Nous venons d’exposer, et d’une manière aussi objective que possible, les opinions de Mélanchthon sur le libre arbitre et la prédestination. Comme nous l’avons dit plus haut, nous ne nous hasarderons pas à discuter la question elle-même ; cependant nous ne pouvons nous empêcher de dire au moins de quel côté se trouvent nos sympathies. On a pu voir, du reste, par notre exposé, que le point de vue de saint Augustin est loin de nous plaire ; nous ne croyons pas que l’humanité déchue n’opère plus rien qui mérite à juste titre le nom de bien ; nous ne croyons pas que l’homme, d’abord image et ressemblance de Dieu, n’est plus maintenant que le type de la brute. Non, nous ne sommes pas entièrement consacrés à l’injustice, et nous avons encore une autre liberté que celle qui consiste dans la soumission à la chair, dans l’amour et la jouissance du péché. Notre conscience morale proteste contre une telle théorie, et, sans nous rendre pour cela coupables d’orgueil, nous avons le droit, ce nous semble, de nous croire autre chose que des troncs dénués de toute intelligence ou des masses d’argile, dont le potier peut faire des vases soit pour les usages de luxe, soit pour les besoins honteux. « Ah ! certes, dit à ce propos M. Reuss, si le dernier mot de la révélation chrétienne est contenu dans l’image du potier et de son argile, elle est une amère dérision de tout ce qu’une âme aspirant vers son Dieu renferme de besoins profonds et de légitimes désirs ! Ce serait à la fois une satire de la raison contre elle-même et le suicide de la révélationv. » Nous ne pouvons faire mieux que de signer des deux mains ces éloquentes paroles. Chercher à prouver notre opinion sur la liberté humaine est chose presque inutile : cette vérité rentre dans le domaine du sentiment, elle se sent, et c’est là la meilleure preuve. La doctrine de la prédestination s’écroulera infailliblement si l’on part de pareilles prémisses. Du reste, on n’a qu’à formuler les conséquences d’une telle doctrine pour éprouver je ne sais quelle répulsion instinctive inévitable. Que devient l’homme si, dès sa naissance, il est prédestiné soit au bien soit au mal ? Que devient la morale si partout et en tout nous n’avons qu’à nous conduire d’une manière passive et forcément réceptive ? « Pourquoi tant d’exhortations, si elles doivent être ou impuissantes lors même qu’elles produiraient un effet sur l’auditeur, ou superflues lors même qu’elles ne le toucheraient point ? Pourquoi tant de promesses de la part d’un homme qui n’est pas dans les secrets de Dieu et qui n’a pas feuilleté le livre de vie pour y lire les noms des élus ? A quoi bon la foi et la charité ? A quoi bon l’Évangile et Christ lui-même, puisque tout est dit, fait, décrété d’avancew ? »
v – Hist. de la théol. chrét. au siècle apost., par Ed. Reuss. Strasbourg 1865, 3e édit., t. II, p. 114.
w – Ibid.
Si nous nous plaçons au point de vue purement pratique, nous ne saurions nous empêcher d’être de l’avis de Mélanchthon ; à côté de la Parole de Dieu et du Saint-Esprit, nous sommes obligés d’admettre, dans l’œuvre de notre salut, la coopération de la volonté humaine. Nous avons la liberté de refuser ou d’accepter la grâce offerte, et cette liberté, nous la revendiquons avec force. Mais, nous répondra-t-on peut-être, que devient alors la grâce ? Si l’homme s’en rend digne, Dieu la doit, et si Dieu la doit, elle n’existera plus en tant que grâce. Cette objection repose sur une erreur ; il faut, ce nous semble, distinguer entre grâce universelle et grâce relative ou spéciale. La grâce universelle se répand sur tous les hommes ; elle est l’apanage de toute l’humanité, sans aucune acception de personne ; Dieu est animé, à l’égard de tous, des mêmes sentiments de bonté et de bienveillance ; il nous attire tous à lui, et tout le bien que nous faisons n’est au fond que l’œuvre de Dieu, le fruit de cette grâce universelle. Mais ce n’est pas tout. De ce que cette grâce universelle existe, il ne s’ensuit pas que je la reconnaisse, et c’est ici qu’intervient le rôle de la volonté éclairée, instruite par la Parole ; c’est ici que, grâce aux instructions de la Parole, ma volonté pourra transformer cette grâce universelle en grâce relative. Je me reconnaîtrai moi-même comme participant à cette grâce, je me l’approprierai en quelque sorte, m’y soumettrai de plein gré et en ferai le point de départ ultérieur de toute ma manière d’agir. D’abord nous avons été sous la grâce universelle sans le savoir ; nous étions dirigés, soutenus par elle sans le vouloir ou le reconnaître, contre notre gré, pour ainsi dire ; maintenant nous nous soumettons de plein gré, le sachant et le voulant. De la sorte, la liberté humaine nous semble être sauvegardée, et cependant nous n’anéantissons pas la grâce ; car, pour passer du premier état dans le second, nous sommes assistés de la grâce universelle, et, dans le second, il va sans dire que ce n’est plus moi qui vis, mais Dieu, ou plutôt, pour parler le langage du Nouveau Testament, c’est Christ qui vit en moi (Galates 2.20). Ma volonté propre fera place à la sienne, j’abdiquerai mon moi, je renoncerai à mon indépendance personnelle, je subordonnerai, ma personne à celle du Sauveur, je m’identifierai avec son existence idéale et vivrai en communion complète avec Christ.
Voilà, ce nous semble, ce qu’on peut dire à ce sujet : il nous fait absolument relever la liberté de l’homme dans l’œuvre du salut. Du reste, ceux-mêmes qui en théorie défendent la prédestination et la plus absolue, seront obligés, en pratique, d’en appeler à la liberté humaine. Il ne saurait en être autrement. Vivre agir et travailler comme si notre salut dépendait de nos œuvres, et se présenter devant Dieu avec le sentiment qu’après tout il est un serviteur inutile et que tout ce qu’il a pu faire de bien est un don gratuit de Dieu, telle doit être, ce nous semble la ligne de conduite de tout chrétien.
Il serait intéressant d’examiner encore l’enseignement du Nouveau Testament à ce sujet ; mais c’est là une question en dehors de notre plan. Cependant, pour donner à nos lecteurs une idée de la difficulté de cette étude et pour nous justifier en quelque sorte de ne pas l’avoir entreprise, nous nous permettrons de reproduire à la fin de ce travail l’opinion d’un théologien dont la compétence en pareille matière est loin d’être contestable :
« Le problème, dit M. Reuss dans son exposé de la doctrine de saint Paul, le problème est évidemment au-dessus des forces de l’intelligence humaine, et par cette raison la révélation même n’a pas pu en donner la solution, parce que la révélation peut bien fournir à l’homme des idées qu’il n’avait pas, mais elle ne peut pas changer les lois de sa nature et lui donner des facultés que la création lui a refusées. Ainsi elle peut lui donner des notions justes sur les rapports moraux de Dieu avec le monde, mais elle ne saurait lui faire comprendre l’essence même de Dieu ni la nature ou les moyens de son action sur l’univers, parce qu’il faudrait pour cela qu’elle l’élevât au niveau de Dieu-même. Elle ne lui dit même pas sur ces choses, et c’est là sa sagesse, autant que la philosophie prétend enseigner. Or, puisque nous sommes assujettis par exemple à vivre, à penser, à agir dans le temps et dans l’espace, il nous est impossible de comprendre comment Dieu existe, pense, agit, indépendamment de l’espace et du temps, et aucune révélation ne peut nous instruire là-dessus. Par conséquent, l’apôtre, comme tout autre homme, en abordant un pareil sujet, se heurte contre un écueil contre lequel il doit se briser et auquel il aurait mieux fait de ne pas toucher.
[Quand bien même on ne connaîtrait rien de l’auteur de ces lignes, on en perçoit immédiatement la couleur libérale par la distanciation critique qu’il prend vis-à-vis des écrivains bibliques. Néanmoins Édouard Reuss (1804-1891) n’a pas été un libéral incrédule, tel qu’en malheureusement fourni en quantité la faculté de Strasbourg où il régnait en maître. Reuss croyait à la réalité des miracles bibliques et à celle de la résurrection de Jésus-Christ. C’est pourquoi nous maintenons cet appendice de son élève, qui résume avec toute la franchise et la modestie qui conviennent, notre incapacité perpétuelle à résoudre le problème de la conciliation entre la souveraineté de Dieu et la liberté de l’homme. (ThéoTEX).]
A y regarder de près, la théologie de l’apôtre Paul sait partout ailleurs se tenir à distance de cet écueil, et satisfaire en même temps aux exigences de la foi religieuse et de la morale pratique. La première postule l’absoluité de Dieu, pour la science comme pour la puissance ; la seconde postule, avec non moins d’énergie, la liberté de l’homme. Par suite, quand il est question de Dieu, la théologie dogmatique appuie sur l’indépendance complète de sa volonté et de son action, et se sert de phrases qui frisent la doctrine de la prédestination ; quand il est question de l’homme, la prédication morale insiste sur son libre arbitre et l’invite par des espérances et par des menaces à travailler lui-même à son salut. La théorie et la pratique sont également dans le vrai ; mais en présence de la faiblesse de notre intelligence, qui ne sait point les accorder dans une formule métaphysique, elles ne sont vraies qu’à condition de rester séparées.
Un seul mot encore. Le judaïsme du temps des apôtres proclamait tout simplement la prédestination d’Israël et la réprobation des Gentils. Le préjugé national dominait l’idée religieuse, et la morale des Pharisiens était si peu rigide au fond, qu’elle ne pouvait ébrécher, dans la pratique, les théories de l’école. Voilà aussi pourquoi les formules qui rappellent ces théories sont si familières aux auteurs du Nouveau Testament. Ils les emploient généralement sans avoir conscience des difficultés qu’ils suscitent, et ils s’en servent à propos d’une division de fait, dans le sein de l’espèce humaine, analogue à celle qui constituait la base de la théologie de la synagogue. Le judéo-christianisme ignorait jusqu’à l’existence du problème caché comme à dessein par ce point de vue, en apparence si simple et si légitime ; nous verrons Jean soulever un coin du voile et le laisser retomber aussitôt. Paul seul aborde franchement la question, et s’il ne réussit pas à la résoudre, loin de lui en faire un reproche nous dirons qu’il est en cela l’unique véritable théologien d’entre ses contemporains. Il n’y a que la vraie science qui reconnaisse clairement les bornes qui lui sont poséesx. »
x – Ed. Reuss, ouvr. cit., p. 418-480.
Plus loin, à propos du quatrième évangile, le savant professeur s’exprime de la manière suivante : « Pour dire franchement notre opinion, nous n’avons jamais pu reconnaître que les textes de Jean, tels que nous venons de les mettre sous les yeux de nos lecteurs avec une entière impartialité, soient de nature à décider le grand problème théologique et philosophique. Ils sont trop indécis eux-mêmes, trop peu conséquents, trop flottants entre les deux points de vue extrêmes, et n’indiquent point de formule qui les concilie. On ne peut donc point s’en servir pour étayer une solution définitive de cette question qui, si souvent déjà et au détriment de l’Église, a provoqué des théories témérairement absolues dans l’un ou dans l’autre sens. Il nous semble toujours que Jean, comme les autres apôtres, a également reconnu les deux axiomes de la nécessité de la liberté pour fonder la morale, et de la nécessité de l’influence divine pour satisfaire la conscience religieuse et le mysticisme de la foi ; mais qu’il les a mis, comme eux, l’un à côté de l’autre, sans savoir les concilier. Il n’était pas assez dialecticien, sa théologie n’était pas assez au service de la logique, pour qu’il eût dû être amené à donner à l’un des deux principes l’empire sur l’autre, par une déduction conséquente et rigoureuse, comme l’ont fait Augustin et Pelage ; il n’y est pas même arrivé accidentellement, au risque de se heurter contre ses propres assertions développées ailleurs, comme nous l’avons vu chez Paul. Jean paraît à peine avoir senti l’antinomie devant laquelle la théologie de l’Église s’est toujours arrêtée avec étonnement et dont elle ne s’est jamais débarrassée que par quelque coup de désespoir.
Enfin nous ferons observer subsidiairement qu’en touchant à cette question, ni Jean ni les autres apôtres n’ont égard à ce qui a précédé la révélation évangélique ; qu’aucun d’eux n’effleure la difficulté si chaudement débattue dans les écoles, concernant le sort de ceux qui n’ont point pu avoir connaissance de l’Évangile ; qu’ils se bornent toujours à parler de leurs contemporains. C’est une preuve de plus que la théorie et les questions peu actuelles les intéressaient médiocrement et que l’on aurait fort bien fait de ne point laisser franchir à ces questions-là le seuil des écoles, pour jeter l’incertitude et le désordre dans les esprits de la multitudey. »
y – Ed. Reuss, ouvr. cit., p. 507 et 508.
On le voit, le Nouveau Testament ne tranche pas ce nœud gordien. Cette question ne doit donc pas nous préoccuper d’une manière exclusive. Notre esprit peut se procurer le plaisir de chercher à s’orienter dans ce labyrinthe ; quant à notre cœur, il ne se laissera pas troubler par les diverses théories qui ont vu ou qui verront encore le jour. Libre, il se donnera à Dieu, et libre il restera en lui ; loin de poser des limites à cette liberté, il travaillera toujours à l’augmenter encore, car si le Fils nous affranchit, nous sommes véritablement libres (Jean 8.36), et comme dit saint Paul, 2 Corinthiens 3.17 : Là ou est l’esprit du Seigneur, là est la liberté.