Avant de conclure cette étude, cependant, il est convenable, vu l’autorité spéciale qui revient à la révélation écrite, de nous demander quelle doit être pour nous, à l’égard de cette révélation, l’importance d’une semblable coïncidence.
Et d’abord verrions-nous là dedans ce qui serait une preuve directe, peut-être même la preuve décisive, de la justesse de nos conclusions ? En particulier, sera-ce parce que nous aurions retrouvé soit dans les faits rapportés dans la Bible, soit même encore dans le langage des témoins de ces faits, ce qui s’accorderait avec les conclusions auxquelles nous avait amenés l’étude de la conscience de nous-même, que nous regarderions cette étude comme ayant été bien conduite, et ses résultats comme légitimement acquis ?
Cela revient, dans ce cas-ci, à nous demander si nous attendrons d’avoir lu notre Bible, pour croire à notre propre conscience.
Mais non, Messieurs ! c’est bien plutôt le contraire qu’il faut dire.
S’il est indubitable que l’Ecriture sanctionne, et qu’elle met en une vive lumière, les données que nous devons à notre conscience, il n’en demeure pas moins vrai que telle chose ne saurait avoir lieu, que pour ceux de nous que leur conscience aura déjà amenés à croire au témoignage de l’Ecriture. L’expérience du caractère absolu de l’obligation morale, demeurera toujours le point de départ en nous de toute foi ultérieure. En particulier, le fait d’expérience intime dont témoigne notre conscience morale, sera toujours pour nous le critère suprême de tout fait « religieux, » ce dernier fait « nous fût-il annoncé par un ange de Dieuf. »
f – Galates 1.8.
Nous ne saurions regarder comme une œuvre divine, que l’œuvre de Celui qui s’est tout d’abord révélé comme l’auteur au dedans de nous de l’autorité du devoir. Si donc, comme nous avons déjà eu l’occasion de le remarquer, on a tout lieu de répéter « que l’Ecriture se prouve par elle-même, » on ne peut vouloir dire par là autre chose sinon que l’Ecriture, précisément parce que son témoignage s’accorde avec celui des faits de conscience, n’a besoin d’aucun autre garant auprès de celui qui la lit. Ce qu’on affirme alors, c’est que l’Ecriture se prouve à la conscience. En fait de preuve religieuse, il n’est du reste que celle-là ; puisque Dieu lui-même, pour parler directement à l’homme, se présentera toujours à lui comme « le Dieu de sa conscience. »
Si l’Evangile de Jésus-Christ, — si, déjà avant cela, le témoignage du Dieu de la promesse, — demeurent pour notre cœur la seule révélation du Père céleste, ce n’en sera pas moins la voix de la conscience, — le témoignage que la conscience rend au dedans de nous à la majesté souveraine et absolue de l’auteur de notre loi, — qui nous aura tout d’abord révélé la personne vivante de Celui dont l’Evangile nous annoncera ensuite l’amour, la grâce, et le pardon.
Cependant, me dit ici l’un de vous, si nous possédons ainsi, en nous-mêmes, un fait dont l’appréciation suffit pour nous faire connaître, à l’égard et de l’homme et de Dieu, — ainsi qu’à l’endroit de la relation entre Dieu et l’homme, — ce qui pour nous ressort du témoignage de l’Ecriture, qu’est-il encore besoin de celle-ci ? La révélation intérieure, révélation constante, résultant d’une expérience vivante immédiate, d’une expérience qui précède en chacun de nous celle qui nous viendrait de l’extérieur, — cette révélation ne remplacera-t-elle pas, et même avec avantage, ce qui n’est après tout qu’un témoignage de faits passés ?
Cela revient, en face de l’Ecriture, à se demander s’il ne suffit pas, pour peu qu’on soit attentif et sincère, de s’en tenir à ce qu’on nomme « la religion naturelle, » ou « le sentiment religieux ? » assurément, nous ne saurions donner trop d’attention à cette question.
N’était son importance, peut-être suffirait-il, pour y répondre, de la fatigue que nous ressentons tous à la fin de cette étude.
Non, Messieurs ! quand bien même l’examen auquel nous nous sommes livrés, nous dirait tout ce qu’il faut savoir et sur l’homme et sur Dieu, et surtout sur les intentions de Dieu à l’égard de l’homme, cet examen, même sous la forme la plus simple, serait au-dessus de la portée du grand nombre, et l’humanité, dans son ensemble, serait condamnée à ne jamais atteindre à l’intelligence de ces faits.
Elle a besoin, cette humanité, courbée qu’elle est sur sa tâche de chaque jour, d’une révélation tout autrement accessible, et de lumières et de consolations beaucoup plus faciles à recueillir. Une vérité qu’on n’entrevoit qu’an prix de recherches de ce genre, des solutions réservées à ceux qui ont le loisir et la faculté d’un travail de spéculation tel que celui que nous venons d’essayer, tout cela ne saurait être l’Evangile du petit et du pauvre, « le pain venu du ciel pour la vie du monde ».
D’ailleurs, hâtons-nous de le dire, aucune spéculation, quelque élevée qu’elle soit, n’est en pouvoir de donner ce dont elle n’arrivera bien plutôt toujours qu’à faire plus vivement sentir le besoin. Ce n’est pas en se contentant de sonder une blessure qu’on la guérit, ni en découvrant un abîme qu’on le comble. De plus, si les faits que nous avons appréciés, nous ont amenés à reconnaître au dedans de nous l’action vivante d’un Dieu personnel, souverain créateur, et miséricordieux conservateur du principe de notre vie, n’a-ce pas été, du moins en grande partie, parce que nous possédions déjà en nous l’expérience de ce Dieu ? Eussions-nous pu, sans préparation, arriver aux conclusions qui ont été les nôtres ?
En tout cas, ce qui montre quelle est, pour une connaissance positive de Dieu lui-même, la valeur de cette étude de son action au dedans de nous, c’est que ce même fait intérieur de l’âme, mille fois analysé par les penseurs de tous les âges, ne leur a jamais, à lui seul, révélé le Dieu vivant. Parmi ces hommes, il y en a eu de tout temps qui sont parvenus, à force de loyauté et de courage, à se rendre compte et du caractère absolu de l’autorité intérieure, et même de l’existence de cette volonté souveraine qu’implique une autorité semblable. Aucun d’eux n’est allé plus loin. Chacun d’eux a traduit par une idée, ou par un symbole différent, l’expérience qui avait été la sienne. Aucun n’est jamais arrivé à savoir donner son vrai nom à l’objet de cette expérience ; ou bien, si le nom de Dieu lui était déjà parvenu par ailleurs, à savoir rattacher à ce nom son véritable sens. Comme le dit un apôtre en parlant de l’homme étranger à la révélation historique : « Si cet homme a connu Dieu, il ne l’a pas glorifié comme Dieu. »
D’où provient un fait aussi universel ? — La réponse est facile. Aucune de ces œuvres de Dieu accessibles ainsi à nous tous, — fût-ce même celle qui nous touche de plus près, fût-ce celle qu’il accomplit incessamment lui-même au dedans de nous, — aucun de ces faits ne suffira jamais, par cela seul qu’il se présenterait à nous comme une action divine, pour nous faire entrer en un rapport personnel, direct et intime, avec Dieu lui-même.
Or c’est bien d’un rapport semblable qu’il s’agit pour nous tous. C’est d’une expérience que Dieu nous accorderait de lui-même ; puisque c’est d’être arrivé à vouloir comme lui veut ; à aimer du même amour dont il aime lui ; à sentir à son point de vue ; à agir par les motifs qui sont les siens. Dès que c’est bien là le but auquel nous devons atteindre, il nous faudra, non pas ce qui ne serait que la vue d’une œuvre de Dieu, mais bien la connaissance expérimentale de la Personne divine elle-même ; l’union de Dieu lui-même avec nous ; la communication directe de sa vie personnelle. Tout ce qui ne serait que la seule appréciation d’une œuvre divine, demeurera, jusqu’à ce que nous en soyons arrivés là, la simple connaissance fragmentaire de l’action d’un Etre qui, en lui-même, resterait étranger à l’expérience intime de notre propre être.
Pour que cette expérience ait lieu, — pour que nous entrions avec Dieu en une communion de volonté et d’affection, — il faut qu’il soit tout premièrement venu, lui, à nous. Il ne suffira pas, pour cela, qu’il nous ait rendus les spectateurs de ce qui ne serait que des faits divins. Il faudra qu’il nous ait mis en présence d’actes ; et d’actes qui nous aient nous mêmes, tels que nous sommes, expressément pour objets. Aussi longtemps que, dans la Nature, dans la loi divine, dans l’Ecriture, dans Jésus-Christ lui-même, nous nous serons bornés à saisir ce qui ne serait que l’objet d’un témoignage sur des faits subsistant hors de nous, — au lieu de trouver dans tout cela une révélation, nous n’y trouverons jamais qu’autant de problèmes. Nous n’aurons toujours alors devant nous qu’une Nature incomprise, qu’une loi sans entrailles, qu’une lettre morte et sans chaleur ; ou même, en ce qui concerne Jésus-Christ, qu’un personnage incompréhensible et contradictoire, — idole muette, inutile et qui, comme telle, devient même un danger pour notre vie morale, dès que nous en faisons l’objet d’un culte forcé et inintelligent.
Considérez, par exemple, ce qui résulte, pour notre « sentiment religieux, » de la vue de cette œuvre divine dans la Nature, qu’on essaie le plus souvent de substituer à la révélation de l’Ecriture !
Nous pouvons l’admirer ; nous ne saurions même nous refuser à le faire. Nous y « voyons comme à l’œil » les marques d’une puissance, d’une sagesse, et même d’une bonté, infinies ! Avec cela, sans dire que cette même Nature, en proie à la ruine, à la souffrance et à la mort, présente mille traits qu’il nous est impossible de rattacher directement à la volonté de l’Auteur de tout bien, — même en dehors de cela, — rien ne parle à notre cœur dans cette sagesse et dans cette puissance ; ce qui équivaut à dire, que rien ne nous y fait pénétrer jusqu’au sujet vivant de cette bonté. Il n’y a pas d’intention personnelle concernant chacun de nous dans cette bonté générale, dans cette générosité aveugle et prodigue, dont l’éclat nous éblouit de nouveau à chaque fois !
Le voyageur près de mourir de soif dans le désert, saluera avec bonheur la vue du fleuve dont l’eau va lui sauver la vie. Mais rien, dans ces ondes puissantes où il se désaltère, ne lui parlera de quoi que ce soit qui le porterait à de la reconnaissance envers elles, à de la confiance, à de l’amour.
Cela est naturel ! Il n’y a point en elles d’intention l’ayant lui, personnellement, pour objet. Il les a rencontrées, ces ondes bienfaisantes, peut-être même les a-t-il cherchées et découvertes ; elles ne sont pas venues le secourir.
Sans doute, si notre seul rapport avec Dieu était ce qui résulte de ce fait, qu’il a été l’auteur, et qu’il demeure le conservateur, de l’œuvre à laquelle nous devons l’existence ; si nous occupions à son égard une position semblable à celle des créatures muettes qui nous entourent, cette bonté générale dont elles vivent sous nos yeux nous suffirait à nous aussi.
Mais, bien qu’il y ait en nous quelque chose qui fait de chacun de nous un être formé pour devenir semblable à Dieu, un être capable de « recevoir le droit d’être fait enfant de Dieu, » — néanmoins, la conscience que nous avons de nous-mêmes à cette heure nous dit, qu’en face de ce fait d’origine, nous sommes des enfants égarés, et même rebelles. Quelque altérée de Dieu que soit notre nature, bien que nous sentions que rien en dehors de l’amour personnel de Dieu pour nous, ne saurait satisfaire aux besoins innés de notre cœur, — ce même cœur a le sentiment profond et douloureux, que ce que nous appelons notre amour ne peut s’élever jusque-là ; que nous ne savons plus aimer, dans le sens dans lequel Dieu aime.
Telle est la raison qui fait que, pour aller à Dieu, nous n’avons pas assez d’une lumière, fût-elle la plus éclatante et la plus glorieuse. C’est aussi la raison pour laquelle le fait de vie divine qui, à lui seul, était lors de nos origines « la lumière des hommesg » ne nous suffit plus à cette heure. Ce dont nous souffrons, en effet, ce n’est pas de ce que les lumières qui nous sont encore accordées seraient fausses ou obscurcies. Non ! c’est bien de ce que ce ne sont là que des lumières.
g – Jean 1.4.
Pour ne parler que de la plus indéniable de ces lumières, de la lumière de notre conscience, c’est de ce que, loin de nous conduire à Dieu, cette lumière n’aboutit bien plutôt, à elle seule, qu’à nous révéler l’abîme qui nous sépare de lui ; tout en nous faisant clairement entrevoir, qu’en lui seul résident les sources de notre vie. En même temps que la loi essentielle de notre liberté nous fait toucher à la réalité, de sa volonté suprême, en même temps, et au même degré, nous ressentons aussi cet autre fait, que notre volonté actuelle n’est pas sujette, et qu’elle ne saurait se rendre elle-même sujette, à cette loi ; que, quelles qu’en soient à nos yeux la justice et la sainteté, nous ne saurions ne fût-ce que vouloir faire, de cette loi, la source et la force des libres élans de notre cœur.
Voilà bien ce qui rend indispensable l’avènement, entre Dieu et nous, d’un rapport différent de celui qui intervient entre lui et toutes les autres créatures qui habitent notre monde. Voilà ce qui exige, entre lui et nous, un rapport tout autre que celui qui résulterait pour nous de la seule vue de sa réalité, de sa puissance, ou même de sa bonté. Pour que notre être lui-même, — c’est-à-dire pour que notre cœur, — entre en rapport avec lui, il faut que nous ayons été de sa part les objets de cette espèce spéciale de bonté qui s’appelle la grâce, ou le pardon par amour. C’est là le rapport qui devra s’être établi, non pas tout d’abord de nous à Dieu, mais avant tout de Dieu à nous. Avant qu’il soit possible de donner notre cœur à Dieu comme à notre Dieu, il faudra que Dieu nous ait fait la grâce de conquérir lui-même notre cœur.
Et ici, vous le sentez, il n’est pas question de telle ou telle doctrine sur l’origine historique, ou sur les conséquences finales, du péché. La conscience du péché, la constatation de la présence au dedans de nous du péché, n’a rien à faire avec la doctrine par laquelle nous nous rendrions compte à nous-mêmes de ce fait. L’expérience du fait précédera nécessairement toujours toute doctrine à l’égard de ce fait.
Aussi bien l’expérience du péché est-elle un fait d’admission universelle ; et est-ce bien la réalité de cette expérience, jointe à son universalité, qui seule explique le mystère douloureux de l’histoire et des peuples et des individus.
On me permettra de rappeler ici un seul mot du philosophe païen Epictète : « La loi veut rendre heureuse la vie des hommes mais elle ne le peut, parce qu’ils ne la souffrent pas et qu’elle ne fait sentir sa vertu qu’à ceux qui lui obéissent. » — Et ailleurs : « Quoi donc ? Est-il déjà possible d’être sans péché ? On ne saurait y parvenir ! En effet, nous devons être satisfaits si, en ne nous relâchant jamais, nous arrivons à nous libérer ne fût-ce que de quelques péchés. »
La réalité indéniable de cette expérience nous fait tous aspirer à être les objets d’une action extraordinaire et spéciale ou, comme on le dit abusivement, d’une action surnaturelle, de Dieu. Devant le fait du péché, il faut à l’homme pécheur, non pas uniquement la connaissance de l’Auteur de la vie et des lois de la vie ; il lui faut un rapport direct avec cet Auteur lui-même ; avec le Dieu actuel et vivant ; avec le Dieu qui exauce la prière, et qui sauve celui auquel lui-même l’avait dictée. Aussi tremble-t-on en voyant de soi-disant sages s’efforcer, au nom des lois éternelles que Dieu a imprimées à son œuvre, d’affaiblir le sentiment de ce désordre intérieur ; tandis qu’il faudrait bien plutôt, ne fût-ce qu’au point de vue de la seule vérité « scientifique, » le faire constater toujours plus clairement à chacun.
Car enfin, pour peu que nous soyons attentifs, ne voyons-nous pas que ce qui nous sépare de Dieu, n’est pas uniquement quelque chose qui nous serait personnel, comme le serait une décision que nous pourrions modifier ? que c’est bien, au dedans de nous, un fait de vie qui a précédé toute décision ultérieure ?
En face d’une semblable expérience il demeure évident que, jusqu’à ce que nous ayons trouvé, dans les œuvres de Dieu qui nous sont accessibles, une action divine impliquant ce nouveau rapport entre Dieu et nous, nous ne saurions même penser à une relation normale entre nous et lui. Toute étude d’œuvres divines autre que celle-là n’aboutira jamais, et cela d’autant plus que nous l’aurions faite avec plus d’attention et de fidélité, qu’à faire ressortir davantage à nos yeux le besoin absolu de cette œuvre spéciale, de la part de Celui qui se place toujours plus directement, devant notre conscience de nous-mêmes, comme la source première de notre vie, et comme le législateur suprême de notre liberté.
Ou bien nous imaginerions-nous, nous aussi, qu’un besoin parviendra jamais, par le seul fait qu’il est vivement ressenti, à créer ce qui doit y satisfaireh ? Si l’on donne le nom de « religion » au seul sentiment des besoins religieux, pourra-t-on jamais prétendre que ce sentiment-là, fût-il poussé à l’extrême, — fût-il devenu comme une faim et une soif de Dieu, — puisse jamais constituer pour l’âme une possession réelle de Dieu lui-même ? La soif de Dieu » peut sans doute, elle doit même, être pour l’âme une révélation. Mais ce sera celle de la nécessité absolue pour cette âme d’arriver à posséder Dieu ; ce ne sera jamais le fait même de cette possession. Ce qui seul inaugurera une semblable possession, ce sera toujours l’acte de confiance par lequel cette âme saisirait, dans le don que Dieu lui aurait d’abord fait de lui-même, les intentions actuelles de la grâce de son Dieu.
h – On sait qu’il fut un parti théologique qui cherchait à justifier l’incrédulité en face de l’Evangile, en soutenant que cet Evangile était l’expression naturelle des besoins auxquels seuls il répond ; besoins qui se faisaient en effet vivement sentir à l’époque à laquelle il apparut.
Car on ne les invente pas, on ne les imagine pas, ces pensées divines, cette grâce du Saint des saints pour des indignes ! Tout cela ne va nullement sans dire ! — Autrement, comment se fait-il que l’âme humaine, qui souvent, dans la recherche de cette grâce, a déployé tant de persévérance, d’ardeur et même d’héroïsme, n’en est pas moins toujours saisie d’étonnement et d’admiration, à chaque fois qu’elle arrive à la rencontrer sur son chemin ? D’où vient encore que cette émotion est d’autant plus saisissante, que la recherche dont il s’agit a été plus prolongée et plus ardente ? Bien mieux ! pourquoi, si cette même âme a laissé s’affaiblir en elle cette impression, sera-ce toujours à Dieu lui-même qu’elle s’adressera pour que l’expérience lui en soit rendue ? Evidemment, c’est qu’elle sent, à ne pas s’y tromper, que c’était à Dieu lui-même qu’elle l’avait due tout d’abord. Elle sait donc qu’il n’est pas en son pouvoir de la rappeler à son gré ; que Dieu seul peut la lui rendre par le don et par la présence de son Esprit.
Avec tout cela, cependant, — me dira-t-on peut-être encore, — n’avez-vous pas mis au nombre des expériences dont témoigne en nous notre conscience, non seulement la vue d’une volonté dont la souveraine initiative suffit à nous révéler la présence du « Seigneur, » mais encore la vue de la bonté persistante de ce même Etre ? Cette expérience de la bonté divine, que chacun de nous doit à sa conscience, ne suffit-elle donc pas pour nous dire que ce même Dieu dont l’autorité s’est fait sentir à notre âme, est aussi le Dieu qui pardonne ? Est-il nécessaire de faire intervenir pour cela une action spéciale et surnaturelle « de l’Esprit, » action dont la pensée courrait même le risque de paralyser aussitôt notre première énergie ? D’ailleurs, pourquoi ne reconnaîtrait-on pas une œuvre de l’Esprit divin, dans cette expérience de la bonté divine que nous devons au témoignage de notre conscience ? Une semblable expérience ne suffit-elle pas pour nous inspirer cette confiance en Dieu, que vous-mêmes avez appelée la possession de Dieu par notre cœur ?
Pour répondre à cette objection, il nous faut considérer de plus près l’expérience intérieure dont il s’agit.
Nous avons vu que ce qui nous donne ainsi le sentiment de la bonté divine, c’est la vue de la persistance au dedans de nous, en dépit de notre indifférence ou même de notre résistance, de cette autorité qui tend à soumettre sous nos yeux l’instinct central de notre volonté. Plus nous faisons l’expérience de cette persistance, cependant, plus aussi sommes-nous amenés à voir, jusqu’à quel point cette autorité est en opposition avec notre libre volonté. Si donc Dieu nous révèle de la sorte sa bonté, il ne le fait pas au moyen d’une impression nouvelle, d’une impression qui viendrait s’ajouter à celles que nous devions déjà à notre conscience. Il le fait uniquement en nous montrant que cette volonté divine dont nous avons ainsi conscience, — toujours la même, toujours inexorable dans sa sainteté, toujours également opposée à notre propre volonté, — peut attendre que nous soyons, nous, arrivés à être saints.
Evidemment, pour un homme qui a reconnu un état anormal dans le désaccord entre sa volonté propre et la volonté divine, il y a un abîme entre une bonté qui n’est ainsi que de la patience, et cette autre bonté qui s’appellerait la grâce, ou l’amour qui pardonne. La première ne change rien aux faits. Elle maintient entière une décision qu’elle se borne à ajourner. La seconde implique une décision nouvelle. Elle a déjà changé les faits. Disons mieux ! elle nous révèle des faits nouveaux. Elle nous annonce une « bonne nouvelle. » C’est même par là, tout spécialement, qu’elle parvient à saisir, à vaincre, à conquérir et à changer notre cœur.
Tout ce que peut faire la patience la plus bienveillante, c’est « de nous donner du temps. » C’est donc de nous faire voir toujours plus clairement, l’impossibilité où nous sommes de nous conformer à la loi qui continue à s’imposer à notre liberté. La grâce de Dieu, elle, fait davantage et tout autre chose. En effet, l’amour divin ne ressortit plus, comme la patience de Dieu, « aux choses qui ne sont que pour un temps. » Cet amour fait partie d’une sphère tout autre que celle du temps ; il ressortit à l’absolu. Aussi bien l’expérience que nous en avons nous fait-elle pénétrer, par l’amour qui vient y répondre au dedans de nous, dans la vie absolue et éternelle de Dieu lui-même.
Et remarquez que ce qui rend chez nous telle chose possible, c’est le fait que nous portons encore en nous, bien que négligée et ignorée, la faculté de ressentir cet amour. C’est là ce qui fait que cette révélation de la grâce de Dieu pour nous indignes, acceptée par une foi simple et sincère, peut faire encore de nous des hommes réellement nouveaux ; que, comme nous l’avons vu, elle peut nous transporter, nous hommes déchus et pécheurs, au point de vue de Dieu lui-même ; si bien que notre cœur en vient à pouvoir répondre, faiblement sans doute, mais pourtant dignement, aux sentiments divins eux-mêmes.
Telle chose ne pourrait jamais résulter en nous, de ce que nous aurait révélé la seule conscience de la loi imposée à notre volonté. Ce qu’il faut, pour que cela ait lieu, c’est que le Dieu dont cette conscience nous révèle la loi se présente à nous, non plus seulement comme différant l’accomplissement de cette loi, mais comme Celui qui, tout en en maintenant l’autorité, nous aime cependant en dépit de notre indignité ; parce que, à ses yeux, ce qui en nous a péché, ne provient pas de l’être dans lequel il discerne encore au dedans de nous son enfant, et auquel il veut rendre et la conscience et la puissance de sa vie. Il faut donc que Dieu, cessant de se faire voir uniquement comme Celui auquel nous devons aller, se montre à nous comme Celui qui vient lui-même, — bien plus ! comme Celui qui est déjà venu, — jusqu’à nous. Or, c’est là un fait que notre conscience nous révèle d’autant moins, qu’elle implique bien plutôt une protestation directe contre la possibilité d’un tel fait.
Nous le savons, il n’y a qu’un fait qui soit de nature à produire sur nous, par un seul et même acte, et au même degré, les deux impressions qui, en dehors de ce fait spécial, demeurent constamment et entièrement inconciliables, ne fût-ce que pour notre pensée, — je veux dire l’impression de la sainteté absolue subsistant tout entière, à côté non pas de ce qui ne serait de la part de Dieu que de la patience à notre égard, mais à côté d’un amour positif et actuel de Dieu pour notre personne elle-même, et cela en dépit de notre indignité actuelle.
Nous disons qu’il faut que cette impression résulte, pour nous, d’une action vivante et soutenue dont nous nous verrions les objets. Il ne suffirait nullement ici d’une idée abstraite de la sainteté absolue, unie à celle de la bonté infinie. Il nous faut la vue d’un acte personnel accompli par Dieu à notre intention ; d’un acte impliquant, non pas pour notre idée mais au-dessus et au delà de toute idée accessible à notre esprit, — c’est-à-dire au moyen d’une expérience directe, — la manifestation positive, et de la justice condamnant le péché aussi irrévocablement que notre conscience le voit condamné en nous, et de la grâce souveraine ignorant le péché, passant par dessus le péché ; non pas nous pardonnant tel ou tel péché dans notre vie passée, mais nous révélant que Dieu nous aime ; qu’il aime en nous ce qu’il y discerne d’éternel ; qu’il nous aime nous, réellement et positivement, en face et en dépit « du péché qui habite en nous. » Il nous faut cela, et il nous faut tout cela si, dans cet acte d’amour, nous devons reconnaître non pas le fait constant d’une loi divine, mais, ce qui est tout autre chose, Dieu lui-même se manifestant dans un acte historique que lui seul peut accomplir.
Or cet acte a eu lieu ; et il n’existe qu’un acte semblable. Et, bien que nous n’en ayons pas été les spectateurs (ce qui du reste n’aurait pas suffi pour nous le faire apprécier !), — bien que nous n’en possédions que le témoignage, — cet acte est si bien tout ce que nous venons de dire, qu’il n’est pas possible d’admettre que le récit qui nous le transmet ait pu être inventé ; en sorte que, grâce à sa nature elle-même, ce récit porte en lui-même la preuve absolue de sa véracité.
Cette action divine est celle qui a eu sa manifestation la plus frappante, et la plus accessible, dans le fait de Golgotha. — Dans ce fait, entièrement seul de son espèce, nous ne voyons pas, comme dans ce que nous révèle notre conscience, la seule nécessité d’une union personnelle de Dieu avec notre libre volonté humaine ; non ! nous y saisissons la réalité historique de cette union. Celui que nous y voyons accomplir jusqu’au bout la volonté de Dieu, en obéissant à Dieu de tout son cœur, et cela jusqu’à la mort de sa chair, — cet être, qui se montre ainsi entièrement capable de la sainteté absolue, — cet être est l’un de nous. Il est notre frère ; un homme comme nous. Il est, de plus, accessible comme ne l’est aucun autre homme, à notre sympathie humaine. C’est pour nous, en effet, c’est par amour pour nous indignes, qu’il meurt, qu’il se sacrifie de la sorte sous nos yeux. Par là il nous gagne le cœur. Notre affection se donne à lui, et, en nous unissant ainsi à lui, nous entrons en une union réelle avec cette volonté de Dieu dont l’accomplissement constitue, à ce qu’il dit lui-même, le secret de sa vie. C’est là ce qui seul explique les conquêtes de la croix, en dépit et de ceux qui l’ont compromise et défigurée, et du caractère de « folie » qu’elle revêtira toujours tout d’abord pour notre pensée humaine actuelle.
Or la révélation de l’Ecriture tout entière n’a d’autre but que celui d’acheminer ce fait ; comme elle ne possédera jamais à nos yeux d’autre vérité, que celle qui découlerait pour nous de l’absolue nécessité de ce même fait.
A cette demande : La révélation intérieure rend-elle superflue l’extérieure ? nous répondons par conséquent que, bien loin de rendre inutile le témoignage de la grâce de Dieu, la conscience est précisément ce qui, au dedans de nous, appelle ce témoignage ; tout comme le fait de soumission intérieure dont témoigne devant nous la conscience, est ce qui nous amène à l’accueillir.
A cette demande : Est-ce la conscience qui prouve l’Ecriture, ou l’Ecriture qui sanctionne la conscience ? nous répondons que la seule preuve qu’ambitionne l’Ecriture elle-même, c’est « de se prouver à toute conscience d’homme. »
Mais nous ajoutons aussitôt que, si l’Ecriture se prouve à la conscience, ce n’est pas par la conscience qu’elle se prouvera jamais. En effet, si l’Ecriture s’appuie sur le témoignage de notre conscience pour se faire écouter, elle a à nous dire ce que notre conscience, à elle seule, n’a jamais dit et ne saurait jamais dire. Rappeler que les faits dont témoigne la conscience exigent ceux que seule l’Ecriture nous révèle, n’est-ce pas, d’ailleurs, avoir constaté que la conscience ne remplacera jamais l’Ecriture ?
Et si notre conscience seule sanctionne à nos yeux l’Ecriture, ce n’est pas non plus que notre conscience confère à l’Ecriture l’autorité qui lui revient. La conscience ne saurait conférer une autorité, n’en possédant elle-même aucune. La conscience est une perception ; elle est la vue des marques, au dedans de nous, d’une autorité absolue. Elle n’est pas elle-même cette autorité. La conscience morale, en particulier, n’est pas une force morale. C’est la perception, ou l’expérience d’un instinct moral subsistant au dedans de nous. C’est donc la vue du besoin que nous ayons de la force morale, qui nous est nécessaire pour réaliser les aspirations de cet instinct.
La conscience et l’Ecriture s’appellent l’une l’autre. Elles se complètent mutuellement. Ce sont, pour nous, deux paroles du même Dieu. — La conscience vient la première. Mais ce qu’elle nous révèle demeure incomplet et incompris, s’il ne vient s’y ajouter ce dont témoigne l’Ecriture. Ce n’est pas que la vérité de conscience ne soit aussi éclatante que possible. Non ! c’est que les faits de conscience en demandent d’autres, auxquels la perception de conscience ne saurait atteindre. La conscience met devant nous « les faits terrestres ; » l’Ecriture, elle, nous révèle « les faits célestes » qu’exige la connaissance des premiersi.
i – Jean 3.12.
Ces « faits célestes » sont des actes nouveaux, de Celui-là même qui est déjà pour nous l’auteur de l’autorité morale dont témoigne en nous la conscience. Ils constituent de sa part « une révélation ».
Quant à l’usage de cette révélation de l’Ecriture, il est évident qu’une simple admission de la vérité historique de tels faits passés, n’impliquera jamais, à elle seule, une expérience directe et personnelle de l’auteur de ces faits. Il faudra, pour que se produise cette expérience, que ces faits nous apparaissent comme des actes qui nous auraient nous pour objets ! C’est bien là ce que nous trouvons dans l’Ecriture. Elle se donne comme le témoignage d’un salut promis, préparé, puis accompli pour nous, par l’amour du Dieu saint de notre conscience. Si, parce que nous avons négligé l’expérience dont témoigne cette conscience, nous ne sentons pas le besoin de ce salut, la voix de l’Ecriture restera sans doute pour nous sans importance et sans vérité. Ce qui demeurera acquis, cependant, ce sera la réalité redoutable d’un semblable fait.
La conscience morale est en nous une perception. L’objet en est, au dedans de nous, une autorité dont le caractère nous révèle la réalité présente, la volonté souveraine, et la patiente bonté, de l’Auteur de notre être. Cette révélation de notre conscience, qui s’accorde avec celle qui découle pour nous de la vue des faits sensibles, en exige cependant une autre : celle de la grâce souveraine du Dieu saint pour nous pécheurs. Cette dernière révélation ne se trouve que dans les faits dont témoigne l’Ecriture. La conscience ne remplacera donc jamais pour nous l’Evangile ; mais sans la fidélité à la conscience, l’Evangile nous demeure inutile.
Telle est la conclusion de notre exposé des rapports, entre la révélation intérieure et la révélation ou extérieure ou historique ; et c’est aussi celle de l’étude que nous avions entreprise, et du fait intérieur dont témoigne la conscience morale, et de la place qui revient à ce fait dans notre recherche de la vérité.