La soudaine résolution prise par Calvin en juillet 1536, à la suite des puissantes exhortations de Farel, de se fixer à Genève, fut suivie par un rapide voyage d’affaires à Bâle. Quand il revint à Genève, vers la mi-août, il fut atteint d’un mal aigu et douloureux. Il ne peut donc guère avoir entrepris son œuvre que vers la fin de ce mois. Ce commencement fut aussi simple que possible. Il ne devint l’un des prédicateurs réguliers qu’environ une année plus tard.
[Calvin dit dans sa lettre à Sadolet (1539) : « Je remplis d’abord les fonctions de régent, et ensuite celles de pasteur » ; Opera, v, 386. Colladon dit qu’« un peu après, il fut aussi choisi comme pasteur » ; ibid., xxi, 58. Mais, encore le 13 août 1537, le Conseil de Berne distinguait entre Farel « prédicant » et Calvin « lecteur en la Sainte Écriture » ; Herminjard, iv, 276. Voir aussi C.-A. Cornelius, Historische Arbeiten, Leipzig, 1899, p. 129, dont je me suis beaucoup servi dans ce chapitre.]
Sous les auspices de Farel il commença par expliquer les épîtres de l’apôtre Paul à Saint-Pierre, et c’est comme « lecteur en la sainte Écriture en l’Église de Genève » qu’il publia à Bâle, en janvier 1537, les deux courts traités sur l’attitude que les croyants évangéliques devaient observer vis-à-vis du culte et des cérémonies catholiques. Nous les avons déjà mentionnés comme ayant sans doute été composés pendant son voyage en Italie. Farel, préoccupé de procurer à son ami des ressources suffisantes, s’adressa pour cela au Petit Conseil le 5 septembre 1536. Mais l’impression produite dans la ville par le nouveau venu avait été si insignifiante que le secrétaire, ignorant évidemment le nom de Calvin, enregistra la requête comme ayant été faite en faveur de « ce Français ». Un modeste subside ne fut voté que le 13 février suivant.
Dès le début, pourtant, Calvin exerça une profonde influence sur Farel, et son ascendant se fit bientôt remarquer dans tout ce qui touchait aux intérêts religieux de Genève. Lorsqu’on établit, en novembre 1536, les colloquia ou « congrégations » des ministres de Genève et des environs, Calvin en devint membre et c’est au nom de tous que, dans les premiers jours de décembre, il admonesta Denis Lambert, pasteur de Veigy, dont la conduite laissait à désirer. Même avant cette date, des services d’un caractère plus général avaient mis Calvin en évidence. Les forces victorieuses de Berne étaient entrées à Lausanne, la ville principale du pays de Vaud, où Viret, à ce moment même, défendait la cause évangélique, en mars 1536. En dépit de l’interdiction du suzerain nominal, l’empereur Charles Quint, Berne, prenant l’offensive, avait décidé de faire prévaloir le nouveau culte dans le pays de Vaud, et dans ce but avait organisé une dispute publique pour le premier octobre à Lausanne. Calvin s’y rendit avec Farel. Son rôle y fut relativement modeste, comparé à l’action de son compagnon plus âgé et à celle de Viret ; mais, au cours des huit jours que durèrent ces séances, Calvin se distingua par son savoir et l’adresse avec laquelle, fortifié par d’abondantes citations des Pères, il attaqua la doctrine de la présence matérielle du Christ dans la sainte cène et contribua ainsi à la défaite du parti catholique, d’ailleurs faiblement représenté. De Lausanne il se rendit à Berne où, du 16 au 18 octobre, il assista à un synode qui examina, mais sans l’adopter, la « Formule de Concorde » de Wittemberg, que Bucer recommandait aux Suisses d’approuver afin d’amener l’union de toutes les forces du protestantisme. Calvin apprenait ainsi en peu de temps à connaître tous les principaux représentants de la Réforme dans la Suisse méridionale et centrale. Il connaissait déjà bien ceux du nord et de la vallée du Rhin.
Les tours de la cathédrale saint Pierre.
Farel comptait que Calvin serait une force pour l’organisation de l’Église de Genève, et l’auteur de l’Institution prit immédiatement la direction de cette entreprise, bien que l’opinion populaire continuât à regarder Farel comme le principal conducteur spirituel de la cité. Le premier résultat du travail de son collaborateur, ce fut l’ébauche hâtive d’articles fondamentaux pour le gouvernement de l’Église, d’un catéchisme pour l’instruction chrétienne et d’une confession de foi pour toute la communauté, cette dernière rédigée peut-être par Farel, mais exprimant les idées de Calvin. Celui-ci y résumait les principes exposés dans l’Institution, mais aussi plusieurs traits essentiels du système de gouvernement qu’il devait développer plus tard.
Avant l’arrivée de Calvin, le 24 mai 1536, le Conseil avait ordonné que des Articlesa seraient mis à l’étude « pour l’unité de la ville et afin d’unir les citoyens dans la foi en Christ ». En conséquence, le 10 novembre suivant, Farel soumit aux autorités civiles certaines propositions dont nous ne connaissons pas exactement la teneur, mais qui furent adoptées en principe. Il est impossible de déterminer si les Articles qu’on présenta alors sont ceux que Calvin avait rédigés et qui nous sont parvenus sous la date de janvier 1537, ou, ce qui est plus probable, de simples ordonnances anticatholiques. Si, comme nous le croyons, cette dernière supposition est exacte, les Articles de janvier 1537, non seulement sont entièrement distincts de ceux du mois de novembre précédent, mais n’avaient pas été demandés par le Conseil. S’ils témoignent des capacités organisatrices de Calvin, ils manifestent surtout sa résolution prompte et consciencieuse de réaliser son idéal à Genève. En effet, bien que les procès-verbaux du Petit Conseil disent, en parlant des Articles qu’on lui avait lus le 16 janvier 1537, qu’ils avaient été « donnés par Me G. Farel et les autres prédicans », le style de Calvin, les idées essentielles de l’Institution et même la langue de cet ouvrage s’y retrouvent à n’en pas douter. Le réformateur avait conquis les suffrages de ses collègues ; il allait avoir ceux du gouvernement pour ce premier programme de reconstitution de l’Église de Genève telle qu’il la concevait.
a – Sur tout ceci voir A. Rilliet et Th. Dufour, Le catéchisme français de Calvin, Genève 1878, pp. x-xxxiii ; Cornelius, p. 131-137 ; Doumergue, ii, 219-227 ; H.-D. Foster, Calvin’s Programme for a Puritan State in Geneva, 1536-1541, dans Harvard Theological Review, octobre 1908, pp. 391-434.
Les Articles commencent par cette déclaration que le bon ordre ecclésiastique exige la célébration sérieuse et fréquente de la sainte cène. La première pensée de Calvin est évidemment religieuse. Comme dans la première édition de l’Institution, il recommande que la communion ait lieu chaque dimanche :
« Mays pour ce que l’infirmité du peuple est encore telle qu’il y avoyt dangier que ce sacré et tant excellent mestère ne vint en mespris, s’il estoyt si souvent célébré il nous a semblé bon que, en attendant ceste saincte Cène soyt usitée une foys chascun moys ».
L’importance de cet acte central du culte exige qu’on en exclue les indignes et ceux qui s’obstinent dans leur mauvaise conduite. Cette considération amène Calvin à l’élément le plus saillant des Articles, leurs règles disciplinaires. « Pour ceste cause, nostre Seigneur a mise en son Esglise la correction et discipline d’excommunication. » Les Articles proposent donc une organisation disciplinaire systématique, qui évidemment était tombée en désuétude, sauf en ce qui concerne les ordonnances morales et somptuaires de l’autorité civile que nous avons déjà mentionnées.
« Pour ce faire, nous avons deslibéré requérir de vous que vostre playsir soyt ordonner et eslire certaynes personnes de bonne vie et de bon tesmoignage entre tous les fidèles, pareillement de bonne constance, et que ne soyent poent aysés à corrumpre, lesquelz estans départis et distribués en tous les quartiers de la ville, ayant l’oil sus la vie et gouvernement d’ung chascun, et s’il voyent quelque notable vice à reprendre en quelque personne, qu’il en communiquent avecq quelcung des ministres, pour admonester quicunque sera celluy lequel sera en faulte et l’exorter fraternellement de se corriger. Et si on veoyt que telles remonstrances ne profitent rien, le advertir que on signiffiera à l’esglise son obstination. Et lors s’il se recognoyt, voylà desjà ung grand prouffit de ceste discipline. S’il n’y veut entendre, il sera temps que le ministre, estant advoué de ceux qui auront ceste charge, dénunce publicquement en l’assemblée le debvoyr qu’on aura faict de le retirer à amendement, et comment tout cela n’a rien proffité. Adoncques on cognoestra s’il veult persévérer en la durté de son cueur, et lors sera temps de l’excommunier, c’est à sçavoyr qu’il soyt tenu comme rejecté de la compagnie des crestiens… Velà comment il nous semble ung bon moyen de réduyre l’excommunication en nostre esglise et l’entretenir en son entier, et oultre ceste correction, l’esglise n’a poent à procéder. Mais, s’il y en avoyt de si insolens et habandonnez à toute perversité, qu’il ne se fissent que rire d’estre excommuniez et ne se souciassent de vivre et morir en telle réjection, ce sera à vous à regarder si vous aurés à souffrir à la longue et laissé impugny ung tel contempnement et une telle mocquerie de Dieu et de son évangille ».
Une recommandation presque aussi importante était jointe à celle-ci :
… « Il est certain qu’il n’y a nulle plus grande division que de la foy, et pourtant, si ceux qui conviennent en foy avecq nous, seullement pour leurs vices doibvent estre excommuniez, par plus forte rayson ceux ne doibvent estre tollerez en l’Esglise qui sont en tout contrayres à nous en religion. Le remesde doncq que nous avons pensé à cecy est de vous supplier que tous les habitans de vostre ville ayent à fere confession et rendre rayson de leur foy, pour cognoistre lesquelz accordent à l’évangille, et lesquelz ayment mieux estre du royaulme du pape que du royaulme de Jesucrist. Ce seroyt doncq un acte de magistratz crestiens si vous, Messieurs du Conseil, chascun pour soy, faysiez en vostre conseil confession par laquelle on entendist que la doctrine de vostre foy est vrayement celle par laquelle tous les fidelles sont unis en une esglise. Car par vostre exemple vous monstreriez ce que ung chascun auroyt à fayre en vous ensuyvant : et après ordonniez aulcuns de vostre compagnie qui estans adjoinct avecq quelque ministre requissent ung chascun de fayre de mesmes, et cela seroyt seulement pour ceste foys, pourtant que on n’a poent encores discerné quelle doctrine ung chascun tient, qui est le droict commencement d’une esglise ».
Outre ces mesures d’élimination, par lesquelles on arrivait à distinguer ceux dont la sympathie pour l’Évangile était réelle ; outre le maintien de la pureté de l’Église par la discipline, Calvin et ses collègues proposèrent encore, comme troisième moyen d’assurer le bien-être spirituel de la cité, l’éducation de la jeunesse dans la vérité religieuse :
« L’ordre que nous avons advisé de y mettre, c’est qu’il y aye une briefve somme et facile de la foy crestienne, laquelle soyt apprinse à tous les enfans et que certaynes saisons de l’année ils viennent par devant les ministres pour estre interroguez et examinez et recepvoyr plus ample déclaration selon qu’il sera besoing à la capacité d’ung chacun d’eux, jusques à ce qu’on les aye approuvez estre suffisamment instruicts. Mays que vostre playsir soyt fere commandement aux parens de mettre payne et diligence que leurs enfans apprennent icelle somme et qu’il se présentent aux ministres aux temps qu’il sera dict. »
Voilà donc un programme d’une très grande portée et d’une extrême hardiesse à appliquer à une ville comme Genève. Tous les habitants devaient être passés au crible d’une confession de foi, ce qui, dans les conditions d’existence du xvie siècle, était bien différent de ce que cela serait de nos jours. Il était presque impossible de ne pas prendre parti entre le protestantisme et le catholicisme, et l’intention de Calvin était bien que cela fût absolument impossible. Chaque habitant devait choisir l’un ou l’autre parti avec toutes ses conséquences. Il devait vivre « selon les Écritures » ou selon la papauté. Mais tous les citoyens qui consentaient à se ranger du côté du parti évangélique étaient de ce fait et de celui de leur baptême membres de l’Église de Genève. Calvin ne dit pas ce qu’on fera des habitants qui rejetteront le protestantisme. Cela était superflu. Lorsqu’il était arrivé à Genève, les autorités venaient, sans l’avoir consulté, de décider que les opposants n’avaient qu’à quitter la ville.
L’Église ainsi établie devait être maintenue pure, grâce à l’éducation, mais aussi grâce à sa discipline. Cette discipline devait être appliquée, non seulement au nombre relativement restreint de ceux qui, comme dans la plupart des Églises américaines, déclarent avoir fait l’expérience de la vie chrétienne et vouloir se rattacher à une congrégation, mais à tous les citoyens qui avaient adhéré au parti évangélique, c’est-à-dire à tous les habitants de Genève, une fois que les mesures d’élimination auraient produit tous leurs effets. Il n’y avait rien de nouveau dans la pensée d’une surveillance stricte exercée par le gouvernement civil sur les mœurs et la morale des citoyens. Bien des ordonnances ayant trait à leur conduite avaient été faites avant Calvin, sous le régime catholique, et cette surveillance n’était, du reste, nullement spéciale à Genève. L’apport de Calvin consista en deux innovations. Il réclamait la nomination d’inspecteurs laïques qui devaient seconder les ministres, c’est-à-dire d’un véritable Consistoire, bien qu’encore imparfaitement organisé. Puis, ce qui était plus important, il voulait que les fonctions de ces inspecteurs relevassent de l’Église et non de l’État. Jusqu’à la peine de l’excommunication inclusivement, où le réformateur plaçait l’extrême limite de leurs attributions spirituelles, ces inspecteurs et les ministres, bien que nommés par le gouvernement, devaient agir en qualité de fonctionnaires ecclésiastiques et non civils. Ce gouvernement, tel que l’indiquaient les Articles, était encore bien incomplet, mais du moins il était très réel. Quand la discipline avait épuisé tout son pouvoir, alors, mais alors seulement, l’État devait exercer son autorité sur les incorrigibles. L’originalité des recommandations de Calvin ne réside donc nullement dans sa réglementation de la conduite privée des citoyens, — elle existait avant lui, — mais dans l’exercice indépendant de la discipline ecclésiastique au sein d’une Église créée dans une large mesure par l’État et sur laquelle l’État exerçait son contrôle. C’était un premier pas vers la restauration, sous une forme nouvelle et protestante, de cette ancienne indépendance ecclésiastique que presque partout la Réformation avait sacrifiée au besoin de l’appui de l’État. Le principal motif de Calvin, en affirmant ce principe de discipline indépendante, était essentiellement pastoral et non pas théorique, et venait de sa conception de la cure d’âmes. Ainsi qu’il le déclarait en 1538 dans la préface de son catéchisme de Genève :
« Quelle que soit, en effet, l’opinion que d’autres peuvent avoir, nous ne pensons pas, quant à nous, que nos fonctions soient renfermées dans de si étroites limites, que, une fois le sermon prêché, notre tâche soit finie et que nous n’ayons plus qu’à nous reposer. Il faut donner des soins bien plus directs et bien plus vigilants à ceux dont le sang nous sera redemandé, si c’est par notre négligence qu’il se perd. »
Ce que Calvin se proposait, c’était une discipline indépendante qui, soutenue par le gouvernement civil quand la discipline elle-même aurait épuisé son pouvoir, aurait pour tâche d’assurer l’existence d’une communauté chrétienne bien réglée et consciencieuse, en d’autres termes, l’idéal d’un état puritain. Pour admettre que Genève fût capable de réaliser cette conception, il fallait, outre une forte dose d’idéalisme, une volonté intense d’atteindre le résultat qui paraissait logiquement désirable et une grande capacité de persuasion pour amener les autres à sa manière de voir. Ce sont ces qualités-là que Calvin déploya dès lors pour modifier la situation à Genève.
Le fait que Calvin n’a pas inventé le projet des Articles de 1537 qu’il présenta avec ses collaborateurs dans le but d’obtenir une discipline indépendante n’enlève rien à sa valeur d’homme d’État ecclésiastique. A Bâle, dont il connaissait de près les affaires, trois hommes de bonne réputation avaient été nommés pour chaque paroisse en 1530, — deux membres du Conseil de ville et un de l’Assemblée générale des habitants, — pour aider les ministres à surveiller la vie de leurs concitoyens. Cette proposition d’Œcolampade échoua. Elle avait rencontré immédiatement de l’opposition. Zwingli et son successeur Bullinger déclarèrent que l’excommunication n’était pas une fonction de l’Église sous un gouvernement civil pieux, mais que c’était plutôt à l’État qu’appartenait le droit d’exercer la discipline. Néanmoins il est évident que la tentative de Bâle inspira le projet de Calvin.
Outre ces recommandations principales, les Articles prescrivaient le chant des psaumes dans le but de rendre le culte public moins froid ; ils recommandaient également la nomination d’une commission civile destinée, avec le secours des ministres, à juger des causes matrimoniales suivant « la Parole de Dieu ». Le Petit Conseil et celui des Deux Cents adoptèrent immédiatement les Articles, mais avec de légères réserves. On ne devait célébrer la cène que quatre fois par an et les questions matrimoniales devaient être décidées par le Petit Conseil, « mais premièrement l’on en aura conférance avecque les prescheurs et ministres pour se guyder jouxte la parolle de Dieu ». La discipline, partie essentielle du projet, continua à être discutée par les pasteurs et le Magistrat. Les Articles présentés par Farel et Calvin ne devinrent donc que partiellement la loi de Genève.
Ils proposaient une « courte esquisse de la Foi chrétienne » pour servir de base à l’instruction des enfants. Ce catéchisme avait été préparé par Calvin en même temps que les Articles, ou immédiatement après, car il le soumit, déjà imprimé, à une discussion à Lausanne le 17 février. Composé en latin, il fut imprimé en français sous le titre de : « Instruction et confession de foy dont on use en l’Église de Genève », et pendant longtemps on l’a cru perdu sous cette forme. Mais en 1877 un exemplaire de l’édition originale a été retrouvé à Paris à la Bibliothèque nationale. C’est un exposé clair et net du christianisme, tel que Calvin le comprenait, présenté à peu près dans le même ordre et avec la même assurance que dans la première édition de l’Institution.
[Il a été réimprimé avec une savante introduction par A. Rilliet et Th. Dufour : « Le catéchisme français », Genève, 1878 ; voir aussi Cornelius, p. 137 ; Doumergue, ii, 230, 231. Sous sa forme latine il fut imprimé en 1538 ; on le trouve dans les Opera, v, 313-362. Il avait dû être plus ou moins adopté officiellement à Genève, car l’édition latine est décrite comme « communibus renatæ nuper in Evangelio Genevensis Ecclesiæ suffragiis recepta ».]
Si on se place au point de vue de l’instruction des enfants, à laquelle il était destiné, ce traité est beaucoup trop long, trop savant et trop détaillé. Il ne faut pas oublier qu’un catéchisme, une des productions caractéristiques de l’époque de la Réforme, était encore une nouveauté. Ceux de Luther n’existaient que depuis sept ans. De plus Calvin avait eu peu d’expérience de l’enseignement. Il aurait écrit bien différemment s’il avait eu l’occasion d’instruire les petits. On a bien caractérisé son travail en le décrivant comme un résumé de l’Institution. C’est, en effet, une esquisse, tracée de main de maître, du système dogmatique de l’auteur.
A la plus ancienne édition de ce catéchisme, datée par conséquent, au plus tard, de février 1537, était jointe la confession de foi, à laquelle, — ainsi le demandaient les Articles, — les membres du gouvernement et chaque habitant de Genève devaient, une fois pour toutes, adhérer individuellement. D’après son titre elle était « extraicte de L’instruction (c’est-à-dire du catéchisme) dont on use en l’Église de la dicte ville », et « tous Bourgeois et habitans de Genève et subjectz du pays doyvent jurer de la garder et tenir ». Les termes de cette brève confession de foi en vingt et un articles sont assez probablement dus à la plume de Farel, mais la pensée et l’ordonnance sont celles du catéchisme. Qu’il en fût l’auteur ou non, Calvin y voyait indubitablement l’expression de ses convictions. En l’envisageant comme moyen de former une constitution ecclésiastique, son caractère saillant se trouve dans ce fait qu’à Genève on devenait membre de l’Église par une profession de foi individuelle et personnelleb. Au point de vue de la politique ecclésiastique, c’était avant tout une tentative d’assurer l’unité dans l’adhésion à la nouvelle Église évangélique en même temps que l’exclusion de tous les opposants. Mais cette tentative d’obtenir l’assentiment universel recommandé par les Articles causait de grandes difficultés aux réformateurs ; leurs efforts furent retardés par des conflits intérieurs et extérieurs que nous ferons bien d’examiner avant de nous occuper du sort de la confession de foi.
b – Rilliet, Opera, v, pp. lii-lviii, l’attribue à Calvin ; les éditeurs des Opera, xxii, 14-18, à Farel. Les preuves en faveur de l’un ou de l’autre sont bien résumées, mais sans conclusion, par Doumergue, ii, 237-239.
Pendant qu’on préparait les Articles, le catéchisme et la confession de foi, Farel et Calvin furent subitement et violemment accusés d’hérésie par un coreligionnaire. Et de quelle hérésie ? De celle qui, à cette époque, passait pour la plus noire, c’est-à-dire de nier la doctrine de la Trinité. Cette accusation provoqua chez Calvin un vif ressentiment, car, outre qu’elle n’était justifiée par rien, elle risquait, pour peu qu’elle rencontrât quelque crédit, non seulement d’ébranler sa situation et celle de Farel à Genève, mais encore de ruiner leur influence en tout autre lieu. Cela devait révolter Calvin d’autant plus qu’il se considérait par dessus tout comme un théologien biblique et orthodoxe, — interprète fidèle de la « Parole de Dieu », — et ce fut l’origine de sa première grande lutte personnelle.
[Celui qui a traité le plus amplement cet épisode est Eduard Bähler, Petrus Caroli und Johannes Calvin, dans le Jahrbuch fur Schweizerische Geschichte, xxix, 41-167 (1904) ; voy. aussi Kampschulte, i, 295-298 ; Doumergue, ii, 252-268. Calvin a exposé son point de vue en 1545 dans son Pro G. Farello et collegis ejus adversus Petri Caroli Calumnias Defensio ; Opera, vii, 289-340.]
Pierre Caroli, qui formula cette accusation, était, comme Calvin, né dans le nord de la France et, comme lui aussi, un étudiant de l’université de Paris où il s’était distingué dans ses études. Attiré par le semi-protestantisme de l’école de Lefèvre, il travailla sous l’égide de Briçonnet dans son pays natal, expliqua les Écritures à Paris et obtint un bénéfice ecclésiastique à Alençon. Vaniteux, querelleur, de mœurs faciles, il n’avait pas de convictions bien arrêtées et devait à plusieurs reprises passer d’une communion à l’autre, pour mourir enfin dans celle de Rome. Le tumulte causé par l’affaire des Placards l’obligea à s’enfuir en 1535 à Genève, où il ne s’entendit pas avec Farel et Viret et semble leur être devenu tout à fait hostile. De là il se rendit à Bâle, où il se trouvait pendant une partie du temps qu’y passa Calvin ; au printemps de 1536 il obtint un poste de pasteur à Neuchâtel. Il connaissait donc bien les réformateurs genevois. Grâce au crédit qu’il avait su acquérir auprès du gouvernement bernois, il fut nommé principal pasteur à Lausanne avec de bons appointements, en novembre, après l’établissement du protestantisme dans cette ville, ce qui jetait une sorte de discrédit sur Viret auquel était dû, en fait, le succès de la cause évangélique. Ces faveurs, accordées à un homme qu’ils considéraient comme inférieur à Viret, soit comme caractère soit comme dévouement à la cause de la Réforme, avaient provoqué les réclamations des ministres genevois. Leur mécontentement augmenta encore, comme de juste, quand Caroli commença à recommander les prières pour les morts, non pas dans le but de diminuer la durée des souffrances du purgatoire, — à ce moment-là il était trop protestant pour cela, — mais dans le but d’obtenir une plus prompte résurrection. On voit apparaître clairement ici, entre Caroli d’une part, Farel et Calvin de l’autre, la divergence qui s’était élevée entre les demi-protestants du type de Lefèvre et de plusieurs des anciens amis de Calvin et le protestantisme conséquent, logique et convaincu auquel ce dernier était parvenu. Cette même opposition, en des circonstances fort différentes, devait bientôt coûter à Calvin l’amitié de du Tillet, dont l’affection lui avait été si précieuse pendant que lui-même passait par des luttes spirituelles. Mais la faiblesse du protestantisme français tenait précisément au fait que bon nombre de ses adhérents n’avaient rompu que partiellement avec l’ancienne religion. Sa force résidait, au contraire, incontestablement dans le type de conviction plus robuste que personnifiait Calvin ; nous devons le reconnaître, quelque sympathie que nous puissions éprouver, très naturellement, pour les hommes qui ne distinguaient pas clairement leur chemin.
A la nouvelle de ce changement imprévu dans l’enseignement de Caroli, Calvin vint en aide à Viret à Lausanne ; l’affaire fut portée devant les commissaires de Berne qui s’y trouvaient alors, le 17 février 1537c. Caroli riposta en accusant ses critiques d’arianisme. Calvin présenta pour sa défense la section correspondante du nouveau catéchisme genevois, quand, dans une scène dramatique, Caroli somma ses adversaires de ne pas mêler aux débats la profession de foi à peine sortie de presse et de se joindre à lui en approuvant les trois anciens symboles historiques de l’Églised. Calvin rejeta sa demande et répondit : « Nous avons juré la foi en un seul Dieu, et non en Athanase, dont le symbole n’a été approuvé par aucune Église légitime ». C’était pour Caroli une confirmation apparente de ses accusations ; et le fait que Calvin se refusait à approuver les symboles que l’Église avait longtemps révérés, au moment même où il demandait que tous les habitants de Genève fissent acte d’adhésion à la confession de foi préparée par Farel et par lui, est une des inconséquences apparentes qu’on lui a souvent reprochées. Pour comprendre son attitude, il ne faut pas oublier dans quel siècle il vivait et quelle était son opinion sur la source principale de l’autorité. Pour Calvin, la nouvelle confession de foi de Genève étant la vérité, puisqu’elle était fondée sur « la Parole de Dieu », on avait le droit d’en réclamer l’adoption. Le symbole attribué à Athanase n’avait pas la même origine et n’avait par conséquent pas le même caractère obligatoire. Un autre motif de son rejet par Calvin doit sans doute être cherché dans la culture humaniste qu’il avait reçue. Le style si peu classique de ce document et ses nombreuses répétitions offensaient un érudit élevé dans le culte de la Renaissance et de la nouvelle critique historique. Les anciens symboles étaient pour Caroli un précieux héritage du passé. Pour Calvin, ils n’avaient de valeur que pour autant qu’ils reproduisaient la « Parole de Dieu ». Le réformateur humaniste et le révolutionnaire ecclésiastique se rencontraient face à face dans ce conflit.
c – Le meilleur récit de cette scène se trouve dans la lettre des pasteurs de Genève à ceux de Berne, lettre écrite par Calvin quelques jours après l’événement : Herminjard, iv, 183-187.
d – C’est-à-dire les symboles des Apôtres, de Nicée et d’Athanase.
L’accusation d’arianisme portée par Caroli était sans fondement, ainsi qu’on peut s’en convaincre aisément en examinant les écrits de Calvin et de Farel. Le premier n’avait pas hésité, dans son Institution de 1536, à employer le mot de « Trinité » et à décrire le mode d’existence de la divinité dans les termes théologiques traditionnels :
« Où nous confessons que nous croyons au St-Esprit, vrai Dieu avec le Père et le Fils, troisième personne de la sacrosainte Trinité, consubstantiel et coéternel avec le Père et le Fils, tout puissant et créateur de toutes choses. Car il y a trois personnes distinctes et une seule essence comme on dit ». Ce passage, traduit du texte latin, n’a pas été reproduit dans la traduction française de 1541.
Mais si, en réalité, rien n’autorisait ces accusations, elles paraissaient pouvoir se justifier par les actes et par les écrits des réformateurs genevois et il est probable que Caroli lui-même les faisait de bonne foi. Farel, dans le but d’éviter des termes théologiques abstraits dans des manuels d’instruction populaire, avait omis le mot « Trinité » dans son « Sommaire », et ce même mot, joint à celui de « personne », ne se trouvait pas davantage, et pour la même raison, dans le catéchisme et la confession de foi que Calvin et Farel venaient de rédiger pour l’Église de Genève. De plus, un prédicateur errant, Claude Aliodi, banni par le gouvernement de Berne en 1534 pour des opinions analogues à celles exposées par Servet dans son De Trinitatis Erroribus de 1531, avait été, à un moment donné, le collègue de Farel à Neuchâtel, et il avait affirmé aux pasteurs de Constance que Farel avait les mêmes opinions que lui. Il vivait, à l’époque dont nous parlons, à Thonon sur la côte méridionale du lac de Genève. Pour un homme du tempérament de Caroli le refus de Calvin de souscrire aux trois symboles ne pouvait guère s’expliquer dans le sens orthodoxe.
On porta de Lausanne à Berne la question de la prière pour les morts telle que la soutenait Caroli, et là, le 28 février et le 1er mars, ce dernier renouvela ses accusations devant le Consistoire, en présence de Calvin et de Viret. Calvin se défendit, ainsi que Farel, dans un discours très passionné et avec des invectives personnelles très violentes, mais aussi d’une manière si convaincante que Caroli se hâta de retirer son accusation, tout au moins en ce qui concernait Calvin lui-même ; Calvin refusa de séparer la cause de Farel de la sienne et avec Viret demanda aux ministres de Berne de s’unir à eux pour obtenir du gouvernement bernois la convocation d’un synode. On l’obtint, mais non sans difficulté, car les chefs spirituels de Berne étaient disposés à regarder cette discussion comme leur étant imposée par des étrangers non suisses, dont l’orthodoxie pouvait bien être sujette à caution. Le synode se réunit à Lausanne le 14 mai sous la présidence des pasteurs de Berne et des membres de son gouvernement, en présence de plus de cent ministres de la Suisse française. Calvin et Farel comparurent, accompagnés par leur éloquent collègue aveugle, Elie Coraud. Comme à Berne, Calvin répondit à Caroli avec beaucoup de chaleur et de véhémentes personnalités, mais en défendant si solidement sa position que son succès fut aussitôt assuré. Les réformateurs genevois furent déclarés orthodoxes, Caroli privé de l’exercice du ministère, et Claude Aliodi lui-même abjura son arianisme, L’affaire revint en discussion publique, quand un synode de pasteurs allemands des territoires bernois se tint à Berne le 31 mai, concurremment avec le Conseil civil des Deux Cents. Farel y formula des accusations fort graves sur la vie privée de Caroli et on interdit à ce dernier la prédication sur les terres de Berne. L’orthodoxie des réformateurs genevois fut reconnue par le gouvernement bernois. Quant à Caroli, il rentra promptement en France ainsi que dans l’Église romaine, pour redevenir protestant en 1539 ; mais dès 1543 il était de nouveau catholique.
Calvin et Farel avaient victorieusement traversé une grande crise : victoire due surtout à l’inanité des accusations portées contre eux, mais pour une bonne part aussi à l’inconsistance de leur adversaire. Et cependant il ne leur fut pas facile de reconquérir la confiance dont ils avaient joui auparavant. Il fallait dissiper les soupçons et les doutes à Berne, Bâle, Zurich, Strasbourg et jusqu’auprès de Mélanchthon. Si Calvin s’emporta avec âpreté contre son accusateur, la gravité de la situation et l’absence absolue de preuves à l’appui de l’accusation suffisent largement à l’expliquer. On ne peut que louer la loyauté avec laquelle il soutint son ami Farel et lia son sort au sien, quand à certains égards il lui eût été plus facile de se défendre en séparant sa cause de la sienne. Le fait que même passagèrement il avait été suspecté de sympathie pour Servet par des hommes tels que Myconius, Bucer et Mélanchthon, aggrava incontestablement l’hostilité qu’il ressentit dans le conflit qui devait éclater bien plus tard entre lui et l’audacieux Espagnol.
Ces semaines de lutte pour se justifier devant l’opinion étrangère en conséquence des accusations de Caroli furent aussi une période de contestations avec ses antagonistes à Genève même. Deux anabaptistes néerlandais arrivèrent dans cette ville en mars 1537, demandant aux autorités le droit de discuter avec les ministres dont ils attaquaient naturellement l’interprétation de la « Parole de Dieu ». Le Petit Conseil estima qu’il serait dangereux qu’on les entendît en public, — la catastrophe de Münster était toute récente, — mais on décida qu’ils exposeraient leur cause devant le Conseil des Deux Cents. Toutefois, sur les instances de Farel, cette décision fut révoquée et l’on eut deux longues journées de débat public, les 16 et 17 mars. Mais le Conseil des Deux Cents, voyant l’excitation du sentiment populaire, ordonna de mettre fin à la dispute, saisit les écrits préparés des deux côtés, déclara les anabaptistes vaincus et les bannit sous peine de mort. Dans la Vie de Calvin par Colladon, ce résultat est attribué au talent de Calvin dans la discussion, mais on peut se demander à bon droit si ses arguments étaient aussi puissants que les ordres d’une autorité civile hostile.
Pendant tous ces conflits au dedans et au dehors, l’acceptation obligatoire de la confession de foi par les habitants de Genève ne progressait que lentement. C’était entreprendre à tout le moins une expérience dangereuse dans une ville où l’adhésion à la cause évangélique était due si largement aux circonstances politiques. Mais Calvin y voyait le fondement indispensable à l’érection d’une véritable Église et avait converti à ses vues Farel et Coraud. Genève avait déjà vu les divisions entre Eidguenots et Mamelouks aboutir à la victoire des premiers et à la chute du pouvoir exercé par la Savoie. Puis il y avait eu la lutte entre catholiques et protestants jusqu’au jour où la ville fut devenue entièrement protestante, au moins de nom. Mais parmi les adhérents de la cause évangélique deux points de vue différents se manifestèrent naturellement. Tandis que l’une des ailes du parti, conduite par des hommes tels que l’excellent Ami Porral, Michel Sept, Jean Curtet et Jean Goulaz, soutenait les réformateurs, un autre élément, très nombreux, qui appréciait le changement survenu à Genève plus pour ses résultats politiques que pour sa valeur religieuse, ne voulait pas de discipline strictement appliquée. Il considérait Calvin, Farel et Coraud comme des Français, comme des étrangers qui avaient pris la place des anciens chefs genevois, et il admirait le protestantisme bernois où l’Église était sous le contrôle de l’État et où les pasteurs n’exerçaient pas l’autorité disciplinaire réclamée par les pasteurs de Genève. La formation de ce parti d’opposition était inévitable, et l’on pouvait en marquer les débuts avant l’époque où Calvin prit une part effective aux affaires de Genève et rédigea les Articles. De ce parti étaient Jean Philippe, Claude Richardet, Ami de Chapeaurouge et Pierre Vandel. La constitution aristocratique de Genève donnait aussi, presque infailliblement, naissance à un parti d’opposition. Comme nous l’avons vu, les Deux Cents nommaient seize membres du Petit Conseil et le Petit Conseil nommait les Deux Cents. C’était presque une corporation fermée ; mais une occasion se présentait périodiquement où l’opposition pouvait se faire jour. C’était lorsque le Conseil général des citoyens était appelé à choisir les syndics et le trésorier qui formaient le pouvoir exécutif immédiat et l’élément le plus puissant du Petit Conseil. Une majorité populaire pouvait donc modifier profondément le gouvernement aux élections annuelles de février, et l’espoir de ceux qui n’étaient, plus au pouvoir escomptait ce changement.
Moins d’un mois après l’acceptation des Articles, en février 1537, les élections s’étaient faites en faveur du parti qui soutenait les réformateurs : on avait choisi pour syndics Curtet, Goulaz, Claude Pertemps et Pernet Desfosses. Calvin et ses collègues pouvaient donc compter sur un gouvernement ami pour appuyer la confession de foi. A la requête de Farel et de Calvin, le Petit Conseil vota le 13 mars que « l’on faira observer les articles en plent (plein) ». Mais, pour les raisons que nous avons vues, les réformateurs ne purent presser les choses à ce moment, et l’on était presque à la fin d’avril quand on ordonna la distribution d’exemplaires imprimés pour faciliter l’adhésion des citoyens par groupes. On dut rencontrer de l’opposition, car le 1er mai le Petit Conseil déclarait que pour les Articles il ferait « le mieulx que se porra ». Le 29 juillet, pressé par Farel, Calvin et Coraud, le Conseil des Deux Cents ordonna aux « dizenniers » d’amener les groupes de leur ressort à la cathédrale de Saint-Pierre pour souscrire à la confession de foi. Cet ordre fut généralement exécuté ; mais beaucoup refusèrent et, le 19 septembre, le Conseil fit dire aux récalcitrants qu’« il allent vivre aultre part s’il ne veulent jurer ». Le 12 novembre, le Petit Conseil réitère l’ordre de « jurer » et insiste sur la menace de bannissement renouvelée trois jours après par les Deux Cents. La situation devenait critique. Fortifiée par une opinion défavorable à la confession de foi, exprimée par des délégués de Berne qui se trouvaient à Genève pour des raisons tout autres, l’opposition exigea la convocation du Conseil général, à laquelle des négociations politiques engagées avec Berne donnaient, une apparence de nécessité. Cette réunion fut orageuse. Farel surtout fut attaqué, et Jean Philippe, le chef de l’opposition, demanda la nomination d’une commission destinée à entendre toutes les plaintes. C’était remettre en question la partie essentielle de l’œuvre entreprise. Ce ne fut qu’avec les plus grandes difficultés que le parti au pouvoir parvint à détourner l’orage : il devenait évident que son autorité était profondément ébranlée.
Dans ces circonstances, si Calvin avait été plus faible, ou peut être s’il avait eu plus d’expérience et que ses collègues eussent été moins ardents et plus politiques que Farel et Coraud, il aurait adouci la sévérité de ses exigences et tenté d’obtenir graduellement les résultats qu’il désirait. Mais il était jeune, convaincu que la voie qu’il suivait était celle de l’obéissance à Dieu, et dominé par cette logique gauloise qui poursuit un principe jusqu’à ses conséquences extrêmes et dont les Anglo-Saxons, amateurs de compromis, apprécient difficilement la beautée. Mais on ne peut qu’admirer son courage et son loyal désintéressement en faveur de ses convictions. Il sembla même tout d’abord que Calvin faisait quelque progrès en dépit des résultats défavorables du Conseil général. Il se rendit à Berne avec Farel et obtint ce qui en réalité était un désaveu des critiques officieuses faites par les commissaires bernois à la confession de foi, c’est-à-dire l’approbation de son contenu par les ministres bernois et des lettres du gouvernement de ce puissant canton, recommandant aux habitants de Genève la « bone paix, union et tranquillité ». Ainsi fortifiés pour le moment par l’assurance que Berne ne soutiendrait pas l’opposition, Farel, Calvin et Coraud prévinrent le Petit Conseil qu’ils pensaient devoir exclure de la communion de janvier « ceulx qu’il sçaivent estre désunys », — c’est-à-dire les opposants à la confession de foi, — et ils demandèrent pour cela l’appui du Conseil. On acquiesça à leur requête partiellement, puisqu’après la réception d’une troisième lettre de Berne, le 4 janvier 1538, les Deux Cents firent appeler trois des « non accordans » et les exhortèrent « à faire selon le cours commung » ; mais, au désappointement des réformateurs, ils arrêtèrent en même temps « que l’on ne reffuse la sene à personne ». Bien qu’ayant en somme triomphé dans la lutte pour la confession de foi, les efforts de Calvin pour obtenir l’excommunication ecclésiastique efficace et indépendante avaient donc échoué. L’opposition était évidemment trop menaçante, bien qu’elle eût déplacé ses batteries pour les diriger désormais contre la question de la discipline.
e – On se demande où notre auteur américain est allé cherché cette réputation de logiciens obtus qu’il associe aux Gaulois ? on connaissait leur caractère indomptable et égrillard, mais personne, à part lui, n’avait entendu parler de leur extrémisme… (ThéoTEX)
Les élections du 3 février suivant amenèrent un revirement politique complet. On nomma syndics les chefs de l’opposition, Claude Richardet, Jean Philippe, Jean Lullin et Ami de Chapeaurouge. Le lendemain, dix nouveaux membres étaient nommés au Petit Conseil. Porral lui-même fut mis de côté. Bien que le parti qui critiquait les réformateurs fût au pouvoir et que ceux-ci fussent exposés aux railleries et au persiflage des plus turbulents parmi la populace, les relations de Farel, Calvin et Coraud avec le gouvernement restèrent d’abord officiellement régulières et sans changement. Mais cet état d’incertitude ne pouvait durer longtemps sans de sérieuses modifications, soit d’un côté, soit de l’autre, et bientôt ce fut la guerre à outrance. En février, un noble savoyard au service de la France, le sieur de Montchenu, avait fait aux chefs des deux partis des propositions, très probablement inspirées par François Ier, dans le but, conforme à ses desseins, de séparer Genève de son alliance avec Berne et de la placer sous le protectorat de la France. Ces avances furent loyalement rejetées, mais parmi ceux auxquels on s’était adressé se trouvait Michel Sept, un des principaux soutiens des réformateurs. La haine de parti vit dans ces négociations une occasion d’achever la déconfiture des chefs du gouvernement déchu. Le 11 mars, à une réunion des Deux Cents, six des membres du parti des réformateurs, parmi lesquels Michel Sept et trois des syndics de 1537 qui, conformément à l’usage, siégeaient au Petit Conseil, furent suspendus de leurs fonctions. Calvin et Farel ayant publiquement protesté contre ce traitement infligé à leurs amis, les Deux Cents leur ordonnèrent « de ne point se mesler du magistrat ». C’était là porter une atteinte à la liberté de la chaire : les réformateurs genevois n’étaient pas hommes à s’y soumettre volontairement.
En cet état de tension entre eux et le gouvernement, une autre décision du Conseil des Deux Cents dut leur paraître encore plus intolérable que l’interdiction de se mêler de politique : « Az esté résoluz que l’on fasse cryes de bien vyvre et selon Dieu et selon les cérémonies de MM. de Berne ». Ceci signifiait que les autorités civiles de Genève, sans même consulter les ministres, décidaient des questions d’Église. C’était détruire toute indépendance ecclésiastique, même partielle, telle que Calvin la voulait, et on pouvait interpréter une semblable mesure comme étant, en quelque sorte, une insulte aux réformateurs. Rien ne montre plus clairement à quel point l’esprit de parti régnait dans la ville. Ainsi que la plupart des problèmes qui divisent les hommes, celui des « cérémonies » bernoises pouvait être envisagé à deux points de vue différents, et cela abstraction faite de la manière dont on avait résolu de les introduire à Genève. La Réforme à Berne n’avait pas été aussi radicale dans sa destruction de l’ancien culte que celle de Genève sous la direction de Farel, qui était opposé à tout compromis. Berne avait conservé l’usage des fonts baptismaux, du pain sans levain pour la cène, des toilettes de fête des mariées, et l’observation des fêtes de Noël, de Pâques, de l’Ascension et de la Pentecôte. A Genève on avait supprimé tout cela. Il faut dire, à l’honneur des réformateurs de Berne comme de Genève, que la chose en elle-même était considérée par les uns et les autres comme de peu d’importance. Mais la situation se compliquait, en outre, du fait que le succès de la guerre de 1536 contre la Savoie avait mis sous la domination bernoise Lausanne, Thonon et en somme toute la région voisine du lac, à l’exception du petit territoire de Genève. Bien que l’autorité bernoise s’exerçât dans presque toutes les parties évangéliques de la Suisse française, il était cependant naturel que les ministres, pour la plupart Français, les regards tournés vers Genève plutôt que vers Berne où l’on parlait allemand, eussent de la sympathie pour les formes usitées à Genève. Dans bien des endroits, comme pour Viret à Lausanne, la Réformation avait été introduite par des amis personnels de Farel et de Calvin. En retour, les ministres genevois accueillaient avec plaisir dans leur colloque ou congrégation les pasteurs français habitant les territoires bernois. D’autre part, Farel et Calvin reconnaissaient la suprématie ecclésiastique de Berne dans les territoires qui lui appartenaient, comme ce fut le cas, par exemple, pour Caroli. Berne naturellement désirait des cérémonies, uniformes dans les terres de son ressort et, sans user de contrainte proprement dite, employait toute son influence dans ce sens. Désirant en même temps exercer un contrôle aussi étendu que possible sur les affaires de Genève, et, ce qui était plus louable, voir toute la Suisse méridionale rattachée au même culte, Berne était amenée à chercher un moyen d’introduire à Genève les formes en usage chez elle. En décembre 1537 les autorités bernoises avaient recommandé aux membres de la députation qu’elles se proposaient d’envoyer à Genève, de soulever la question de conformité au culte de Berne. Le 5 mars 1538 elles avaient informé le gouvernement genevois qu’elles avaient trouvé bon de convoquer un synode à Lausanne le 31 mars, « pour bien et union de noz prédicans », — c’est-à-dire pour discuter l’introduction de cérémonies uniformes dans tous les territoires bernois, — et elles avaient réclamé la présence de Farel et de Calvin. Il est probable que c’est cette lettre qui encouragea les Deux Cents à voter l’introduction des cérémonies bernoises à Genève le 11 mars.
Sur ces entrefaites les vœux des Bernois se précisèrent. Le 20 mars, alors qu’ils ignoraient encore, semble-t-il, la décision prise le 11 mars par les autorités genevoises, une nouvelle lettre de leur part annonçait que les pasteurs genevois ne seraient admis au synode de Lausanne que si préalablement ils acceptaient les « cérémonies ». Dans cette difficile conjoncture la sagesse de Farel et de Calvin fut à la hauteur de leur courage. Ils se présentèrent à la réunion de Lausanne, mais n’essayèrent pas de prendre part à la discussion. Ils ne voulaient pas compromettre l’indépendance de l’Église de Genève, même si les autorités genevoises avaient émis un vote favorable à des cérémonies qu’ils ne considéraient pas comme blâmables en elles-mêmes, telles qu’elles étaient pratiquées à Berne et admises à Lausanne. D’autre part, ils ne voulaient pas s’aliéner Berne par une hostilité déclarée. Aussi ce n’est qu’après la clôture du synode, et alors seulement, qu’ils entrèrent en négociations avec les chefs religieux et civils de Berne pour obtenir que la question des cérémonies fût laissée en suspens jusqu’à la réunion d’un beaucoup plus grand synode général qui devait avoir lieu à Zurich, le 28 avril. Si Gaspard Mégander avait encore été le conducteur spirituel de Berne, leur requête aurait peut-être été agréée, même à ce moment-là. Mais Mégander avait été renvoyé de son poste en décembre 1537, et son successeur, Pierre Kuntz, un paysan assez peu dégrossi, n’avait pas plus de sympathie pour les Français, plus cultivés, que ceux-ci n’en n’avaient pour lui. Les Bernois se sentaient trop encouragés par la tournure des événements pour consentir à changer ou à ajourner leurs décisions, alors surtout que le gouvernement genevois venait d’en prendre d’analogues.
Le 15 avril le gouvernement de Berne écrivit aux autorités genevoises ainsi qu’à Calvin et à Farel des lettres qui provoquèrent la crise finale. Celle adressée aux réformateurs est intéressante en ce que, pour la première fois dans un document officiel, le nom de Calvin est placé avant celui de son collègue plus âgé. Ces lettres communiquaient le résultat du synode de Lausanne et demandaient l’adoption des cérémonies bernoises. Le Petit Conseil, après avoir reçu cette communication, convoqua Farel et Calvin et leur demanda de « voyr si veullent observer les dites cérémonies ab non. » Les réformateurs insistèrent pour que cette question restât en suspens jusqu’après le prochain synode de Zurich. Renvoyés pour le moment par le Petit Conseil, Calvin et Farel reçurent plus tard dans la journée un envoyé de ce corps, lequel rapporta « que totallement ne veullent prescher ny donner laz cenne az laz forme de la dite missive. » A la même séance le Conseil interdit la prédication à Coraud jusqu’à ce qu’il se fût justifié devant les autorités civiles de ses critiques faites en public à l’endroit du gouvernement. Le jour suivant Coraud prêcha malgré cette défense et fut aussitôt emprisonné. Ceci parut inacceptable à Calvin et à Farel. Accompagnés d’un certain nombre de membres de leur parti, y compris les ex-syndics Curtet et Pertemps, ainsi que Michel Sept et Ami Perrin, ils comparurent devant les syndics, protestant contre l’emprisonnement de Coraud et demandant une convocation des Deux Cents. Le gouvernement hésitait à prendre des mesures extrêmes et offrit un compromis, proposant de remettre la question des cérémonies jusqu’au synode de Zurich si Farel et Calvin consentaient à la déposition de Coraud. Les réformateurs déclinèrent d’abandonner ainsi leur collègue ; et Calvin ayant à plusieurs reprises refusé de célébrer le prochain service de sainte cène suivant le rite bernois, on leur interdit la prédication, le Conseil déclarant « envoyer quérir d’autres » pour prendre leur place. Il avait mis son espoir dans le faible Henri de la Mare, pasteur de la paroisse de campagne, sur territoire genevois, de Jussy l’Evêque ; mais les menaces d’excommunication de Farel et Calvin décidèrent ce dernier à s’abstenir.
Le lendemain, c’était le jour de Pâques et, malgré l’interdiction, au milieu d’une grande effervescence, Calvin prêcha à Saint-Pierre, et Farel à Saint-Gervais. C’était le jour de la communion ; mais ils refusèrent de la donner, comme ils l’expliquèrent soigneusement, non parce qu’ils trouvaient mauvais en soi l’usage bernois du pain sans levain, mais parce que ce serait « profaner ung sy sainct mystère » que d’administrer la cène dans ces temps de tumulte populaire. La rupture était complète désormais. Le Petit Conseil se réunit le même jour, convoqua les Deux Cents pour le lendemain et le Conseil général pour le surlendemain. Les cérémonies bernoises furent de nouveau ratifiées et, par un vote de la majorité du Conseil général, le 23 avril, Farel, Calvin et Coraud reçurent l’ordre de quitter Genève dans l’espace de trois jours.
Les pages si sèches des registres officiels de Genève brillent d’un éclat inaccoutumé là où est rapportée la réponse de Calvin à l’annonce de son bannissement : « Est bien az laz bonne heure, si nous heussions servy les hommes nous fussions mal recompenser, mes nous servons ung grand maystre que nous recompenseraz. » Mais ni Farel ni Calvin n’avaient la moindre intention d’abandonner la lutte sans effort. Ils se rendirent tout de suite auprès des autorités de Berne. Celles-ci les reçurent et les écoutèrent avec bienveillance. Les choses avaient été beaucoup trop loin à Genève au gré de Berne, qui, malgré son amour de l’uniformité dans les rites, commençait à craindre pour la cause du protestantisme à Genève. Mais le parti qui, dans cette ville, se trouvait au pouvoir, resta sourd aux représentations bernoises. Sans attendre le résultat de leur démarche auprès de Berne, les réformateurs poussèrent jusqu’à Zurich où le synode, représentant à la fois ce canton et ceux de Bâle, de Berne et de Schaffhouse, ainsi que Saint-Gall et les autres territoires évangéliques suisses, et dont nous avons déjà parlé, se réunit le 28 avril. Devant ce corps ils firent un exposé circonstancié et très courageux de leur programme de réforme ecclésiastique, en admettant toutefois dans la pratique que chaque Église était libre de donner la préférence au rite bernois. Ils insistèrent pour l’établissement d’une discipline efficace, avec excommunication, division de la ville en paroisses, célébration plus fréquente de la cène, chant des psaumes, et des règles plus précises pour le choix et la nomination des ministresf. Leurs récentes expériences genevoises ne les avaient pas amenés à s’écarter de l’épaisseur d’un cheveu du haut idéal qu’ils avaient conçu et qui était plus élevé et plus conséquent que rien de ce qui jusque-là avait été réalisé dans la pratique par l’une quelconque des Églises évangéliques. Le synode, sous l’action de leur puissance persuasive, approuva la position qu’ils avaient prise ; il leur recommanda toutefois d’user de plus de mansuétude chrétienne à l’égard d’un peuple encore indiscipliné. Il sollicita également les autorités bernoises de poursuivre la réintégration des réformateurs expulsés de Genève. Ainsi encouragés, ceux-ci retournèrent à Berne qui leur accorda l’appui demandé ; mais la porte leur fut de nouveau fermée. Quoique Berne eût envoyé une ambassade à Genève avec Farel et Calvin, le Petit Conseil leur interdit l’entrée de la ville. Ce résultat était dû surtout à l’hostilité de Pierre Kuntz, le pasteur de Berne, et de son correspondant Pierre Vandel.
f – Herminjard, v, 3-6. Les réformateurs auraient voulu qu’aux quatre fêtes, après le sermon, les hommes eussent le droit de travailler.
L’œuvre de Calvin à Genève était dès lors complètement et, en apparence, définitivement achevée. Les jugements les plus divers ont été émis à ce sujet. Il est impossible d’affirmer que cette œuvre ait toujours été sage ou habile. Il est probable qu’une tentative moins brusque, plus graduelle, d’obtenir les réformes qu’il désirait et pour lesquelles Genève était si loin d’être prête, aurait eu plus de chances de succès. La situation était troublée par les haines de parti. Calvin n’était pas responsable de leur origine, mais il aurait pu en tenir compte davantage et traiter les intérêts contradictoires avec plus de sens politique. Il fit preuve de trop d’impétuosité juvénile et d’inexpérience, ce qui était d’ailleurs parfaitement naturel. Mais quel que soit le jugement qu’on porte sur sa méthode, le but qu’il avait en vue n’a jamais été douteux, ni méprisable. Il voulait que Genève devint une cité chrétienne où régneraient l’ordre et la discipline, et il désirait que son Église pût se gouverner elle-même dans des conditions jusque-là inconnues dans les milieux protestants. En apparence il avait échoué, mais c’était un échec qui ne comportait aucun souvenir dont il eût à rougir, quelqu’amèrement que Calvin ait été blâmé par ceux qui le combattirent et critiqué par ses amis eux-mêmes, anciens ou nouveaux, tels que du Tillet et Bucer.
Intérieur de la cathédrale saint Pierre, où Calvin prêchait.
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