En décrivant la piété ou religion subjective comme sentiment de dépendance, de crainte, d’amour, de confiance, nous n’avons indiqué, disions-nous, aucun sentiment qui, pris en lui-même, fût spécifiquement religieux.
Cette gamme de sentiments est celle qui entre dans la trame de tous nos rapports personnels et sociaux.
Ces sentiments ne sont religieux que grâce à deux caractères : la nature de l’objet auquel ils se rapportent et leur degré qualificatif d’intensité.
Pour qu’un sentiment soit religieux, il faut que l’objet soit divin et que ce sentiment lui-même revête une qualité spécifique.
Or, un être est divin, il est un Dieu, lorsque, dans sa sphère d’activité sinon dans son essence, il est possesseur d’une puissance indépendante des conditions qui régissent les autres êtres, dans cette même sphère d’activité. Il est encore un Dieu, Dieu lui-même lorsqu’il est identifié à la cause de ces conditions ou à ces conditions personnifiées : la nécessité, le fatum, une volonté toute-puissante, etc. Il est proprement Dieu, lorsqu’il est considéré comme l’être absolument indépendant de ce qui n’est pas lui, et comme maître souverain des conditions qu’il a lui-même imposées aux êtres créés.
Des sentiments sont, d’autre part, spécifiquement religieux lorsqu’ils sont affectés de la note de l’infini et qu’ils ont pour objet Dieu ou des êtres divins.
L’idée plus ou moins claire, plus ou moins confuse, mais enfin l’idée précède le sentiment. La connaissance, une certaine théologie rudimentaire, précède normalement les mouvements de la piété.
Si la puissance divine n’était connue au moins comme une puissance énigmatique, et, par cela même, redoutable, elle ne pourrait être objet de crainte religieuse.
Or, le seul être digne de provoquer en nous les sentiments que nous avons énumérés est l’être absolument indépendant, tout-puissant, et tout bon, l’être infini et parfait : Dieu.
La piété parfaite, c’est-à-dire la piété poussant la crainte et l’amour jusqu’à l’infini, et la confiance jusqu’à l’absolu, n’est raisonnablement possible et n’est moralement légitime qu’à l’égard de l’Etre absolu, parfait, infini.
L’acceptation du fait de notre dépendance absolue par l’esprit ne peut logiquement se concevoir que si l’esprit se reconnaît en présence de Dieu, et du Dieu infinik.
k – Hoornbeek, Theol. practica, II, 205.
Or, la connaissance analogique que nous propose la théologie réforméel est-elle suffisante pour que, supposé la réalité de Dieu reconnue, nous puissions prétendre que nous possédons de lui une connaissance telle que la piété en a besoin pour se constituer ?
l – Calvin a expressément indiqué l’analogie comme procédé de la connaissance de Dieu. Voir, par exemple, Commentaires sur Jérémie.23.5. — J. Zanchi (De nat. Dei) en a formulé la théorie, d’après T. d’Aquin. H. Bavinck les suit.
La question est d’importance. Il est clair que des esprits comme les nôtres, immergés dans un organisme matériel et fini, ne peuvent avoir une connaissance adéquate d’un pur esprit infini. La seule connaissance que nous puissions avoir de Dieu et des faits de l’ordre infini ou purement spirituel ne peut donc être qu’une connaissance analogique. Si donc la connaissance analogique était vide de tout contenu réel, nous serions condamnés à l’agnosticisme religieux.
Mais tel n’est pas le cas. L’analogie, il est vrai, n’exprime qu’une similitude de rapports. La seule identité qu’elle puisse statuer est une identité entre des rapports. C’est en cela qu’elle diffère de la connaissance adéquate, laquelle statue des identités entre des éléments de la nature des êtres comparés.
Mais, d’un autre côté, les identités de rapports, saisies par l’analogie, sont données par la nature des choses. Ce sont des identités essentielles. Il y a une similitude qui tient à l’essence des rapports de deux ou de plusieurs êtres.
C’est ainsi qu’en créant, Dieu a voulu que la nature fût une révélation de ce qu’il est, par rapport à nous et pour nous.
Connaître ces rapports analogiques, c’est donc avoir une connaissance qui, pour être partielle, réfléchie et anagogique (voie d’éminence), n’en est pas moins, fondée sur des rapports essentiels tenant à la nature des choses.
C’est par la qualité essentielle des rapports de similitude envisagés que l’analogie diffère de l’équivoque et de la simple métaphore. Celles-ci ne peuvent donner qu’une connaissance symbolique.
Le symbole, la métaphore, l’équivoque, eux aussi, supposent une certaine similitude. Mais cette similitude de rapports est purement accidentelle, poétique ; elle peut même être arbitrairement instituée par une simple convention.
C’est par accident que la constellation du chien rappelle vaguement les contours du corps d’un chien en chair et en os.
C’est l’imagination poétique qui fait de la neige un linceul enveloppant la terre.
C’est la convention qui fait que le geste rituel du prêtre, étendant ses mains sur la foule, rappelle que celle-ci est mise à part, par une sorte de sanctification.
Ces similitudes entre des rapports accidentels nous apprennent, par elles-mêmes, très peu de chose sur la nature intime des objets comparés. Sans le commentaire de la parole, elles ne nous apprendraient rien.
Les connaissances astronomiques et physiques fournies par les deux métaphores données plus haut comme exemples sont évidemment bien minces, quoiqu’elles ne soient pas absolument nulles, puisqu’elles nous font connaître des accidents réels. Mais l’accident n’est pas précisément, objet de science. Aussi cette connaissance purement métaphorique ne peut-elle être comparée, quant à sa rigueur et quant à son contenu, à la connaissance analogique, qui est le mode ordinaire de la connaissance religieuse. Celle-ci nous fait connaître, à l’aide de rapports essentiels, et donc permanents, des propriétés ontologiques des objets qu’elle nous présente. La métaphore et le symbole s’adressent à l’imagination ; l’analogie parle à l’intelligence.
On voit tout ce qui sépare la théologie thomiste et calviniste, sous le rapport de la théorie de la connaissance, de la théologie symbolo-fidéiste d’Auguste Sabatier et d’Eugène Ménégoz.
L’analogie fournit à la connaissance religieuse un contenu substantiel et donne au dogme un élément de stabilité, de permanence, d’absoluité que l’école de Paris est impuissante à lui donner. Avec celle-ci, le dogme est entraîné dans le tourbillon de l’évolution de la culture intellectuelle.