« Paissez le troupeau de Dieu qui est sous votre garde. »
(1 Pierre 5.2)
Jean « à la bouche d’or » (Chryso-stome) naquit vers 347, six années avant la promulgation d’un édit « chrétien » qui décrétait la peine de mort pour tous les adorateurs d’idoles. Sa ville natale fut Antioche de Syrie, la vaste et splendide cité d’où s’étaient jadis élancés les missionnaires Barnabas et Saul pour évangéliser le monde païen. Rome en Europe, Alexandrie en Afrique, possédaient seules plus d’importance que l’asiatique Antioche.
Fils d’officier, Chrysostome fut élevé par une mère chrétienne qui, veuve à vingt ans, dépensa tout son patrimoine pour l’instruction de Jean. Respectueuse de sa liberté, elle n’exerça sur lui d’autre influence que celle de l’exemple, et elle ne craignit pas de lui assurer les bienfaits d’une culture générale. Il suivit donc les leçons du rhéteur païen, Libanius, ami personnel de « Julien l’apostat. », un César, un philosophe, qui essaya sincèrement de provoquer une réaction, dans l’Empire, en faveur du paganisme. (Le fanatisme de l’Eglise persécutrice l’avait écœuré. Les « Thermes de Julien », en plein Paris, rappellent aux passants le séjour à Lutèce d’un homme sympathique, enveloppé de mélancolie, qui alla périr sous les flèches des Perses). Quand Libanius apprit que Jean avait une mère, Anthuse, qui s’enfermait dans le veuvage, pour se consacrer sans réserve à l’éducation de ses enfants, il s’écria : « Oh ! quelles femmes parmi les chrétiens ! » On raconte, également, que le vieux professeur, émerveillé des talents oratoires de son élève, se lamentait de n’avoir pu le choisir comme successeur : « Les chrétiens nous l’ont enlevé ! »
En effet, Chrysostome, après avoir plaidé quelque temps, se dégoûta de la profession d’avocat, et d’un milieu où son âme étouffait. La lecture de la Bible, et l’exemple d’un ancien condisciple, le décidèrent à écouter les sollicitations de l’évêque d’Antioche, Mélétius : il suivit ses instructions durant trois années, reçut le baptême, et décida de se consacrer tout entier au Royaume de Dieu. Dans la ferveur de son enthousiasme, et aussi afin de protester contre le luxe éhonté d’Antioche, il rêva de se retirer dans quelque solitude pour y mener la vie d’un moine. Détourné de ce projet par les supplications maternelles, il attendit la mort de sa mère pour se réfugier dans la montagne ; cette retraite dura six années, dont deux dans une caverne. Entre autres exercices, il s’imposa la tâche de mémoriser toute la Bible. En sacrifiant ses dons merveilleux d’orateur, pour s’enterrer vif dans le silence, il accomplissait, à son tour, « la grande Renonciation ». Toutefois, la solitude n’est pas l’état normal de l’homme ; si Chrysostome développa en soi, par l’ascétisme, une volonté de fer, il n’acquit point ces qualités de douceur, de mesure, et de liant, qui ouvrent tant de portes à l’apôtre.
La fatigue et le froid finirent par ébranler sa santé ; il dut interrompre la dure expérience. Il avait alors trente-trois ans, l’âge où Jésus, d’après la tradition, mourut en croix. Quel choc moral, pour l’ermite, que ce retour à Antioche ! Quels singuliers disciples du Christ affichaient leur oisiveté dans la ville païenne ! « Il n’était pas extraordinaire de compter, dans une opulente maison, deux ou trois mille esclaves destinés à servir toutes les fantaisies du luxe. Une riche matrone, irritée contre quelque jeune fille esclave, la faisait attacher à sa litière et battre de verges sous ses yeux. Ces gens-là ne s’en croyaient pas moins chrétiens. Ils étaient assidus dans les églises ; mais ils avaient encore une crédulité toute païenne. A la moindre maladie, ils consultaient des enchanteurs. On portait comme amulettes des feuillets de l’Evangile. On en suspendait au cou des petits enfants, souvent à leur naissance. On allumait plusieurs lampes auxquelles on donnait des noms divers, et on transportait à l’enfant le nom de celle qui avait été le plus longtemps à s’éteindre. Les malades se faisaient frotter avec l’huile des lampes allumées dans les lieux saints. »
Tel est le milieu où Chrysostome se replongeait malgré soi. Il reprit, dans l’église, les fonctions de « lecteur » ; puis il fut nommé « diacre » : enfin, vers la quarantaine, il reçut la prêtrise ; cette nouvelle dignité lui permettait de prêcher. Très vite, le prestigieux orateur s’imposa ; il ne pouvait empêcher la foule de l’interrompre par des applaudissements spontanés ! Et pourtant il ne ménageait point les riches. Il dénonça les élégantes, qui roulaient vers l’église dans un char étincelant de dorures, trainé par quatre mules blanches, au milieu d’une escorte d’esclaves. « Ces femmes étaient vêtues de tuniques d’or et de soie, parées de diamants, et portaient à leurs oreilles la subsistance de mille pauvres. » Il tonna contre les « chrétiens » d’Antioche, leurs festins, leurs lits d’ivoire ou d’argent massif incrusté d’or, « leurs bibliothèques où des rouleaux de parchemin, couverts de lettres dorées, reposaient sans être lus dans de précieuses cassettes. »
Il éloigna beaucoup d’auditeurs en attaquant les jeux du cirque, le théâtre, et autres « spectacles d’iniquité ». Par contre, il eut toute la population à ses pieds dans une circonstance dramatique. Au cours d’une sédition à Antioche, on avait renversé la statue de l’empereur Théodose : le monarque, furieux, menaça d’anéantir la ville ; on lui dépêcha des intercesseurs pour le fléchir ; et en attendant sa réponse, qui se trouva être favorable, Chrysostome prononça une série de vingt et un discours destinés à calmer et à encourager le peuple.
Dans ses prédications, il s’attachait à expliquer la Bible ; par exemple, il consacra cent homélies à commenter les Psaumes. Avant tout, inspirateur des consciences, il parlait en moraliste ; il prêchait avec précision et courage les devoirs pratiques ; il était passionnément conducteur spirituel et pasteur d’âmes. Rarement un prédicateur s’est élevé, avec tant d’âpre fidélité, contre l’obsession de l’argent. Il semblait aiguillonné par l’avertissement du Christ : « Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon ! » Non seulement, il blâme les excès des riches, mais il voit dans la richesse elle-même la source empoisonnée du désordre social. Dans ce domaine, il s’exprime avec l’audace d’un tribun démocrate, ou d’un réformateur socialiste. Il affirme que tout le mal vient de « cette froide parole, le mien et le tien » ; tous les hommes ont les mêmes besoins, et par conséquent les mêmes droits ; « c’est la communauté qui est naturelle, plutôt que la propriété ». A l’origine des grandes fortunes, il y a l’injustice, la violence ou la fraude. Dès lors, que les riches pratiquent largement l’aumône, chaque jour. Donner aux pauvres, c’est donner à Dieu. « Mettez Dieu au même rang que vos esclaves. Vous donnez, par testament, la liberté à vos esclaves. Eh bien ! libérez le Christ de la faim, de la nudité. » Dans son zèle pour l’aumône, il semble, parfois, la présenter aux riches comme un moyen de faire leur salut ; ce qui risquerait alors d’encourager les détenteurs de la fortune à favoriser l’élevage ou l’acclimatation du pauvre.
Bref, si Chrysostome fut un orateur, il fut surtout un prophète, inflexible dans son austérité. Pareille attitude, n’est pas, d’ordinaire, le chemin qui mène aux honneurs. Cependant, l’éclat de son talent fit désirer sa présence à Constantinople. Pour vaincre ses résistances, on recourut à la ruse ; un chariot l’emmena d’Antioche pour visiter une église, puis il fut transporté presque de force dans la capitale, où un concile, rassemblé d’avance, le consacra évêque, en 398.
L’empereur Théodose, qui avait parlé de faire passer la charrue sur l’emplacement d’Antioche, et qui avait fait massacrer sept mille habitants de Thessalonique pour punir la ville, eut pour successeur un fils dépourvu de personnalité, Arcadius, jouet de l’impératrice Eudoxie et du ministre Eutrope. Le monarque paraissait, en public, entouré d’un cortège de gardes armés de lances dorées. Comme une femme, il exhibait de riches bracelets, des boudes d’oreilles, un diadème orné de diamants ; et la plèbe, refoulée par les soldats, admirait de loin cette poupée vivante.
La cour avait cependant, souhaité le nouvel évêque. On avait désiré la venue du célèbre orateur, pour entendre le chant d’un bel oiseau ; mais les paroles qui accompagnaient la musique troublèrent la fête.
A peine installé dans sa charge, Chrysostome vérifia les comptes du trésorier de l’église ; il supprima tentures, tapis, vêtements de soie ; il vendit les meubles inutiles, et même les vases sacrés. Très frugal, il n’acceptait pas d’invitation à dîner. Dans cette ville fastueuse où il était bien porté de se montrer ivre dès le matin, l’évêque prenait ses repas tout seul. Bientôt, la malignité l’accusa de s’enfermer, le soir, pour se livrer à des « orgies de cyclope ». Or, ses excès de renoncement, dans une grotte humide, avaient détruit sa santé ; il digérait avec peine. Au contraire, le clergé de la ville comptait de fins gourmets ; ils ressemblaient à cet ecclésiastique romain, dont parle saint Jérôme, qui découvrait au goût la provenance d’un faisan, ou distinguait entre un poisson de l’océan britannique et un poisson de la mer Caspienne. A ces prêtres, sensuels et paresseux, Chrysostome imposa des heures de culte à l’église, durant la nuit, en faveur des fidèles que leurs occupations privaient des offices pendant le jour. Il déposa un diacre pour adultère ; un autre pour homicide : il avait battu, jusqu’à la mort, un enfant qui lui servait de domestique.
Dans ses prédications, il plaida la cause des indigents avec une véhémence redoublée. Il proclamait que tout possesseur d’une maison avait l’obligation d’en réserver une chambre pour le passant ou le pauvre. « Le Christ est à votre porte, ouvrez-lui ! Vous lui devez votre plus bel appartement ; mais il ne demande que le moindre coin. Placez-le avec vos serviteurs, dans vos celliers ; avec vos ânes et vos chevaux, dans vos écuries ; mais logez-le ! »
Comme à Antioche, il dénonça le luxe insolent, les distractions stupides ou cruelles, et la débauche. Il osa déclarer que, sur cent mille « chrétiens » de nom à Constantinople, il n’y en aurait peut-être pas cent de sauvés. Ajoutant l’acte à la parole, il fonda des Associations de jeunes filles, destinées à devenir garde-malades et diaconesses.
Cette activité réformatrice déchaîna contre lui les rancunes coalisées· des mauvais prêtres et des grands, blessés dans leur orgueil. Pour se venger de l’évêque, le parvenu Eutrope obtint de l’empereur un édit qui équivalait à la suppression du droit d’asile, reconnu aux églises chrétiennes. La protestation de
Chrysostome encouragea les ennemis du puissant ministre, contre lequel Arcadius lança l’ordre d’exil ; alors Eutrope, abandonné par son protecteur, fut trop peureux, – ô ironie ! – de recourir au droit d’asile ; il se réfugia lui-même dans l’église de Chrysostome. Celui-ci monta en chaire pour défendre le fugitif contre le peuple ameuté qui réclamait sa mort, et il le désigna, caché derrière les tentures de l’autel, claquant des dents de frayeur. Quelle revanche !
Mais, après avoir triomphé d’Eutrope, il entra en conflit avec l’impératrice, dont il contrecarrait l’orgueil et combattait les vices. Pour affaiblir l’influence de l’archevêque, elle s’appuya sur les haines soulevées par cet homme intrépide, que rien n’arrêtait pour épurer l’Eglise. Les circonstances la servirent, car il quitta la capitale pendant trois mois, pour mettre fin au terrible scandale d’Ephèse. L’évêque de cette ville était accusé d’avoir acheté son siège épiscopal, et de vendre l’ordination aux évêques, afin de rentrer dans ses débours ; à leur tour, les évêques se remboursaient en vendant la charge de prêtre et les sacrements Quant il mourut, la démoralisation du clergé, dans ce diocèse, éclata publiquement ; pour sortir du chaos, quelques évêques invitèrent Chrysostome à intervenir. Celui-ci, bien que malade, accepta ; malgré l’hiver, il s’embarqua en janvier 491, échappa aux périls d’une tempête pendant laquelle, faute de provisions, on resta deux jours sans manger. Enfin, arrivé à Ephèse, il convoqua un synode qui se forma en cour de justice, et sévit sans pitié contre les coupables. Mais l’enquête ouvrit les yeux de Chrysostome sur les abus des provinces voisines ; il étendit plus loin son activité de justicier ; en moins de trois mois, il déposa une quinzaine d’évêques, après une instruction sommaire des cas particuliers. Au nom de la règle morale, il s’affranchissait ainsi de la discipline ecclésiastique ; car, de sa propre autorité, il s’élevait au-dessus des synodes ; il dépassait en intransigeance l’évêque de Rome, dont les églises orientales dénonçaient parfois les empiétements sur leurs droits.
Avant de mettre ainsi en rumeur le clergé, Chrysostome avait déjà excité, en Asie Mineure, l’exécration des païens. Désolé de constater la place que le culte des idoles occupait encore en Phénicie, Chrysostome, vers l’automne de 399, avait lancé une troupe de moines sur le pays. Ces rudes missionnaires, dévastant ou démolissant les temples, en avaient dispersé les prêtres par la violence. Etranges moyens d’évangélisation !
Il ne faut point s’étonner qu’Eudoxie ait réussi à lier en faisceau d’innombrables rancoeurs contre Chrysostome. Quand celui-ci revint à Constantinople, il fut presque porté en triomphe, par le peuple, jusqu’à l’évêché ; mais il s’aperçut vite qu’on avait intrigué contre lui, à la cour. L’évêque Sévérien, chargé de le remplacer pendant son voyage, s’était insinué dans les bonnes grâces de l’impératrice. En le relevant de ses pouvoirs, Chrysostome lui reprocha sa mondanité. Puis, il prononça un sermon où il s’écria : « Rassemblez autour de moi ces prêtres du déshonneur, qui mangent à la table de Jézabel ; et je leur dirai : Si Baal est Dieu, marchez derrière lui ; si la table de Jézabel est aussi un dieu, mangez-y, jusqu’au vomissement ! » (2 Rois 3.18.)
L’archevêque en voulait aussi à Sévérien de sa faiblesse envers l’hérésie « arienne », opposée au dogme « catholique » de la Trinité. Le général goth, Gaïnas, disciple d’Arius, avait obtenu de l’empereur qu’on lui accordât l’usage d’une église dans la capitale. Chrysostome avait fait retirer cette concession. Mais les ariens, pour protester, organisèrent des processions, le dimanche, dans les rues de la ville ; ils chantaient des psaumes, et y intercalaient des cantiques exprimant leurs croyances. Pendant le séjour de Chrysostome à Ephèse, Sévérien, pour flatter les puissants, laissa dégénérer ces cortèges en véritables provocations : « Où sont, chantaient les ariens, ceux qui croient que trois ne font qu’un ? » A son retour, l’archevêque demanda vainement au préfet de réprimer ces insultes ; alors, il organisa des cortèges de protestation, où l’on chantait les hymnes orthodoxes. Les processions se rencontrèrent, et l’on échangea des coups ; le sang coula, on emporta des cadavres. Un décret impérial interdit ces manifestations.
L’arrogance de Sévérien à l’égard de Chrysostome augmentait ; un ami de l’archevêque, le diacre Sérapion, pour marquer son mécontentement, refusa de se lever au passage de Sévérien. Celui-ci, offensé, déclara : « Si Sérapion meurt chrétien, le Christ ne s’est pas fait homme. » (Nous dirions, de même, par exemple : « Si un tel finit dans la peau d’un juste, la Terre ne tourne pas autour du Soleil. »). On rapporta la parole de Sévérien au métropolite, en accusant l’évêque d’avoir nié l’incarnation du Fils de Dieu. Chrysostome estima que ces mots, quel que fût leur sens, étaient profanes ; il ferma toutes les églises de la ville à Sévérien. L’impératrice, piquée au vif, sollicita l’archevêque de lever l’interdit ; il s’y refusa. Mais elle était aussi entêtée, que lui. Pendant la célébration d’une fête solennelle, elle traversa la basilique, s’arrêta devant le trône où siégeait Chrysostome et, brusquement, déposa sur les genoux du prélat son enfant, le jeune Théodose, qui portait le nom du grand empereur. Evoquant le souvenir de ce monarque, et la main étendue sur le petit, elle adjura, plusieurs fois, l’archevêque de pardonner à Sévérien. Il finit par céder.
Restait à expliquer cet acte de clémence au peuple. Celui-ci, décidé à maintenir les droits de Chrysostome, surveillait les églises afin d’empêcher l’évêque félon d’y pénétrer. Pour fléchir le dévouement fanatique de ses partisans, le métropolite prononça dans la basilique un grand discours, chef-d’œuvre d’habileté. Les applaudissements de la foule marquèrent le succès de sa plaidoirie ; et, dès le lendemain, Sévérien vint proclamer, dans l’église, qu’il acceptait la paix. Les événements prouvèrent qu’elle était une simple trêve.
Sans doute, si le conflit éclata de nouveau, ce ne fut point par la volonté du patriarche ; mais un historien écrit : « Il était ombrageux, hautain, convaincu que les inimitiés qu’il soulevait s’adressaient à Dieu même. » Les circonstances vinrent bientôt seconder ceux qui travaillaient, dans l’ombre, à sa perte.
L’évêque d’Alexandrie, Théophile, personnage très intelligent, cupide et perfide, violent et méchant, surnommé le « Pharaon chrétien », avait excommunié des moines, et détruit leurs pauvres cellules au désert, parce qu’ils adoptaient l’enseignement du théologien Origène sur l’impossibilité d’attribuer un corps au Dieu-Esprit. Ces exilés ce réfugièrent à Constantinople. Chrysostome, ému de compassion, écrivit à Théophile, pour le supplier de pardonner à ces prétendus hérétiques. Il s’attira une réponse insultante. A la requête des moines, et contre l’avis de Chrysostome, un concile fut convoqué par l’empereur pour juger Théophile ; mais celui-ci, escorté de trente-six évêques, intrigua si bien, à Constantinople, que la situation fut retournée. Il accusa Chrysostome d’avoir comparé la reine Eudoxie à la reine Jézabel. De plus, on ramassa contre lui les plus absurdes racontars ; par exemple : il s’habillait et se déshabillait sur son trône épiscopal ; il mangeait une pastille après sa communion ; il voulait être seul, quand il se baignait dans une piscine publique ; il ne priait pas quand il entrait dans une église ou en sortait. En fait, on poursuivait, non sa doctrine, mais son austérité, son intransigeance. Il fut destitué par le concile. Toutefois, l’empereur, connaissant la popularité de Chrysostome, n’osait pas employer la force pour faire exécuter la sentence ; et le condamné resta deux jours dans la basilique, entouré d’une foule décidée à le protéger. L’archevêque Jean choisit l’occasion pour prêcher un sermon sur la décollation de Jean-Baptiste. On rapporte qu’il s’écria : « Hérodiade danse toujours en demandant la tête de Jean (1) … Malheur aux femmes qui ferment l’oreille aux avertissements du ciel ! Ivres, non de vin, mais d’avarice et de colère, elles assiègent leurs maris de mauvais conseils pour les entraîner à l’injustice (2) ! ». L’empereur, offensé, donna l’ordre à Chrysostome de quitter la ville ; il s’éloigna de nuit. Mais, dès que le peuple eut découvert le départ de son pasteur, il se rua contre les soldats ; la lutte ensanglanta les rues, les sanctuaires, les couvents. Pour comble d’horreur, le sol trembla, secouant la cité. La multitude vit là un avertissement surnaturel ; affolée, elle se massa autour du palais impérial pour exiger le retour du patriarche. Il rentra en triomphe, et Théophile s’enfuit de Constantinople.
(1) D’après l’évangile, ce n’est pas Hérodiade qui dansa, mais sa fille Salomé.
(2) Certains historiens placent le fameux discours à une autre époque.
La foule venait de prouver qu’elle servait de garde du corps à Chrysostome. Elle défendait son propre défenseur. On a pu dire que si Chrysostome aimait le peuple d’un amour de prêtre, il l’aimait, aussi, d’un amour de tribun. « Il l’admirait, il lui supposait une puissance morale particulière. » Après un tremblement de terre, il avait déclaré en chaire : « Les vices des riches ont amené ce péril en excitant la colère de Dieu ; mais les prières des pauvres l’ont détourné. » Il s’écriait : « Les riches sont des voleurs qui enferment dans leurs champs le bien d’autrui. Le voleur peut échapper aux mains des hommes ; le riche ne trompera pas celles de Dieu. » Et encore : « Le pauvre, débarrassé des attaches qui font du riche un esclave, plutôt qu’un maître, est un lion qui souffle le feu par ses narines. Elevé au-dessus des choses du monde, il n’est rien qu’il n’exécute pour le service de l’Eglise. Faut-il supporter la persécution pour Christ ? Il a méprisé la vie. Que peut-il craindre qu’on lui enlève ? Il ne possède rien. Lui ôter son pays ? La terre entière est sa patrie. « On ne s’étonne point que les adversaires de Chrysostome l’aient accusé d’être un factieux, appliqué à soulever la plèbe.
Son triomphe, d’ailleurs, fut bien court. Deux mois plus tard, nouvelle explosion ! Eudoxie prétendait imposer son image, comme celle de l’empereur, à l’hommage des foules. Elle fit ériger sa propre statue, d’argent massif, sur une colonne de porphyre qu’exhaussait encore un piédestal. L’inauguration fut accompagnée de réjouissances prolongées, de danses et de bouffonnerie, qui rappelaient les fêtes païennes. Ces divertissements bruyants troublèrent le culte dans la basilique. Le patriarche cria son indignation, et censura publiquement les auteurs du scandale. Alors le couple impérial résolut d’en finir avec l’importun ; ils convoquèrent un concile qui accusa Chrysostome d’être rentré en possession de son siège épiscopal sans autorisation ecclésiastique. L’archevêque protesta contre la validité du concile qui l’avait déposé de sa charge ; du haut de sa chaire il tenait tête à ses adversaires ; si bien que les discussions traînèrent pendant dix mois, jusqu’à la semaine sainte (avril 404). Quarante évêques le soutenaient. Mais les évêques hostiles, plus nombreux, pressaient l’empereur de bannir Chrysostome. Brusquement, on décida l’arrestation de l’archevêque avant le dimanche de Pâques, afin que cette grande fête ne vînt pas encore fortifier son influence. (Près de quatre siècles auparavant, à la même époque de l’année, le sanhédrin de Jérusalem n’avait pas osé mettre ouvertement la main sur Jésus, durant la fête de la Pâque juive !)
L’empereur avait donné ordre à Chrysostome de ne pas quitter le palais épiscopal. Mais l’archevêque décida de se rendre à la basilique, dès le samedi saint, car trois mille catéchumènes devaient, ce jour-là, recevoir le baptême. Les cérémonies commencèrent sous sa présidence ; rangés auprès des piscines, les nouveaux chrétiens descendaient dans les eaux consacrées. Soudain, l’église fut envahie par des soldats ; les uns coururent au baptistère des hommes ; ils frappèrent à coups d’épée les néophytes demi-nus et les prêtres qui les baptisaient ; la piscine fut rougie de sang. Dans le baptistère des femmes, le scandale fut effroyable ; à moitié vêtues, elles s’enfuirent en poussant des cris ; l’une d’entre elles, folle de terreur, s’échappa déshabillée dans la rue. D’autres soldats profanèrent le pain et le vin de la sainte cène.
Les catéchumènes se donnèrent rendez-vous, pour le soir, dans un établissement de bains, les Thermes de Constance ; le clergé bénit l’eau des bassins, et l’on reprit la cérémonie du baptême. Mais le chant des psaumes trahit, au dehors, cette réunion insolite. Un officier païen de la garde impériale, Lucius, essaya vainement de disperser les chrétiens ; sa harangue provoqua des moqueries ; alors, il se retira, prit conseil au palais, puis repartit pour exécuter les ordres de ses chefs. Cette fois, il était accompagné de prêtres, d’ecclésiastiques, chargés de couvrir sa responsabilité. On regagna. les thermes. Lucius, furieux de son échec, sauta dans la piscine principale et assomma le prêtre qui prononçait les paroles sacramentelles ; les fonts baptismaux furent ensanglantés. Les forcenés se ruèrent sur le clergé, sur la foule ; des mères furent écrasées avec leurs enfants.
Les fidèles, ainsi dispersés pendant la première veille de la nuit, se groupèrent, ici et là, dans la campagne, et continuèrent, avec leurs, prêtres, l’office du samedi saint qui se terminait à l’aube. Le dimanche de Pâques, l’empereur, qui se promenait de grand matin avec son escorte, aperçut une foule en pleins champs ; les robes blanches des catéchumènes brillaient aux rayons du soleil levant. Il demanda l’explication de ce rassemblement. On lui répondit : « C’est une secte hérétique, réunie pour braver l’Eglise. – Qu’on les chasse ! » ordonna l’empereur. Les cavaliers arrivèrent au galop, frappant à coups de lance. Puis, descendus de cheval, ils s’emparèrent des vêtements de fête revêtus pour la circonstance par les fidèles, et traînèrent en prison prêtres et catéchumènes. Ensuite, la police fouilla les maisons pour y surprendre des assemblées clandestines ; on incarcéra les partisans de l’archevêque, accusés d’être des johannistes, « disciples de Jean ».
Au cours de ces événements, le concile, réuni pour juger Chrysostome, le déclara excommunié. L’archevêque protesta solennellement contre cette iniquité par trois lettres, adressées aux évêques de Rome, de Milan et d’Aquilée. Autour de lui, la haine rodait. Un homme pénétra dans son palais en courant, armé d’un poignard ; on l’arrêta ; Chrysostome demanda sa grâce. Quelques jours plus tard, nouvelle tentative d’assassinat ; celui qu’on avait payé pour tuer l’archevêque se défendit, furieusement, quand on voulut l’appréhender ; son couteau frappa sept victimes. Une quinzaine de jours après la Pentecôte, l’empereur fit cerner le sanctuaire et l’archevêché ; puis il donna l’ordre au prélat de quitter Constantinople. Le métropolite entra une dernière fois dans la basilique, en disant à quelques prêtres : « Venez, prions, et prenons congé de l’Ange de cette église. » Dans le chœur, il s’agenouilla. Puis, s’approchant de plusieurs évêques en pleurs, il en baisa deux et dit : « Je vous embrasse tous en la personne de ceux-ci. » Ensuite, il prit congé des diaconesses et se remit aux mains des soldats qui l’entraînèrent, en le cachant aux regards. Des sentinelles surveillaient les portes pour empêcher la foule d’entrer ; mais celle-ci, pressentant la réalité, réussit à se précipiter dans le sanctuaire ; deux colonnes de manifestants, lancés en sens contraire, se heurtèrent avec tant de violence que beaucoup de gens furent étouffés ; les soldats augmentèrent le désordre en faisant usage de leurs armes ; cris de douleur, malédictions, mourants et morts.
L’église n’était qu’en partie évacuée, quand une flamme jaillit du trône épiscopal ; bientôt, tout l’édifice fut la proie d’un incendie si violent, qu’il gagna le palais du sénat ; on eut de la peine à protéger l’habitation de l’empereur. Cette catastrophe donna le signal de la persécution contre les partisans de Chrysostome ; on rejetait sur eux la responsabilité du sinistre. Les arrestations se multiplièrent ; les interrogatoires furent accompagnés de tortures ; un adolescent, lié au chevalet par les bourreaux, expira sous leurs traitements féroces. Pourquoi tant d’innocentes victimes ? On se vengeait sur elles, non seulement des hautes qualités de l’austère archevêque, mais encore de ses défauts de caractère, de son « humeur trascible et impérieuse ». On fit même comparaître plusieurs diaconesses ! Des femmes furent flagellées, déchirées avec des ongles de fer.
Quant au nouvel archevêque, désigné par Eudoxie, il entra en lutte avec les couvents pour les obliger à reconnaître son autorité ; décidé à vaincre, par la faim, les moines récalcitrants, il empêcha qu’ils fussent ravitaillés.
Escorté par des soldats, l’archevêque banni suivait en Asie Mineure le chemin qui mène à Nicée de Bithynie, quand des cavaliers, lancés à sa poursuite, rejoignirent la petite caravane ; ils emmenèrent enchaînés ses amis, sous inculpation d’avoir incendié la basilique ! Chrysostome restait seul, sans personne pour le servir et le soigner, accablé de tristesse et malade. Contre ses maux d’estomac et ses accès de fièvre, il ne trouvait de soulagement que dans les ablutions ; mais, malgré l’étouffante chaleur, il n’utilisait d’autre baignoire qu’un fond de tonneau, car ses gardiens avaient reçu l’ordre de ne jamais s’arrêter dans une ville. Le vieillard, presque défaillant, ne pouvait donc profiter des thermes publics. Heureusement, les soldats eurent pitié de lui, essayèrent d’améliorer sa nourriture, et laissèrent des prêtres, ses partisans, lui apporter des nouvelles sur les événements de Constantinople. L’écho de ces infamies lui perçait le cœur.
Arrivé à Nicée, vers la fin de juin, il eut la déception de n’y point trouver des nouvelles de ses meilleurs amis, entre autres de la diaconesse Olympias, qui était sa fille spirituelle et sa confidente. De plus, il apprit que l’impératrice avait fixé le heu de sa déportation à Cucuse, petite ville perdue dans le massif montagneux du Taurus. Enfin, avec mélancolie, il dut constater l’échec de son entreprise missionnaire pour arracher la Phénicie au paganisme. Persévérant, néanmoins, dans les mêmes erreurs il essaya, malgré sa fatigue, d’organiser une expédition nouvelle contre les idolâtres. Il promettait de l’argent, des armes de démolition, pioches, pelles, leviers, et des vivres, pour les moines enrôlés dans cette croisade. Il s’efforça de leur trouver un général, en la personne d’un ermite qui vivait presque muré dans une caverne. Chrysostome lui écrivit : « Abandonne ta stérile vocation .... pour renverser les idoles. » Le solitaire hésitait ; l’archevêque lui récrivit, sur le ton de l’irritation, puis il partit de Nicée vers le 5 juillet.
Il s’agissait de gagner Césarée, seconde halte prévue, dans la marche vers l’Arménie. L’escorte militaire continuait à éviter les cités ; on ne trouvait guère, comme nourriture, dans les villages, qu’un pain moisi, ou si dur qu’il fallait le détremper dans une eau saumâtre. L’exilé, ravagé de fièvre, sous un soleil ardent, eut beaucoup de peine à se procurer les bains qui, seuls, calmaient ses douleurs. On voyagea de jour, de nuit, et le besoin de sommeil s’ajouta aux autres souffrances.
A Césarée, il eut la consolation de trouver un clergé qui lui était favorable ; mais l’évêque, redoutant de déplaire à Eudoxie, s’abstint de lui offrir l’hospitalité : i1 tâcha même de hâter son départ. Au moment où le noble vieillard allait reprendre sa dure vie de chemineau, le bruit courut qu’une troupe de brigands, descendus de la montagne, coupaient les blés et emmenaient en captivité les paysans. La garnison de Césarée refoula ces bandes. Toutefois, les environs de la ville, ainsi infestés par les Isaures, semblaient peu sûrs ; les gardiens de Chrysostome décidèrent de rester sur place quelques jours. D’ ailleurs le captif traversait une crise de fièvre.
Le lendemain, dès l’aube, plusieurs centaines de moines, armés de pierres et de bâtons, vinrent hurler devant la maison qui abritait l’archevêque ; ils menaçaient de le brûler vif, s’il refusait de déguerpir. Le préfet de la ville dut intervenir pour les calmer. Le lendemain, les forcenés revinrent plus nombreux, et plus menaçants, à l’instigation du lâche Pharétius, l’évêque aux ordres de l’impératrice. Les gardiens de Chrysostome insistèrent pour un départ immédiat. La petite caravane s’ébranla vers midi, mais s’arrêta bientôt dans une villa mise à la disposition de l’illustre fugitif par une dame de Césarée nommée Séleucie. Furieux contre celle-ci, Pharétius eut des explications successives avec elle, et réussit par ses menaces à l’intimider. Au milieu de la nuit, pendant que Chrysostome goûtait quelque repos sous le toit hospitalier, un cri retentit : « Les Isaures sont là ! » (C’était faux.) Désarroi. Panique. Nuit sans lune. Un guide improvisé entraîna l’escorte sur un sentier impraticable, taillé dans le roc. Le mulet qui portait la litière de l’archevêque tomba sur les genoux et le vieillard fut lancé contre le sol avec tant de rudesse, qu’il resta inanimé. Quand il revint à lui, il demanda en grâce qu’on le ramenât dans Césarée. Mais les soldats avaient pour consigne d’atteindre Cucuse ; à travers torrents et précipices, on y parvint enfin. Le voyage, à partir de Constantinople, avait duré deux mois et dix jours.
La station militaire de Cucuse se trouvait dans une vallée où la température oscillait entre une chaleur accablante et un froid excessif. On y montrait la caverne où un autre exilé de Constantinople, l’archevêque Paul, avait été assassiné par les persécuteurs ariens, une cinquantaine d’années auparavant. Un riche citoyen, Dioscorus, logea le banni. Celui-ci, quand vint l’hiver, demeura confiné au lit, pour se réchauffer ; l’immobilité lui ôta l’appétit et le sommeil.
Mais son énergie s’affirmait plus indomptable que jamais. Il entretint une vaste correspondance, dont nous ne possédons plus que deux cent quarante lettres ; celles qu’il écrivit à sa fidèle collaboratrice Olympias, pour la consoler de leur séparation et l’arracher à la neurasthénie, constituent un vrai trésor de délicatesse, de sérénité, de vaillance. Peu à peu, les visiteurs affluèrent, et l’infime Cucuse devint un centre d’influence rayonnante en Orient. Mais tout cela ne suffisait point à une activité dévorante. Il reprit son projet de convertir la Phénicie par la force. Les païens chassaient ou tuaient les missionnaires qui démolissaient leurs temples ; et, à leur tour, ils détruisaient les églises en construction. Chrysostome recruta de nouveaux moines pour la « guerre sainte », et il envoya des reliques de martyrs pour les sanctuaires qu’on élevait à Jésus. Les adorateurs d’Hercule et de Vénus finirent par faiblir. Un historien moderne s’écrie, avec une singulière inconscience : « Tant d’efforts persévérants eurent leur récompense ; les chrétiens reprirent le dessus et réussirent à élever quelques églises, points de ralliement de leur armée et sanctuaires de leur culte. » Casernes-chapelles !
Deux autres entreprises de longue haleine occupèrent l’exilé ; il essaya de fortifier une dissidence catholique au sein de la masse arienne des Visigoths, afin d’affermir l’orthodoxie aux dépens de l’hérésie. Enfin, avec l’audace de la foi, il s’efforça d’organiser la conversion de la Perse au christianisme. Il avait les ambitions insatiables du conquérant.
Le second hiver à Cucuse fut marqué par un froid polaire et par les incursions des Isaures. Pour leur échapper, Chrysostome passa plusieurs jours dans les bois couverts de neige, et coucha dans les cavernes. Enfin, i1 se réfugia dans la citadelle d’Arabissus, à vingt lieues plus loin, en pleine montagne. Un rempart de glaciers empêchait les visiteurs et les messagers de parvenir jusqu’à lui.
Au printemps, il rentra dans Cucuse, où il apprit que la persécution, à Constantinople, sévissait de nouveau ; on torturait des femmes, on dispersait leurs monastères. Cependant, une lueur d’espoir se levait à l’horizon : la réunion d’un concile œcuménique paraissait imminente. Ce tribunal prononcerait, enfin, sur un scandale sans nom : cinq évêques occidentaux, députés à l’empereur d’Orient pour préparer la convocation de l’assemblée, avaient été incarcérés maltraités, puis renvoyés en Italie. Et l’archevêque de Constantinople, Atticus, redoublait de rigueur contre les disciples de Chrysostome. Malheur aux voyageurs qui favorisaient l’ingérence de l’Eglise occidentale dans les affaires d’Orient ! On surprit, à Constantinople, un moine qui apportait des lettres à des prêtres de la ville ; Atticus le fit publiquement flageller ; puis on lui disloqua les os. Quant à Chrysostome, ses ennemis se vengèrent en l’exilant toujours plus loin ; d’’abord à Arabissus, puis à Pithyonte ; ville en ruines, au pied du Caucase ; elle était devenue un camp retranché pour les garnisons qui surveillaient la frontière de l’Empire, dans cette région sauvage. A Constantinople, Atticus l’archevêque, et Sévérien lui-même, unirent leurs efforts haineux pout en finir avec un exilé qui refusait de mourir ; les officiers chargés de l’entraîner jusqu’à Pithyonte furent choisis, avec soin, pour leur brutalité ; ils reçurent l’assurance que, si leur captif périssait en cours de route, ils palperaient quand même la récompense promise à leur zèle.
Vous devinez ce que furent les conditions d’un tel voyage pour Chrysostome, dans une région montagneuse ; s’il pleuvait, on donnait le signal du départ ; si le soleil dardait, on obligeait le vieillard chauve à marcher tête nue. L’un des officiers, touché par la patience du malheureux, finit par lui témoigner en secret de la pitié ; mais l’autre s’emportait contre les passants qui manifestaient quelque sympathie pour le prisonnier. Celui-ci n’avançait guère ; après trois mois de voyage, on avait couvert seulement le tiers de la distance à parcourir. On franchit la ville de Comane sans même s’y arrêter. Le visage de Chrysostome était comme calciné ; un biographe dit que sa tête rougie et pendante semblait un fruit mûr, prêt à tomber du rameau. Au-delà de la cité, on trouva une chapelle où le convoi fit halte. Le lendemain, quand on repartit, l’exilé fut saisi d’un tel accès de fièvre, qu’il fallut rebrousser chemin. On regagna le petit sanctuaire, dédié à l’évêque Basilisque, martyr pour la foi. Chrysostome demanda des vêtements blancs au prêtre qui gardait le tombeau du saint, car il sentait sa dernière heure venue. Il ôta ses habits et les distribua, même ses chaussures. Puis, entièrement vêtu de blanc, il communia : il termina sa prière par une sentence qui lui était familière : « Gloire à Dieu en toutes choses ! Ainsi soit-il. » Alors, il fit le signe de la croix et s’étendit sur la dalle, épuisé. Dure couche, bien appropriée au lutteur. Enveloppé de blancheur, sur la pierre nue, il rendit l’âme... Un sépulcre neuf se trouvait dans les dépendances de la chapelle ; on déposa la dépouille mortelle dans ce tombeau : « et ce second martyr fut placé à côté du premier ».
On était au 14 septembre de l’année 407. L’épiscopat de Jean Chrysostome n’avait pas duré dix ans ; sur lesquels trois ans et trois mois avaient appartenu à l’exil.
Trente années plus tard, Théodose Il donna l’ordre que le corps de l’archevêque fût ramené à Constantinople. Cet empereur était l’enfant d’Eudoxie, le petit garçon qu’elle avait un jour, en pleine basilique, jeté sur les genoux du métropolite. La chasse qui renfermait les restes du patriarche fit un voyage triomphal ; cette fois, Chrysostome n’évitait plus les cités. A Chalcédoine, elle fut transférée sur la trirème impériale ; car l’empereur lui-même, les sénateurs, les premiers magistrats, les grands officiers, se trouvaient présents. Nuit noire ; les flots étaient couverts de points lumineux, navires et barques, où les foules s’entassaient à la lueur des torches. Spectacle féerique ; chaque vague dressait une aigrette brillante ; les rougeoyantes étincelles des flambeaux scintillaient en fleurs de feu ; la mer, où glissaient en silence tant de mouvants reflets, paraissait phosphorescente et couleur d’auréole. Les embarcations, flammes dansantes, étaient si nombreuses, que l’Asie et l’Europe semblaient reliées par un pont fantastique, illuminé de lampadaires ou d’étoiles.
La dépouille sacrée fut transportée dans la capitale, en l’église des Saints Apôtres, lieu de sépulture des empereurs chrétiens et des évêques de Constantinople. Là dormaient leur dernier sommeil Arcadius et Eudoxie. Sur le cercueil de Chrysostome, Théodose étendit son manteau de pourpre ; puis, les yeux et le front baissés, il s’inclina vers les restes vénérés, il demanda pardon pour son père et sa mère, car ils avaient persécuté leur victime par ignorance.
Avant d’être scellé dans un caveau, le cercueil fut hissé jusque sur l’estrade où siégeaient les archevêques et le peuple s’écria, dans une immense acclamation : « Reprends ton trône, ô père ! »
Ce triomphe éclatant de Jean Chrysostome ne fut pas sa dernière victoire. L’Eglise, plus tard, le rangea parmi les saints ; elle le proclama bienheureux et « martyr sans effusion de sang ».