Au-dessus de la nature physique, se place dans l’ordre des valeurs le monde moral, dont le centre sur la terre est l’homme, dont l’enceinte est la première création, dont le sommet est Dieu, dont l’agent est la volonté consciente et libre, et qui se réalise dans l’histoire. Tel est l’objet de la philosophie dans ses diverses ramifications, et cette seconde science, supérieure par son objet aux sciences de la nature, sera soumise aux mêmes principes de méthode que ceux que nous venons d’appliquer à ces dernières. Pas plus qu’elles, la philosophie ne saurait se dispenser de l’observation et de la constatation préalable des faits de son ressort. La méthode de la philosophie, savoir de la science des choses et des êtres supersensibles, sera, comme celle de la nature, en premier lieu descriptive, et par conséquent empirique dans le sens le plus élevé du mot ; et que serait-elle autre, après que nous avons exclu toute méthode de dialectique pure dans l’acquisition des connaissances, comme inapplicable en soi !
Seulement les faits présentés à l’investigation philosophique étant d’un ordre supérieur, selon nous, à l’ordre phénoménal, puisque nous les avons appelés des noumènes, ils s’adresseront aussi à un organe autre que le sens externe, et que nous avons appelé le sens intime ; et ils seront constatables par un acte qui ne sera essentiellement ni de sensation ni de raisonnement, mais de foi — cela déjà dans l’enceinte extérieure de la nature aussi bien que dans la partie centrale de ce domaine, l’humanité.
La vraie philosophie commencera donc par rechercher dans la nature physique elle-même, déjà soumise une première fois à l’investigation des sciences physiques dont nous venons de parler, les marques et témoignages de l’ordre moral qui se sont invisiblement imprimés dans le système des phénomènes visibles ; elle y poursuit et y perçoit les signes d’une intelligence et d’une volonté supérieures à la force aveugle et inconsciente, « les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité ; » dans l’homme, elle constatera la présence d’un principe supérieur au corps, l’âme et ses facultés ; et dans l’histoire enfin, le concours intermittent mais constant de l’idée divine et de la liberté humaine : — tous ces faits, supérieurs, disons-nous, aux phénomènes, comme les manifestations de la force consciente et libre sont supérieures à celles de la force inconsciente et fatale, reconnus et constatés comme aussi réels que les faits physiques, par l’organe d’information qui leur est approprié, et par l’opération homogène à leur mode d’évidence, objets de foi enfin, constitueront la donnée première de la vraie philosophie.
Nous formulons donc comme suit la norme spéciale de cette science dans sa première opération, en disant, contrairement à l’opinion courante, que le point de départ nécessaire de tout le travail philosophique est un acte de foi, et que toute donnée ultérieure, nécessaire à toute opération de la pensée philosophique, est fournie par la série des témoignages primitifs de l’ordre moral dans la nature et dans l’homme, perçus par une série corrélative d’actes de foi.
Ici se place la seconde opération commune à la philosophie et aux sciences de la nature et répondant à notre seconde qualification de toute vraie méthode scientifique : synthétique.
Nous entendons par ce second caractère que les faits de son ressort étant reconnus et constatés, la science aspire comme au degré précédent à la compréhension de ces faits, en les rapportant à leurs causes, en les soumettant à des lois, en en formulant le pourquoi.
Ici, en effet, s’annonce au sein même des similitudes générales que nous avons reconnues dans la méthode scientifique à tous ses degrés, une seconde différence caractéristique entre le travail de la philosophie et celui des sciences naturelles, différence appelée d’ailleurs comme la précédente, par la différence de leurs objets : c’est qu’à la recherche des causes efficientes propre au premier degré de la science, s’ajoute en philosophie celle des causes finales. Non pas que la philosophie se désintéresse de la recherche de la cause efficiente, au contraire ; mais elle ne saurait s’y arrêter ni se contenter de ce premier résultat. A peine a-t-elle reconnu la raison étiologique d’un des faits de son ressort, elle se met en quête de la raison téléologique des mêmes faits, à laquelle elle s’efforcera de rapporter cette cause efficiente elle-même.
La catégorie étiologique suffit aux sciences de la nature dans leur partie synthétique ; la philosophie vise constamment, par delà la catégorie étiologique, à la catégorie téléologique.
De la caractéristique de la philosophie que nous venons de faire, naîtront les principales ramifications ou disciplines de cette science, savoir la métaphysique, ou la science de la Cause première et de la Cause finale du monde, les humanités, comprenant l’étude de l’homme, de ses facultés, des produits de sa pensée et de son activité, la philosophie de l’histoire et la morale philosophique.
Et nous pouvons constater qu’à l’élaboration complète de cette science, ont dû nécessairement concourir le sens qui a perçu le phénomène, enveloppe et support du noumène ; la raison appelée à analyser et à définir, à réduire en notions intelligibles les faits supersensibles donnés à la science par l’observation et à formuler leurs lois, et la foi enfin, appelée à percevoir les données de son ordre et à les rapporter aux catégories de l’ordre moral, savoir à la raison téléologique des faits.
Les chances d’erreur auxquelles est exposée la philosophie seront de même nature que celles que nous avons signalées plus haut dans le domaine des sciences naturelles à propos de la constatation et de la compréhension des faits. A l’une et à l’autre de ces catégories, se rattachent les erreurs résultant, pour la philosophie comme pour la science de la nature, d’une extension des opérations de la science en dehors des limites de sa compétence ; et ces limites sont marquées, selon nous, par celles de la première création. Car, de même que la science de la nature commet une usurpation qui ne saurait rester impunie, en portant ses visées et ses efforts sur les faits de l’ordre moral et supersensible et sur leurs causes, au lieu de se renfermer dans son objet qui est l’ordre des phénomènes, de même la philosophie s’égare, comme nous croyons l’avoir démontré déjà, en portant ses pas investigateurs et chancelants sur le sol réservé des révélations historiques et particulières qui constituent l’ordre du salut.
Il résulte de tout ce qui précède, et des caractères similaires que nous avons reconnus à la méthode scientifique à ses deux principaux degrés : que la philosophie et les sciences naturelles se ressemblent par leur méthode, qui doit être empirique-synthétique, et qu’elles ne différent l’une de l’autre que par leur objet, qui est dans un cas le phénomène, dans l’autre, le noumène. Or ces deux grandes catégories comprennent toutes les ramifications du savoir humain dans l’enceinte de la première création, toutes les disciplines scientifiques connues jusqu’à la théologie exclusivement, et nous avons par là répondu, croyons-nous, à la question posée en tête de notre premier chapitre : Quels sont les caractères déterminants de la méthode scientifique générale ?
Il nous reste à montrer que la théologie à son tour est soumise aux mêmes normes et aux mêmes postulats, qu’elle est affectée des mêmes caractères que toute autre science, d’où résultera pour nous la proposition que, réservé les conditions propres au travail théologique, la théologie est une science du même droit et au même titre que toute autre et que toutes les autres.