o – Voir Bible annotée. Introduction aux Prophètes.
Nous traitons sous ce titre :
- Du principe de l’inspiration prophétique ;
- Du rapport de la prophétie israélite à l’histoire d’Israël ;
- Du rapport du prophétisme au sacerdoce et à la royauté en Israël.
Nul n’ose plus méconnaître la grandeur du prophétisme israélite, la puissance d’inspiration qui anime et pénètre tous ces hommes, ni non plus leur valeur morale.
« Le génie des autres nations, a écrit M. Reuss, même des plus favorisées, n’a rien produit qui puisse être comparé aux œuvres des prophètes hébreux, lors même qu’on ferait abstraction de leur tendance religieuse, pour les apprécier uniquement à un point de vue esthétique… Les prophètes nous apparaissent comme les véritables créateurs de la nationalité israélite, considérée dans ce qui lui a valu une place éminente parmi les peuples qui ont servi à régler les destinées de l’humanité, tandis que la loi a fait son temps et n’a guère étendu son action au delà des limites du cercle étroit qui l’a vu naîtrep. »
p – Bible, pages 2 et 4.
Les divergences commencent à la question de savoir quelle est l’origine ou le principe de cette inspiration. Est-elle une simple efflorescence du génie humain ou du génie sémitique ? Ou bien son origine supérieure n’étant pas contestée, est-elle de plus surnaturelle ?
M. Réville a rapporté le prophétisme Israélite, comme jadis M. Renan le monothéisme lui-même, à une aptitude de race.
Dans un article ancien déjà, inséré dans la Revue des Deux Mondes, il a écrit ce qui suit :
« Tous les peuples sémitiques, ceux surtout qui touchent de près au peuple d’Israël, ont eu des prophètes. Les Arabes n’ont pas cessé d’en avoir. On dirait que le prophétisme. j’entends le prophétisme sérieux et puissant, caractérise cette race au même titre que la spéculation philosophique est l’apanage de la nôtre. La philosophie dans l’antiquité eut la Grèce, et dans la Grèce Athènes pour foyer, non pas exclusif, mais principal. De même le grand prophétisme s’épanouit au sein du peuple hébreu, et surtout parmi les fils de Judaq… »
q – Revue des Deux-Mondes. 15 juin 1867. Les prophètes hébreux.
Mais cette aptitude de la race sémitique n’est elle-même, selon le critique, qu’une spécialisation de cette faculté primitive de divination, la mantique, qui persiste, plus ou moins troublée dans le fond de la nature humaine, et se manifestera dans deux grands courants : l’un, inférieur, qui donnera naissance à toutes les superstitions se rattachant à l’art des aruspices et tireurs d’horoscopes ; l’autre ira se clarifiant de plus en plus dans le prophétisme hébreu, « où l’inspiration religieuse et morale l’emporte de plus en plus sur la divination par interprétation de présages arbitraires ».
Mais c’est ici même que surgit la difficulté du problème. Quand nous demandons au critique d’où provient cette supériorité du prophétisme israélite sur la mantique païenne, il nous répond : « Des principes de moralité et de spiritualité qui lui sont inoculés par une loi religieuse supérieure elle-même à l’ensemble des croyances antiques » ; et si nous lui demandons en retour d’où provient en Israël cette foi religieuse supérieure, il nous renvoie au prophétisme :
« Sur le terrain des idées religieuses, le rôle du prophétisme d’Israël est immense. C’est lui qui épure et développe le monothéisme. »
M. Maurice Vernes se heurte dans ses tentatives d’explication naturaliste à la même inconnue :
« L’examen approfondi des textes de l’A. T. montre l’inanité d’une théorie fort répandue d’après laquelle les espérances messianiques chez les Hébreux ne seraient que le développement d’une vague et mystérieuse attente, transmise depuis les générations les plus reculées. Le phénomène que nous présentent ces idées est au contraire un phénomène local et temporaire, renfermé à ces deux égards dans des limites précises qu’il convient de respecter. Au point de vue du temps, il ne remonte pas au delà de la première moitié du VIIIe siècle ; au point de vue du lieu, il est propre, sauf de rares exceptions, au Royaume de Juda et à ses membres dispersés par la conquête. Deux éléments ont du concourir à sa formation. Le premier est la conviction qu’Israël est le peuple particulier de Javé, le plus puissant des dieux ou le seul Dieu, et que Javé ne peut pas laisser périr son peuple ; le second, la conviction que nous trouvons également enracinée chez le parti auquel il vient d’être fait allusion, sans que nous voulions précisément en rechercher l’origine, pas plus que nous n’avons la prétention d’examiner ici comment s’est formée cette foi si vive en Javér.
r – C’est nous qui soulignons. Histoire des idées p. 2.
Une explication différente des précédentes et sous un certain rapport, opposée à elles, est celle de M. Michel Nicolas qui rattache au contraire le prophétisme aux époques héroïques des nations :
« Le prophétisme est un phénomène commun à tous les peuples. Mais il n’appartient en propre qu’à un seul moment de leur histoire. Il est donc une manifestation de l’esprit particulière aux âges héroïques, ou pour mieux dire : c’est sous cette forme que se produit ce qu’on pourrait appeler le ministère de l’esprit, aux époques où domine la force brutale. Là où la réflexion a pris le dessus sur le sentiment spontané, mais par cela même toujours confus, et a amené à sa suite des mœurs plus douces, le droit, la morale et la religion n’ont besoin pour se faire valoir que d’en appeler à la raison. Mais dans les âges barbares, quand la force prédomine, la conscience du bien et du divin ne peut en imposer aux farouches héros qu’en prenant elle-même un caractère héroïque. Pour résister à une Jésabel, il fallait un Elies. »
s – Etudes d’Histoire religieuse. Anc. Testament, page 339.
Et cependant Esaïe a été le contemporain d’Ezéchias. Avec des variantes diverses, l’explication naturaliste du prophétisme israélite a été tentée par Evaldt, Duhmu, Reuss, qui sans faire intervenir le facteur de la race, ont fait de ce phénomène une faculté humaine exaltée en Israël par la foi religieuse :
t – Die Propheten des. A. B. sect. I.
u – Theologie der Propheten.
« Pour les prophètes, écrit M. Reuss, tout ce qu’ils disent leur vient directement d’en haut. Ils se savent les organes d’une révélation divine ; ils se sentent inspirés, animés de l’Esprit de Jéhovah, et si tous leurs discours commencent par ces mots : « Voici ce que dit l’Eternel ! », ce n’est certes pas chez eux une phrase de convention, et encore moins une affectation vaniteuse et téméraire ; mais l’effet d’une conviction profonde, du vif et irrésistible mouvement de l’âme qui cherche et trouve son appui dans une communication immédiate avec la source de toute vérité et de tout bien, et cela d’autant plus sûrement qu’elle se sait en opposition avec le monde hostile ou indifférent qui l’entoure et qui lui résiste, et dont elle veut vaincre la résistance et l’inertie. Car il n’y a jamais eu de vrais prophètes que là où les conflits qui décident de la direction spirituelle de l’humanité exigent et provoquent un déploiement de force morale dont l’homme, si sa sainteté est à la hauteur de son dévouement, se gardera bien de se faire honneur à lui-mêmev. »
v – Bible page 15.
Mais si haut qu’ils placent le prophétisme Israélite, et tout en constatant la présence de cette conviction propre aux prophètes d’être les ministres de Dieu, ni M. Reuss, ni M. Dillmann ne se prononcent résolument sur la valeur objective de cette conviction.
Nous ne nierons pas qu’il n’y ait dans la nature humaine un point d’attache, une réceptivité pour la faculté prophétique, dont la mantique païenne a pu être une excroissance maladivew.
w – Voir Pressensé. Le siècle apostolique, pages 46 et 47.
L’inspiration lyrique, surtout la faculté de seconde vue ou de divination même des choses futures, qui s’éveille dans certains états extatiques de l’homme, sont, nous en convenons, les symptômes d’une aptitude latente et destinée à un déploiement ultérieur dans une autre économie, mais dont l’usage prématuré se venge sur celui qui se le permet.
Mais les effets débilitants de ces anticipations coupables ne suffisent-ils pas à marquer l’opposition absolue de principe et de caractère qui existe entre toutes les formes de la mantique et le prophétisme Israélite, entre les forces qui consument le sujet et celle qui se connaît, se limite et se possède ?
La critique restera à jamais impuissante à rendre compte des deux apparitions prénommées, caractéristiques de la religion israélite, et quelle que soit d’ailleurs la date de l’une ou de l’autre, le monothéisme et le prophétisme, et elle réussira tout aussi peu à les expliquer l’une par l’autre. Faire dériver le prophétisme du monothéisme, c’est faire sortir un effet plus grand que la cause, puisque l’idée d’avenir n’est pas contenue dans le monothéisme ; faire dériver en revanche le monothéisme du prophétisme, c’est rester sans explication de ce dernier.
Nous n’avons pas d’autre preuve décisive de l’origine divine de l’inspiration prophétique que le témoignage des prophètes sur eux-mêmes, confirmé par celui que Jésus et les apôtres leur ont rendu ; mais ce témoignage nous suffit. « Ainsi a dit l’Éternel ! » c’est la formule habituelle de ces hommes de Dieu, en présence de laquelle se pose déjà l’alternative : maniaques, imposteurs ou prophètes. Or la puissance de leur parole écarte la première de ces alternatives, et ce que nous savons de leur vie et de leur mort exclut la seconde. « Je crois des visions, dirons-nous à la suite de Pascal, dont les témoins se sont laissé égorger ».
Dès l’origine de l’institution, le vrai prophète est reconnu comme l’organe fidèle des paroles de Jéhovah : « Je mettrai mes paroles en sa bouche » (Deutéronome 18.18), tandis que l’orgueil est dénoncé comme le propre du ministre du mensonge (v. 20). La parole de ces hommes fut si peu l’émanation de leur propre génie que les plus grands d’entre eux reçurent leur vocation contre leur gré et l’exercèrent par contrainte. Moïse objecte à l’appel de Jéhovah son incapacité (Exode ch. 3), Esaïe, sa souillure (ch. 61) ; Jérémie, sa jeunesse (ch. 1), Jonas, ses convenances. Amos fut arraché, à son troupeau pour aller censurer le roi, les sacrificateurs et le peuple (Amos 7.14-15).
Tantôt la révélation se fait attendre (Jérémie 28.12 ; 42.7) ; tantôt elle désavoue la pensée personnelle (2 Samuel 7.3-5) ; elle s’impose de haute lutte à l’âme élue comme son organe et sa victime (Jérémie 15.10-21 ; 20.9) ; on la savoure comme un aliment tour à tour doux et amer au palais (Jérémie 15.16 ; Ézéchiel 3.1 ; cf. Apocalypse 10.10) ; elle sollicite les patientes investigations de ses propres hérauts qui se penchent sur ces abîmes de l’avenir sans parvenir à en sonder les dernières profondeurs (Daniel 7.5 ; cf. 1 Pierre 1.12). Chose remarquable : c’est chez le plus prosaïque de tous ces auteurs, le prophète Aggée, que la distinction de l’état d’inspiration et de l’état naturel est le plus clairement marquée (Aggée 1.1 ; 2.1, etc).
Et de même que l’existence des faux miracles suppose celle des vrais, l’avènement subit et tumultueux des faux prophètes, flatteurs du peuple et amants de la faveur publique, dans les derniers temps de l’existence de Juda (Jérémie 26.7-16 ; 28.13 ; 29.21 ; Ézéchiel 13.2-9 ; 22.25-28 ; Zacharie 13.2), attesta la sainte vitalité des vrais prophètes de Jéhovahx.
x – Comp. Riehm. Die messianische Weissagung, 2te Aufl. Die Enstehung der messianischen Weissagung. pages 11 et sq.
Il résulte de tout ce qui précède que l’idée d’avenir n’est pas apparue comme un accident, nous allions dire comme une des curiosités de l’histoire d’Israël ; elle n’était pas destinée à saillir inopinément et par intervalles de ce sol miraculeux sous la pression de quelque ressort magique ; elle a été la raison d’être principale et permanente de ce peuple et de cette histoire. L’histoire d’Israël fut tout entière une lente parabole et une longue prophétie ; et toute personne fidèle en Israël, toute chose sainte, toute parole inspirée, tout psaume ont été messianiques ; ont apporté leur part à la préparation du salut, hâté l’avènement attendu et espéré, et alimenté ce courant d’eau vive qui, parti du seuil du paradis perdu, et croissant de sa propre allure, devait aboutir dans les champs de Bethléem.
Cela étant, nous demandons quel a dû être et quel a été le rapport de la prophétie Israélite à l’histoire d’Israël.
M. Réville a dit avec raison : « Dans l’acception vulgaire, une prophétie est une prédiction ; le prophétisme est l’art ou le don de prédire l’avenir à coup sûr et jusque dans ses détails. En réalité, le prophétisme dépasse de très haut cette distinction mesquiney. »
y – Prolégomènes de l’Histoire des religions. p. 209.
Nous souscrivons de même aux réflexions suivantes faites par M. Monsell :
« Les paroles des prophètes ne s’appliquent pas à Jésus comme une énigme isolée qui aurait longtemps attendu son interprétation ; une prédiction minutieuse déposée à l’instar d’un corps étranger dans un contexte où il est question de toute autre chosez. »
z – Des espérances messianiques au temps de David et de Salomon. Chrétien évangélique, Janvier 1868.
Mais la proposition suivante de M. Réville ne nous en paraîtra pas moins téméraire, et ajoutons-le tout de suite, bien invraisemblable :
« Le fait est qu’il n’y a pas l’ombre d’une prédiction miraculeuse dans les livres dits prophétiques ; il y a des prévisions, ce qui n’est pas du tout la même chose, les prévisions dont les unes étaient fort justes ; dont les autres ont été démenties par l’événement. »
Qu’une exégèse dite grammaticale-historique réussisse à expulser cette idée d’avenir de tel texte particulier où la tradition juive et chrétienne l’avait toujours jusqu’ici reconnue, qu’importe, dirons-nous à notre tour, s’il est constant qu’elle a préoccupé, tour à tour dirigé et faussé la conscience israélite durant des milliers d’années et jusqu’à aujourd’hui ? A ce travail d’éliminations successives, vous n’aurez gagné que de faire reculer le problème, car il vous restera à rendre raison de cette préoccupation elle-même. Qu’importe encore, si contrairement à toutes les prévisions vraisemblables et légitimes des contemporains des prophètes, il est avéré que le Jéhovah de ce petit peuple, de tout temps foulé et dédaigné de tous les autres, est en voie de devenir le Dieu de l’humanité ?
« Ne sommes-nous pas amené à sentir, a dit encore M. Monsell, que pendant toute l’histoire humaine, de la création à l’incarnation, l’esprit de Christ disait déjà : « Je dois être baptisé d’un baptême, et il me tarde qu’il soit accompli ; » et en attendant, il faisait participer quelques âmes privilégiées aux expériences pour lesquelles il se préparait. Cette croix, cette résurrection qui forment ensemble le point de départ lumineux de toute la vie de l’Eglise, furent encore un point d’attraction invisible, mais réel pour l’âme… de l’Israélite… C’est le grand miracle de l’incarnation qui explique et justifie ces miracles secondaires qui en préparent le chemin. C’est le grand fait de la solidarité humaine qui explique et qui justifie cette immanence, cette espèce de préexistence de Christ dans le fidèle israélite qui constitue la prophétie des prophètes ».
Il résulte de ce qui précède que ce qui intéresse la prophétie, ce qui importe dans l’oracle, ce n’est pas la succession chronologique des faits, mais leur affinité avec l’idée ; et c’est le procédé si familier aux auteurs bibliques, consistant à rassembler dans un même plan sous la désignation d’acharith haiamim, (Genèse 49.1 ; Michée 4.1 ; Ésaïe 2.2 ; Daniel 10.14) tous les faits congénères et ressortissant à la même loi, que l’on est convenu d’appeler la perspective prophétique.
Il appartient à ce même procédé de transporter dans l’avenir les formes, les couleurs, les données, les existences contemporaines. Edom, l’Egypte, Assur, Babylone, Jérusalem, Bethléem, le temple. Lévi, Juda, le fils de David : toutes appellations qui n’avaient de valeur dans le langage prophétique que comme expressions typiques de lois et de principes d’une portée universelle et permanente. Nous ne concevons la présence d’un fait particulier ou d’un nom propre dans l’oracle prophétique que pour autant que ce fait ou ce nom est significatif d’une idée ou d’une loi (ex. Josias, 1 Rois 13.2 ; Koresch, Ésaïe 44.28 ; 45.1 ; Bethléem, Michée 5.2.)
Ce caractère du langage prophétique a donné lieu à deux méprises opposées de la part des interprètes. Les uns n’ont voulu reconnaître dans l’oracle que la vision directe des choses futures sans aucune considération des figures contemporaines ; ils ont ignoré la donnée historique de toute intuition prophétique, et ont fait de la prophétie, pour ainsi dire, la chronique retournée de l’avenir, MM. Fréd. de Rougemont, G. Rosselet). Les autres, par une réaction portée à l’autre extrême, ont prétendu réduire l’intuition prophétique tout entière à cet élément historique, dont toute idée d’avenir était éliminée.
L’exégèse orthodoxe ou idéaliste a isolé l’idée du fait ; l’exégèse dite grammaticale-historique a refermé le fait sur l’idée. Nous tenons le fait historique pour le point de départ, l’excitation de l’idée, et c’est dire qu’autant il lui est indispensable, autant elle le dépasse.
L’histoire étant, comme il a été dit précédemment, la résultante constante de deux facteurs, l’idée et le fait, la loi et la force libre, le plan divin et l’activité humaine, les rencontres et les écartements de ces deux lignes dans le cours de l’Ancienne alliance ont créé les vicissitudes principales de la préparation du salut, et déterminé entre autres les deux principales phases de la révélation prophétique, le type et l’oracle, l’un issu de la rencontre du fait et de l’idée, l’autre du conflit entre l’un et l’autre.
Dans l’acception la plus étendue du mot, comprenant tout à la fois la nature et l’histoire de l’humanité, nous appelons type toute conjonction soit incomplète, soit temporaire encore de l’idée et du fait ; toute réalisation locale ou momentanée de l’idée divine dans un ordre de choses soit inférieur (types naturels : le cep, la semence), soit préparatoire (personnages, objets et faits figuratifs).
Les types historiques qui seuls doivent nous occuper ici sont donc tous les facteurs terrestres de la préparation du salut, animés (hommes et animaux), ou inanimés (le serpent d’airain, Jean 3.14 ; la pierre du désert, 1 Corinthiens 10.4 ; le temple, Jean 2.10), conscients (David) ou inconscients (Cyrus), dont le concours a procuré une satisfaction anticipée aux lois divines qui régissent le cours de l’histoire, et qui en ont par là, chacun pour sa part, figuré d’avance et accéléré la consommation.
La désignation même de type, τύπος a été employée par saint Paul dans deux passages, et rapportée, dans l’un au premier Adam (Romains 5.14), dans l’autre, aux événements du désert (1 Corinthiens 10.6,11) ; mais la chose sans le mot est très fréquente dans le Nouveau-Testament. C’est ainsi que Jésus-Christ a aperçu une relation préordonnée entre Elie et Jean-Baptiste (Matthieu 11.14) ; entre Jonas et lui-même (Matthieu 12.39). Les quarante ans passés par Israël au désert ont figuré pour lui les quarante jours de sa propre tentation (comp. Luc 4.4 avec Deutéronome 8.3 ; Luc 4.8 avec Deutéronome 6.13 ; Luc 4.12 avec Deutéronome 6.10), comme plus tard il reconnaîtra dans les angoisses des psalmistes les préludes de ses propres agonies, et la trahison de Judas dans celle d’Achitophel (Jean 17.12 ; comp. Actes 1.20 ; Psaumes 69.26 ; 109.8).
C’est dans la mesure, disons-nous, où ces deux facteurs concurrents de l’histoire ont convergé l’un vers l’autre, où l’activité humaine s’est conformée au plan divin, la nature à la loi et le fait à l’idée, que de ce sol tout prophétique et typique lui-même, ont surgi les types particuliers, condensations plus intenses de l’idée, figures plus ressemblantes de la réalité parfaite. Tels furent, parmi les personnages, Adam, Abel, Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, Moïse, Josué et, à l’époque typique par excellence, à celle du plein épanouissement de toutes les énergies physiques et de toutes les vertus morales, celle de la plus heureuse rencontre des institutions politiques avec les croyances religieuses, celle où pour la première fois les promesses faites aux pères (Genèse ch. 15) furent accomplies et les vœux légitimes des fidèles exaucés, où les limites du territoire furent atteintes, la capitale conquise et le sanctuaire édifié : les règnes de David et de Salomon.
Tous ces serviteurs de l’Éternel, tour à tour souffrants et triomphants, se rangent, eux déjà, dans l’un ou l’autre des deux grands cycles qui se partagent l’existence humaine et dominent toute l’histoire préparatoire connue toute la prophétie : dualité restée irrésolue pour les plus grands prophètes, pour Jean-Baptiste même, le dernier et le plus grand de tous, dans la vision du futur Messie : les cycles des souffrances et les cycles des gloires, gloire du conquérant et gloire du pacificateur. Et celui que tant de figures et tant d’oracles annoncent, sera à la fois plus glorieux que David dans la guerre, que Salomon dans la paix, plus homme de douleurs et plus pur que les Jérémie, les David, les Joseph et les Abel.
Mais il en est dans l’histoire de la préparation du salut comme dans le rituel du culte. L’imperfection de l’ancienne économie se marque dans la disparate entre le degré de l’idée et la valeur de l’expression. Ici c’est la douleur qui enfante les hommes les plus grands, tandis que les gloires de la victoire et de la prospérité n’assignent aux Salomon comme aux Josué que des rangs subalternes.
L’oracle messianique issu, comme nous l’avons dit, du conflit entre le fait et l’idée, ne saurait avoir été totalement absent d’aucune des périodes de la préparation du salut, et l’époque davidique elle-même ne tarda pas à révéler à la conscience Israélite et au roi prophète tout d’abord, ses insuffisances (Psaumes 110) et ses souillures (Psaumes 51 ; Psaumes 32 ; cf. 2 Samuel 7.14). Mais l’oracle messianique, fait jusqu’alors intermittent et accidentel, surgira comme une quantité continue et régulière dès le moment où le conflit sera devenu irréductible entre la vocation divine d’Israël et sa conduite ; où l’idée repoussée définitivement du fait, répudiée successivement par les organes qu’elle-même s’était créés, le sacerdoce et la royauté, se détache de la réalité empirique pour se réfugier dans l’ordre de l’esprit, se fait verbe pour condamner toujours plus sévèrement le présent et annoncer toujours plus distinctement l’avenir.
L’événement qui marque la séparation de ces deux phases de la révélation prophétique, celle où elle s’efforce de tirer encore parti du présent et celle où elle l’abandonne pour se tourner vers l’avenir, nous paraît être l’apparition du prophète Elie en Horeb (1 Rois 19). Ce fut alors que, pour ainsi dire, le vrai successeur de Moïse, le représentant attitré du prophétisme. le seul organe théocratique demeuré fidèle, rapporta à Jéhovah, dans les lieux mêmes où elles avaient été données, les deux tables de la loi toujours de nouveau brisées, et la vision reçue dans la caverne, le son doux et subtil annonçait les ressources futures de la grâce plus efficaces encore que les jugements, le tremblement et le feu, « où l’Éternel n’était pas » encore.
« Et tous les successeurs d’Elie, le grand prophète, avons-nous écrit ailleurs, se sont transmis fidèlement l’un à l’autre, comme un flambeau auquel chacun aurait ajouté une lueur, ce refrain redoutable et propice : La nation est perdue, mais un reste sera sauvé ! Et comme deux sœurs ennemies, la promesse et la menace se sont rencontrées sur ce sol sacré et fumant ; je les vois s’entrelacer, lutter, se distancer, se rejoindre, et les deux derniers mots de la prophétie de l’Ancien Testament seront la promesse et la menace encore : la promesse de la visite de Jéhovah dans son temple (Malachie 3.1-2) et la menace de l’interdit ! (Malachie 4.6)a »
a – Jérémie et son temps, Chrétien évangélique, 1883, octobre.
Le prophétisme hébreu a donné au monde un spectacle unique et surnaturel ; c’est l’idée d’avenir qui le portait se nourrissant des défaites mêmes qui auraient dû l’abattre ; c’est que jamais l’attente messianique ne fut plus sereine, plus forte et plus audacieuse qu’aux heures des suprêmes démentis et des ruines irréparables. Elle fut le plus glorieuse quand elle lut le plus folle, et par une sainte ironie qui finira par être la raison et la réalité, c’est à l’heure où Israël était la victime des nations qu’il convoquait les nations à Jérusalem, nouvelle capitale du monde (Ésaïe 2.1-4). M. Réville a eu raison de se contredire lui-même en ces termes : « Il n’est pas possible de se représenter une pareille opiniâtreté dans l’espérance !b »
b – Ibid.
La nécessité d’institutions particulières comme le sacerdoce, la royauté et le prophétisme, dans le sein de la théocratie, révélait déjà à elle seule l’inaptitude de la nation Israélite à remplir comme telle la mission messianique qui lui avait été conférée : Exode 19.5 ; de même que l’élection d’Israël lui-même au sein de l’humanité primitive avait manifesté la même insuffisance chez la postérité de la femme tout entière. Mais ce mouvement de sélection ne s’arrêta pas plus que l’infidélité des organes de la pensée divine ; et de même qu’après les dures expériences faites au pied même du Sinaï, le lendemain de la promulgation de la loi (Exode 32), la race de Lévi, seule restée fidèle à l’Éternel dans ce jour-là, avait dû être subrogée à la nation dans le sacerdoce, quand le sacerdoce fut tombé à son tour entre les mains d’Héli et de ses fils (1 Samuel ch. 1 et sq.), la royauté de la tribu de Juda fut reconnue nécessaire pour suppléer à l’insuffisance des ministres de la famille d’Aaron ; et le prophétisme enfin qui, de l’époque de Samuel (Actes 3.24), prolongea sa durée jusqu’à l’avènement du précurseur de Jésus-Christ (Matthieu 11.10-13), fut substitué à tous les deux.
La supériorité du prophétisme sur les deux autres institutions théocratiques, auxquelles il était appelé à survivre, se marque à la fois dans le mode d’élection des prophètes, dans le mode de leur activité et dans les résultats de leur ministère.
Le mode de leur élection. Au principe charnel de la caste et de l’hérédité qui régissait la transmission du sacerdoce et de la royauté, s’opposa dans le prophétisme la vocation personnelle, et même, lorsque cette libre création de l’esprit, les écoles de prophètes fondées par Samuel, devenue institution visible, se fut affaissée à son tour sous le poids de la durée, l’esprit expulsé successivement de toutes les formes et de toutes les traditions alla saisir, selon sa libre volonté, le berger derrière ses brebis (Amos 7.14), l’enfant d’Anatoth au milieu de sa caste (Jérémie 1.7-10), et l’exilé sur les bords du Kébar (Ézéchiel 1.1).
Le mode de leur activité. A la différence du prêtre chargé d’administrer le rite et du roi chargé d’exercer la force publique, l’arme unique des Ésaïe, des Jérémie et des Jean-Baptiste a été la parole (Jérémie 1.7-10 ; Luc 3.3 ; cf. Jean 10.41). Le prêtre ne valait que par sa fonction ; le roi, oint de l’Éternel, valait moitié par sa fonction et moitié par sa personne : le prophète ne valait que par sa personne.
Les résultats de leur ministère. Derniers ministres de la théocratie, précurseurs immédiats du Messie prochain, ce fut à eux à rassembler le schear, le reste fidèle consolé par Ésaïe, les pauvres en esprit, derniers enfants de Sion, derniers membres du véritable Israël, sauvés à travers toutes les ruines. Mieux que cela : ils furent eux-mêmes les représentants les plus éminents de ce reste fidèle ; ils furent dans leur personne et dans leur vie les types les plus achevés du Messie contemplé et prédit par eux-mêmes ; les porteurs les plus dignes de cet Esprit dont ils annonçaient l’effusion future sur toute chair. Témoins incorruptibles de révélations incomplètes, lutteurs indomptables, victimes patientes du monde, je les trouve aussi grands par ce qu’ils ont été que par ce qu’ils ont fait, et je vois dans leur personne, leurs travaux, leurs passions, dans leurs vies et dans leurs morts, les vivantes et authentiques démonstrations de la vérité de l’Ancienne alliance ; et quand le sacerdoce fut représenté par les Caïphe, et la royauté par les Pilate, les Hérode et les Tibère (Luc 3.1-2), ce fut au dernier des prophètes et au plus grand des enfants d’Adam et d’Abraham d’amener au Messie en personne ses premiers disciples, en prononçant cette parole, la plus grande et la plus étonnante qui ait été dite dans l’Ancien monde : Il faut qu’il croisse et que je diminue ! (Jean 3.30)
Le rôle du prophétisme Israélite en regard du sacerdoce et de la royauté est un des sujets les plus vivement discutés à cette heure dans la critique historique. Cette œuvre divine et humaine de la préparation du salut, poursuivie durant des siècles avec ordre et progression par la sagesse divine associée à la fidélité humaine, se transforme sous des plumes savantes en une lutte de l’ambition et de la fraude : les prêtres et les prophètes de Jéhovah, en adversaires tour à tour rusés et implacables ; la cause de la spiritualité et du progrès est confondue avec la révolution et l’anarchie.
C’est dans cet esprit que M. Renan s’est plu à diverses reprises à opposer le prophétisme Israélite soit à la royauté, soit au sacerdoce. Dans son Histoire d’Israël, il s’est montré particulièrement sévère pour les prophètes considérés comme personnages politiques, et il paraît prendre parti contre eux dans le conflit séculaire engagé entre ces rudes solitaires et la royauté.
« Les prophètes sont les représentants de la tendance exclusive ; les rois, d’une pensée plus ouverte aux idées du dehors ; le prophétisme, bien mieux accommodé au génie et à la vocation du peuple hébreu, devait nécessairement triompher et empêcher la royauté laïque de prendre jamais de sérieuses racines en Israël.
Le prophétisme dans le Royaume du nord fut un élément de perturbation politique plus grave que dans le sud, et y rendit impossible toute loi d’hérédité. Elie et son école nous représentent ce moment de la haute puissance prophétique, faisant et défaisant les dynasties, gouvernant en réalité sous le nom de rois en tutelle. Les prophètes aveugles selon la chair, clairvoyants selon l’esprit, ne cessèrent de repousser la seule politique qui put sauver Israël, de battre en brèche la royauté, et d’exciter par leurs menaces et leur puritanisme des agitations intérieures. On les vit sur les ruines de Jérusalem maintenir leur obstination et triompher presque des désastres qui accomplissaient leurs prédictions. »
Ne vous scandalisez pas trop de ces imputations odieuses et presque blasphématoires ; M. Renan va nous épargner le soin de les réfuter :
« Une politique vulgaire les condamnerait et les rendrait en grande partie responsables des malheurs de leur patrie ; mais le rôle religieux d’Israël devait être fatal à son rôle politique. Israël devait avoir le sort des peuples voués à une idée et promener son martyre à travers les dédains du monde, en attendant que le monde rallié vint lui demander en suppliant une place à Jérusalem. »
Les prophètes sont mieux traités dans leurs relations avec le sacerdoce, dont ils se sont montrés les heureux rivaux. Au point de vue religieux, en effet, ils auraient été les initiateurs de la religion de l’esprit et de la liberté, en même temps que les inventeurs du monothéisme israélite :
« Qu’est-ce qui a fait que la religion nationale des Bene Israël est devenue véritablement la religion du monde civilisé ? Ce sont les prophètes vers le viiie siècle avant J.-C. Voilà la gloire propre d’Israël. Nous n’avons pas la preuve que dans les tribus voisines et plus ou moins congénères, les Phéniciens par exemple, il y ait eu des prophètes (opinion divergente de celle de M. Réville citée plus haut). Il y avait sans doute des nabis qu’on consultait lorsqu’on avait perdu son âne ou qu’on voulait savoir un secret quelconque. C’étaient les sorciers. Mais les nabis d’Israël sont tout autre chose. Ils ont été les créateurs de la religion pure. Nous voyons vers le viiie siècle apparaître ces hommes dont Isaïe est le plus illustre, qui ne sont pas du tout les prêtres, et qui viennent dire : Les sacrifices sont inutiles ; Dieu n’y prend aucun plaisir ; comment pouvez-vous avoir une idée assez basse de la divinité pour ne pas comprendre que ces mauvaises odeurs de graisse brûlée lui font mal au cœur ? Soyez justes, adorez Dieu avec des mains pures. Voilà le culte que Dieu réclame de vous. »
Or les prophètes ont été moins grands que M. Renan ne les a faits ; ils ont remarqué autre chose dans les sacrifices que les mauvaises odeurs de graisse brûlée ; leur spiritualisme même a eu ses obscurcissements ; ils n’ont pas craint de jeter à la postérité des antinomies suspectes ; et celui qui, par un essor de génie, avait annoncé l’abolition future de l’Arche de l’alliance (Jérémie 3.16), est le même qui, dans une heure de défaillance sans doute, s’oublia à rêver de nouveau d’holocaustes et de parfums (Jérémie 33.18). Tel autre qui aurait dû être instruit par l’expérience, ne sait se représenter l’ère future que comme une grande fête des Tabernacles (Zacharie 14.16 et sq.).
Il faut d’autre part avoir été privé par la nature de tout sens pour l’ironie oratoire, pour prétendre que le sacerdoce lévitique a été ignoré des prophètes, et fonder sa conviction sur Jérémie 7.21-22 :
« Ce passage, écrit M. Reuss. est à méditer par ceux qui pensent que le Pentateuque, tel que nous le connaissons, a été rédigé par Moïse. La plus grande partie de ce volume ne contient que des prescriptions rituelles du genre de celles que Jérémie dit ici n’avoir pas été octroyées par Jéhovah à l’époque mosaïque. Le prophète n’a donc jamais lu ni vu ces textesc. »
c – Les Prophètes, tome I, page 454. Comp. Graf. Der Prophet Jeremia erklärt, pages 121 et sq. Contre l’opinion précitée, voir la Bible annotée.
Disons que le texte Jérémie 2.8, suffit déjà à lui seul à détruire cette dernière assertion.
Les prophètes étaient-ils les adversaires ou les partisans des sacrifices ? Demandez plutôt si saint Paul était le partisan ou l’adversaire de la sainte-cène dans cette apostrophe aux communiants de Corinthe : N’avez vous pas des maisons pour manger et pour boire ? (1 Corinthiens 11.22) ; ou s’il a prétendu de bon que Dieu ne se souciait pas du tout des bœufs (1 Corinthiens 9.9) ; ou si l’auteur de l’Apocalypse était l’adversaire de la lumière du soleil dont il prédit l’abolition dans la nouvelle Jérusalem (Apocalypse 22.5).