Donnez-leur vous-mêmes à manger.
Deux festins magnifiques, deux festins monstres, pourrait-on dire, sont décrits avec quelque développement dans l’Écriture Sainte. Le premier est celui que le grand roi de Perse, Assuérus, probablement le Xerxès des Grecs, offrit au peuple de Suze, sa capitale, pour montrer, dit l’historien sacré, « la splendide richesse de son royaume et l’éclatante magnificence de sa grandeura ». Il eut lieu dans la cour du palais, sous des tentures blanches, vertes et bleues, qui étaient attachées par des cordons de pourpre à des anneaux d’argent, fixés à des colonnes de marbre. Les convives étaient à demi couchés, selon la coutume orientale, sur des lits d’or et d’argent, reposant sur un pavé de porphyre, de marbre, de nacre et de pierres noires. On servait à boire dans des vases d’or. Le vin royal était à discrétion ; les mets dont les tables étaient couvertes étaient sans doute à l’avenant, mais l’écrivain sacré, l’auteur du livre d’Esther, n’en parle pas.
a – Esther ch. 1.
Le banquet, qui dura sept jours, finit mal. Le dernier jour, le roi, échauffé par le vin, commanda, contrairement à toutes les règles de la bienséance orientale, qu’on amenât la reine, afin que toute la cour et tout le peuple pussent contempler sa beauté. L’altière Vasthi, comme dit Racine, je dirais plus volontiers, la sage et vertueuse Vasthi, refusa d’obéir et fut répudiée. « Quand Auguste buvait, la Pologne était ivre », dit un vers devenu proverbe ; de ce qui se passait à la table du roi, on peut inférer qu’en général le reste de l’immense société ne fut ni plus raisonnable, ni plus paisible, ni plus véritablement heureux.
L’autre festin que j’ai en vue est celui que décrit notre texte. La scène se passe en Galilée, dans un lieu désert, non loin du lac de Génézareth. Le repas en question est improvisé au soir d’un jour où la multitude, tout occupée d’entendre les paroles de vie éternelle qui sortaient de la bouche de Jésus, en a oublié le manger et le boire. Les convives sont au nombre de cinq mille, sans compter les femmes et les enfants. Distribués par groupes de cent et de cinquante, ils forment comme autant de parterres vivants qui réjouissent le regard. La décoration de la salle c’est le ciel bleu, le lac, les montagnes à l’horizon ; le tapis qui sert de siège, c’est l’herbe verte, « qui abondait en ce lieu-làb », nous dit saint Jean. Celui qui préside au festin, c’est Jésus ; il est chez lui ; il fait les honneurs de la maison de son Père. Il commence par l’action de grâce, il bénit les aliments que ses disciples ont mis à sa disposition, cinq pains et deux poissons, et les distribue à cette grande multitude. A la différence du banquet de Suze, il est question ici de ce qu’on a mangé et non de ce qu’on a bu ; certainement il n’y avait pas de vin, mais comme il y avait beaucoup d’herbe, il est à croire qu’on était dans le voisinage d’une source et que l’eau n’aura pas manqué. Jésus n’aura pas oublié de songer à ce détail, quoique ses biographes n’en disent rien. Quand tout le monde fut rassasié, on emporta douze corbeilles pleines des morceaux qui restaient. La foule se sépara en glorifiant Dieu et pleine d’enthousiasme pour Jésus. Eh bien, mes frères, que pensez-vous de ces deux festins ? De quel côté est la vraie richesse, la vraie grandeur, la vraie joie ? Auquel auriez-vous le mieux aimé assister ? Je pourrais dire, auquel prenez-vous part en effet ? car deux tables sont encore aujourd’hui dressées comme en face l’une de l’autre : l’une est celle de Dieu et l’autre est celle du monde. Le banquet perse est l’image des fêtes et des splendeurs de la chair, le repas galiléen est l’emblème et le gage des bénédictions que le Seigneur accorde à ceux qui s’approchent de lui avec foi. Notre dessein aujourd’hui est de ramasser quelques miettes tombées de la table de Jésus, je veux dire de recueillir quelques-unes des leçons que nous donne le beau récit de notre texte. Nous nous attacherons particulièrement à cet ordre du Maître aux disciples : « Donnez-leur vous-mêmes à manger », et nous y chercherons une réponse à la question suivante : Comment doit être résolu, au point de vue chrétien, le double problème de l’alimentation physique et spirituelle des multitudes affamées ?
b – Jean 6.10.
Considérons d’abord comment la question fut résolue le jour de l’étonnant miracle dont les quatre évangélistes, par une exception bien remarquable, nous ont tous transmis le récit. Rappelons-en les circonstances. Les apôtres, que Jésus avait envoyés deux à deux évangéliser les villes et les bourgades de la Galilée, viennent d’achever leur tournée missionnaire. Ils sont fatigués, ils ont beaucoup à raconter à Jésus, beaucoup à le consulter et à apprendre de lui. Jésus les invite à se retirer avec lui dans un lieu écarté pour prendre quelque repos. Ce plan ne semble guère réussir. Le lieu désigné pour la retraite devient le rendez-vous de la population des villages d’alentour, qui s’y accumule par milliers. Jésus, toujours docile à chaque appel de son Père, accueille avec bonté ces visiteurs qu’il n’a pas souhaités ; il les entretient pendant des heures du Père Céleste et du royaume de Dieu ; il guérit leurs malades. La journée s’écoule ainsi ; on ne pense guère au manger et au boire ; ou si quelques-uns ont apporté des provisions, ils les ont sans doute épuisées. Les disciples enfin s’approchent de Jésus et lui disent : « Ce lieu est désert et il est déjà tard ; renvoie ces gens, afin qu’ils aillent dans les villages et dans les bourgs des environs et qu’ils s’achètent du pain, car il n’ont rien à manger. » Peut-être disent-ils dans leurs cœurs (et nous ne leur en voudrons pas) : « Nous aussi, nous sommes fatigués et nous avons faim. » – Que va faire.Jésus ?
Disons d’abord, ce qu’il ne fait pas. Il ne suit pas le conseil des disciples. Ce conseil revenait à ceci : « Débarrassons-nous de ces gens, et quant aux moyens, de satisfaire leur faim, que chacun se tire d’affaire comme il pourra. » Il y avait beaucoup à dire en faveur de cet avis, le premier probablement qui se fût présenté à notre esprit comme à-celui des disciples. C’était de beaucoup le parti le plus court, le plus commode, le plus facile. Ce parti d’ailleurs n’avait rien d’injuste, rien dont on pût se plaindre ; car enfin Jésus n’avait pas invité les multitudes à le suivre, il avait plutôt cherché à se dérober à elles ; encore moins leur avait-il promis des rafraîchissements. Il pouvait dire : « Mon Père m’a envoyé pour nourrir les âmes et non les corps. C’est l’affaire de chacun de vous de pourvoir à sa propre subsistance et à celle de sa famille. » Mais ce n’était pas le parti le plus charitable et le plus humain. « Renvoie-les chez eux », c’est bientôt dit ; mais ils étaient fatigués ; ils avaient faim, plusieurs étaient venus de loin ; il y avait avec eux des femmes et des enfants ; n’était-il pas à craindre que les forces ne leur manquassent en routec ? « Qu’ils achètent des vivres ! » c’est bientôt dit encore ; mais trouverait-on dans les villages voisins, sur-le-champ, de quoi nourrir plus de cinq mille hommes ? Et, à supposer que l’on pût se procurer à prix d’argent les aliments nécessaires, tous avaient-ils de quoi les payer ? Cette façon d’agir, qui paraissait si simple, aurait donc pu avoir des conséquences fâcheuses, fatales même pour quelques-uns ; elle aurait entraîné des souffrances réelles. Le cœur compatissant de Jésus ne put y consentir.
c – Comparez Matthieu 15.32.
D’autre part, Jésus aurait pu agir d’une manière tout opposée. Il aurait pu dire aux disciples (et peut-être cette réponse nous aurait-elle moins surpris), non pas : « Donnez-leur vous-mêmes à manger », mais : « Je leur donnerai à manger. » Il aurait pu, lui, le Fils de Celui qui a dit : « Que la lumière soit ! » créer de rien les provisions nécessaires à l’alimentation de la multitude. Il aurait pu dire aux pierres du désert qu’elles devinssent des pains, ou, comme Moïse, faire pleuvoir le pain du ciel. Cette solution du problème pratique qui se posait au Seigneur n’était pas en dehors de sa puissance, et pouvait aussi se défendre par des raisons plausibles. Une fois qu’on entre dans le domaine du miracle, la question du plus ou du moins importe peu ; il n’est pas plus difficile à Dieu de créer mille pains avec rien ou avec des pierres, que d’en créer avec cinq pains. Et il semble qu’une manifestation de puissance aussi merveilleuse aurait eu divers avantages : montrer avec plus d’éclat l’intervention de Dieu, frapper plus vivement les imaginations, rattacher d’une manière plus directe l’acte bienfaisant de Jésus au souvenir du plus grand des miracles accomplis autrefois en faveur d’Israël dans le désert. Jésus toutefois ne fait rien de pareil, et quand le lendemain la foule cherchera à l’y provoquer en rappelant le miracle de la manne, il repoussera cette suggestion avec sévérité. C’est que d’une part Dieu ne fait rien de magique ni d’arbitraire ; il rattache autant que possible ses œuvres les plus merveilleuses à la nature, aux forces qu’il a auparavant créées, aux ressources qui existent déjà ; d’autre part et surtout, Dieu veut que ses serviteurs soient ouvriers avec lui ; c’est par le moyen de l’homme qu’il prétend sauver l’homme, tant au temporel qu’au spirituel. C’est pourquoi le Fils de Dieu, au lieu d’agir seul et sans intermédiaire, dit à ses disciples : « Donnez-leur vous-mêmes à manger. » Il s’informe des ressources disponibles ; il fait apporter les cinq pains d’orge et les deux poissons ; il fait placer devant lui ces chétives provisions, sous les yeux de la multitude étonnée ; puis, levant les yeux au ciel, il rend grâces, il rompt les pains, et dit à ses disciples : « Distribuez ! » Avec une foi et une docilité louables, sans comprendre ce que fait leur Maître, ils obéissent. O surprise ! bientôt un groupe de cent personnes est servi et les provisions ne sont pas épuisées, elles ne paraissent pas même diminuées. Les disciples poursuivent avec zèle leur ministère ; la foule reçoit avec joie et reconnaissance les aliments que répandent à profusion les mains bénissantes de Jésus ; et quand tout le monde est rassasié, les restes, ramassés avec soin par l’ordre du Seigneur, dépassent de beaucoup en abondance les éléments matériels qui ont fourni la substance première et comme le point de départ du festin. Voilà comment Jésus résout les difficultés ; voilà comment il subvient aux besoins de ceux qui s’attendent à lui.
Appliquons ce principe et cet exemple, mes frères, à la guérison des maux, à la solution des questions du temps présent. Il n’en est pas de plus actuelle ni de plus poignante que celle du paupérisme. Elle est le cauchemar des hommes politiques, des sages et des puissants de ce siècle. Cette multitude affamée dont parle notre texte, nous n’avons pas à la chercher loin, elle nous assiège, surtout dans nos grandes villes. Elle a bien changé, il est vrai, depuis le temps de Jésus, mais c’est précisément ce qu’il y a de plus inquiétant. Alors elle écoutait les paroles du Christ, aujourd’hui elle les repousse la plupart du temps, parce qu’on lui a persuadé que Jésus-Christ, l’ami des pauvres, est complice de la domination et de l’oppression dont elle croit avoir à se plaindre. Alors elle attendait tranquillement ce que Jésus allait faire pour lui venir en aide ; aujourd’hui elle réclame impérieusement, non seulement du pain, mais sa part des biens et des jouissances de la terre ; à de certains moments, elle ne se contente pas de réclamer, elle pousse des cris de colère autant que de douleur ; pressée de se satisfaire elle-même, elle prétend ravir ce qu’on lui refuse ; elle organise des grèves, des soulèvements, parfois des assassinats ; elle prête l’oreille aux discours enflammés de tribuns ambitieux et sans scrupule qui préconisent le pétrole et la dynamite comme les vrais moyens d’affranchissement ; elle bat comme une marée montante et furieuse les murs du vieil édifice social. – Que faire ? – « Renvoie ces gens, disaient les disciples, et qu’ils s’achètent des pains ! » Plusieurs aujourd’hui tiennent un semblable langage. – « Qu’ils se tirent d’affaire ! qu’ils travaillent ! qu’ils épargnent aux bons jours de quoi subvenir aux mauvais ! qu’ils cessent de dépenser au café ou ailleurs l’argent nécessaire à la subsistance de leurs familles ! » – Certes, il y a du vrai dans ces conseils et dans ces reproches. Il n’est que trop avéré que la misère de beaucoup de pauvres est en grande partie leur faute. Il est certain qu’il faut que l’ouvrier apprenne avant tout à s’aider lui-même et à ne compter qu’à la dernière extrémité sur l’assistance d’autrui. Mais il n’y a là qu’une vérité partielle ; s’y attacher d’une manière exclusive serait cruel et injuste. Comptez-vous pour rien la maladie et le chômage, ces deux fléaux de la classe ouvrière ? Et quand le pauvre aurait en partie mérité son sort, serait-ce une raison pour lui refuser toute compassion et tout secours, et non seulement à lui, mais à sa femme et à ses enfants ? Êtes-vous donc vous-même sans péché, ou n’avez-vous jamais souffert, que vous ayez le cœur de jeter ainsi la pierre à ceux qui souffrent ? En face de la misère qui nous entoure, nous retrancher dans une abstention égoïste, sous prétexte que cette misère est souvent méritée, c’est inhumain, c’est antichrétien et en outre c’est, surtout de nos jours, imprudent et insensé.
D’autres se borneraient volontiers à renvoyer les malheureux à la miséricorde et à la Toute-Puissance de Dieu, qui seul a le pouvoir de faire des miracles ; or il faudrait un miracle pour les rassasier tous. Ou bien ils regardent à l’État, cette Providence visible et faillible, hélas ! sur laquelle en France on n’est que trop habitué à compter.
Mais les sources de la misère sont trop profondes pour qu’un changement quelconque dans la législation puisse les tarir. Et quant à la charité officielle, elle est presque fatalement condamnée à être la plus maladroite, la plus aisément trompée, la plus impuissante de toutes. Rappelez-vous l’ancienne Rome et ses largesses périodiques, qui tombaient dans le gouffre de la misère publique sans jamais le combler ni le rendre moins profond !
Où donc est le remède et encore une fois que faire ? « Donnez-leur vous-mêmes à manger », répond Jésus. C’est à ses disciples que parle le Christ ; c’est aux chrétiens que nous parlons à notre tour. Nous savons qu’il y a des philanthropes qui ne sont pas chrétiens, et bien volontiers nous reconnaissons et nous louons leurs intentions, leur zèle, leurs efforts. Nous croyons pourtant qu’il leur manque quelque chose d’essentiel ; ce n’est pas pour rien que Jésus a dit : « Sans moi vous ne pouvez rien faired. » En tout cas, nous avons le droit, dans cette chaire, de nous placer au point de vue chrétien et d’exiger que vous agissiez en chrétiens. Soyons donc avant tout des chrétiens, mes chers frères, et des chrétiens au bon vieux sens du mot, je veux dire des pécheurs qui ont pleuré sur leurs péchés, qui ont cherché le pardon et l’affranchissement au pied de la croix de Jésus-Christ, et qui, reçus en grâce et rachetés à un grand prix, croient, savent, sentent qu’ils ne s’appartiennent plus à eux-mêmes, mais au Dieu qui les a sauvés. Eh bien !, si nous sommes de ces chrétiens-là, c’est à nous que le Seigneur dit : « Donnez-leur vous-mêmes à manger. » C’est de nous qu’il veut se servir pour rompre le pain à nos frères affamés et souffrants et pour subvenir à leur misère. – « Mais nous sommes si peu nombreux ! >> – Ni la foi, ni la charité ne comptent ainsi. Qu’étaient-ce que les douze disciples en face de cinq mille ! Oubliez-vous que Jésus est avec nous, comme il était avec eux ? – « Mais les besoins sont si grands et nos ressources insignifiantes : nous n’avons que cinq pains et deux poissons. » – Ne vous souvient-il plus du miracle des pains ? Ne savez-vous pas que la bénédiction du Seigneur multiplie, féconde, crée ? On est agréable à Dieu selon ce qu’on a et non selon ce qu’on n’a pas. Ce que vous avez, peu ou beaucoup, mettez-le, sans arrière-pensée, à la disposition du Seigneur pour vos frères, et il en fera quelque chose de bon et peut-être quelque chose de grand. – « Mais il faut que je songe aussi à mes propres besoins et à ceux de ma famille. » – Croyez-vous qu’en distribuant le pain et les poissons à la multitude, les apôtres n’aient pas eu de quoi se nourrir eux-mêmes ? Encore une fois, donnez-vous vous-mêmes et donnez tout au Seigneur ; il prendra soin de vous ; il vous montrera ce que vous devez donner aux hommes et ce que vous devez garder pour votre famille, sans cesser pour cela de le consacrer à Dieu. – « Mais des aumônes toutes seules, si généreuses qu’on les suppose, ne résoudront jamais la question du paupérisme. » – Nous croyez-vous assez naïfs pour ignorer cela, ou pour le méconnaître ? Quand j’ai dit : « Mettez ce que vous avez à la disposition du Seigneur », je ne voulais pas dire seulement votre argent, mais aussi votre intelligence, votre cœur, vos facultés, vos forces, votre temps. C’est à vous, chrétiens, qu’il appartient non seulement de fonder, de diriger, de soutenir, de vivifier, ces sociétés de bienfaisance, ces Asiles charitables de toute nature qui, quoi qu’on en dise, seront toujours nécessaires, mais aussi de marcher en tête de ces autres œuvres excellentes qui, sous le nom de sociétés de secours mutuels, de sociétés coopératives, d’assistance par le travail, etc., sont autant d’applications du principe chrétien de la fraternité humaine, – qu’on l’appelle solidarité si l’on y tient. C’est à vous qu’il appartient d’étudier les questions sociales qui s’imposent aujourd’hui, avec un esprit également dégagé des préjugés de ceux qui possèdent et des passions de ceux qui convoitent, et d’en aborder la solution par le côté pratique du dévouement et des sacrifices personnels. Si vous faites cela de tout votre cœur, le Seigneur bénira vos efforts ; sa bénédiction n’a pas cessé de posséder, une vertu créatrice ; elle a renouvelé de siècle en siècle, elle renouvelle encore sous nos yeux, le miracle de la multiplication des pains. C’est grâce à elle que Auguste Hermann Francke a commencé avec un écu une entreprise qui est devenue le vaste orphelinat de Halle ; que John Bost, avec un budget, du même genre, a posé la première pierre des magnifiques Asiles de Laforce ; que Georges Muller, depuis cinquante ans environ a reçu de jour en jour, sans rien solliciter, la manne nécessaire à la vaste et croissante famille d’orphelins dont il avait charge. Le secret de ces œuvres qu’on pourrait appeler des miracles, est tout entier dans ces deux saintes dispositions, qui l’une et l’autre s’apprennent aux pieds de Jésus-Christ, la foi et la charité ; la foi qui rend tout possible, la charité qui rend tout facile ; la foi qui compte sur la puissance et sur la fidélité du Seigneur, la charité qui se donne aux hommes comme lui et pour l’amour de lui. « La foi agissante par la charité » contient tout à la fois la meilleure solution du problème social et la meilleure démonstration de la vérité du christianisme.
d – Jean 15.5.
Il y a une autre disette que la disette matérielle, il y a une autre faim que celle qu’on apaise avec du pain et du poisson. Je veux parler de la faim de l’âme, qui est faite pour la vérité, pour la justice, pour l’amour, pour la communion avec Dieu, et qui est privée de tous ces biens. A cet égard aussi, nous sommes environnés par une multitude affamée. Parmi ces gens que nous voyons, que nous coudoyons dans la rue, parmi ceux même avec qui nous sommes en relations d’affaires ou de société, combien y en a-t-il qui connaissent Dieu et qui marchent sur le chemin du salut ?
Je sais bien, hélas ! que cette faim-là est moins généralement et moins vivement sentie que l’autre. Personne ne peut vivre sans pain, plusieurs prennent leur parti de vivre sans Dieu ; comme l’a dit un poètee :
e – Alfred de Musset.
Le ciel et sa beauté, le monde et ses souillures,
Ne les dérangent pas.
Mais cette facile résignation à un si grand mal est la plus grande preuve de sa gravité et de sa profondeur. D’ailleurs, on en souffre pourtant. Oui, bien des gens s’avouent tout bas, quand ils rentrent en eux-mêmes, que dans la douleur ils n’ont pas de consolation efficace, qu’en face de la mort ils n’ont aucune espérance ferme, que contre les assauts de la tentation ils ne savent où trouver la force, et qu’au fond ils sont malheureux. Comme un corps privé de nourriture, ainsi l’âme à qui manque l’aliment spirituel s’étiole et languit. Jésus avait pitié de cette faim-là encore plus que de l’autre. Il était ému de compassion pour ces brebis qui n’avaient point de pasteur. Pour nourrir les âmes, il a donné non seulement sa parole, mais sa chair et son sang. Et nous, que ferons-nous ? Dirons-nous comme les disciples : « Qu’ils s’achètent eux-mêmes des vivres ! » c’est-à-dire : « Que chacun croie ce qu’il veut ou ce qu’il peut ! Laissons l’un à sa superstition et l’autre à son incrédulité ; si nous essayions de les en guérir, nous risquerions fort de ne faire que les irriter. Nous n’avons pas de quoi nourrir cette multitude ; contentons-nous d’édifier de notre mieux ceux qui viennent dans nos temples chercher la parole de vie ! » Ce langage, ce sentiment offrirait une ressemblance suspecte avec la parole impie de Caïn : « Suis-je le gardien de mon frère ? » Il serait aussi étranger que possible à l’esprit de celui qui, pour courir après la brebis perdue, laissait les quatre-vingt-dix-neuf au désert.
Ou bien, nous bornerons-nous à nous en remettre à la sagesse et à la miséricorde de Dieu, qui saura bien en son temps faire triompher la vérité et, par les voies qu’il a choisies, la faire parvenir à la connaissance de tous les hommes ? Ce serait oublier que le dessein de Dieu est précisément, comme nous le disions en commençant, de sauver l’homme par le moyen de l’homme ; que Jésus a dit à ses premiers disciples : « Soyez mes témoins ! » ; que tout ce qui est éclairé doit être lumièref. Ce serait dissimuler la paresse, la lâcheté et l’égoïsme sous les apparences de la foi. – « Donnez-leur vous-mêmes à manger », dit Jésus. Appliquée au domaine spirituel et à nos devoirs présents, cette parole peut se traduire ainsi : Chrétiens évangéliques de France, dépositaires de la vérité qui sauve, héritiers d’un glorieux passé, fils des martyrs de trois siècles, c’est à vous qu’il appartient de donner l’Évangile à la France. C’est à vous qu’il appartient aussi d’étendre vos regards, vos sympathies, votre activité, au delà des limites de votre patrie, et de concourir pour votre part à l’évangélisation de ce monde païen dont la cause a été plaidée parmi nous ces derniers jours avec tant de chaleur et de foig. Ah ! je le sais, ici reviennent avec une force nouvelle les objections que je mentionnais tout à l’heure : manque d’argent, manque d’hommes, de talents, de vertus, hélas ! et de foi surtout. Mais tout cela ne saurait anéantir notre vocation ni nous ôter l’espérance d’y répondre, si vraiment nous avons avec nous celui qui avec cinq pains et deux poissons a nourri cinq mille hommes. – « Donnez-leur vous-même à manger. » Cet ordre ne concerne pas les seuls pasteurs, quoique l’obligation de distribuer à tous le pain de vie leur incombe d’une manière toute particulière. Il ne signifie pas seulement que nous devons aider de nos dons, aider par de vrais et joyeux sacrifices, ceux qui travaillent pour le Seigneur, et par conséquent nos diverses Sociétés de mission et d’évangélisation, quoiqu’il signifie certainement cela. Aucun chrétien n’est appelé à servir son Maître uniquement par procuration ; aucun n’est dispensé du devoir, ni frustré du privilège de travailler pour sa part à amener des âmes à Jésus-Christ. Que faire pour cela ? Ce que firent les disciples : vous mettre à la disposition du Sauveur avec ce que vous avez de temps, de ressources, de facultés, de moyens d’influence ; mettre ce peu entre ses mains, pour que sa bénédiction en fasse beaucoup ; puis aller où il vous envoie, visiter ce pauvre ou ce malade, consoler cet affligé, avertir ce pécheur, instruire ces enfants (nous avons tant besoin de moniteurs pour nos Écoles du dimanche et du jeudi !)…. sans oublier votre propre famille. Avez-vous jamais prié avec vos enfants ? Les avez-vous directement pressés de se donner à Dieu ? Une simple parole d’un humble chrétien, dite avec foi, avec amour, avec l’accent et l’autorité de l’expérience, pourra, sous la bénédiction de Dieu, toucher plus d’un cœur sur lequel bien des sermons ont glissé sans pénétrer au delà de la surface, et se propager de proche en proche comme une semence bénie, dont l’éternité fera connaître tous les fruits.
f – Ephésiens 5.13.
g – Par M. le pasteur Bœgner, dans des conférences données à Nîmes, en mars 1887.
Mes frères, il y a dans les paroles que nous avons méditées aujourd’hui un sérieux reproche à notre égoïsme, un pressant appel à le secouer pour entrer dans le saint labeur de l’amour et de la foi. Nous sommes trop et trop exclusivement occupés de nous-mêmes, de nos besoins et de nos intérêts, de nos joies et de nos peines, peut-être de notre salut personnel, et c’est ce qui rend la vie de beaucoup d’entre nous froide et décolorée. Il y a parmi nous des personnes qui s’ennuient, qui ne savent que faire d’elles-mêmes, de leur temps, de leurs forces, de leur fortune petite ou grande. Regardez cette multitude qui souffre et qui a faim. Comprenez la mission que Dieu vous impose à son égard ; dites-vous bien que vous n’êtes pas les propriétaires, mais les économes et les dispensateurs, des biens de toute nature qui vous, sont confiés. Justement persuadé de votre impuissance, allez d’abord au Seigneur, mon frère, devenez pour tout de bon son disciple ; remettez entre ses mains, telle qu’elle est, cette âme qui lui appartient de droit, puisqu’il l’a rachetée ; puis mettez tout le reste à sa disposition en lui disant : « Que veux-tu que je fasse ? » Ensuite, faites ce qu’il vous dira ; allez où sa Parole et sa Providence vous envoient ; commencez par soulager les misères les plus proches, partagez ce peu que vous avez avec ceux qui ont encore moins, et certainement dans cette tâche d’amour vous serez béni, encouragé, fortifié, soulagé de l’accablant fardeau de vos chagrins personnels, et vous ne serez plus tenté de dire : « A quoi ma vie est-elle bonne ? » Pour vous, mon frère, c’est le souci de votre état spirituel qui vous dévore. Depuis tant d’années que vous êtes placé sous l’influence de l’Évangile, et que les appels du Seigneur ont réveillé votre conscience, vous n’avez pu parvenir, ni à la pleine et joyeuse assurance du salut, ni à la véritable sanctification. Vous tournez comme dans un cercle ; vous avez le sentiment d’être toujours sur le seuil du royaume de Dieu sans pouvoir jamais le franchir. Et pourtant vous avez, n’est-ce pas ? un peu de foi, un peu de connaissance de Dieu, que vous ne donneriez pas pour tout l’or du monde. Abordez la question par un autre bout. Levez les yeux sur la multitude qui vous entoure. Allez, vous aussi, d’abord au Seigneur ; mettez entre ses mains vos chétives ressources spirituelles, sans en exagérer la valeur devant lui ni devant les hommes, puis laissez-lui le soin de les employer comme il vous plaira. Souvenez-vous que toute la puissance est en lui et vient de lui ; il ne vous demande que la bonne volonté. Allez avec cette force que vous avez, c’est-à-dire qu’il vous donne, instruire cet ignorant, consoler ce cœur encore plus abattu que le. vôtre, tendre la main à ce frère, à cette sœur prête à rouler jusqu’au fond de l’abîme du péché. Certainement vous éprouverez que celui qui arrose sera arrosé. Certainement l’obligation même où vous serez d’aller toujours de nouveau au Seigneur pour recevoir de sa main le pain de vie, afin de pouvoir le distribuer à vos frères, sera pour vous une inexprimable bénédiction. O Seigneur, prends-nous et emploie-nous ! Accepte l’offrande, entière et sans réserve du peu que nous avons, du peu que nous sommes ; purifie-la par ton sang versé pour nos péchés ; puis, par ta grâce toute-puissante, multiplie-la, fais-la fructifier pour ta gloire et pour le bien de nos frères !
Amen.
7 février 1886.