En Europe, le Christianisme s’est divisé en trois branches principales : la grecque, la latine et la germanique, cette dernière subdivisée en de nombreuses sectes. Ces différents types correspondent au génie et au tempérament de chacune de ces races. Il est à supposer que, dans un temps assez rapproché, trois nouvelles formes, au moins, surgiront : l’hindoue, la chinoise et la japonaise. Mais cette distinction de forme, suscitée par les races et les nationalités, distinction inévitable et même désirable jusqu’à un certain point, s’est manifestée en Europe d’une façon désastreuse. Le christianisme devait unir toute l’humanité par un lien de concorde et de paix ; il devait supprimer toutes les divisions de race, de classe et de culture. Mais, compliqué par les questions politiques, il a tout au contraire envenimé les querelles existantes. Les forces qui auraient pu régénérer le monde, si elles avaient été bien employées, ont été gaspillées dans des luttes acharnées. Le rapide développement des Églises d’Asie va peut-être poser un grand problème : Comment éviter des erreurs qui, tout en étant différentes de celles qui ont paralysé le christianisme en Europe, peuvent avoir cependant des conséquences aussi déplorables ?
Le baron de Hügel, lors de son entretien avec Sundar Singh, fut frappé de ses idées. Il les résume ainsi dans le rapport qu’il rédigea à notre intention :
« Par « christianisme essentiellement hindou », le Sadhou n’entend pas une religion adaptée à la pensée hindoue au point de cesser d’être un christianisme vivant. On sait combien le Sadhou a réagi contre la méthode et l’enseignement brahmaniques. Ses vues générales, nettement antipanthéistes, et ses conceptions personnelles et historiques ne sont pas le simple écho des idées qui prédominent actuellement dans la philosophie et la religion hindoues. Il n’accepte pas toutes les particularités de la pensée hindoue ; saint Paul fit de même à l’égard de la doctrine juive, et saint Augustin au sujet de la pensée africaine et romaine de son temps. Pourtant saint Paul et saint Augustin étaient fiers de leur origine et s’efforçaient de rester aussi juif et romain que le permettait leur profond christianisme. »
De même, et à juste titre, le Sadhou est fier d’être Hindou, et désire rester fidèle à la mentalité de sa race, autant que cela est conciliable avec la profondeur de sa foi chrétienne.
L’anecdote suivante exprime nettement l’idée du Sadhou :
« Lors d’un voyage dans le Radjpoutana, je vis un homme qui se hâtait vers la gare ; c’était un brahmane de haute caste. Incommodé par la chaleur, il tomba sur le quai. Le chef de gare, un Anglo-Indien, s’empressa de le secourir. Il apporta de l’eau dans une tasse blanche ; mourant de soif, le brahmane refusa de boire et dit :
« Il m’est impossible de boire de cette eau ; je préfère mourir. »
« – Nous te demandons d’avaler l’eau et non la tasse.
« – Je ne veux pas rompre avec ma caste, je préfère mourir.
« Mais lorsqu’on lui apporta de l’eau dans son propre gobelet de cuivre, il la but avidement. Le brahmane n’avait plus fait d’objection quand on lui avait présenté l’eau en respectant ses scrupules. Il en est de même de l’Eau de la Vie. Les Hindous ont besoin de cette eau, mais ils ne peuvent accepter la forme européenne. »
La manière d’enseigner de Sundar est absolument hindoue. Aux Indes, le Sage s’exprime le plus souvent par images ; il enseigne au moyen de paraboles. Quant au prédicateur populaire, il prêche ainsi toujours et pense souvent en symboles. Sundar, qui est de la lignée des voyants et des poètes hindous, emploie la même méthode. Sa conversation, plus que ses discours, nous en fournit la preuve. Les exemples dont il se sert, lorsqu’il prêche, pourraient être préparés à l’avance ; mais lorsqu’on cause avec le Sadhou dans l’intimité, on voit que les idées s’élaborent dans son cerveau sous forme d’images. Ses remarques les plus spontanées sont des chefs-d’œuvre d’imagination et d’expression.
On pourrait dire que ce fait n’est pas essentiellement hindou, mais oriental. Cependant, parmi les Orientaux, qui donc, comme un Hindou, aurait été conquis par la doctrine johannique du Verbe, de la Vie, de l’Amour, et l’aurait traduite en paraboles aussi vivantes ?
C’est encore par un instinct profondément hindou que Sundar s’est mis à la recherche de saints ermites qui, retirés dans l’Himalaya, vivent en des lieux inaccessibles pour méditer sur Dieu et sur l’Eternité. C’est encore la raison pour laquelle il s’est intéressé passionnément au vénérable Maharischi découvert à Kailash, lieu célèbre dans la littérature hindoue par tant de souvenirs sacrés.
L’ermite qui recherche la solitude de la forêt, de la grotte ou du désert, pour s’y livrer à la méditation, et le moine qui atteint plus facilement à l’union avec Dieu dans la vie de communauté, sont deux types de mystiques qui se trouvent en Orient aussi bien qu’en Occident. Mais l’Inde est le pays classique de l’ermite, alors que le culte en commun : messe catholique, réunion de prière évangélique, silence quaker, caractérisent l’Occident. Le Sadhou, en sa qualité d’Hindou, aspire à cette vie contemplative et solitaire, mais son amour du Christ le contraint à travailler au salut de ses semblables.
Un homme aussi foncièrement hindou, souhaite tout naturellement une Église nationale.
– Comment sera la future Église des Indes ? lui demande-t-on ; anglicane, wesleyenne, baptiste, etc. ?
– Il n’y aura qu’une Église hindoue, répondit-il, constituée d’après les méthodes hindoues et l’idéal hindou.
Le Sadhou ne croit pas que cette Église puisse être dès à présent indépendante. Les missionnaires sont encore nécessaires pour former les futurs chefs religieux, chrétiens de religion et hindous de race ; mais, petit à petit, il faudra leur donner plus de responsabilité.
– Quand un homme veut apprendre à nager, il doit faire d’abord les mouvements sur la terre ferme ; puis il entre dans l’eau ayant encore pied, ensuite il nage en eau profonde. C’est ainsi que les dirigeants hindous doivent être placés tout d’abord dans des postes où ils peuvent s’instruire et où leur responsabilité est limitée. Peu à peu ils deviendront capables de fortifier leurs Églises, et nous pourrons nous attendre à de grandes choses. Cette méthode a déjà été appliquée en plusieurs endroits.
Le Sadhou exprime ce mélange de force et de faiblesse de l’Église hindoue au moyen d’une parabole inspirée sans doute par l’image populaire Mother India. On y voit l’Inde, le front ceint de la couronne de l’Himalaya et posant le pied sur le lotus de Ceylan.
« Nous pouvons comparer l’Inde à un homme dont l’Himalaya figurerait la tête, le sud les pieds, le Pundjab la droite et le Bengale la gauche. Si cet homme veut se tenir solidement debout, il devra s’appuyer sur le sud de l’Inde, sa base. Le pays s’y prête bien, les chrétiens du sud s’étant développés en nombre aussi bien qu’en valeur [1]. Bien que plusieurs de ces Églises soient en état de se suffire à elles-mêmes, et que l’homme que nous imaginons puisse se tenir sur ses pieds, il est cependant incapable de faire un pas. Quelle en est la raison ? Un jour, étant en Cochinchine, je rencontrai un Juif qui se tenait debout, mais ne pouvait marcher. Il était atteint d’éléphantiasis qui faisait enfler ses jambes et les rendait pesantes. L’Église hindoue est incapable de proclamer l’Évangile dans l’Inde entière, et de sauver tout le pays ; et cela à cause des distinctions de castes qui constituent la principale faiblesse du sud, véritable éléphantiasis. Cette raison est cause, en partie, du manque d’amour, et par conséquent de l’indifférence au salut du prochain. Cette infirmité guérie, l’Inde du sud sera une aide et un guide pour les autres Églises. »
En adoptant la vie de Sadhou, Sundar tenta résolument de donner au christianisme une forme hindoue. Et cette tentative, comme nous l’indiquerons plus loin, peut avoir des conséquences plus grandes que le Sadhou n’avait imaginé. D’autre part, cette adaptation du christianisme à la mentalité hindoue, telle qu’il l’envisage, est surtout une question de forme. Un ami lui demandait un jour comment le christianisme pourrait prendre un caractère national aux Indes. Il répondit :
– À l’église, les fidèles devraient s’asseoir par terre, enlever leurs souliers, au lieu de leur turban, et chanter de la musique hindoue. De longs discours improvisés devraient remplacer le sermon.
En ce qui concerne les principes fondamentaux, le Sadhou considère que le christianisme est supra national. Ce n’est pas la religion de l’Orient ou de l’Occident, mais celle de l’humanité.
De même que le Christ, en parlant de la Loi juive et des prophètes, a dit « qu’il était venu non pour les abolir, mais pour les accomplir », le Sadhou considère que la religion du Christ s’accorde avec ce qu’il y a de plus élevé dans l’Hindouïsme :
« Le Christianisme est le complément de l’Hindouisme. Celui-ci a creusé des canaux ; le Christ est l’eau qui doit les alimenter. La Bhagavad-gita offre de grandes analogies avec l’Évangile selon saint Jean. Il est probable, comme le disait un de mes amis, qu’elle fut composée par un Hindou qui s’empara des pensées de saint Jean et les présenta sous une forme hindoue [2]. La Bhagavad-Gita fut écrite au deuxième siècle après Jésus-Christ, à une époque où il y avait des chrétiens aux Indes.
« La terre emmagasine la chaleur du soleil et celle-ci jaillit quand on heurte deux pierres l’une contre l’autre. De même, les penseurs non chrétiens ont reçu la lumière du soleil de justice, et les Hindous ont eu leur part du Saint-Esprit. Il y a des choses magnifiques dans l’hindouisme, mais la lumière parfaite vient du Christ. Tout le monde respire l’air. De même tout homme, qu’il soit ou non chrétien, vit du Saint-Esprit, même s’il lui donne un autre nom. Le Saint-Esprit n’est pas réservé à un seul peuple. »
On pourra demander pourquoi le Sadhou insiste sur le fait qu’il doit fort peu à l’étude des livres sacrés de l’Inde, et qu’il n’a retiré aucun bénéfice des pratiques essentiellement hindoues du Yoga ?
Il est passé à l’état de proverbe de dire que les néophytes sont enclins à critiquer sévèrement leur ancienne foi. On ne change pas de religion au prix des plus grands sacrifices, sans avoir réalisé pleinement les forces de la nouvelle foi et les faiblesses de l’ancienne. Quelques Hindous convertis (Pandita Ramabai en est un exemple notable) ne voient plus dans l’hindouisme que la « puissance des ténèbres » [3]. Le Sadhou n’est pas de ceux-là. Il ne fait jamais allusion aux plus sombres aspects de l’hindouisme ; en tous cas, nous n’avons jamais relevé aucune observation de ce genre. Il signale rarement, sinon jamais, les abus les plus grossiers de la religion populaire. Ses critiques de l’hindouisme s’adressent non pas aux points faibles de cette doctrine, mais à ses côtés forts, le panthéisme philosophique, la doctrine du Karma, le sentier de la connaissance (Jnana Marga), la pratique du Yoga, l’idéal ascétique [4].
Il faut chercher la réponse ailleurs. Le Sadhou, avons-nous répété maintes fois, est un mystique dont le mysticisme est centré en Christ ; il est un de ceux qui se sont enflammés d’amour pour Lui. Et la métaphore est encore trop faible. Lorsqu’il songe à la lumière éblouissante de la connaissance et de l’amour de Christ, qui éclaire sa route comme le soleil de midi, les illuminations des plus grands saints hindous ne sont que crépuscule à ses yeux. Ce que ceux-là possédaient était bon, sans doute ; mais quelque chose d’infiniment meilleur nous est offert maintenant. Choisir ce qui est bon, lorsqu’on peut avoir mieux encore, c’est assurément faire fausse route.
La philosophie de l’hindouisme est un édifice trop imposant pour être démoli par des épigrammes ou des anecdotes. Celui qui voudrait trouver dans l’enseignement du Sadhou une critique raisonnée du panthéisme, de la doctrine du Karma ou de la Jnana, serait fort déçu. Le Sadhou n’est point un philosophe. Il serait le premier à décliner ce titre. Sa mentalité est plutôt celle d’un prophète, type plus voisin du poète que du philosophe. Comme l’artiste sait découvrir la beauté là où d’autres ne la voient point, et la révéler ensuite au monde, le prophète saisit les valeurs morales et religieuses et les présente d’une manière vivante à l’humanité. L’intuition des valeurs morales et esthétiques est très différente de la recherche purement intellectuelle de l’argument, domaine du philosophe, ou de la faculté de généralisation du savant qui coordonne sous forme de lois les résultats de ses observations. Les critiques du Sadhou sur l’hindouisme ont leur importance, non comme arguments intellectuels, mais comme indications de la manière dont son tempérament « prophétique » « perçoit » les lacunes de cet ordre de valeurs.
L’assertion fondamentale de la religion est que la Réalité est en définitive le Bien ; aussi, avec le temps, finirons-nous par découvrir que le meilleur est également le plus vrai. Mais l’homme peu cultivé ne distingue pas mieux ce qui est bon que ce qui est beau, car la clairvoyance morale est aussi rare que le bon goût. Le prophète a pour mission d’aider les hommes à discerner ce qui réellement est le meilleur. La tâche du philosophe consiste à prouver que ce meilleur est aussi le Vrai. Mais pour y parvenir, le philosophe doit placer avant la recherche du plus grand bien, celle de la vérité. C’est pourquoi il est très difficile à un homme d'être à la fois prophète et philosophe. Il est évident que le Sadhou ne réunit pas les deux éléments. Mais dans l’Inde, le pays de la Philosophie, il ne faudra pas beaucoup de temps à l’Église chrétienne pour produire un philosophe égal à son prophète.
Si le Sadhou critique fréquemment le panthéisme, c’est en grande partie pour réagir contre son entourage hindou. Il serait inexact de dire que les Hindous sont tous panthéistes ; Ramanuja, par exemple, dont la philosophie a fourni une base intellectuelle à la dévotion Bhakti [5], fait exception, et c’est une exception notable. Cependant, un panthéisme basé principalement sur le monisme du grand Sankara constitue aux Indes la philosophie dominante de la religion. En Occident, où la religion populaire tend à faire ressortir le caractère transcendant de la divinité, les mystiques chrétiens insistent sur l’immanence.
Placé dans un milieu où l’on prône l’immanence, le Sadhou fait ressortir le côté transcendantal. Mais cet élément du panthéisme, qui constitue sa valeur religieuse propre, c’est-à-dire le rapprochement, le caractère intime des rapports de l’âme avec le divin, cet élément du panthéisme est l’essence même du message du Sadhou :
« Les mystiques musulmans et hindous ont commis l’erreur de vouloir s’anéantir dans l’Esprit universel, à la façon d’une rivière qui se jette dans l’océan. L’idéal consiste à vivre dans l’Esprit et non de se perdre en lui.
« Les Hindous aiment en général l’Évangile de saint Jean : « Moi en eux, et eux en moi… » Cette conception plaît à leur mentalité ; mais leur panthéisme risque de les induire en erreur. L’unité du Christ avec le Père et son unité avec nous sont différentes. La lumière est soleil et le soleil est lumière. La chaleur est soleil et le soleil est chaleur. Mais nous ne pouvons dire : la chaleur est lumière. Christ est la Lumière du monde. Le Saint-Esprit est la chaleur du monde. Christ n’est pas le Saint-Esprit. Le panthéisme qui atténue la distinction entre Dieu et nous, néglige l’essentiel. Pour pouvoir me réjouir en Dieu, il faut que je sois différencié de Dieu. La langue pourrait-elle savourer les douceurs, si elle n’était point différente de ce qu’elle goûte ?
« Si nous sommes Dieu, ajoute-t-il, l’adoration n’est pas nécessaire. Le panthéisme n’a pas conscience du péché, et c’est pourquoi on y trouve des tendances à l’immoralité. »
Le baron de Hügel fit cette remarque :
– Je suis étonné de vous voir ainsi libéré du panthéisme.
– Au début de ma vie chrétienne, dit le Sadhou, j’avais quelques tendances panthéistes. Je pensais que la paix merveilleuse que je possédais provenait du fait que j’étais Dieu, ou une partie de Dieu [6]. Mais je fis deux constatations qui détruisirent cette illusion : 1) Au temps où je pratiquais le Yoga, je ne possédais pas cette paix ; 2) J’ai des moments de mélancolie et de tristesse lorsque je sens que Dieu s’éloigne de moi.
Le mysticisme hindou, au cours de son évolution, s’est développé selon deux tendances principales : le Yoga et la Bhakti. Ces méthodes de recherche de la divinité semblent parfois se compléter, parfois s’exclure. Il y a plusieurs sortes de Yogas et plusieurs sectes de Bhaktis ; elle n’ont pas toutes la même valeur morale et spirituelle.
Parmi les Yogas, il en est un qui se rapproche en principe de certaines méthodes de contemplation des ordres catholiques. Il en est une autre qui n’est qu’une auto-suggestion hypnotique ; elle produit un état de transe stérile, énervant pour l’esprit, le cœur et la volonté. Certaines sectes bhaktis peuvent être mises au rang des plus hautes religions.
D’autres aboutissent à une exaltation religieuse, qui exprime l’union mystique au moyen de symboles et de rites d’un caractère immoral.
En dehors des différences essentielles que renferment ces dénominations, Yoga et Bhakti, il existe une distinction générale dont nous ne pouvons tracer ici que les grandes lignes, en négligeant les nuances.
Le Yoghi recherche la béatitude de la communion avec l’absolu par l’austérité et la mortification. Le Bhakti s’efforce d’y parvenir par la beauté des chants, des danses et des hymnes. Les uns cherchent à supprimer leurs désirs, les autres à les exprimer. Le mot d’ordre du premier est concentration, effort essentiellement intellectuel ; celui du second est dévotion, c’est-à-dire abandon purement émotif. Pour le Yoghi, c’est la paix qui est le but suprême de la recherche mystique ; pour le Bhakti, c’est la joie. Le premier tend à satisfaire l’aspiration de l’homme vers ce qui est éternel, en pénétrant toujours plus avant dans les profondeurs spirituelles. Le second s’épanouit dans une vitalité exubérante, symbolisée par le mouvement et le rythme. Le premier est individualiste, absorbé dans une méditation solitaire ; le second est sociable et trouve sa joie et son inspiration dans la compagnie d’âmes sœurs.
Le Yoghi dédaigne les cultes sacerdotaux et se plaît dans la solitude des forêts ou des grottes. Le Bhakti fréquente les temples, adore les images, élève son esprit par des hymnes. Le premier adore un Être éternel, qu’il Le conçoive ou non sous une forme personnelle ; la dévotion fastueuse et compliquée du second s’adresse à Rama, ou à Krishna qui représente pour lui la Divinité suprême sous une forme humaine.
Le Sadhou affirme souvent qu’il n’a subi ni l’influence du Yoga, ni celle de la Bhakti ; et il est impossible de prétendre que les éléments essentiels de sa religion proviennent d’une source autre que celle de la tradition chrétienne. Le lecteur anglais qui n’aurait aucune notion de Yoga ou de Bhakti dirait de suite, en lisant les discours du Sadhou, que l’homme qui s’exprime ainsi a été formé intellectuellement et moralement par le Nouveau Testament. Peut-être trouverait-il quelque trace de l’influence de saint François d’Assise ou de Thomas a Kempis, mais à l’exclusion de toute autre.
Et cependant, dans sa jeunesse, le Sadhou a pratiqué le Yoga, ou tout au moins, ainsi qu’il le rappelle souvent, une des formes de Yoga. Il s’y adonna avec persévérance, mais l’expérience qu’il en fit ne lui apporta que déceptions. C’est dans cette aspiration passionnée du Yoghi vers la paix, que le Sadhou sentit pour la première fois cette soif de l’âme pour les choses supérieures, soif qui semble chez tous les hommes le début de l’illumination spirituelle et divine. Cependant, la paix du Yoghi obtenue par la concentration (le mot sanscrit Samadhi peut être traduit indifféremment par paix et concentration) est bien différente de cette joyeuse paix de Dieu dont nous parle le Sadhou. Mais est-il possible d’établir une séparation complète, d’une part, entre les exercices et les recherches du début, et de l’autre, entre l’extase et la place qu’elle tient dans la vie religieuse du Sadhou ? L’extase est une expérience que Sundar partage avec les mystiques d’Occident ; cependant la fréquence de cette extase, l’extrême importance qu’il y attache, et, il faut le dire, l’absence totale de cette méfiance qui pousse les mystiques catholiques à sonder toute vision avant d’affirmer qu’elle vient de Dieu, rapprochent le mysticisme du Sadhou de celui des Yoghis les plus élevés. Il y a cependant une différence fondamentale entre le mysticisme des Yoghis et celui du Sadhou ; c’est que, dans les périodes d’extase, l’influence du Christ et son contrôle sur la vie quotidienne se trouvent encore intensifiés n’est pas certain que le Sadhou ait étudié, dans sa jeunesse, les poètes Bhaktis ; cependant la Bhagavad-Gita, qu’il savait par cœur, contient des éléments qui se rapprochent des Bhaktis. À noter également qu’il n’emploie jamais les comparaisons érotiques, familières à certains mystiques Bhaktis et à bien des auteurs chrétiens, lorsqu’ils veulent exprimer les aspirations de l’âme ou son intimité avec le divin. Ce n’est pas une exaltation artificielle, mais un calme profond qui accompagne ses expériences religieuses les plus intenses. Lorsqu’il donne des conseils, on sent qu’il comprend le danger de l’émotivité en matière de religion. On trouve en lui des traces de l’aspiration religieuse des Bhaktis, bien que cette aspiration soit rigoureusement contrôlée.
Au cours d’un entretien sur les poètes Bhaktis, on racontait que dans les moments d’exaltation spirituelle, leurs cheveux se hérissent, les larmes jaillissent de leurs yeux et leur corps frémît de ravissement.
– Ce ne sont là, dit le Sadhou, que des manifestations extérieures. La réalité est au-dessus de cela. D’habitude, ma joie est extraordinairement paisible. Elle s’est parfois manifestée différemment ; mes cheveux se sont dressés, mes larmes ont coulé, mais mon corps n’a jamais frisonné d’extase. La paix et la joie que je ressens sont contagieuses. Je vis un jour ceux qui m’entouraient verser des pleurs de joie comme moi.
Le Sadhou a cherché la paix du Yoga, la joie de la Bhakti ; il les a trouvées ; mais combien plus abondantes en Christ ! Ici le lecteur devra convenir que le christianisme compris et vécu par le Sadhou n’est pas seulement la religion du Nouveau Testament dans toute sa pureté et son intégrité ; mais encore le couronnement et l’accomplissement de l’hindouisme, et cela, à un point qu’un Occidental ne pourra jamais saisir… le chemin dont le terme réalise la synthèse des aspirations les plus élevées des chercheurs yoghis ou bhaktis.
Abordons l’élément nettement hindou de la conception chrétienne du Sadhou ; élément que nous trouvons également dans sa manière de présenter le christianisme. Le moyen âge a tenté quelque chose de semblable en Occident, en particulier lors du mouvement franciscain. L’idéal et la façon de vivre de Sundar Singh font songer à saint François d’Assise, et le grand saint n’a pas été sans exercer une influence sur le Sadhou. Sundar chercha à réaliser cet idéal au vingtième siècle, à cause de l’admiration que lui inculqua sa mère pour le genre de vie des Sadhous hindous. Elle emmenait l’enfant lorsqu’elle leur faisait visite :
– Tu ne dois pas, lui disait-elle, être insouciant et mondain comme tes frères. Tu dois rechercher la paix de l’âme et aimer Dieu ; un jour viendra où tu seras un saint homme Sadhou.
– C’est le Saint-Esprit, disait-il un jour, qui a fait de moi un chrétien, mais c’est ma mère qui a fait de moi un Sadhou.
Sundar Singh diffère cependant du Sadhou classique, car il n’est pas un ascète qui s’efforce d’accumuler des mérites ou d’arriver à la perfection en s’infligeant des souffrances. Il préfère se présenter comme frère prêcheur. Il ne dit pas non plus que le monde et tout ce qu’il contient est synonyme de mal ; au contraire, il affirme souvent que Dieu étant bon, le monde qu’Il a créé doit être bon également.
Je dis aux Sadhous hindous : « Vous êtes Sadhous parce que vous désirez vous martyriser. Moi, je suis Sadhou afin de servir. Je ne me torture pas, bien que j’aie subi la torture. Je n’ai pas renoncé au monde ; je désire être dans le monde, et cependant ne pas faire partie du monde.
« Comme je traversais un jour un village de l’Himalaya, je vis un grand tas de fumier et d’immondices. L’odeur qui s’en exhalait était si infecte, que je fus pris de nausées. Quelques jours après, je repassai au même endroit. Je perçus alors un doux parfum qui masquait la mauvaise odeur. Surpris, je cherchai la cause de ce changement : des fleurs avaient poussé sur le fumier et y répandaient leur parfum. La chaleur et la lumière du soleil avaient donné à ces fleurs leurs merveilleuses couleurs et leur suave parfum. L’endroit n’était que corruption, mais la corruption elle-même était devenue un engrais. De même, nous vivons dans les souillures de ce monde ; mais si nos cœurs, comme ces fleurs, s’ouvrent au soleil de justice, comme elles, nous recevrons de Lui notre éclat et notre parfum spirituels, et les choses de ce monde, semblables à un engrais, fortifieront la vie de notre esprit.
« Méditant un jour dans un jardin, il me vint cette pensée : ces fleurs, ces fruits, tout ce qui m’entoure a été créé. Ce n’est pas pour Dieu, ni pour les anges, ni pour Satan, ni pour les animaux. Cela a été fait pour l’homme. Pourquoi donc y renoncer ? »
On comprendra mieux la portée pratique de ces principes généraux, lorsque nous dirons ce que le Sadhou pense de l’argent et du mariage. Mais les raisons pour lesquelles Sundar a adopté la vie d’un Sadhou sont claires : Cette vie lui procure une liberté complète, l’affranchit des soucis qui accompagnent les occupations terrestres et lui permet de demeurer impassible dans la bonne et la mauvaise fortune, vertu tant vantée par la littérature hindoue. De plus, cette vie lui semble le meilleur moyen de prêcher l’Évangile aux foules de l’Inde ; elle lui permet aussi de suivre à la lettre la vie de Jésus ; mais de cela, le Sadhou ne parle jamais. Enfin, Sundar possède l’inexplicable, mais impérieuse conviction, qu’il a été appelé par Dieu à vivre ainsi.
Le Sadhou ne porte aucun argent sur lui. Nous avons indiqué plus haut comment ces questions furent réglées lors de son voyage en Occident [7]. Une fois, cependant, il suivit le conseil de ses amis et consentit à emporter quelque argent, mais il y renonça bientôt.
– Je n’aime pas placer ma confiance dans ma poche, mais en Dieu. Il peut y avoir des trous dans mes poches ; il y a aussi des voleurs. Mais nous sommes en sécurité lorsque nous nous confions en Dieu. Nous trouvons en Lui tout ce que nous pouvons désirer. Si j’étais riche, mes biens, pour aussi grands qu’ils fussent, auraient une limite. Mais puisque Dieu est mon père bien-aimé, le monde entier est à moi.
Durant les premières années de sa vie de Sadhou, Sundar fut souvent privé de nourriture lorsqu’on ne l’invitait pas aux repas. Il était complètement dénué de ressources. Maintenant qu’il est connu, les difficultés de ce genre n’existent plus. Quelquefois même, lorsqu’il voyage, vingt-cinq personnes se disputent le droit de lui offrir son billet.
Il faut nous placer au point de vue des traditions hindoues pour apprécier cette attitude. En Occident, il serait impossible à un homme, quelle que fût sa sincérité, de vivre d’aumônes sans perdre la considération d’autrui et, à la longue, sa propre dignité. Si un individu exceptionnel y parvenait cependant, ses disciples, par contre, échoueraient. L’idéal franciscain ne put être conservé dans sa forme originelle, et cependant il était plus réalisable au moyen âge qu’il ne le serait actuellement. Saint Paul, tout en prêchant l’Évangile, gagnait sa vie par « un travail à la demi-journée », en fabriquant des tentes. Cette façon de vivre serait possible en Occident et mériterait d’être reprise de nos jours. Mais l’Inde a sur ce point une tradition totalement différente, et ce qui serait une erreur en Occident peut, en Orient, fort bien être une véritable inspiration.
Renonçant lui-même à l’argent, le Sadbou blâme sévèrement tous ceux qui se font payer leur travail et ne l’exécutent pas de tout leur cœur, de toute leur âme (notamment les ministres de la religion) :
– Nous devrions travailler pour Dieu avec l’amour que ses enfants doivent avoir pour Lui. Faisons-le, non pas comme des mercenaires, sachant que nous serons payés, mais dans un esprit d’amour, parce que c’est le travail de notre Père. Et pourtant, nombreux sont les serviteurs de Dieu qui s’acquittent négligemment de leur tâche, alors qu’ils reçoivent un salaire ! D’autres continuent à se faire rétribuer sans fournir aucun travail. Leur fin, c’est la destruction.
« Un jour, au Népal, le gouverneur envoya trois hommes travailler dans son jardin. Le premier devait recevoir huit annas, le second douze, mais le troisième était un esclave et ne devait rien gagner. Le gouverneur se cacha dans un bosquet et les observa. L’homme qui gagnait huit annas s’étendit sous un arbre et dormit sans travailler. Celui qui devait recevoir douze annas travailla courageusement. Quant à l’esclave, il faisait son ouvrage de tout son cœur, comme s’il se fût agi de son bien propre.
Le soir venu, le maître envoya chercher ses serviteurs pour leur remettre leur paie. Celui qui devait avoir huit annas, se présenta le premier.
« – Tu t’es livré à la paresse, lui dit le maître, tu es allé dormir sous un arbre. À ce même arbre, tu seras pendu…
« Ainsi fut fait. Le second travailleur s’avança avec crainte. Le maître, satisfait de lui, lui remit un présent en plus des douze annas promis. Ensuite l’esclave s’approcha.
« – Quel est ton salaire ? lui demanda le maître.
« – Tu es le maître auquel j’ai été vendu. J’ai l’obligation de te servir toute ma vie. Tu es mon père. La nourriture et les vêtements que tu me donnes me suffisent amplement.
« – Parce que tu as travaillé non pour un salaire, mais pour l’amour de moi, lui dit le maître, touché de sa fidélité, tu seras désormais mon fils. Tout ce que je possède t’appartiendra.
N’ayant pas d’enfants, il adopta l’esclave.
Lorsque celui qu’on devait pendre entendit ces paroles, il fut bouleversé et, dans son profond chagrin, murmura :
« – Hélas ! si j’avais travaillé comme lui, il aurait pu m’en arriver autant.
« Nous aussi, nous sommes envoyés pour travailler à la vigne du Seigneur. Recevoir un salaire n’est pas une faute, mais flâner tout en étant rétribué, ou n’accomplir l’œuvre de Dieu qu’en vue de notre rétribution, est coupable. Si nous travaillons comme cet esclave, dans un esprit d’amour, par dévouement à l’œuvre de notre Père, nous avons la certitude de devenir héritiers du royaume des cieux. »
Un soir, alors que nous sortions d’une réunion, nous demandâmes au Sadhou :
– Sadhouji, est-ce que vous avez l’intention de vous marier ?
– Je suis déjà marié, répondit-il.
– Comment déjà marié ?
– Oui, je suis marié au Christ.
« Un de mes amis me demanda pourquoi je ne me mariais pas, nous dit-il une autre fois ; c’est que je goûte un bonheur plus profond dans l’amitié de mon Seigneur. »
Il semble également éprouver une crainte, fondée sur les paroles de saint Paul, à savoir que le mariage ne le porte à vouloir plaire à sa femme, et l’empêche de consacrer toutes ses énergies à Dieu. Bien qu’il ne songe pas au mariage, il ne conseille pas le célibat. Un clergyman marié, profondément ému par ses sermons, lui demanda anxieusement s’il pouvait servir le Seigneur aussi fidèlement que le Sadhou. Celui-ci lui donna l’assurance que tout en étant marié, il pouvait fort bien rester un ministre fidèle de Dieu.
Il fut question, un jour, de la direction d’un Kristikul, établissement qu’on se proposait de créer pour former des jeunes gens au ministère de Sadhous chrétiens. Il estima qu’il n’était pas nécessaire que ce directeur fût célibataire.
– Un homme marié n’a-t-il pas dirigé un gurukul pendant des années ? [8].
Il n’est pas, comme les ascètes, enclin à mépriser les femmes, à éviter leur compagnie. Il rappelle l’amour qu’elles ont témoigné au Christ sur la terre, et comment elles prenaient soin de lui. Il ajoute qu’elles ont apprécié le Maître mieux que n’ont fait les hommes, car elles ont une plus grande faculté d’aimer et, de ce fait, ont plus d’affinité avec le Maître [9]. Le Sadhou est fort à son aise dans la société des femmes ; il a des amitiés féminines qu’il entretient par une correspondance suivie. C’est toujours avec les termes du plus profond amour et du plus grand respect qu’il parle de la mère qu’il a perdue, et c’est peut-être dans ses conversations familières, au milieu d’un cercle de femmes, que ses qualités profondes de tendresse et d’affection ressortent le mieux.
Un sannyasi hindou ne peut adresser la parole à une femme ; un sadhou, moins strict, se le permet quelquefois. Très souvent, dans les livres sacrés hindous, tout comme dans les Pères de l’Église, la femme est présentée comme un objet de corruption, de tentation et de perfidie. S’en écarter est une vertu. Sur ce point, Sundar est arrivé à christianiser l’idéal sadhou.
À certaines époques, l’Église chrétienne d’Occident a fait fausse route ; de même, l’idéal sadhou pourrait retarder le développement harmonieux de l’Église hindoue, s’il était interprété par des hommes moins pénétrés que Sundar de la doctrine du Christ en ce qui regarde les femmes et le mariage.
Quelles seront, aux Indes, les conséquences de cette tentative de christianisation de l’idéal sadhou ? On compte déjà quatre cents jeunes gens accourus auprès de Sundar et infiniment désireux de suivre son exemple. Il estime qu’un grand nombre d’entre eux éprouvent une émotion passagère, et qu’ils n’auront pas la force de persévérer en menant une vie aussi dure. Mieux vaut ne pas commencer que d’abandonner ensuite. Il leur dit de veiller, de prier ; de s’assurer de leur vocation, pour s’engager ensuite dans la voie où Dieu les appelle. On lui a demandé de diriger une école destinée à former des sadhous. Il a refusé. Des bâtiments à construire, une organisation à créer, tout cela est trop occidental. S’il tente un effort de ce genre, ce sera à la façon hindoue. Les ordres religieux et les institutions conservent rarement l’esprit primitif de leur fondateur après sa mort. Un guru hindou choisit cinq ou six disciples qui partagent sa vie. De l’avis du Sadhou, c’est la meilleure manière ou tout au moins la seule qu’il serait tenté d’employer.
Supposons que des sadhous chrétiens surgissent de toutes parts dans l’Inde. Dans un pays tellement accessible aux influences religieuses l’effet pourrait être prodigieux, mais il y aurait aussi du danger.
Saint François pouvait reconnaître joyeusement l’autorité du pape et de l’Église en matière de discipline et de théologie. À l’autre pôle du christianisme occidental, le mystique quaker est soumis, pour la conduite du moins, à une discipline réelle, établie par la communauté.
L’expérience démontre qu’il n’est pas mauvais pour un homme, quel que soit son développement spirituel, de subir une discipline, d’être obligé à la réflexion, voire même de restreindre sa liberté de parole et d’action, sur l’ordre de ses supérieurs ecclésiastiques, à la condition que ces limites ne soient pas établies par un esprit trop rigide et borné, et que le disciple puisse garder la possibilité de parler ou d’agir après mûre réflexion, quitte à en supporter les conséquences.
Mais un sadhou ne reconnaît aucune autorité de ce genre. Il n’a qu’une règle de pensée et d’action : l’illumination intérieure.
En Occident, et surtout dans les pays anglo-saxons, la plupart des gens sont individualistes en matière de religion, qu’ils en aient conscience ou non. Mais qu’un individu émette ses idées personnelles sous forme de révélations, il est immédiatement qualifié d’illuminé. Un public averti, mais indulgent, le tolère et peut à l’occasion être fier de lui. Mais pour être salué comme prophète, il faut avoir été consacré par le temps, avoir triomphé de maintes épreuves subtiles que ne pourraient affronter les prophètes non inspirés.
Mais que se passera-t-il dans un pays où tout individu ayant des tendances, mystiques ou ascétiques, ce qui est fréquent aux Indes, pourra endosser la robe de sadhou qui confère toujours un certain prestige ?
Dans les deux premiers siècles de l’ère chrétienne, le prophète errant, qu’il fût mystique, prédicateur, théosophe ou ascète, exerça une action salutaire sur ses contemporains, dont il stimula la pensée et les efforts. En même temps, il fut une source de dangers et de désordres pour l’Église.
Tous ceux qui ont étudié les origines intellectuelles, religieuses et sociales de l’Église primitive, selon les plus récentes données, et qui sont allés aux Indes, ont eu l’impression qu’au point de vue religieux les siècles étaient abolis. Malgré quelques différences (l’histoire ne se répète Jamais exactement), ils ont cru se réveiller dans l’empire gréco-romain du deuxième siècle [10].
Bien des problèmes qui ont agité l’Église primitive pourraient se poser actuellement aux Indes, et d’une manière à peine différente. Mais une expérience de vingt siècles, la diffusion de l’instruction, les progrès de la science et de la psychologie devraient permettre aux autorités ecclésiastiques de juger plus facilement de la valeur de ces visions et de ces soi-disant révélations, quelquefois même avec plus de sagesse.
Parmi les sadhous chrétiens de l’avenir, on pourra trouver des apôtres, des prophètes, des évangélistes, mais aussi peut-être des anarchistes, des antinomiens, des hérésiarques. Certains d’entre eux pourront s’engager dans une voie ou dans une autre, selon l’attitude que prendront à leur égard les autorités ecclésiastiques. La vérité est une, l’erreur est multiple. Lorsque règnent la bienveillance et une sage liberté, ou mieux encore lorsque cette liberté sait dépasser les limites de la stricte prudence, les erreurs et les exagérations tendent à se neutraliser les unes les autres.
L’histoire des religions démontre que le progrès a toujours résulté d’une heureuse collaboration entre les représentants de deux mouvements opposés : d’une part, le clergé et les théologiens enseignant les doctrines établies par le temps ; de l’autre, ceux qui entrevoient la lumière nouvelle et représentent la liberté de l’esprit. Peu importe le nom qu’on donne à chacun : prêtre et prophète, scribe et visionnaire, théologien et mystique, fidèle et libre croyant.
Mais un autre problème peut surgir, un problème plus spécialement hindou. Comme nous l’avons déjà dit, aux Indes, un sadhou passe pour avoir des pouvoirs magiques. Sundar fait tout son possible pour combattre cette croyance. Mais, dans l’avenir, les sadhous chrétiens témoigneront-ils de la même sagesse ? D’ailleurs, la doctrine hindoue le déclare : « Adore ton Guru comme Dieu. » Elle enseigne que l’homme s’identifie à l’Esprit Suprême. Le Sannyasi qui arrive à ce résultat par la concentration et l’ascétisme peut dire : « je suis Dieu… » et, comme tel, il reçoit l’adoration des fidèles, adoration semblable à celle dévolue aux divinités hindoues. Sundar ne veut pas qu’on le salue du nom de Swami (Seigneur).
Dans un pays où la philosophie, la tradition et l’opinion populaire sont d’accord pour tendre un piège semblable à la vanité humaine, tous pourront-ils résister à la tentation ? Il est probable que quelques-uns succomberont, mais non la majorité.
L’idéal du sannyasi n’est pas facile à atteindre ; mais y parvenir et cependant rester capable de dire avec saint Paul : « Frères, je ne pense pas l’avoir saisi… » Philippiens III, 13) est encore plus difficile. Sundar Singh a montré que le tempérament hindou pouvait s’élever à cette hauteur lorsqu’il est animé par l’Esprit du Christ.
Le génie du christianisme consiste à ne pas étouffer les aptitudes naturelles des peuples et des individus, mais à guider chacun en vue de l’épanouissement, des qualités qui lui sont propres. L’idéal sadhou représente les idées les plus élevées de la religion hindoue, aussi bien dans l’ordre de la pensée abstraite, que dans l’ordre des pratiques de dévotion, ainsi qu’en témoignent les noms de Sankara, Ramamija, ou Bouddha lui-même. Le mouvement chrétien sadhou offre aux Indes l’incomparable avantage d’être véritablement hindou. Tel qu’il est interprété par Sundar Singh, il n’en est pas moins authentiquement chrétien.
Des périodes de dangers et de conflits surgiront certainement, mais tout péril prévu et loyalement combattu peut être écarté. À condition de persévérer dans le véritable Esprit du Christ et l’esprit de prière, ces difficultés peuvent être surmontées. Si les autorités ecclésiastiques de l’Église des Indes conservent toujours la bienveillance et le « discernement des esprits » (I Corinth. XII, 10), dont l’évêque Lefroy a fait preuve dans ses relations avec Sundar Singh ; si, d’autre part, Sundar est le premier d’une lignée de sadhous, ceux-là n’eussent-ils que la moitié de son humilité, de sa piété, de sa connaissance profonde de l’Esprit du Christ, l’Inde pourra s’estimer véritablement bénie.
[1] Les lecteurs anglais pourront se rappeler qu’il y a des Églises dans le Travancore et à Cochin qui ont été fondées, dit-on, par l’apôtre Thomas. En tous cas. elles datent au moins du deuxième siècle.
[2] Peu d’érudits admettraient ce point de vue. Si le fait n’est pas exact historiquement, il fait ressortir cependant les analogies philosophiques et religieuses que le Sadhou croit découvrir entre les sommets les plus élevés de la pensée hindoue et de la pensée chrétienne.
[3] Voir International Review, of Mission, avril 1920, p. 223.
[4] Voir page 238.
[5] Bhakti signifie « dévotion aimante », attitude envers la divinité prêchée par les poètes et les penseurs qui ont été les promoteurs de ce mouvement religieux. Ils fleurirent depuis le moyen âge jusqu’à nos jours dans différentes parties de l’Inde, et écrivirent en langage populaire. Un des plus connus est Kabir, rendu familier au public anglais par la traduction de Rabindranath Tagore (Cf. Bhakti Marga, dans Encyclopédie of Religion and Ethics.)
[6] Un Sannyasi le croit absolument. Cf. p. 328.
[7] Voir page 61 (Célébrité dans la première partie)
[8] Le Gurukul est une école dans laquelle on éduque les futurs gurus, c’est-à-dire les instituteurs pour l’Arya Samaj. À notre connaissance il existe trois écoles de ce genre.
[9] Voir A. Zahir, Soul-Stirring Addresses, p. 45.
[10] Je fis cette constatation en 1913 ; un peu plus tard, l’un de mes amis, M. T. R. Glover, de Cambridge, faisait la même observation. Voir son livre The Jesus of History. ch. IX - B. H. S.