Comme vous n’avez point osé nier qu’ils fussent hommes, vous avez adopté pour système qu’ils ont été faits dieux après leur mort. Examinons pour quelles raisons. Il faut d’abord que vous admettiez l’existence d’un dieu supérieur, source unique de la divinité, qui de certains hommes ait fait des dieux ; car ceux-ci n’auraient, pu se donner une divinité qu’ils n’avaient pas, et celui-là l’accorder à ceux qui ne l’avaient point, à moins d’en être en possession lui-même comme d’une propriété. S’il n’existait personne pour les faire dieux, vainement vous supposeriez qu’ils aient pu le devenir, quand vous supprimez le principe de leur divinisation. Assurément, s’ils avaient pu par eux-mêmes se faire dieux, ils n’auraient jamais été hommes, puisqu’ils avaient la faculté d’une condition meilleure. Eh bien ! s’il est un être qui fasse des dieux, je reviens à l’examen des raisons de cette transformation d’hommes en dieux. Je n’en vois pas d’autre que celle-ci : Ce grand dieu, dans l’exercice de ses fonctions divines, avait besoin de secours et de service. Mais d’abord n’est-il pas indigne d’un Dieu d’avoir besoin du secours d’un et surtout d’un mort ? Si pareil besoin devait se faire sentir, pourquoi dès le principe ne pas créer un dieu qui pût servir plus tard d’auxiliaire ? Et je ne vois pas encore à quoi bon. Que ce monde n’ait pas été fait ; qu’il n’ait pas eu de commencement, comme le veut Pythagore, ou qu’il ait été fait et qu’il soit né, comme l’enseigne Platon, ce monde, dans l’un et l’autre système, s’est trouvé arrangé, disposé, ordonné par la plus haute sagesse. Le principe qui conduit tout à la perfection ne pouvait être imparfait. Dès-lors qu’avait-il besoin de Saturne et de sa race. Que de légèreté dans les hommes qui ne croient pas que dès le commencement de toutes choses, la pluie soit tombée du ciel, que les astres aient resplendi, la lumière brillé, le tonnerre mugi ; que Jupiter lui-même ait redouté les foudres dont vous armez ses mains ; que toutes sortes de fruits soient sortis du sein de la terre avant Bacchus, et Cérès et Minerve, et même avant ce premier homme père des autres ! car rien de ce qui était nécessaire à l’homme pour le nourrir et le conserver n’a pu être fait après lui. On dit des choses nécessaires à la vie, qu’elles ont été découvertes par l’homme, mais non créées. Or ce qui est découvert existait, ce qui existait s’attribue non à celui qui a découvert, mais à celui qui a créé. Une chose existe avant sa découverte. Mais si Bacchus est un dieu pour avoir fait connaître la vigne, on est injuste envers Lucullus, qui le premier a transporté dans l’Italie les cerisiers du Pont. On ne l’a pas consacré Dieu comme auteur d’un fruit, pour l’avoir découvert et montré. Si, dès le principe, chaque chose s’est trouvée munie et pourvue de tout ce qui était nécessaire aux fonctions qu’elle avait à remplir, à quoi bon changer l’homme en dieu ? Les postes et les emplois que vous distribuez étaient dès l’origine tout ce qu’ils auraient été quand vous n’auriez pas créé des dieux.
Mais vous vous tournez d’un autre côté. Vous nous répondez qu’en conférant la divinité, on voulait récompenser le mérite ; vous nous accordez sans doute que ce dieu qui fait des dieux se distingue surtout par la justice, et qu’il ne dispense un si grand privilège ni au hasard, ni sans titre et outre mesure.
Je veux bien passer en revue les mérites, et examiner s’ils sont de nature à élever au ciel ou à précipiter dans le Tartare, que vous appelez quand cela vous plaît la prison des enfers, un lieu de supplice. Là sont précipités les impies qui se sont armés contre les auteurs de leurs jours ; ceux qui se sont rendus coupables d’inceste à l’égard d’une sœur, ou d’adultère envers une épouse ; ceux qui ont ravi de jeunes vierges, corrompu de jeunes enfants ; les hommes de sang, les meurtriers, les voleurs, les fourbes, en un mot, tous ceux qui ressemblent à quelques-uns de vos dieux ; car il n’en est pas un que vous puissiez montrer exempt de reproche ou de vice, à moins de nier qu’il ait été homme. Mais outre que vous ne pourrez pas nier que ces dieux aient été des hommes, ils sont marqués à certains caractères qui prouvent qu’ils n’ont pu devenir dieux avec le temps. Si c’est pour punir ceux qui leur ressemblent que vous siégez sur les tribunaux ; si tous tant que vous êtes d’hommes vertueux, vous fuyez commerce, entretien, relation avec les pervers et les infâmes ; si le grand dieu s’est associé de pareils hommes pour leur communiquer sa divinité, pourquoi condamnez-vous ceux dont vous adorez les collègues ? Votre justice est une dérision du ciel. Faites donc l’apothéose des plus grands scélérats pour flatter vos dieux : c’est les honorer que de diviniser leurs semblables.
Mais, silence sur ces infamies ! Vos dieux ont été des hommes vertueux, bienfaisants et irréprochables, je vous l’accorde. Cependant combien n’avez-vous pas laissé dans les enfers de personnages qui valaient mieux encore : un Socrate par sa sagesse, un Aristide par sa justice, un Thé-mistocle par sa valeur, un Alexandre par sa fortune et sa grandeur d’âme, un Polycrate par son bonheur, un Crésus par ses richesses, un Démosthène par son éloquence ? Nommez-moi un de vos dieux plus sage et plus grave que Caton, plus juste et plus brave que Scipion, plus grand que Pompée, plus heureux que Sylla, plus opulent que Crassus, plus éloquent que Cicéron ! Il était bien plus digne de ce dieu suprême qui connaissait d’avance les plus vertueux, d’attendre de pareils dieux pour se les associer. Ses choix ont été prématurés, à mon avis, il a trop tôt fermé le ciel, et il rougit maintenant des murmures que ces ames héroïques élèvent au fond des enfers.