son immense compassion, sous le poids de la dette humaine, et à la vue des scènes effroyables qui l’attendaient, lui, le seul juste et le seul pur du monde, il pria que cette coupe passât loin de lui, en ajoutant soudain : « Non pas ma volonté toutefois, mais la tienne, » jusqu’à cette exclamation triomphante du haut de son supplice : « Tout est accompli. » Son silence lui-même, si digne devant les tribunaux de ses ennemis et devant la populace furieuse, ce silence de l’agneau qui se tait devant celui qui le tond et qui n’ouvre point la bouche, est plus éloquent que toute défense. C’est en vain qu’on chercherait un parallèle dans l’histoire des sages du monde ancien et du monde moderne ; et Rousseau lui-même a été contraint d’avouer que « si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu. »
A mesure que nous pénétrons dans la Passion du Christ nous sentons davantage qu’elle ne ressemble à aucune autre souffrance ; qu’il y mourut, lui juste, pour des injustes, lui saint, pour des pécheurs ; et qu’il a lavé dans son sang les fautes d’un monde déchu. Nous sentons et nous adorons le sacrifice réconciliatoire de l’amour infini. Si la simple idée d’un Rédempteur miséricordieux, venant délivrer la race humaine du joug du péché et de la mort, est pleine d’une sublimité inexprimable et d’un irrésistible attrait ; si le Messager de Wandsbeck a pu dire : « On se ferait volontiers martyriser et rouer pour la simple idée d’une telle vie, » que ne devons-nous pas éprouver pour Celui qui a été la réalité de cette idée ! C’est sans doute un mystère que nous ne pouvons comprendre, mais un mystère d’une origine et d’une nature si évidemment divines et célestes, un mystère si riche en bénédictions, que la tête et le cœur s’inclinent involontairement en adorant, et débordent de reconnaissance, et de joie. Elles sont là, sans parallèle, seules et uniques dans leur gloire, la Passion et la Résurrection de Jésus, et elles resteront ce qu’elles ont été pendant dix-huit siècles : l’objet le plus saint des méditations humaines, l’exemple suprême de la vertu souffrante, l’arme la plus forte contre le péché et le démon, et la source la plus profonde de consolations pour les plus nobles et les meilleurs d’entre les hommes !