Lecture
L’Éternel est vivant et ton âme est vivante : je ne te quitterai point. (2 Rois 2.4)
Ô Dieu ne m’abandonne pas, ne sois pas loin de moi ! (Psaumes 38.22)
Je suis errant comme une brebis perdue, cherche ton serviteur ! (Psaumes 119.176)
Ne me quitte pas au temps de la vieillesse ; quand mes forces s’en vont ne m’abandonne pas. (Psaumes 71.9)
Ne me presse pas de te laisser, de retourner loin de toi ! où tu iras j’irai, où tu demeureras je demeurerai ; ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu, où tu mourras je mourrai et j’y serai enterré. (Ruth 1.16-17)
Quand les montagnes s’éloigneraient et que les collines chancelleraient, mon amour ne s’éloignera point de toi, et mon alliance de paix ne chancellera point, dit l’Éternel, qui a compassion de toi. (Ésaïe 54.10)
Je suis tous les jours avec vous, jusqu’à la fin du monde. (Matthieu 28.20)
Restez ici et veillez avec moi. (Matthieu 26.38)
Reste avec nous, car le soir arrive et le jour est sur son déclin. (Luc 24.29)
Que d’obscurs pèlerins à l’âme inquiète disent à Celui dont la présence leur remplace toute chose : Reste avec nous, cela se conçoit. Mais il y a quelque chose de surprenant à voir celui qui avait coutume de dire : « Je ne suis pas seul, le Père est avec moi », rechercher avec une insistance qui touche à la supplication, le contact et la présence de disciples infiniment inférieurs à lui. Le rapprochement de ces deux paroles jette un jour très vif sur cette loi d’aide mutuelle, d’échange fraternel dont Dieu a fait la nécessité de nos existences. De par la volonté sainte et éternelle, les plus grands ont besoin des plus petits, comme les plus petits ont besoin des plus grands.
Ceux qu’une mission particulière a faits grands ont pour sort d’être seuls. Puissants et solitaires, voilà leur part. Ils sont nos chefs, nos remparts, nos abris. Nous suivons leurs pas, nous saisissons leurs mains. Leur feu nous réchauffe, leur lumière nous éclaire. Mais qui donc les guide, les abrite, les cache à l’ombre de ses ailes ? À qui vont-ils pour recevoir ce qu’ils nous donnent ? Leur force ne tarit-elle jamais ? Quand ils tombent, qui les relève ? Quand ils pleurent, qui les console ? Ne pouvons-nous rien pour eux qui nous donnent tout ? Voilà ce que presque personne ne songe à se demander. Demande-t-on d’où vient à la source son eau de cristal, au soleil son rayon ?
Nous touchons là au plus douloureux secret des vies que Dieu a marquées d’un signe divin. Et ce secret, la nuit de Géthsémané le met en face de nous. Il est peut-être plus poignant ici que partout ailleurs. Qu’un être plein de Dieu, au point qu’il pouvait dire : « Je suis un avec le Père », en vienne à implorer des hommes, cela est non seulement le signe d’une douleur surhumaine, c’est une preuve qu’il y a, sans doute, en nous quelque chose de grand et de mystérieux, un pouvoir de consoler et d’assister, inconnu à nous-mêmes, et dont on ne saurait avoir une idée trop sublime, puisque le Fils de l’homme, le grand chef des combats de Dieu, y a fait appel. N’est-ce pas une révélation encourageante que de s’entendre dire : ô homme, créature errante et perdue, sur qui passent toutes les tempêtes, il y a au plus profond de toi, en ce centre intime où ton être est joint à Dieu, une source pure et salutaire à laquelle l’homme des douleurs a demandé à boire en une heure terrible. Quand le ciel se voile au-dessus de nos têtes, c’est par là que s’établit le contact avec l’Éternel. Si Jésus a senti, à certains moments, le besoin de chercher dans une présence amie une forme du secours de Dieu, qu’en sera-t-il de nous, âmes d’enfant encore mal affermies. Restez ici et veillez avec moi, c’est notre cri à tous, dans les veillées de la douleur.
Je songe d’abord aux insomnies des nuits d’angoisse et de souffrance qui sont une des plus pénibles épreuves de cette terre.
La nuit est une amie quand elle amène le sommeil. Il y a tant de questions pour lesquelles la meilleure solution est de s’endormir. Le sommeil est une oasis dans les steppes ardentes. Quand il dort, le prisonnier est libre, le malade est guéri, l’enfant éloigné du foyer sent se fermer sur lui les bras de sa mère. Parmi les dons de Dieu, les puissances réparatrices, le sommeil tient une place de premier ordre. Ceux qui l’ont paisible et fortifiant ne savent pas de quel trésor ils sont comblés. Pour en juger à fond, il faut avoir connu l’insomnie, l’insomnie troublante, déconcertante, qui change le visage des choses et dérange la calme mesure qui nous sert à les apprécier ; l’insomnie où tout flotte et se déforme, jusqu’à la notion du temps.
Pour elle, une heure n’est plus une heure ; une heure est un siècle et la nuit se prolonge comme l’éternité. Lentement, l’homme se sent descendre au fond d’un gouffre, si bas, si bas qu’il n’en voit plus l’orifice. Et dans ces minutes pétrifiées, dans cette horrible fixité des heures stagnantes, la pensée acquiert une rapidité fébrile. Ses images se suivent et se chassent les unes les autres, et toutes, en passant, nous jettent des défis. Ce qui parait naturel le jour, en plein équilibre du jugement, s’altère, acquiert des proportions alarmantes. Le monde entier prend à nos yeux les teintes grises du cauchemar. Nous sommes livrés aux fantômes, sort plus misérable que d’être livré aux bêtes. Et dire qu’il y a certains jours où toute la vie est envahie par ces fantômes, où en plein midi nous avons perdu le sens normal et l’impression juste des choses ! Brisés par une grande douleur, aveuglés, ébranlés par une tentation au-dessus de nos forces, misérablement blessés dans tout notre être, il nous semble que des puissances ennemies, puissances des ténèbres, prennent le dessus et nous emportent. Pour comble de tristesse, le ciel souvent se ferme, Dieu semble éloigné. Non seulement c’est l’obscurité ; mais une obscurité sans étoiles ! Je n’insiste pas sur ces moments où les plus fermes sont tremblants. Ceux qui ont souffert ne les connaissent que trop. Les plus croyants peuvent passer par là.
C’est alors qu’on apprend à éprouver ce qu’est la présence d’un être aimé, sûr, en qui on peut avoir confiance, à qui l’on dit : Reste avec moi. On ne dit pas cela au premier venu. Le Christ, au jardin des Oliviers, avait fait un choix. Ses disciples, il les aimait tous, même celui qui allait venir pour le trahir dans un baiser ; mais il use d’un droit sacré en choisissant ceux qui lui étaient le plus près du cœur. Et sa grande douleur provient de ce que ceux-là mêmes, tout en restant là, sont loin de lui. Car il ne suffit pas d’être là, tout près, à portée de la main, il faut y être de toute son âme. Et voilà qui n’est pas donné à chacun. L’homme fuit la douleur. Quand il se passe des choses graves ou effrayantes, son premier mouvement est de partir. Vous connaissez cette tentative si ordinaire et si lâche : chercher à s’éloigner de ceux qui souffrent. Il y a une façon de parler qui a cours dans certaines contrées, et dont on se sert lorsqu’une grande infortune frappe une famille. On dit : j’aimerais mieux ne pas les connaître. Cela est atroce, mais c’est humain.
Souvent les circonstances vous empêchent de vous éloigner. Les liens du sang ou la convenance vous retiennent ; mais vous restez machinalement : C’est la pire des absences. Votre présence ne fait que mieux marquer tout ce qui vous sépare du malheureux frère qui souffre près de vous. Oh les distances intérieures, les abîmes creusés entre des hommes qui vivent sous le même toit dorment dans la même chambre, mangent à la même table ! Ils sont là côte à côte, leurs chemins se côtoient, ils respirent le même air, et leurs cœurs sont plus loin l’un de l’autre que les pâles étoiles ne le sont de la terre.
Mais vous n’êtes ni insensibles, ni égoïstes, ni incapables de ressentir ce qui se passe dans les autres. Votre crainte n’est pas de rester, mais de ne savoir quoi dire. N’en ayez pas si grand souci. Ce n’est pas là l’essentiel. Non pas que la parole soit inutile et sans force. S’il en est de méchantes qui se fixent au cœur comme une flèche empoisonnée, il en est de si bonnes ! Paroles semblables à ces bienfaisantes substances qu’on inocule aux malades et qui vont, en circulant dans leurs veines, combattre partout les ferments funestes. Il est des paroles qui guérissent, qui rassurent, qui relèvent, qui frayent des issues, ouvrent des horizons, rendent la vie. Mais la parole n’est pas tout. Et d’abord tout le monde ne sait pas parler. Souvent aussi toute parole, la meilleure, est impuissante, parce que celui à qui elle s’adresse ne comprend plus. La maladie, le deuil, une trop vive souffrance, une agitation intérieure trop violente le rendent incapable de suivre un raisonnement. Puis, il y a des situations où les plus éloquents deviennent muets, parce que les événements leur ferment la bouche et que, en toute sincérité, ils ne savent plus quoi dire.
Ce n’est pas une raison pour s’en aller ; au contraire ! Là où cesse le règne de la parole intelligible, le pouvoir de Dieu et de la miséricorde ne cesse pas. Si tu ne peux rien dire, tais-toi, mais reste ! Est-ce que les pauvres brutes savent parler, lier des raisonnements, aligner des preuves, exposer des doctrines, invoquer des motifs ? Non. Pourtant, quand nous souffrons, et qu’elles viennent se poser près de nous, en fixant sur les nôtres leurs grands yeux muets, cela produit de l’effet. Qui jamais dira ce que la présence d’un être obscur, mais fidèle, qui partage nos dangers et ne veut pas se séparer de nous, a pu apporter de consolation et de courage à nos cœurs endoloris ! Et qui nous dit que celui qui a envoyé les prophètes, les apôtres, les âmes au verbe enflammé, ne peut pas choisir un oiseau, un chien, la plus humble de ses créatures pour porter à ses enfants malheureux un message d’espérance. La Bonté qui se sert de si humbles instruments serait-elle impuissante à se servir de toi seul ? Reste donc, et si ta sagesse n’est plus qu’une arme usée, si les yeux de ta foi voient trouble dans l’horrible nuit descendue, si ta voix ne perce plus les ténèbres, reste là ! Reste comme une borne, avec toute ta résolution, avec une absolue sympathie, pose-toi sous le fardeau avec celui qu’il écrase. Le Christ n’a pas dit aux apôtres : Parlez-moi. Il leur a seulement demandé de rester, de veiller avec lui, afin qu’il les sache là, tout près. Ceux qui s’aiment n’ont pas besoin de paroles. Leurs silences aussi confondent leurs âmes. Plus les silences sont profonds, plus ils contiennent de mystérieux échanges. La présence d’un être ami est tout un monde de révélations. Entre son esprit et le nôtre, de discrets messagers se croisent sur des chemins invisibles… Reste et tais-toi : le Dieu qui surpasse toute intelligence et défie toute parole, le Dieu du silence fera le surplus.
Il est dit, dans l’Ancien Testament, qu’un prophète qui n’avait vu Dieu ni dans la tempête, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu, le sentit passer dans une brise douce et subtile. N’est-ce pas là comme un symbole de la manière dont Dieu s’est approché de nous en Jésus ? Par une transition très naturelle, les différents motifs que nous pouvons avoir de dire à nos semblables : reste avec nous, nous amènent donc au Christ. Jamais, à travers aucun autre messager, petit ou grand, la bonté éternelle ne nous a dit plus doucement — je suis là. Jésus, c’est Dieu avec nous. Dans les splendeurs de la création, comme dans ses forces déchaînées, Dieu se manifeste, mais il est extérieur, et il peut sembler loin. N’est-il pas loin aussi, lorsque nous croyons en lui sous cette forme majestueuse et glorieuse qui le place sur un trône immuable, dans la lumière inaccessible, environné de puissance et de félicité ? Regarder du fond de nos ombres vers cette radieuse divinité, sans doute, c’est encore un avantage précieux.
Mais peut-on s’empêcher de penser : À lui la vie, à nous la mort ; à lui la joie, à nous les larmes ; à lui la victoire, à nous les luttes, les défaites et les incertitudes cruelles. Un Dieu semblable n’est-il pas trop olympien ? Ne préside-t-il pas de trop haut et dans un calme trop idéal à nos destinées tourmentées ? Et le cœur humain, dans ce qu’il a de plus légitime, ne pourrait-il pas trouver cette grandeur trop facile, et cette royauté trop superficielle ? Quelque chose nous dit que, dans la souffrance qui se ramasse et veut espérer, dans le doute qui cherche, tâtonne, conquiert lentement des clartés plus parfaites, il y a plus de grandeur que dans la possession tranquille et la sérénité sans nuage. La misère humaine est plus touchante que la béatitude des anges. Ce qu’il nous faut, autant pour le secours direct que nous en espérons, que pour l’amour et l’adoration que nous lui devons, c’est un Dieu qui reste avec nous. Non seulement il doit voir les choses d’en haut, mais il doit les voir d’en bas. Non seulement il doit les voir, mais il faut qu’il y soit. La foi humaine a besoin de lui dire : Si je monte au ciel, tu y es ; si je descends au sépulcre, t’y voilà. Il nous faut un Dieu qui pleure de nos larmes, soit saisi de nos angoisses, plie sous nos fardeaux, un Dieu qui souffre. Ce Dieu-là prend une figure d’homme, il s’abaisse vers nous qui ne pouvons monter vers lui. C’est le Dieu de l’Évangile, celui qui nous a visités en Christ ; et voilà pourquoi le crucifié du Calvaire a plus de prise sur les cœurs meurtris, plus de puissance consolatrice, que tout ce que l’esprit humain peut concevoir de plus transcendant en fait de divinité. Ce qu’il faut souhaiter à chaque pèlerin sur les routes changeantes de la terre, c’est qu’il puisse garder près de lui ce compagnon, qui traduit le fond invisible des réalités divines en paroles humaines, en sentiments familiers, en actes tangibles, et qui fait dire des choses éternelles aux gestes, aux humbles devoirs, aux tristesses, comme aux joies de cette vie mortelle. La grande consolation dans tous les événements de l’existence est que le Christ a passé par là, en nous y montrant la trace de Dieu. Il n’y a plus de sentiers perdus, de recoins oubliés, plus de gouffre désolé. Dans le malheur même, dans la mort, dans la gueule du monstre, Dieu par lui nous dit : ne crains rien, je suis là. S’apercevoir de cela c’est la grande chose, la seule nécessaire. Pourvu que celle-là nous reste ; rien n’est perdu !
Quand vous étiez enfants, l’obscurité vous effrayait, vous trembliez devant les formes étranges que revêt l’ombre, et dont elle tourmentait votre jeune imagination. Et vous disiez à votre mère : reste avec moi. Elle près de vous, la nuit n’avait plus rien d’ennemi. Cette présence rassurante vous conciliait les ténèbres elles-mêmes, conjurait toute hostilité, apprivoisait les mauvais génies.
Nous restons enfants toute la vie, désarmés et tremblants en face des puissances inconnues auxquelles nous sommes livrés dans le monde. Il nous faut cette présence maternelle qui fait taire les flots, les cris menaçants, les doutes, tout ce qui provoque l’insécurité.
Toujours, le soir descendra sur nos routes, toujours, pour quiconque est un homme, les heures sonneront où la lumière du jour nous dit adieu, où les clartés raisonnables deviennent insuffisantes, où la force nous quitte, où le plus ferme et le plus clairvoyant confesse qu’il ne sait plus où il en est. Toujours, le vieux péché, l’antique souillure nous suivront comme une ombre ; toujours, la misère et le malheur nous guetteront ; toujours, la mort nous rejoindra. La figure de ce monde change, mais au fond combien peu a changé la vie ! Puisque nos ennemis restent là, ne nous quitte pas, puissance amie ! Puisque le mal demeure, demeure aussi, toi qui as été avant le mal, qui as vaincu le mal, et qui seras quand il ne sera plus !
Reste avec nous, bonté clémente, qui espère tout et sais tout pardonner ; reste avec nous, amour pour qui rien n’est difficile ; paix divine au sein des orages, reste avec nous. Reste avec nous, courage invincible des saintes batailles. Quand nous serons aux prises avec les tentations, ne nous abandonne pas ; quand le péché nous aura vaincus, ne nous rejette pas, reste avec nous ! Quand nous pleurerons sur les tombeaux, reste avec nous : celui qui te regarde retrouve ce qu’il a perdu. Quand nous entrerons dans la mort, reste avec nous : celui qui te donne la main n’a plus peur de l’ombre.