« La dogmatique protestante, dit Gass, est un produit considérable de la foi, mais en même temps l’œuvre intellectuelle la plus intense et la plus pénétrante qui se soit produite dans le champ de l’Eglise. Si nous considérons l’ensemble de ses travaux, elle est plus profondément pensée que la théologie patristique, plus vraie et plus consistante que la scolastique, plus scientifiquement conséquente et plus noblement formulée que les théories de l’Eglise romaine. Elle s’est efforcée aussi bien de pousser ses propositions jusqu’au détail, que de leur imprimer la fixité de l’ordre systématique le plus rigoureux. Elle a adopté une marche de moins en moins flottante, de plus en plus pressée, et cessant de dédaigner tout ce qui était en dehors d’elle, elle a progressé dans l’intelligence analytique et critique de tous les siècles du christianisme. Elle édifia son œuvre avec le propos de ne rien admettre de neuf ni d’arbitraire ; et pourtant elle sut introduire l’originalité dans le cadre étroit de ses principes positifs. Le meilleur de sa force fut employé à développer artistement et à agencer ses parties ; le zèle le plus ardent, à les défendre. Ses vicissitudes diverses ne furent pas moins importantes et significatives. Le XVIe siècle posa les principes, et poussa déjà très loin l’œuvre de leur rédaction en confessions de foi. Le XVIIe les élabora scientifiquement au milieu de luttes ardentes et au prix d’efforts intellectuels puissants, en vue de leur donner une forme plus simple et pratiquement plus féconde. Le XVIIIe les soumit à la critique, les amenda ou les abandonna. Le mouvement des esprits dans le monde et la science modernes s’est porté tout entier dans l’enceinte de la dogmatique protestante, que la rigidité excessive de ses contours exposait à des ébranlements plus profonds en même temps que le défaut d’appuis officiels et hiérarchiques redoublait ses périls. »
Il n’en reste pas moins que la période qui suivit immédiatement l’époque de la Réformation, comme d’ailleurs toute grande époque de l’histoire, fut vouée à une déchéance générale de la pensée et de la vie, irrémédiable en apparence. Le XVIIe siècle, marqué par la guerre de Trente ans en Allemagne (1618-1648), dont les conséquences furent si profondes et si lointaines, par la dispersion de l’Eglise réformée de France et par les révolutions politiques dont l’Angleterre fut travaillée, sembla devoir sonner le glas funèbre du protestantisme.
Le vice capital de la science théologique à cette époque, en Allemagne en particulier, fut l’intellectualisme, qui, dès les premiers siècles de l’Eglise, succéda si fréquemment et, dirons-nous, presque fatalement aux grands réveils de la vie spirituelle. La puissance créatrice de l’âge précédent se figea dans la doctrine. Ne devait-on pas conserver l’énorme capital acquis par les pères en même temps que le défendre ! Il fallut donc élever de toutes parts des forteresses, visibles ou idéelles, et une forte partie de la sève morale héritée du siècle précédent parut se dépenser dans cet effort.
« Ce que l’époque de la Réformation, dit Dorner, avait jeté de semences dans l’âme du peuple allemand, fut mis à couvert dans les constructions systématiques du XVIIe siècle. Une méthode logique bien assortie servit à défendre de toutes parts la vérité chrétienne. Le zèle infatigable et la puissance dialectique des grands dogmaticiens du XVIIe siècle en firent une citadelle inexpugnable derrière ses nouveaux remparts. La vie spirituelle ne manquait pas à l’intérieur, et elle s’exprima surtout dans la poésie lyrique et la musique. Mais l’idée de la nécessité de la conquête du monde par l’Evangile et du développement moral du principe protestant était presque entièrement éteinte. Et même, les efforts exclusifs qui étaient faits pour conserver l’acquis, sans souci ni des droits de la critique, ni de l’obligation de nouveaux progrès, eurent pour effet de corrompre sur place le dépôt traditionnel. »
Le premier résultat de cette tendance intellectualiste de la science et de la pensée, fut l’abus de la polémique, poursuivie pour elle-même. Lorsque l’inspiration première se fut retirée de l’Eglise, ne laissant plus apparaître à sa suite que les petites questions et les petits côtés des questions, les attaques ou les déformations réelles ou prétendues dont la foi traditionnelle était menacée, n’étant pas neutralisées par le mouvement et la vie, devaient pousser de plus en plus l’orthodoxie dans la voie d’un dogmatisme disputeur et soupçonneux. L’ardeur à la discussion fut surexcitée par les luttes provoquées et engagées tant en dedans qu’en dehors de l’Eglise, qui semblaient justifier, au nom des périls et des intérêts de la vérité, les interventions et les explosions du « zèle amer ». Aussi est-ce les souvenirs de cette époque qui ont attaché aux termes : dogme, dogmatique et dogmatisme, la fâcheuse renommée qui leur est faite dans le sein de la génération contemporaine. C’est à l’abus du dogme et de la formule commis dans le siècle qui a suivi la Réformation, que nous sommes redevables d’une réaction qui place l’indifférentisme doctrinal sous les auspices de la charité, et sous le prétexte que la pratique vaut mieux que le savoir stérile et contentieux, permet à la morale d’envahir, à son propre détriment, toute la place occupée jadis par la dogmatique.
Un deuxième caractère de la théologie du temps est l’attachement exagéré que l’on professe pour les symboles ecclésiastiques, auxquels dans l’attaque ou la défense des opinions, on en appellera comme à une autorité canonique parallèle à l’Ecriture sainte : « Librum Concordiæ divinitus inspiratum appellare minime dubitamuse. »
e – Nous-même nous souvenons d’avoir entendu pendant nos études un éminent pasteur, aujourd’hui connu de toute l’Allemagne religieuse, recommander en chaire à ses paroissiens de comparer la prédication avec l’Ecriture — et avec les Livres symboliques de l’Eglise luthérienne : « car, ajoutait-il, c’est la Parole de Dieu ! »
Enfin la même cause qui avait agi au moyen âge, le conflit entre l’autorité extérieure de l’Eglise et les droits de la raison et de la conscience individuelles, engendra le même effet : la scolastique, le formalisme doctrinal s’exerçant sur le fondement universellement reconnu de la révélation.
On prit l’habitude d’appliquer à chaque article de foi un certain schématisme logique, étranger à l’essence du sujet lui-même, et appuyé sur une terminologie stéréotypée. On mettait en tête la définition de l’objet que l’on décomposait ensuite dans toutes ses parties, qui, elles-mêmes, en se scindant, engendraient de nouvelles divisions, subdivisions, distinctions, thèses, antithèses, questions, objections jusqu’à l’épuisement complet de la matière.
La méthode dite causale ou synthétique consistait à rechercher les différentes causes de l’objet : causas principales et minus principales, instrumentales, efficientes, formates, finales, pour passer de ces causes aux effets.
Selon la méthode dite synthétique inaugurée par Calixt, qui la jugea plus conforme au caractère pratique de la théologie, on passait non plus de la cause aux effets, mais de la fin aux moyens. On débutait donc par le finis theologiæ objectivus (doctrine de Dieu trinus in uno) et formalis (æterna Dei fruitio, pour passer à l’homme (subjectus theologiæ, quatenus ad vitam æternam pervenire possit) ; et l’exposé se terminait par les media salutis, ou moyens par lesquels l’homme devait atteindre le but indiqué : le conseil divin du salut et son exécution dans l’œuvre de la rédemption.
Nous avons annoncé en terminant l’historique de l’âge de la Réformation, que la Formule de Concorde qui en marque ostensiblement la clôture, n’avait pas légué la concorde à l’âge subséquent. Le XVIIe siècle nous présentera en effet le tableau de la rivalité de trois tendances dont les centres principaux lurent Wittemberg, Helmstedt et Iéna.
Nous désignerons la première comme la tendance strictement orthodoxe ou confessionnelle, se rattachant à la Formule de Concorde, et qui compta parmi ses représentants principaux Hutter, Calow et Quenstedt.
Le premier dogmaticien de marque qui ait exposé le type de doctrine contenu dans la Formule de Concorde, fut Léonhard Hutter († 1616), redonatus Lutherus, malleus Calvinistarum et violent antiphilippistef. Tout en proclamant en effet Mélanchton : Magnum illum Germaniæ nostraæ phœnicem, il déplore ce qu’il appelle son tristis lapsus et defectio de la doctrine de Luther depuis 1535, mais sans renoncer à l’espoir de le retrouver au ciel : « Haud tamen dubitamus, quin sub finem vitæ seria acta pœnitentia hujus etiam peccati veniam a Christo et petiverit et impetrarit. »
f – C’est le théologien dont Huse a emprunté le nom dans le titre de son manuel : Hutterus redivivus.
Sur l’ordre de l’Electeur de Saxe et avec l’approbation des facultés de théologie de Wittemberg et de Leipzig, il rédigea un Compendium locorum theologicorum (1510), qui prit la place des Loci de Mélanchton dans les écoles de Saxe, et qui trouva à son tour des commentateurs après sa mort. Il fut le premier représentant de la méthode dialectique scolastique appliquée à l’exposé du dogme luthérien. Il eut le mérite en revanche de réintégrer dans la dogmatique les articles de Théologie spéciale que Mélanchton en avait éliminés, et de combler pour la première fois la lacune que nous avons signalée dans la théologie de la Réformation, en terminant son ouvrage par cinq chapitres d’eschatologie.
Le dogmaticien le plus important toutefois de l’orthodoxie stricte, fut Ab. Calow († 1686), professeur à Wittemberg depuis 1650. Ses ouvrages embrassent presque toutes les disciplines de la théologie, isagogique et exégèse, polémique soutenue de tous les côtés, et il figure au premier rang des théologiens dont Tholuck a osé dire qu’ils avaient reçu le Saint-Esprit sous la forme d’un corbeau plutôt que sous celle d’une colombe.
Comme dans le moyen âge les sommes avaient succédé aux sentences, les systèmes prirent dans la théologie protestante la place des simples Loci. Calow déposa les produits de son immense labeur scientifique, dialectique et polémique dans son Systema locorum theologicorum, etc., 1655-1677, en douze tomes, en justifiant en ces termes éristiques sa vaste entreprise par le caractère éristique du temps : « Longe plurima adhuc restare, quæ strenui Christi athletæ adversus novas Satanæ molitiones in hoc cumprimis seculo maxime eristico et controversiarum ac certaminum admodum feraci, suscipiant inque usum ecclesiæ peragant aut emoliantur. »
Mais le type le plus accompli et le nom le plus souvent cité aujourd’hui de la scolastique du XVIIe siècle est le beau-père du précédent, Quenstedt († 1688). Il fut sans originalité ni force créatrice, rapporteur fidèle et inflexible de la tradition ecclésiastique dans sa Theologia didactico-polemica (1685). Mais le formalisme croissant, l’exagération du procédé dialectique, et l’abus des subdivisions obscurcissent chez lui plutôt qu’ils n’élucident la matière, et la dogmatique est dégénérée entre ses mains en une dure et sèche technique, où l’on se sert de l’Ecriture sans s’en inspirer.
Les foyers secondaires compris dans le rayonnement de l’école de Wittemberg, furent au XVIIe siècle Tubingue, Strasbourg, Greifswald et momentanément Giessen.
A l’opposite de la tendance confessionnelle que nous venons de traiter, se présente à nous l’école dite syncrétisteg ou unioniste de Calixt, dont le centre principal fut Helmstedt. Elle s’efforça d’étendre les fundamenta fidei et salutis aux symboles des cinq premiers siècles, comme les Vieux-Catholiques le font aujourd’hui, et aux dépens de l’autorité que les luthériens attribuaient aux confessions de foi de leur Eglise. On alla dans ce milieu jusqu’à méditer une réunion avec les catholiques. Le chef de l’école, Calixt († 1650), auteur d’un grand nombre de monographies sur des sujets dogmatiques, n’a pas publié d’ouvrage de longue haleine. Il est connu surtout comme le premier qui dans la dogmatique luthérienne a séparé la dogmatique et la Moraleh.
g – Ce nom de syncrétiste lui est donné, un peu sévèrement peut-être, par Luthardt. Compendium. section XVIII, et par Zöckler. Handbuch, tome II, page 27.
h – Le théologien qui opéra la même séparation dans la branche réformée fut Daneau († 1595).
Entre les deux tendances opposées de Wittemberg et de Helmstedt se place celle qui fut représentée à Iena par Jean Gerhardt († 1537) et par Museus († 1681), que Dorner mentionne à côté de G. Calixt comme les plus grands théologiens du siècle.
L’ouvrage de Jean Gerhardt qui lui valut le plus de réputation fut ses : Loci communes theologici cum pro adstruenda veritate, tum pro destruenda quorumvis contradicentium falsitate solide et copiose explicati — la mode était alors aux titres-programmes — (1610-1621).
Hollace († 1713) appartient déjà au courant piétiste. Son ouvrage : Examen theologicum est ordinairement désigné comme la dernière dogmatique orthodoxe de la période que nous venons d’exposer.