Cette question a donné fort à faire aux savants, et la difficulté, vraie ou prétendue, du problème ne paraît pas encore près d’être résolue.
Schleiermacher l’expose en ces termes :
« Quant au rapport de la morale religieuse (lisez chrétienne) à la morale philosophique, cette question présente des difficultés importantes et qui lui sont propres. De deux choses l’une : ces morales peuvent être égales ou inégales en ce qui concerne leur contenu et la totalité de leurs éléments, et dans l’un et l’autre cas, nous tombons dans un grave embarras. S’il y a égalité, l’une des deux paraît superflue, et le domaine scientifique ne comporte rien de superflu. Tout superflu, comme tout déficit, provient d’un vice, et il doit paraître que, si les deux morales sont identiques quant à leur contenu, cela ne peut provenir que d’une conception vicieuse de la morale religieuse, ou d’une construction vicieuse de la morale philosophique, et il faudrait tenir pour faux le principe de faire dériver soit une morale religieuse du fait religieux, soit une morale philosophique du fait philosophique. Mais si elles sont inégales entre elles, la difficulté est tout aussi grande, car alors il y aurait contradiction soit entre la piété et la philosophie, soit entre la philosophie et la piété, et il en résulterait soit que le philosophe ne peut être pieux, soit que l’homme pieux ne peut être philosophe, chacun d’eux ayant besoin de sa morale particulière différente de celle de l’autre. On l’a sans doute souvent affirmé, mais nous ne pouvons admettre cette manière de voir, et nous affirmons au contraire que les deux morales, la philosophique et la religieuse, peuvent subsister l’une à côté de l’autre ; mais il est en général très difficile de concevoir le comment de cette juxtaposition. »l
l – Christl. Sitte, page 24.
Cette difficulté provient, selon lui, des divergences incessantes qui se produisent, tant dans le domaine religieux que dans le domaine philosophique, et qui donnent nécessairement naissance à des points de vue différents en morale. Mais ces différences et ces divergences, si nombreuses de part et d’autre, se compensent par là même et s’annulent, en sorte que soit la morale chrétienne, soit la morale philosophique, une fois arrivées à leur forme parfaite et définitive, sont équivalentes l’une à l’autre, sans aucune contradiction possible. Seulement aucune des deux n’est superflue, car, identiques par leur contenu, elles diffèrent par la forme ou la méthode. « Et si les éléments de l’une ne peuvent contredire le contenu de l’autre, aucun élément de l’une n’est, quant à sa forme, égal à celui de l’autre, en sorte que toutes les deux sont tout à la fois, sous un rapport, parfaitement égales, et sous l’autre rapport, parfaitement dissemblables. »m
m – Christl. Sitte, p. 28.
Nous repousserions déjà cette conclusion au nom des rapports établis dans notre Méthodologie entre la philosophie et la théologie, d’où il résultait que la philosophie et la théologie, semblables par leur méthode, sont différentes par leur objet ; et cette thèse doit se vérifier également dans les rapports de la morale philosophique et de la théologique. Notre chapitre précédent, où nous avons cherché à établir la caractéristique propre du christianisme, exclut également la supposition qu’il y ait égalité de contenu entre la morale chrétienne et la morale naturelle.
Mais si ces deux morales diffèrent l’une de l’autre par leur contenu, si les obligations renfermées dans l’une peuvent être inférieures ou supérieures à celles renfermées dans l’autre, si la même loi morale ne régit pas indifféremment tous les hommes, que faut-il penser, que reste-t-il de l’absoluité, de l’immutabilité de l’ordre moral lui-même ? Faudra-t-il dire : Justice en deçà des Pyrénées, iniquité au delà ? admettre que quelques degrés de latitude déterminent la vérité morale ?
Ou bien devons-nous à notre fidélité au christianisme, de déclarer qu’avant lui et en dehors de lui il n’y a eu ni bonnes œuvres, ni obligations morales, ni vertus sincères ? Cette opinion serait contredite à la fois par l’Évangile et par la conscience. L’Évangile lui-même reconnaît la valeur du bien accompli en dehors de son action surnaturelle par la nature humaine ; il rend à des païens, à un Samaritain, le témoignage de s’être montrés dignes d’entrer dans le Royaume de Dieu (Luc 7.1-10 ; 10.30-37 ; Actes 10.4, 34, 35). Supprimer toute autre morale, rejeter toute autre vertu que celles qui se rattachent au christianisme, sous prétexte de débarrasser le terrain de la religion parfaite de rivalités dangereuses, ce serait faire un acte de violence qui ne saurait le glorifier aux yeux de l’adversaire ; ce serait agir en fâcheux ami, opérer entre le christianisme et la nature humaine une rupture gratuite et contre le gré des parties ; ce serait nier contre toute évidence qu’il y ait eu en dehors du christianisme des inégalités dans le vice et la vertu. Or il ne saurait y avoir de degrés dans ce qui n’est pas.
Mais alors la difficulté se relève dans toute sa force ; et s’il y a deux lois morales, différents objets d’obligation morale, si la morale est partagée, n’est-ce pas dire qu’elle se détruit elle-même, que n’étant plus absolue et égale pour tout le monde, elle n’est plus !…
La difficulté nous paraît provenir d’une conception abstraite de l’ordre moral, qu’il importe de relever ici, sauf à la combattre et à la réfuter plus tard.
Le dilemme posé par Schleiermacher — ou les deux morales sont égales, et alors l’une est superflue, ou elles sont différentes et alors contradictoires — n’épuise pas toutes les possibilités. Elles peuvent être différentes, mais graduées, l’une étant préparatoire à l’autre, qui est accomplie et parfaite.
Oui, la morale est absolue, mais la révélation de la morale ne l’est pas. La loi morale, qui présente le but absolu et idéal appelé le souverain Bien aux efforts de l’humanité, ne se manifeste pas tout entière, dans toute son étendue, à chaque époque, dans chaque région, dans chaque cas, à chaque instant et pour chaque individu. Sans perdre jamais de vue ce but suprême et afin même de l’atteindre plus promptement et plus sûrement, elle accommode ses exigences concrètes aux états successifs que traverse l’agent moral, aux degrés de sa capacité intellectuelle et morale. Il résulte de là que, tous étant appelés et obligés moralement à tendre au terme absolu, tous n’y sont pas tenus sous une forme identique dans le moment actuel, ni avec la même dotation de connaissances morales et de forces morales. Cela revient à dire encore que la loi est absolue, et demeure une et immuable, mais que le devoir, qui est la traduction actuelle, concrète et successive de la loi, varie d’un individu à l’autre et même d’un instant à l’autre chez le même individu.
Mais aussi, à ces inégalités dans la dotation morale faite aux diverses fractions de l’humanité et aux divers individus qui la composent, répondent des inégalités de responsabilité (Luc 12.48). Tant que l’idéal absolu, ou seulement l’idéal supérieur, ne s’est pas encore révélé à l’agent moral, celui-ci étant destitué d’ailleurs des forces morales nécessaires pour le réaliser, cet idéal n’est pas obligatoire pour lui, et il n’est pas responsable non plus de ne pas l’avoir déjà atteint, c’est-à-dire qu’à la gradation des lumières et des forces morales possédées par l’agent, ou du moins à la faculté de les acquérir, se mesurera la rétribution des punitions aux uns et des récompenses aux autres.
Nous laisserons de côté dans nos considérations actuelles la morale juive qui, concentrée dans le décalogue, était tout à la fois l’expression ou la formule la plus élevée de la morale naturelle, et un degré préparatoire de la révélation parfaite dans le sein d’un peuple particulier. Le Jéhovisme était en tout cas une religion consciente aussi bien de son autorité divine que de son caractère provisoire, de son insuffisance intrinsèque. Dans les éléments qui lui étaient propres, la morale juive était particulière, locale et temporaire. L’on a même le droit de dire que, pour autant qu’elle se distingue de la morale naturelle, d’une part, de la morale chrétienne, de l’autre, la morale du Jéhovisme est périmée, et qu’ainsi que la religion à laquelle elle se rattache, non seulement elle n’est plus pratiquée, mais, dépendante comme elle l’était de conditions, matérielles disparues, elle n’est plus même praticable.
Il y a eu en revanche dans tous les temps et il y a encore aujourd’hui, à côté du christianisme, une religion naturelle, qui nous enseigne l’existence d’un Dieu bon, saint, sage, juste. Les documents de cette religion naturelle sont la conscience, la nature et l’histoire.n A chacune de ces révélations doivent répondre de la part de l’homme certaines dispositions caractéristiques qui constituent la morale dépendant de cette religion, comme la reconnaissance, l’adoration, le respect, la crainte, et c’est pour le fait d’avoir négligé ces obligations élémentaires que Paul déclare les païens inexcusables (Romains 1.20).
n – Voir Exposé, tome II, p. 198 et tome III, p. 127.
Mais c’est à ce degré aussi que religion et morale naturelles s’arrêtent ; c’est ici que la religion du salut, dogme et morale, apparaît. La religion naturelle dénonce son insuffisance en ce qu’elle se tait sur le problème capital de notre existence, et la morale naturelle, ignorant le fait historique de la seconde création, ne peut qu’ignorer les obligations et les vertus de la nouvelle créature. Elle peut donc énoncer certaines obligations, mais non pas l’obligation morale absolue ; elle peut produire du bien, mais non pas le bien. La morale issue des témoignages de la révélation naturelle aura le caractère incomplet, fragmentaire et provisoire de la religion dont elle dérive, et la science de cette morale ne saurait, par conséquent, aspirer à édifier un système achevé des obligations et des forces morales propres à la fraction de l’humanité mise au bénéfice d’une révélation supérieure. La morale philosophique devra donc se contenter de retrouver, d’ordonner et de systématiser, autant que faire se pourra, les impératifs catégoriques de la conscience, de consulter la psychologie touchant les forces qui restent à l’homme naturel pour accomplir ces obligations élémentaires, et de rechercher, dans l’expérience individuelle et collective, les produits de ces forces, les bonnes œuvres, encore incomplètes et isolées, apparues avant le christianisme ou à côté de lui. Rassemblant tous ces éléments, la morale philosophique pourra pressentir et annoncer comme possible et désirable une révélation et une réalisation du Bien supérieure à ce qu’elle-même connaît et possède.
Mais si la morale naturelle est incomplète et insuffisante, elle n’est point sans valeur et sans utilité. C’est une propédeutique dont toute l’histoire atteste l’importance, reconnue par l’Évangile lui-même. A plus d’une reprise, Jésus-Christ a enseigné que la pratique fidèle de ces vérités religieuses et morales élémentaires prédisposait l’homme à reconnaître et à recevoir au moment favorable la manifestation supérieure du Bien. La fidélité dans cet ordre préparatoire sera récompensée, dès ce monde, selon la norme posée par Jésus-Christ (Matthieu 25.23 ; Luc 16.10) ; et Jésus-Christ a élevé cette double prétention : de satisfaire parfaitement, par la vérité qu’il apporte, toute conscience droite, tout cœur honnête et bon, tout homme vraiment ami du bien et de la vérité, quiconque est de Dieu, et de repousser de soi, par une sorte d’incompatibilité organique, quiconque aime le mal et les ténèbres, en sorte que la valeur morale de chaque homme puisse être exprimée par l’attitude prise par lui à l’égard de Jésus-Christ (Jean 3.20-21 ; 7.17).
La supériorité absolue de la morale chrétienne sur toute autre résulte de la supériorité absolue de la révélation dont cette morale dérive, de même que la valeur relative et provisoire de la morale naturelle est donnée avec la valeur relative et provisoire de la religion naturelle. La devise de la religion et de la morale naturelle doit être celle de Jean-Baptiste : Il faut qu’il croisse et que je diminue (Jean 3.30). Et si, dans le cours du développement de l’humanité, la révélation de l’idée morale traverse des phases successives, il ne pourra plus y avoir de place au terme de ce développement que pour le souverain Bien, tel qu’il aura été réalisé par la médiation de Christ, et tout le bien moral relatif qui existait jusqu’alors dans l’humanité en dehors de ce milieu ou bien se sera réuni à la création nouvelle, et sera devenu par transformation le bien chrétien, ou aura tourné au principe contraire en s’insurgeant contre la révélation parfaite du Bien et de la vérité.
Il ne saurait donc surgir de conflit entre la morale chrétienne et la morale naturelle que dans deux cas faciles à résoudre à l’avantage de notre thèse : la supériorité absolue de la morale chrétienne. Le premier cas serait celui où la morale naturelle, méconnaissant le caractère fragmentaire et provisoire qui lui est propre, prétendra avoir les moyens d’opérer pleinement et définitivement la réconciliation de l’homme avec Dieu, et réaliser ainsi en elle-même et par elle-même l’idéal suprême du Bien. Cette prétention ne saurait se soutenir qu’à deux conditions : l’une, de nier le mal, le péché, la coulpe, la responsabilité de l’homme ; la seconde, de rabaisser la notion du bien au niveau de son pouvoir ou de son incapacité. Or l’histoire, venant à l’appui d’une parole de saint Jean (1 Jean 3.23), nous enseigne que toutes les fois que la religion naturelle s’est opposée à la révélation du salut, elle n’a pas tardé à se renier elle-même en perdant la notion du vrai Dieu, vivant et personnel, et la morale naturelle s’est corrompue avec elle. (Profession de foi du vicaire savoyard.)
Le second cas supposable de conflit est celui où la morale dite chrétienne serait devenue intolérante et oppressive à l’égard de la nature humaine, comme a pu l’être la morale ascétique dans le sein du catholicisme ou dans certains cercles piétistes. Mais cette soi-disant morale chrétienne ne serait plus celle enseignée et pratiquée par Jésus et les apôtres. L’une mutile, l’autre mortifie la nature humaine. La parole que le poète avait mise dans la bouche de l’homme : Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger, l’Evangile, dit Vinet, l’a mise dans la bouche de Dieu. Et fort de ce divin exemple, l’homme, qui a droit de s’appeler chrétien, peut non pas malgré cela, mais à cause de cela dire : Je suis homme ; je suis partie d’une société ; citoyen d’une patrie ; je suis participant des douleurs, des affections, des joies, des travaux de mes semblables, et rien de ce qui est humain, sciences, arts, culture, progrès, ne m’est étranger.
La supériorité de la morale chrétienne sur toute autre ne se mesure donc pas au nombre des préceptes, elle est donnée avec la personne divine et humaine de Jésus-Christ ; et elle consiste en ce que, seul entre toutes les religions, le christianisme a pu offrir une réalisation parfaite de l’idéal moral dans le passé comme garantie de sa réalisation parfaite et multiple dans l’avenir.