Enfin, de ce point central tout, dans le christianisme, s’explique, s’enchaîne et s’organise mieux que dans aucun autre système ; chaque vérité nous apparaît à sa vraie place et dans son véritable jour. Montrons-le en quelques mots.
Pour nous aussi le christianisme est doctrinal ; mais la doctrine ne le constitue pas tout entier. Elle n’existe pas seule et par elle-même ; elle n’est ni chose primitive, ni chose capitale. Expression de la vie, elle n’est qu’un des moyens par lesquels se répandait et se conserve ce qu’il y avait de neuf et de créateur dans la personne et dans l’apparition du Christ. C’est l’enveloppe qui entoure l’image réelle de Dieu, la personne du Dieu-Homme. La grande œuvre du Christ, de laquelle découlaient toutes les autres, était de se révéler lui-même, de se témoigner, d’épanouir sous toutes ses faces son être le plus intime, sa nature divine et humaine. A ce riche épanouissement appartiennent sans doute sa charge prophétique, son ministère de docteur, et le témoignage à la fois historique et doctrinal que lui rendaient ses disciples. Il était même inévitable que l’Église donnât à ces témoignages une expression intellectuelle, une forme dogmatique, et que la science élevât sur cette base un système complet. Mais, quelque indispensable que puisse être la doctrine à cet égard, il n’est pas moins vrai qu’elle nous fait remonter à quelque chose qui lui est antérieur et supérieur, à la vie et à l’être du Christ. Entre elle et cette vie se trouve le même rapport qu’entre un effet et sa cause, un commentaire et son texte original, une partie dérivée et le tout unitaire d’où elle provient. La doctrine nous donne le christianisme ; la vie de Christ est le christianisme même, et le contient essentiellement.
Une idée qui tient de bien près à celle de doctrine, mais qui est plus large qu’elle, l’idée de révélation, reçoit aussi à ce point de vue sa véritable lumière. Elle cesse de signifier une exposition théorique et complète de la connaissance de Dieu. S’adressant à des pécheurs, et embrassant dès lors la délivrance du péché, la révélation est un dévoilement positif des pensées et des énergies divines relatives au salut des hommes, une réelle manifestation de Dieu et de ses vertus efficaces les plus propres à élever, à éclairer, à racheter, à sanctifier l’espèce humaine. Ici encore il y a plus que la parole, plus que l’enseignement. La révélation par la parole est supérieure, il est vrai, à la révélation muette et voilée par l’œuvre de la création ; mais, à son tour, elle est inférieure à celle qui s’accomplit par les faits. Il n’y a qu’un ensemble de faits sauveurs, dans lesquels s’expriment l’esprit et la volonté de Dieu, et par lesquels Dieu agit au milieu des hommes et pour leur salut, qui puisse nous révéler complètement le Dieu vivant. Et cette révélation vivante, partiellement accomplie dans les manifestations préparatoires de l’ancienne Alliance, ne peut l’être en entier qu’autant que toutes les pensées et que toutes les volontés de Dieu envers les hommes viennent se condenser et s’incarner, claires, imméconnaissables et complètes, dans une vie pleine de grâce et de vérité, c’est-à-dire dans une personnalité morale qui exprime parfaitement l’amour sauveur du Père des hommes. Voilà dans quel sens, et dans quel sens seul, le christianisme est une révélation. Il l’est, répétons-le, en ce que la vie du Christ est l’expression achevée de Dieu et de sa volonté ; il l’est en ce que ses paroles et ses œuvres, sa vie et sa mort, sa résurrection et son exaltation nous montrent en action et dans la plus positive évidence le décret salutaire de l’éternel amour qui affranchit, qui sauve, qui sanctifie. Or, cette œuvre ne pouvait être accomplie que par une personnalité parfaitement unie à Dieu, dont la parole, l’activité et la glorification fussent la glorification, l’activité et la parole de Dieu. Ce n’est donc pas la parole du Christ, ni une partie de ses actes ou de ses discours, qui est la révélation, mais c’est le Christ lui-même. Elle est en Lui bien plus qu’elle n’est transmise par Lui. Elle est en Lui, pleine, parfaite, dans le tout indivisible de sa personne et de son apparition terrestre, dans sa doctrine comme dans ses actes, dans sa vie comme dans sa mort, dans sa résurrection comme dans son élévation à la droite du Père.
Le christianisme est aussi une loi morale. Mais s’il n’était pas autre chose, nous ne verrions en lui qu’un judaïsme réformé et généralisé. Il n’aurait apporté ni vie, ni liberté ; il aurait laissé l’humanité sous le joug maudit du péché, et sous le poids accablant de sa dette. La loi, même la plus transfigurée, reste toujours loi, c’est-à-dire un frein impuissant appliqué du dehors à l’homme, une barrière irritante élevée devant ses désirs, un impérieux et froid commandement qui, toujours violé, accuse et condamne toujours. L’esprit et l’amour peuvent seuls vivifier, et l’amour et l’esprit ne découlent que de la vie personnelle. Dans celle du Christ, la loi était accomplie par le principe interne et souverain de l’amour ; et comme son esprit se communique par la foi, la foi nous donne avec l’esprit la force d’accomplir à notre tour la loi. Ainsi, la loi est écrite dans le cœur chrétien ; et, transformée en un ressort intime et libre de la vie, elle cesse d’être un commandement extérieur, comminatoire et terrifiant. Voilà comment le christianisme a tout à la fois parachevé et aboli la loi. Ne voir en lui qu’une loi morale, ne constitue pas sans doute une erreur complète, puisqu’il conserve son côté légal et judiciaire en face du pécheur impénitent et de toute âme qui, délaissant l’amour de Dieu manifesté en Christ, ne veut connaître que sa justice ; mais c’est abandonner le fait évangélique par excellence, car la grâce, la liberté, la rédemption de la loi extérieure et coercitive sont la grande et l’essentielle affaire des croyants.
A nos yeux aussi, le christianisme est rédemption et réconciliation ; mais la cause la plus profonde de ces deux effets salutaires se trouve dans l’unité du Christ avec Dieu, comme nous l’avons déjà dit. Le judaïsme aussi voulait racheter et réconcilier ; et toutefois son œuvre, à ce double égard, restait fort imparfaite, parce que ses moyens étaient symboliques. Il affranchissait la conscience du sentiment de la dette, et l’assurait de la grâce divine pour un certain temps ; mais il n’extirpait pas le péché, et ne produisait pas une nouvelle vie. Pour obtenir ce double résultat, il fallait que la rédemption et la réconciliation fussent introduites dans le sein de l’histoire et inoculées à l’homme par une médiation morale, je veux dire par une personnalité libre, qui se mettrait positivement en rapport avec les âmes altérées et affamées de salut ; par une personnalité originairement et parfaitement affranchie, d’un côté, du mal que la rédemption devait faire disparaître, et remplie, de l’autre, du bien qu’il fallait communiquer ; par une personnalité qui serait elle-même ce nouveau principe de vie, pur, suprême et parfait. Racheter, c’est délivrer de la puissance, du joug et des conséquences du péché. Il n’y a qu’un être libre qui puisse délier des esclaves, et un être absolument libre, moralement parfait, souverainement saint ou uni à Dieu, qui puisse porter dans son sein la force et la sève d’une rédemption universelle, parce qu’en vertu de la sociabilité humaine, une vie parfaite, heureuse, puissante, et sympathique d’une sympathie infinie, se donne, se communique nécessairement ; parce que les pécheurs sont excités à se l’assimiler par l’oppression et les souffrances du mal interne qui les dévore ; parce que la plénitude spirituelle d’une telle vie divine ne peut jamais être amoindrie ou épuisée.
Mais la rédemption, comme nous l’avons plusieurs fois remarqué, repose à son tour sur la réconciliation, sur la grâce de Dieu élevée à une certitude inébranlable, sur la paix rétablie et la communion renouvelée avec Dieu. Or, qui pourra rétablir et renouveler entre Dieu et l’homme cette société sainte ? Celui-là seul en qui elle existe pure et sans mélange, et dans l’âme duquel vit une conscience inaltérable, souveraine et vivifiante de l’amour et de la grâce de Dieu ; celui-là seul qui, toujours heureux dans le sentiment de cette parfaite union, pourra, par sa puissance spirituelle, entraîner librement ses frères sympathiques dans les joies de sa paix et de sa félicité. Ainsi, la réconciliation se fonde elle-même sur l’unité primitive du Christ avec son Père, et sur la parfaite habitation de Dieu en Lui. Aussi est-ce sans doute avec une logique sentie que le grand apôtre écrivait : « Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec soi, » désignant clairement l’Etre de Dieu en Christ comme la cause première, et la réconciliation comme la conséquence ou l’effet de cette immanence du Père dans son Oint éternel.
Tout, enfin, dans le christianisme, reçoit de cette pensée-mère, ou plutôt de ce fait capital, sa vraie lumière et sa vraie place. La théologie et l’anthropologie cessent de se dévorer mutuellement, en trouvant dans la christologie leur liaison vivante et leur accomplissement, puisque Dieu nous y apparaît dans toute la plénitude de son abnégation de lui-même, de son expansion propre et de sa grâce infinie ; et l’homme, dans toute la grandeur de sa noblesse et de ses destinées. Le divin fait invasion dans le monde et dans l’homme, et l’homme et le monde en sont élevés et transfigurés d’une façon qui satisfait nos plus profonds besoins religieux et moraux ; Dieu est rapproché de l’humanité d’une manière réelle et vivante ; l’homme correspond à son idée d’image de Dieu ; et l’harmonie de notre existence est rétablie, parce que le grand problème de notre fondement suprême et de notre but final est résolu. Les miracles qui accompagnèrent l’apparition du Dieu-Homme deviennent, à leur tour, naturels et compréhensibles, parce que l’élément divin, en s’introduisant dans la vie humaine, doit entraîner avec lui, comme un cortège inévitable, et mettre en jeu des forces et des lois qui relèvent d’un monde supérieur. En particulier, le miracle qui sert de point d’appui au christianisme historique, la résurrection du Christ, nous apparaît, d’une part, comme une conséquence nécessaire de sa personnalité si pleine, si rayonnante de Dieu, et devient, de l’autre, la base d’une eschatologie chrétienne, par l’union spirituelle qui relie les fidèles à leur Sauveur ressuscité.