Pour savoir d’où vient la lèpre, il faudrait pénétrer les mystères de la préhistoire. Le déluge même n’a pu l’engloutir.
Lorsque Moïse a conduit son peuple vers la Terre promise, il a traîné après lui environ quatre-vingt mille lépreux qui, d’après Tacite, avaient été contaminés dans la maison de servitude. Myriam, sa propre soeur, avait été frappée, « sa chair ressemblait à l’enfant mort-né quand il sort du sein de sa mère ».
Six siècles avant notre ère, ce fléau ravageait la terre. Accuser la Perse, la Chine, le Japon d’en avoir doté l’humanité est fantaisiste. Soupçonner les animaux est injuste. Il n’a jamais été possible de leur inoculer la lèpre ; ils ne l’ont jamais transmise.
En réalité, partout où l’homme est apparu, ce mal l’a guetté et accompagné dans ses migrations.
Après avoir parcouru l’Orient, les soldats de César ont apporté à l’Occident autre chose que la paix romaine. Ils ont propagé la lèpre en Italie, en Gaule, en Germanie et jusqu’en Scandinavie. De leur côté, les Maures ont envahi l’Espagne pour transmettre la lèpre dans le midi de la France et en Sicile. L’Europe était investie de tous côtés.
Contaminée depuis des siècles, elle n’eut rien à gagner des Croisades. Ressortissants de diverses régions, les Croisés se rencontrèrent en Extrême-Orient et s’en retournèrent en important ce fléau dans toutes les parties de notre continent où il s’est enraciné.
Petits ou grands furent frappés ; parmi ces derniers, Baudoin, comte de Flandre, Alphonse II, roi de Portugal, Henri IV, roi d’Angleterre, Louis XI, roi de France.
Hors du camp, les contaminés !
Pour réagir, on appliqua la loi de Moïse dans toute sa rigueur : « Le lépreux portera ses vêtements déchirés et aura la tête nue. Il se couvrira la barbe et criera : Impur ! Impur ! Il habitera seul, sa demeure sera hors hors du camp. »
Au Moyen âge, la stricte observance de cette loi passa pour le meilleur remède. Il fut plus violent qu’efficace.
On mettait sur le même plan la prophylaxie, consistant à isoler le malade et la réprobation qui faisait de lui un damné. On dénonçait ces ladres, ces lazares couverts d’ulcères, on les traduisait devant des officiers de police inexorables et des ecclésiastiques dont le rituel ne souffrait pas d’exception. Avant d’être définitivement repoussés de la société : les lépreux devaient assister à « l’Office de séparation » dont la liturgie ressemblait à l’office des morts. Agenouillé sur un drap noir, courbé devant l’autel, le réprouvé entendait la messe ; pour souligner le vœu de bénédiction (Dominus vobiscum) on jetait sur sa tête trois pelletées de terre du cimetière.
La cérémonie accomplie, on le menait jusqu’à une cabane « hors du camp », on plantait une croix, on y suspendait un sac pour les aumônes et l’on y appliquait un règlement dont voici les articles principaux :
Tu ne fréquenteras personne.
Tu porteras toujours ton vêtement de lépreux.
Tu ne toucheras aucune personne, homme, femme ou enfant, aucun ustensile, aucun buisson de tes mains.
Tu ne marcheras jamais dans la direction du vent, de peur que ton impureté n’infecte la région.
Rappelle-toi que tu es un « hors du siècle ».
Quoi d’étonnant qu’en relisant ces ordonnances. plus d’un condamné n’ait crié à tous les vents :
– Brûlez-moi ! Au moins le feu me purifiera !
Rien d’étrange non plus que d’autres, se sentant encore du sang dans les veines, n’aient désiré échapper à ce bagne par tous les moyens et rompre avec la formule rituelle qu’on leur avait imposée, formule que voici :
Désormais cette retraite est la nôtre, nous l’habiterons toujours, nous l’avons librement choisie.
Non ! elle ne fut pas leur séjour d’élection, elle ne le sera jamais.
Pour le prouver, les lépreux couraient les grands chemins comme des chiens errants, quêtaient leur subsistance et portaient un grand L sur leur bonnet rouge. On les reconnaissait à leur houppelande grise. Ils agitaient des cliquettes, sortes de castagnettes à la mes de bois.
Sous l’affreuse cagoule, à la main des cliquettes,
Eclairé d’un grand cierge et le pas trébuchant,
Il s’en va résigné, celui que l’on jette.
L’intouchable maudit, le cadavre ambulant
(Ph. D.)
Ils soufflaient dans une corne et signalaient leur passage au moyen d’une clochette, dix fois tous les cent pas. La parole leur étant interdite, ils ne pouvaient avertir les passants d’autre façon.
Ils n’avaient accès ni dans les tavernes, ni sur les marchés, et ne devaient désigner une denrée qu’avec une longue baguette. En quête de bains, on leur refusait l’eau ; en quête de travail, on leur rappelait qu’il n’y en a point pour les impurs. Quelques régions plus humanitaires faisaient des concessions : les lépreux pouvaient devenir cordiers à condition de fournir des cordes pour les pendus et charpentiers s’ils préparaient les planches des condamnés à mort !
Entendant parler de maladredies et de camp de refuge, plusieurs reprenaient espoir. Mais à peine avaient-ils frappé à la porte d’une de ces hostelleries qu’on leur en montrait le régime disciplinaire, avec obligation de s’y astreindre :
Cela étant, la plupart n’en franchissaient pas le seuil. Désemparés, révoltés, ils fuyaient, fuyaient n’importe où, pour échouer le plus souvent sur quelque plage déserte.
Là, hors du camp, hors de ces camps de malheur, ils se retrouvaient avec leurs semblables, décidés à se tirer d’affaire, à vivre comme des hors la loi, à donner libre cours à leur dépit et à leurs passions.
Les nouveaux arrivants étaient bruyamment accueillis et fêtés. Pour dissiper leurs peines, on les étourdissait ; ils avaient bu la coupe amère jusqu’à la lie, ils en videront une autre maintenant ! Et les voici conviés à toutes les turpitudes, à toutes les impudeurs : des femmes se livraient comme prostituées, des enfants s’offraient comme esclaves du vice. Au gré de leur frénésie et de leurs débordements, ils couraient à pied ou à cheval au bord de la mer, affreusement défigurés. C’était l’ultime traitement, la dernière orgie, le dernier spasme avant la mort.
Dans son Anatomie générale du corps humain, Ambroise Paré écrit :
« Si l’on considère les lépreux comme des ladres, ils deviennent tous trompeurs, furieux , lubriques. »
Partout, sous toutes les latitudes, parmi toutes les nations. La lèpre s’attache aux peaux noires, blanches, rouges, jaunes, sans distinction. Elle s’accommode des situations topographiques les plus diverses et se déplace avec la même vitesse que l’homme. Son rythme est plus foudroyant qu’au Moyen Age. Elle peut accomplir son œuvre autour du monde en quelques jours. Les guerres, les famines, la misère, la promiscuité favorisent encore sa diffusion.
Voulant s’en débarrasser une fois pour toutes, l’Europe, au XIVe siècle, offrait les lépreux en holocauste. Un malheur tombait-il sur une région, elle s’acharnait sur ces complices du Diable qui empoisonnaient les rivières et les puits.
La France pratiqua « la combustion des lépreux ». Dans toutes ses provinces s’éleva la flamme des bûchers. Les « démoniaques » furent brûlés par milliers.
Etant donné cette mentalité et ces conditions, on comprend que beaucoup de lépreux aient fait voile vers des plages lointaines.
Où étaient-ils, maintenant ?
Aux tropiques, au Nouveau-Monde, pour y semer le virus.
Un flux terrible submergea ces pays.
Le reflux ne se fit pas attendre. Lorsque ceux de Malaisie et des Philippines, ceux de la Louisiane et du Vénézuela s’en revinrent en Europe, ils lui rendirent avec usure le mal qu’on leur avait importé.
Dès ce jour, les lépreux furent si répandus, qu’on aurait pu les croire doués du don d’ubiquité.
A l’heure actuelle, aucune statistique ne peut l’établir avec précision.
Les léprologues savent qu’une bonne moitié des lépreux cachent leur mal pour passer inaperçus et pour échapper à tout recensement.
« Les chiffres les plus récents sont au-dessous de la réalité ; il ne peut s’en dégager qu’une vue d’ensemble. »1
1 Dr Etienne BURNET, La Lèpre.
Il y a, présentement, sur la planète Terre, plus de CINQ MILLIONS DE LÉPREUX.
La Nouvelle-Calédonie est le foyer le plus actif.
Sur deux mille insulaires, à Maré, Delord comptait quatre-vingts lépreux. Cette constatation a provoqué le choc et suscité sa vocation.
Y a-t-il encore des lépreux de nos jours ? Les chiffres ont répondu. En les lisant, on se demande quel démon à la face grimaçante garde les avenues où souffrent tous ces malheureux.
« Hors du camp ! » Cette terrible ordonnance du Lévitique ne représente que le premier acte du législateur hébreu. Il serait injuste de ne pas rappeler le second.
Le lépreux a été séparé des bien-portants, ainsi le veut la loi. Maintenant, n’écoutant que la loi du cœur, Moïse demande au sacrificateur de s’approcher de ces grands malades et de les soulager.
Comment ? Avec de l’huile.
« Le sacrificateur remplira d’huile la paume de sa main gauche et, de sa droite, il oindra l’oreille, les doigts et le gros orteil du lépreux » (à savoir, les parties les plus atteintes, hier comme aujourd’hui).
Au lieu d’un tortionnaire, le chef d’Israël apparaît comme un hygiéniste de premier ordre et un annonciateur du Bon Samaritain par excellence.
Lorsque dans la douce Galilée les lépreux, terrés dans des grottes, imploraient la pitié, Jésus-Christ s’approchait d’eux, les touchait et les guérissait.
– Tu es impurs, toi ?... Tu seras pur, je le veux !
« Il est descendu aux enfers ! » Cet article du Credo prend une signification symbolique. A partir de ce jour, le sort des lépreux changera, le salut entrera dans leur maison.
Il faudra du temps. Des siècles durant, les nuages s’amoncelleront et contre-attaqueront. Mais il ne pourront arrêter la lumière.
A Jérusalem est fondé l’Ordre de Saint-Lazare, qui reçoit le pauvre Lazare et lui restitue sa dignité ; à Rhodes, celui des Bons Templiers ; à Malte, les Chevaliers de Saint-Jean remplacent les ladreries par des hostelleries. Ces Confréries n’admettent plus qu’un lépreux soit obligé d’errer, de mendier à travers le monde et d’y répandre sa misère.
Les Fioretti rappellent que « dans ce misérable siècle, le bienheureux François d’Assise, illuminé de l’Esprit saint, voulait servir les lépreux très affectueusement, leur donner à manger, laver leurs membres, nettoyer leurs vêtements, se précipiter dans leurs bras, baiser leurs plaies et leurs visages ».
Quand il les entendait crier : « Mon mal me torture jour et nuit, ma chair exhale une telle puanteur que je ne puis me supporter moi-même », Saint François s’approchait d’eux et leur disait :
– Mes très chers amis, je veux vous servir désormais.
Sainte Catherine de Sienne fit de même.
Ayant vu un lépreux à demi-nu, elle descendit dans la rue avec son bréviaire, son livre d’heures et ses images saintes. Mais, apercevant toujours le pauvre étendu contre une borne et n’y pouvant plus tenir, elle ferma ses livres de piété, mit du pain et une cruche d’eau aux pieds de l’abandonné ; puis, se dépouillant elle-même, le couvrit de son montello. Sans être vue, elle s’éclipsa, afin qu’en ouvrant les yeux, le lépreux pût supposer que ce bienfait lui avait été apporté par les anges.
Ces gestes sont contagieux. Quelques siècles plus tard, le huguenot Ambroise Paré chirurgien de la Cour de France, dira : « Qu’on agisse le plus doucement et le plus aimablement qu’il sera possible envers les lépreux, ayant mémoire qu’ils sont semblables à nous. Alors même qu’ils sont séparés du monde, ils sont aimés de Dieu. »
Ces exemples et ces paroles ont assez de vertu pour préparer des temps meilleurs.