Genèse 21
Abraham eut deux fils : un de la femme esclave, et un de la femme libre.
Abraham paraît avoir quitté la chênaie de Mamré fort peu de temps après la destruction de Sodome. Il se peut que l’épuisement des pâturages ait fini par rendre ce départ obligatoire. Il est possible aussi qu’une famine l’ait, pour la seconde fois, engagé à s’en aller. Je ne suis pas éloigné de croire qu’à ces deux raisons il s’en est joint une troisième, touchant de plus près à l’âme du patriarche. Ne dirait-on pas qu’il ne se sent plus la force de demeurer dans un voisinage qui lui rappelle tout ensemble des péchés affreux et un affreux châtiment ? Tant qu’il a pu penser que Lot aurait besoin de lui, il est resté à portée, prêta répondre au premier appel. Mais aujourd’hui, quel appel viendrait de ce fugitif, dont Abraham ne sait probablement pas la retraite ? C’est assez, maintenant. Il monte de la plaine embrasée je ne sais quelle odeur écœurante de mort : partons. Ceux qui ont souffert comprendront aisément le patriarche. Si l’on aime quelquefois à prolonger son séjour dans un lieu où l’on a pleuré, souvent aussi l’on a besoin d’en sortir quand aucun devoir n’y retient plus, et qu’une amertume particulière y gâte les plus doux souvenirs. C’est aujourd’hui le cas pour Abraham. Il quitte son campement et, s’avançant du côté du midi, il s’établit entre Kadès et Schurj. Étrange vicissitude : c’est en partie le même chemin qu’a suivi Agar, lorsqu’elle fuyait devant sa maîtresse. A ce moment, elle a rencontré « le vivant qui la voyait : » aujourd’hui, Abraham ne jouit pas de cette rencontre.
j – Voir Genèse 20.1.
Rien ne nous dit, il est vrai, qu’il l’ait particulièrement cherchée. Pour des motifs qui ne nous sont pus exposés, il fait un séjour à Guérar, localité de la Philistie où régnait alors un prince nommé Abimélec. Que de fois, plus tard, nous retrouvons le peuple hébreu en contact avec les Philistins, et presque toujours ce contact est sanglant. A l’époque où nous sommes arrivés, cette tribu ne déploie point encore les qualités guerrières qu’elle manifesta plus tard : on la dirait presque apparentée avec les Sémites qui viennent lui demander accueil.
C’est dans ce milieu, relativement pacifique, et moins dangereux après tout que l’Egypte ne l’avait été, vingt-quatre ans auparavant, qu’Abraham se laisse entraîner, pour la seconde fois, d’une part à une de ces demi-vérités qui sont les plus funestes mensonges, de l’autre, vis-à-vis de sa femme, à une lâcheté d’autant plus coupable qu’elle constitue une récidive et que les excuses lui font plus complètement défaut. On à peine à comprendre, vraiment, que cela soit possible. On a beau avoir une certaine expérience du cœur humain, de ses ruses, de son cruel égoïsme, on se dit qu’une chose pareille ne devait pas se produire et qu’il était facile de l’éviter. Pour la seconde fois. Abraham fait passer Sara pour sa sœur. Pour la seconde fois, il prend la mesure la plus propre à la faire conduire dans le harem d’un prince païen – ce qui se passe en effet. Et cela, après que toute hésitation a cessé quant à la personne qui serait la mère du véritable héritier. Quelques mois seulement encore, Sara mettra au monde Isaac ; les vingt-cinq années d’attente recevront leur récompense : et c’est au moment d’y toucher qu’Abraham, le héros de la foi, le croyant justifié, s’expose à tout compromettre par une impardonnable fausseté !
Impardonnable, dites-vous ? Ce n’est pas l’avis de l’Écriture. En constatant, pour la seconde fois aussi, et son entière véracité et la sûreté parfaite avec laquelle elle peint les portraits de ses grands hommes, sans craindre que les taches de leur vie ternissent la sainteté de Dieu, nous reconnaîtrons qu’elle juge le mal sans écraser le pécheur. Elle sait ce que nous ignorons. Elle a vu au péché du patriarche des explications qui, sans l’excuser, le présentent sous un jour moins abominable que nous ne l’aurions d’emblée décidé. Elle admet que sa foi s’est obscurcie ; elle ne nous dit pas qu’elle soit morte. Abraham, sans doute, se souvient. Les choses, à la cour de Pharaon, s’étaient fort bien passées. Non seulement Sara s’était vue merveilleusement gardée, mais lui-même, son mari, avait reçu des présents très appréciables. Le Dieu qui a tout arrangé dans une première occurrence ne saura-t-il pas faire de même en celle-ci ? D’autant plus que des promesses très spéciales visent maintenant Sara en personne ; l’Éternel s’est engagé vis-à-vis d’elle dans les termes les plus précis… La foi d’Abraham lui ordonne de croire qu’il ne peut rien arriver à sa compagne, quels que soient d’ailleurs les périls auxquels il l’exposera.
Aberration, égarement de la conscience ? Ah ! je crois bien. Mais ce n’est pas seulement à Guérar qu’on a vu des croyants abuser de leur foi, au point de s’en servir pour tenter Dieu. Veuillez observer, mes amis, que nous sommes, nous, presque au bout de l’histoire de la foi. Abraham était au début. Notre apprentissage des voies de Dieu est bien avancé, quoiqu’il se doive continuer jusqu’à la fin des temps. Le sien commençait. Si nul de nous ne peut affirmer qu’à la place de notre héros il eût mieux agi, qui ne sent qu’Abraham, aujourd’hui, éclairé des lumières qui nous inondent, n’eût pas commis nos lâchetés ni toléré nos souillures ?
Je ne dis pas cela pour appeler vertu ce qui fut un péché, un grand péché. Je cherche seulement à demeurer dans la vérité et dans l’équité. Or, après avoir constaté que la foi du mari de Sara s’est de nouveau dévoyée, je suis obligé de convenir qu’elle n’a pas cessé d’être de la foi, aux yeux de Celui qui sonde les cœurs et les reins. Qu’est-ce que Dieu dit de lui ? Le présente-t-il comme un renégat ? Vraiment non : il le présente comme un prophètek. Jamais encore il ne lui avait donné ce titre. En le lui conférant aujourd’hui, il lui en impose aussi les fonctions. Il le charge de prier pour Abimélec, et il fait dépendre en quelque sorte la vie du monarque des prières du patriarche…
k – Genèse 20.7.
Vous n’avez pas besoin de me dire que cela vous étonne. J’en étais sûr ; et moi aussi je suis étonné. Voulez-vous pourtant que nous examinions avant de nous scandaliser ? C’est si facile de crier, sans savoir pourquoi l’on crie.
Pour qui Abraham avait-il tenu Abimélec ? Pour un prince de peu de vertu évidemment. Qu’avait-il fait, lui, le témoin du vrai Dieu, en faveur de l’âme de ce païen ? Juste ce qu’il fallait pour l’enfoncer dans la perdition. Et vous croyez qu’il n’a plus, maintenant que son mensonge est découvert, qu’à reprendre tranquillement le chemin de ses anciens pâturages ? Non pas. Il a fait un très grand tort au roi de Guérar. C’est bien le moins qu’il travaille à son salut ; c’est une intercession aussi nécessaire que celle qu’il faisait l’autre jour pour Sodome. Et si des requêtes de cette sorte l’abaissent, l’humilient, tant mieux ! S’il se rend compte – car sa conscience, étourdie un moment, n’est point cautérisée – qu’il ne saurait prier pour Abimélec avant d’avoir demandé pardon pour son propre péché, tant mieux encore ! C’est par cette voie de la repentance qu’il reprendra la force perdue. Celui qui a menti rentrera dans le chemin de la vérité. Savez-vous, d’ailleurs, combien de temps sa prière a duré ? Êtes-vous surs que Dieu ne l’ait pas tenu en suspens, le contraignant à prolonger la lutte, à pleurer, à attendre, bien plus longtemps qu’il n’avait fait là-bas, dans cette gorge de la montagne où, si vite, il avait consenti à réduire jusqu’à dix le nombre des justes nécessaires pour sauver Sodome. Ah ! la prière a des mystères profonds, et ceux-là seuls qui y sont descendus comprennent un peu la leçon divine que reçut Abraham quand il fut appelé à prier pour Abimélec.
Son intercession fut exaucée. Le prince philistin, délivré de ses justes inquiétudes, ne se contente pas de rendre Sara à son mari. Il la fait accompagner de présents qui ressemblent fort à ceux que Pharaon avait donnés dans la même occasion. Il paraît, au reste, moins désireux de tancer son visiteur hébreu comme il le méritait, que jaloux de s’assurer ses bonnes grâces. Il veut se faire un ami d’un homme dont la prière est si puissante ; et qui nous prouvera qu’il eût tort ? Ce qui ne nous interdit point d’avouer que les paroles du païen, celles au moins que nous connaissons, ont été plus nobles que celle du croyant. La paix fut faite entre eux à ce moment ; nous ne voyons pas qu’elle ait été troublée, et nous pensons que dès lors Abraham s’établit pour un temps à Beer-Schéba, où nous le retrouvons à la fin du chapitre vingt et unième.
C’est là, très probablement, que s’est passé l’événement de famille attendu depuis un quart de siècle : la naissance du fils de Sara. « L’Éternel, écrit notre texte, se souvint de ce qu’il avait dit à Sara. » Plus littéralement : L’Éternel visita Sara. Saintes et touchantes visites de notre Dieu. Il en a fait une à Abraham, devant sa tente, sous les chênes de Mamré, et il l’a trouvé fidèle autant qu’hospitalier. Il en a fait une à Sodome et il l’a trouvée corrompue. Il en fait une maintenant à Sara : ce n’est ni pour l’éprouver ni pour la châtier ; c’est pour la bénir. L’enfant annoncé est enfin serré dans les bras de son heureuse mère. Des chants retentissent au foyer du patriarche ; ce sont les avant-coureurs des cantiques des anges ; l’aube du jour de Noël se dessine au sein des ténèbres de Canaan.
Certes, Abraham n’hésite point sur le nom à donner à son fils : il l’appelle Isaac – proprement il rira, et par conséquent le rire – afin de rappeler d’âge en âge le rire d’adoration et de foi avec lequel, un an auparavant, son cœur avait salué sa venue. Et le choix même de ce nom qu’est-il autre chose qu’un acte d’obéissance ? N’est-ce pas Dieu qui l’avait désigné, comme il désigne, à l’entrée des temps évangéliques, les noms de Jésus et de Jean le Précurseur ?
Au reste, le rire du père devient cette fois le rire de la mère. Sara ne doute plus, ne raille plus, ne ment plus. Elle commence, à son tour, à rire en adorant et en bénissant. L’arrivée d’un enfant change tant de choses à la maison et tant de sentiments dans le cœur ! Il y a des parents que cette grâce immense amène à la foi. Sara n’était pas une incrédule ; mais elle n’a jamais cru comme aujourd’hui. Elle dépasse maintenant dans ses pensées les limites du camp de son mari. Elle comprend que la grande nouvelle de la naissance de son fils va se répandre dans tous les environs et plus loin encore. On rira dans bien des tentes et dans bien des maisons, quand on saura qu’elle est devenue mère. Au début, peut-être, ces sourires seront pareils au sien quand elle douta de la parole des trois messagers. Et puis, ils se transformeront, comme le sien s’est transformé ; et ils se changeront en chants de louanges. – La série des brèves exclamations par lesquelles Sara exprime maintenant son bonheur revêt une forme poétique dont nous retrouverons l’écho dans le cantique d’Anne, la mère de Samuel, en partie aussi dans le magnificat de Marie. Cela n’est pas pour nous étonner, et ce serait bien plutôt l’absence de poésie qui nous surprendrait, à supposer que cela fût possible en un pareil moment. Un premier enfant ! Un enfant attendu pendant un quart de siècle ! Mais si le sentiment poétique disparaissait de la terre, c’est à ce foyer qu’il irait se réfugier, car c’est là que nous verrions le nouveau-né
Poésie vraie, au reste, parce qu’elle est jointe à l’obéissance, nous ne devons pas nous lasser de le répéter. Abraham, tout en se réjouissant, reste fidèle aux ordres de Dieu. Il circoncit Isaac comme il avait circoncis Ismaël : le signe de l’alliance pourrait-il manquer à celui qui en est, humainement, le garant ? Puis quelques années se passent ; deux au minimum, si nous en croyons les habitudes arabes réglées par le Coran. Rien ne nous est raconté de ces deux ans. S’il est vrai qu’on est d’autant plus heureux qu’on est moins noté dans l’histoire, nous nous représenterons que le bonheur a été grand sous la tente du patriarche. Ce sont de ces moments de choix qui ne se racontent pas, et que ceux-là seuls comprennent qui ont eu le privilège insigne de les goûter.
Ceux-là savent aussi qu’ils ne durent pas longtemps. Un père me le disait naguère : « Nous étions si complètement dans la joie, que nous commencions à trouver, ma femme et moi, que ce n’était plus normal pour des enfants des hommes. Il me semblait que nous avions plus que notre part. » Peu de semaines après, il perdait son fils aîné. – Ce n’est pas la mort qui entre chez Abraham, c’est la discorde ; elle est quelquefois pire. Voyons dans quelles circonstances.
Donc, deux ans au moins se sont écoulés ; trois peut-être. Isaac commence à comprendre ce qui se dit autour de lui. Souvent la tête blanchie du père s’est penchée avec un amour indicible vers la petite figure de l’enfant, et sa bouche a murmuré à son oreille le premier nom qu’il devait connaître ; celui de Jéhovah. Il a entendu les accents de la louange et de la prière, des psaumes anticipés dans lesquels le vieux prophète chantait doucement : « Mon âme ! bénis l’Éternel et n’oublie pas un de ses bienfaits ! » Isaac, malheureusement, a entendu aussi autre chose, et s’il n’a pas compris tout de suite, sa mère a compris pour lui et s’est fâchée ; il a entendu les moqueries de son aîné.
Car Ismaël était là, vous savez. Agé de quatorze ans à la naissance d’Isaac, il en avait alors pour le moins seize, peut-être dix-sept. Depuis que son jeune frère emplissait la maison de ses cris, de sa présence, de son encombrante petite personne, il n’avait pas pu se cacher que sa position à lui changeait presque du tout au tout. Il s’était habitué a se considérer comme l’unique héritier d’Abraham et de ses promesses, comme le chef incontesté de cette famille sémite à qui les Cananéens témoignaient une si grande déférence. Mais le voilà soudain relégué au second rang, effacé, écarté, et pourquoi ? devant qui ? Devant une petite créature qui peut être fort gracieuse, mais qui n’est pourtant qu’un bébé ! Abraham le laisse voir de la façon la moins équivoque : c’est ce second enfant qui est son fils ; Ismaël est devenu beaucoup plus le fils d’Agar que celui d’Abraham. Certes, il eût fallu posséder une nature singulièrement humble et patiente pour accepter sans mot dire une telle déconvenue. Or ni la patience ni l’humilité ne sont le fait d’Ismaël. « Ane sauvage » dès les premières années de sa jeunesse, il était prêt aussi à lever la main contre tous. Rappelez-vous la prophétie prononcée à son sujetl. En attendant qu’il osât se livrer à des voies de fait, il s’abandonnait à des railleries, au rire. – car il semble que tout le monde ait ri à l’occasion d’Isaac. Mais le rire d’Ismaël sonne faux. C’est celui de la jalousie. Destiné à cacher la déception ressentie, il devient une arme acérée. Il blesse d’abord la mère, plus habile que tout autre à surprendre la moindre plaisanterie dirigée contre son bien-aimé ; ensuite l’enfant lui-même, le petit garçon, qui aura commencé par rire aussi, comme l’aîné, et qui aura fini par pleurer. N’est-ce pas là ce qu’entend saint Paul quand il écrit aux Galates que « celui qui était né selon la chair persécutait celui qui était né selon l’espritm. » Persécutait, vous avez bien lu. Il y a telle moquerie infiniment plus difficile à supporter que des coups. Et quand vous criblez d’épigrammes un frère, une sœur, un camarade plus faible que vous, et que vous essayez de vous justifier en prétendant que c’est pour vous amuser, vous oubliez que c’est un amusement cruel, dont le vrai nom est persécution.
l – Genèse 16.12.
m – Galates 4.29.
Soyons, au reste, équitables. La position d’Ismaël avait ses épines. Pour jouir paisiblement du bonheur d’un autre, cet autre fût-il un membre de votre propre famille, et même un charmant enfant, qui vous ravit beaucoup de caresses et beaucoup de privilèges, il faut avoir déjà fait plus d’un pas dans la route du renoncement. Ismaël n’y était pas très avancé. L’êtes-vous beaucoup plus que lui ? Si votre conscience dit non, suivez, s’il vous plaît, la fin de notre récit et admirez en vous-mêmes les conséquences de l’envie.
Une grande fête se prépare, celle du sevrage d’Isaac. Un festin doit marquer cette date. Ismaël y a sa place marquée. Mais ce n’est plus absolument celle d’autrefois. Les domestiques eux-mêmes ont moins d’égards pour lui que pour « le petit. » Sa mère n’a probablement rien fait pour adoucir son aigreur et son mécontentement. Elle est plutôt satisfaite, là, tout bas, qu’une certaine vengeance soit tirée des anciennes duretés de Sara. Avec de telles dispositions, un éclat devenait inévitable. Et dans cette scène plus que pénible qui va se passer au foyer d’un homme de paix, ne saisissez-vous pas un tardif mais juste châtiment du doute, de la faiblesse, dont Abraham s’était rendu coupable dix-sept ans plus tôt ? Une vengeance d’Agar sur Sara et de Sara sur Agar, ce n’est que l’extérieur, l’apparence : ce qui se venge, c’est la loi morale. On n’outrage pas impunément la foi conjugale.
La fête de famille est donc vite troublée. Les mets du festin manquent de saveur ; les conversations n’ont pas d’entrain. On se regarde avec ce sentiment de vague malaise qui annonce un orage. On a vu les rires d’Ismaël. On a surpris sur la figure d’Agar des encouragements et non des reproches. Bientôt on a pu lire dans les traits de Sara une colère implacable. La lionne est blessée ; elle va bondir… Se moquer de mon enfant ! Et qui cela encore ? Le fils d’une esclave ! Un esclave lui-même ! Hors d’ici ! Une punition ordinaire ne suffirait point. Il faut un châtiment exemplaire… Hors d’ici, dis-je, cette servante ! Hors d’ici son fils ! Et que mes yeux ne les rencontrent plus.
Abraham, cependant, ne cède pas tout de suite. Il aime Ismaël ; nous l’avons vu. La nature énergique bien que sauvage de ce jeune homme n’était pas pour lui déplaire ; elle faisait un peu contraste avec la sienne, et nous savons que les contraires s’attirent. Et puis, ne lui rappelait-elle point les souvenirs de sa propre jeunesse ? Il avait pris l’habitude de compter sur cet enfant. Il ne trouvait pas juste de le frapper si fort pour une faute qui remontait, après tout, à d’autres qu’à lui. Aussi, bien que Sara, dans sa colère, ait prononcé sans le vouloir une parole prophétique : « Le fils de cette servante n’héritera pas avec mon fils, avec Isaac, » le père éprouve de toute l’affaire un très vif déplaisir. Il voudrait ne pas céder. Il ne faut pas moins pour vaincre sa résistance que l’intervention de Dieu. « Que cela ne te déplaise pas, » dit l’Éternel. Ce qui -signifie : Pour cette fois, c’est moi-même qui te commande d’obéir à ta femme. Cela vaut mieux ainsi. – Ne craignons pas, du reste, que le Seigneur oublie ses anciennes promesses au sujet d’Ismaël. Il les reprend au contraire et certifie que le jeune homme, bien qu’éloigné de la maison paternelle, n’en deviendra pas moins une nation : car il est fils d’Abraham. Comme c’est de bon matin que le patriarche se met en mesure d’exécuter l’ordre de Dieu, il est assez probable qu’il l’aura reçu dans une nuit d’insomnie, où il cherchait le moyen de rendre le calme à sa demeure, sans se faire l’agent des inimitiés de Sara.
Pourquoi, dira-t-on, Dieu donne-t-il au conflit cette issue ?
Probablement, d’abord, à cause d’Isaac et d’Ismaël : il n’est bon ni pour l’un ni pour l’autre de ces deux frères qu’ils continuent à demeurer ensemble. Avec sa nature emportée et moqueuse, Ismaël ne serait pas pour son cadet une société convenable, un exemple bienfaisant. Isaac, d’autre part, sans y mettre de malice, exciterait infailliblement la jalousie de son aîné ; sa présence seule lui deviendrait un agacement perpétuel. Il n’est pas avantageux de prolonger la vie en commun. Mêmes rivalités entre les deux mères ; et quel exemple pour leurs enfants ! Une rupture s’impose afin d’éviter la guerre. C’est un cas analogue, avec aggravation, à celui qui s’est présenté à propos de Lot. Et une fois que la séparation est devenue nécessaire, évidemment ce n’est point à Sara ni à son fils départir ; ils sont à leur place dans la tente du patriarche. Ismaël n’est plus trop jeune pour affronter les hasards d’une existence nouvelle.
Ce parti, en second lieu, devait être pris à cause d’Abraham. Son éducation réclamait ce châtiment. Il doit apprendre, avant que la loi soit promulguée, les immuables exigences de la loi en ce qui concerne le mariage ; apprendre ce qu’il en coûte de s’en écarter une seule fois, même en conservant les dehors d’une vie exceptionnellement honnête : apprendre surtout quelles sont les obligations de la foi, et quelles traces douloureuses laisse chez un croyant un seul moment de confiance en soi-même. Qu’il y ait eu de la souffrance et de l’amertume dans ces leçons, qui de nous en pourrait douter ? Ne le devinez-vous point, d’ailleurs ? Le sacrifice que le père accomplit maintenant en se séparant d’Ismaël, son fils, n’avait-il pas aussi pour but de le préparer à celui qui lui sera demandé dans quelques années, quand il faudra sacrifier Isaac, son unique ?
Ainsi, Dieu a commandé. Son intervention seule a triomphé des hésitations du patriarche. Je ne doute pas que celui-ci n’ait exposé très clairement à sa maison les ordres que l’Éternel vient de lui donner. Il aura signifié à tous – et cela importait beaucoup, – qu’en expulsant Agar et Ismaël ce n’était point à Sara qu’il obéissait, mais à Dieu. Il y’ aura de la sorte moins de triomphe d’une part, moins de rancune de l’autre.
Et pourtant ce fut un triste départ. Sous les premiers rayons d’un soleil d’orient, une page achève de se tourner dans la vie d’Abraham : elle ne se rouvrira pas. Agar, ce matin, passe un seuil qu’elle ne franchira plus. Ismaël reviendra dans la tente paternelle ; mais ce sera pour en emporter la dépouille mortelle de son père. L’historien nous dit bien que les deux frères se sont revus à ce moment ; il ne nous donne pas à entendre qu’il y ait eu entre eux une seule autre rencontre… Il fallait ! Quel dommage, n’est-ce pas, qu’il ait fallu !
Les provisions de voyage ont été données à la pauvre Agar. Elles ne sont pas bien riches : du pain, une cruche d’eau. Ce sera bientôt épuisé ; il y en a pour deux jours au plus. D’autant plus que cela doit servir non seulement à la mère – il lui sera facile de se priver – mais à un robuste garçon de dix-sept ans dont l’appétit doit être solide… Adieu ! tentes d’Abraham. J’ai beaucoup souffert ici, mais j’ai reçu de bien grandes bénédictions. A présent qu’il faut vous quitter, j’aimerais mieux encore souffrir… Mais c’est trop tard. Il faut aller.
Abattue plus encore qu’irritée, Agar n’a plus cette vue claire, cette décision rapide qui l’avaient aidée lors de sa première fuite. Elle se perd dans le désert. Plus de chemin tracé devant elle ; l’horizon lui devient inconnu. Nous ne savons pas où elle voulait aller. Je me figure qu’elle ne le savait pas trop elle-même. En Egypte ? Mais y avait-il encore quelque attrait pour elle dans ce pays qui n’était pas même sa vraie patrie ? Elle semble avoir tourné quelque temps aux environs de Beer-Schéba. Si on la rappelait pourtant ! Si tout ce qui vient de se passer n’était qu’un mauvais rêve !… Non : personne ne la rappelle, et, en attendant, la voilà bel et bien égarée.
Le proverbe populaire dit qu’un malheur n’arrive jamais seul. Il semble avoir raison, car toutes les infortunes fondent à la fois sur Agar. Elle a perdu la société du patriarche ; elle ne trouve plus son chemin, et la provision d’eau est épuisée. Plus rien à boire. Aveuglée par sa tendresse et par sa douleur, la mère ne cherche plus, ne voit plus ; il faut mourir !
Quelques traits, d’une simplicité parfaite, nous dépeignent les tortures de ce cœur maternel. Agar a presque porté son enfant qui ne peut plus se soutenir. Elle l’a laissé sous un arbuste ; le soleil, du moins, ne brûlera pas directement de ses rayons cette tête mourante ; pour elle, c’est presque la dernière toilette de son bien-aimé ; on dirait qu’elle l’a couché dans son cercueil. Cela fait, elle s’éloigne. Comme elle ne peut plus rien pour lui, elle ne veut pas le voir mourir. Son impuissance à le rafraîchir, même pour un instant, est par trop déchirante… Elle ne va pas bien loin, cependant : seulement une portée de flèche. A cette distance, la mère s’assied en face du fils… Oui, bien en face. Car on ne sait pas. S’il allait se passer quelque chose qui ne fût pas une mort ! S’il lui était donné de voir un miracle et que sa présence y fût en quelque mesure nécessaire… Ne perdons pas l’enfant de vue… Que tous ces traits sont naturels et vrais ! Dans la société d’Abraham, Agar peut avoir reçu des leçons de foi, et supposer que, si son fils est mourant, Dieu est puissant pour le lui rendre « par une sorte de résurrection.n » Depuis qu’elle a quitté l’Egypte, elle a entendu parler d’un Dieu qui afflige, c’est vrai, mais qui se souvient aussi d’avoir compassion ; Dieu qui fait les promesses et qui est fidèle ; Dieu qui se tient près de tous ceux qui l’invoquent… Qui sait ?
n – Hébreux 11.19.
En attendant, la mère pleure. Je ne puis affirmer qu’elle ait prié. C’est probable ; et je n’ignore pas, d’ailleurs, qu’il y a des larmes qui sont des prières. Avez-vous observé, néanmoins, l’admirable délicatesse du récit ? Ce que Dieu entend tout d’abord, ce ne sont pas les sanglots d’Agar, c’est « la voix de l’enfant. » Elle devait être bien faible, cette voix : un murmure, un souffle, quelque chose d’imperceptible. Dieu perçoit pourtant ; Dieu entend. Si,
à combien plus forte raison sous l’arbrisseau du désert, où quelque enfant va mourir ! Il regarde, il entend. Ces gémissements tout voilés et indistincts sont montés jusqu’à lui.
Alors aussi, il répondo. Pas au mourant, qui ne se doute plus de rien, mais à la mère, à laquelle il réserve l’indicible bonheur d’apporter elle-même la vie à son garçon. Deux actes, seulement, sont nécessaires pour qu’elle en soit rendue capable : il faut rouvrir son cœur à la foi presque expirante, et ses yeux à la vue, car ils ne savent plus voir. « Qu’as-tu, Agar ? Ne crains point. Dieu a entendu la voix de l’enfant dans le lieu où il est. Lève-toi ; prends-le ; je ferai de lui une grande nation. » Voilà pour la foi ! « Regarde : il y a là-bas un puits d’eau. » Voilà pour la vue ! Dieu ne la crée pas, cette source, elle existait déjà. Seulement, noyés de larmes, les yeux n’avaient pas vu. – Ainsi l’armée de l’Éternel campait autour de la ville de Dothan pour délivrer Elisée, et le serviteur du prophète ne voyait que les chariots et les chevaux des Syriens qui le menaçaient. Il fallut que ses yeux fussent ouverts ; alors il vitp. – L’après-midi de Pâques, deux disciples marchaient côte à côte avec Jésus sans le voir : leurs yeux étaient retenus. Et combien ils sont nombreux en tout temps les effrayés qui ne voient pas le salut, les affligés qui méconnaissent la consolation, parce qu’un bandeau est mis sur leurs yeux par leur tristesse même ou par leur terreur !
o – Celui qui parle maintenant à Agar est appelé l’ange de Dieu ou d’Élohim. On dirait que, en dehors du rayon d’influence d’Abraham, elle ne reçoive plus les visites, de l’ange de l’Éternel.
p – 2 Rois 6.17.
Le puits était là. Dieu n’a pas fendu un rocher, comme plus tard au désert, pour en faire jaillir de l’eau. Dieu se contente de le montrer. Il était profond, sans doute, et plus ou moins intentionnellement caché par des pierres ou des broussailles, que les caravanes amassaient sur ses bords afin que les pillards ne le trouvassent pas trop aisément. Le mot hébreu indique une source d’eau vive et non une citerne, en sorte que la valeur de ce puits était considérable et devait exciter bien des convoitises. Oubliant ses angoisses, ne se souvenant plus de sa propre faiblesse, Agar court à cette eau, remplit son outre, revient à son enfant, soulève dans ses bras tremblants la tête défaillante d’Ismaël, entr’ouvre ses lèvres desséchées, fait descendre goutte à goutte l’eau du salut dans la bouche en feu : l’enfant renaît, il est sauvé ! Et, continue le texte sans autre description de cette scène, Dieu fut avec lui.
Nous n’entendons sortir du cœur d’Agar aucune autre prière. Elle ne demande pas (du moins pas à notre connaissance) la permission de rentrer dans la tente d’Abraham. La séparation est bien définitive. Bientôt même elle contribuera à l’accentuer encore en prenant pour Ismaël une épouse égyptienne. L’habitation du jeune homme, devenu tireur d’arc, fut dès lors le désert de Paran, cette vaste plaine qui s’étend de l’Araba au golfe de Suez vers l’ouest et, au sud, jusqu’à la chaîne du Sinaï.
Un bref récit, qui termine le chapitre 21 de la Genèse, nous montre de nouveau notre patriarche en rapport avec Abimélec, roi des Philistins. Sans trop nous arrêter aux détails, nous nous bornerons à y relever trois points, particulièrement intéressants pour l’histoire que nous racontons.
Depuis quelques années, c’est notre première observation, la réputation d’Abraham n’a fait que grandir. Abimélec, qui avait eu autrefois à se plaindre de lui, ne peut estimer trop haut les avantages d’une alliance avec un homme que Dieu bénit si visiblement dans toutes ses entreprises. C’est lui, donc, qui vient la lui proposer. Rien ne ressemble ici aux offres que le roi de Sodome avait faites au vainqueur de Kédor-Laomer, et que celui-ci avait repoussées. Abraham n’aura pas à sacrifier quoi que ce soit de sa foi ni de son honneur. Tout au contraire, c’est lui qui est honoré ; et il demeure libre, puisqu’on lui offre un traité, d’en dicter les conditions.
C’est ce qu’il fait. Sans témoigner d’un très grand enthousiasme pour ce pacte, il en comprend l’utilité pour ses descendants. Mais il veut auparavant régler un litige pendant et dont l’importance était pour lui de premier ordre. Il s’agissait de la possession d’un puits ; – la vie et la mort en dépendent, nous venons de le voir. Abraham en avait creusé un ; les serviteurs d’Abimélec s’en étaient emparés. Or, il ne saurait y avoir d’alliance vraie là où la propriété n’est pas respectée ; commençons par finir ce procès : les bons comptes font les bons amis. Comme Abimélec se défend, avec une visible loyauté, d’avoir prescrit ou de soutenir quoi que ce soit d’injuste, l’accord ne sera pas difficile à réaliser. L’alliance va se conclure. Abraham seulement y joint une clause particulière et solennelle relative à la propriété de son puits. Encore une fois, ne nous en étonnons pas. Entre voisins qui se disputent pour une source, il ne saurait y avoir d’amitié. Si c’est déjà vrai chez nous, c’était plus vrai cent fois au sud de la Palestine.
Sept jeunes brebis, offertes par Abraham, acceptées par Abimélec, seront la consécration du traité. Le puits, désormais, s’appellera Beer-Schéba, ce qui peut signifier soit « le puits des sept, » soit « le puits du serment. » Ces deux dénominations reviennent au même, car le mot hébreu qu’on traduit par jurer signifie littéralement : s’engager par sept (se septifier, si l’expression était françaiseq). Et voilà, dès aujourd’hui, Abraham propriétaire en Palestine. Sa première acquisition est un puits ; la seconde sera un champ avec une grotte pour enterrer Sara. Abimélec étant reparti pour ses États avec le chef de son armée, Abraham reste aux environs de Beer-Schéba, dont le territoire est encore considéré comme faisant partie de celui des Philistins. Et là, c’est notre troisième observation, nous le trouvons pour un moment autant cultivateur que berger ; arboriculteur, dirions-nous, car il se met à planter des tamariscs. Il faut bien que ce fait ait quelque valeur dans sa vie, puisque l’historien prend la peine de nous le rapporter. Est-ce que ce premier essai d’établir des arbres dans une localité qui n’en possédait point mérite d’être relaté, comme preuve d’un passage qui commence de la vie nomade à la vie sédentaire ? C’est probable. Mais il ne l’est pas moins qu’une signification symbolique se rattache à la plantation de ces arbres. Le récit mentionne, aussitôt après, qu’Abraham invoqua là le nom de l’Éternel ; probablement, suivant son habitude, après y avoir bâti un autel. Est-ce que le feuillage toujours vert des tamariscs n’avait pas à représenter quelque chose ? Soit le caractère permanent de l’alliance contractée, soit la durée sans fin du Dieu qu’il prie et qu’il appelle aujourd’hui « Dieu de l’éternité ? » Manifesté au patriarche comme « Dieu très haut » après sa victoire sur les rois du nordr, puis comme « Dieu tout-puissant » au jour où il lui promet la naissance d’Isaac et lui révèle l’étendue de sa postérités, il se révèle à lui maintenant comme Dieu de l’éternité ; et il semble juste à Abraham de l’honorer par la plantation de ces arbres dont le feuillage ne se flétrit point… « Louez l’Éternel, montagnes et toutes les collines, arbres fruitiers et tous les cèdrest ! »
q – Ce puits, aujourd’hui Bir-ès-Séba, paraît avoir été retrouvé par Robinson. Il y en a même deux réunis sous ce nom, l’un d’un diamètre d’environ 4 m, l’autre de 1,5 m, tous deux avec de bonne eau à 13 m de l’ouverture. Tout autour, des auges et des pierres qui pourraient bien remonter aux jours d’Abraham.
r – Genèse 14.22.
s – Genèse 17.1.
t – Psaumes 148.9.