Le cauchemar des adieux. — Derniers temps à Paris. — A Londres. — A bord du Trafalgar. — Terre ! — Première chevauchée en Afrique. — La Vallée du Charron. — Séjour au Cap. — En route pour le Lesotho. — M. et Mme Moffat. — La mission du Lesotho. — La guerre de 1858. — Moshesh. — Conférence missionnaire. — Molapo. — Fondation de Léribé. — Arrivée et installation. — Travaux matériels. — Étude du sessouto. — Travaux en sessouto. — Séjour à Hermon. — En route pour Port-Élizabeth. — Course folle jusqu’au Cap.
Le grand déchirement était consommé ; mais un mois et demi, occupé par les préparatifs matériels et les adieux, devait s’écouler avant le départ.
Le « cauchemar des adieux ! » comme disait Coillard quarante ans après ! Ne pouvoir faire une visite, ne pouvoir se réunir avec quelques personnes, sans qu’il soit fait d’émouvante allusion au départ ! Il n’y a pas répétition pour les auditeurs qui changent, mais pour celui qui part ! Entendre constamment l’expression de sentiments sincères, il est vrai, mais toujours les mêmes ; provoquer involontairement et par sa seule présence les mêmes manifestations, n’y a-t-il pas là un danger ? Il est vrai qu’il y a la contre-partie : liens d’amitié que quelques heures parfois suffisent à former entre les chrétiens et leurs mandataires, encouragements de toute espèce et donnés de telle façon qu’il ne peut être question de banalité.
En 1857, un départ de missionnaire était, en France, chose peu commune ; le dernier remontait à sept ans ; les voyages étaient longs et difficiles, la poste lente et irrégulière, les nouvelles rares, la perspective de retour lointaine, et le revoir d’autant plus incertain. Tout cela rendait le départ du missionnaire plus poignant que de nos jours ; les communications étant plus difficiles, les adieux se bornaient à la famille, au Comité et à quelque autre église que désignaient les circonstances. Le cauchemar des adieux était de plus courte durée, le danger d’accoutumance était moindre. Coillard était revenu à Paris brisé. Son attitude accablée frappa M. Casalis.
Un jour celui-ci, raconte Coillarda, prit un air gai, me fit questions sur questions pour savoir ce que j’avais sur le cœur ; il me dit que ma tristesse lui faisait de la peine. Il comprenait bien la tristesse, mais la tristesse résignée et sereine, et non une tristesse accablante. J’étais non seulement triste, mais j’étais abattu, voilà ce qui l’affligeait. Il pensait que ma résignation eût édifié mes frères : « Montrez-nous de la joie au milieu de vos larmes, me disait-il, et vous nous réjouirez et vous nous édifierez ; c’est là ce que nous désirons de vous. »
a – Coillard n’a pas poursuivi son autobiographie au delà des premiers temps passés à la Maison des Missions. Dorénavant, les passages de Coillard qui ne sont pas indiqués comme extraits de lettres, sont empruntés à son journal. (Ed. F.)
Puis il me demanda, plus directement, ce que j’avais sur le cœur. Je ne pouvais lui répondre. Alors il toucha diverses cordes qu’il croyait sensibles : la séparation d’avec mes parents et surtout la question du mariage. Je ne lui dis rien là-dessus ; je lui dis seulement que je n’avais pas trouvé à la Maison des Missions, à mon retour, toute la sympathie que je désirais. J’eus regret d’avoir lâché ce mot, car ce n’était pas vrai entièrement. M. Casalis en fut affligé, m’assura que j’avais toutes les sympathies, « mais, ne demandez pas qu’on vous fasse toujours des condoléances, » me dit-il. Notre entretien se termina assez brusquement. Nous fîmes une prière qui me fit du bien et qui passa pour ainsi dire l’éponge sur ma tristesse.
La réunion mensuelle des Missions (6 juillet) fut consacrée aux adieux de MM. Daumas et Coillard ; puis Coillard fit, sur la demande de M. le pasteur Guiral, l’ancien pasteur d’Asnières, un voyage, « une tournée » comme on dit aujourd’hui, dans les églises de la consistoriale de Saint-Quentin. Ainsi les jours se passent en préparatifs, en visites ; les préoccupations matrimoniales jouent un grand rôle ; enfin arrive la dernière semaine. M. Casalis devait partir pour la Suisse le lundi 17 août.
J’eus, le dimanche après-midi (16 août), une entrevue extrêmement solennelle avec lui. Il ne me dit rien et moi je ne dis rien. Nous restâmes ainsi longtemps, nous regardant, puis baissant les yeux, jusqu’à ce qu’enfin, tombant à genoux, nous élevâmes, l’un après l’autre, nos voix émues à Celui qui lit même les soupirs qui sont dans les cœurs de ses enfants. Oh ! ce cher M. Casalis ! quelle prière ! quelle affection dans son cœur !
Le soir nous allâmes dîner chez M. Louis Meyer. Dîner délicieux ! Je restais pour la réunion avec M. Casalis au temple. Je pris aussi la parole pour dire brièvement à ces braves chiffonniers de Saint-Marcel par quelles voies mystérieuses mon Père m’avait amené à le servir ainsi. Le lendemain, M. Casalis partait de la Maison des Missions à 5 heures. Son départ fut naturellement bien précipité. Mais nous eûmes le bonheur de rencontrer un fiacre et c’est là, en traversant les rues populeuses et tumultueuses de Paris, que nous élevâmes, une fois encore, notre cœur au Seigneur — moment solennel que je n’oublierai jamais.
J’étais à peine rentré que je me hâtai de partir pour aller à Versailles où je restai jusqu’au lendemain soir. Mme André-Walther m’avait invité et avait ainsi répondu à un besoin de mon cœur. Je passai là de délicieux moments avec M. Vallette. Nous allâmes ensemble voir M. et Mme Grandpierre à Jouy. Le lendemain, j’eus une longue entrevue avec Mme André, qui dura plusieurs heures. Nous lûmes la Parole de Dieu, nous priâmes dans une gloriette, puis nous causâmes, et le sujet de la conversation fut le mariage. Le soir même, j’étais à dîner chez M. le pasteur Berger ; je lui parlai de cette affaire, il me conseilla très fortement d’attendre que le Seigneur lui-même m’ouvrît la voie, et jusque-là de n’y pas penser. Tout en resta donc là.
Dès lors, je ne m’occupai plus que de mes préparatifs de départ. Je fis mes visites d’adieu qui furent très froides. Celle à M. Berger me fit du bien. Il fit une courte prière avec moi, toute la famille me fit ses adieux en pleurant et je les quittai.
J’étais très heureux. Je passai toute la nuit en préparatifs ; aussi pus-je voir avec calme approcher le moment du départ (22 août). Je ne pus pourtant qu’un court instant élever mon cœur à Dieu avec cette chère Mlle Henriette Casalis, pendant que toute la maison était sens dessus dessous. Par suite d’un malentendu, les employés de la gare de Passy nous firent manquer le train ; grande agitation ! Nous dûmes prendre des fiacres qui nous amenèrent quelques minutes avant le départ. De nombreux amis nous attendaient pour nous faire leurs adieux.
Dans la presse, ma boîte à musique fut oubliée sur le trottoir, je le dis à un employé. Mais j’en avais fait le sacrifice et je n’y pensai plus pendant tout le temps du voyage ; aussi quelle ne fut pas ma surprise, en arrivant au Havre, de voir que ma boîte m’avait devancé ! Je fus bien accueilli, au Havre, par les Monod et je reçus l’hospitalité chez M. et Mme de Coninck. Pendant quelques jours, je jouis là d’un repos vraiment princier. On était d’une prévenance sans égale pour moi.
Le soir de notre départ, nous eûmes, chez M. H. Monod, une soirée touchante. M. Daumas lut le Psaume 107, je fis la prière, puis commencèrent les adieux. Quelques amis nous accompagnèrent au bateau à vapeur. Il était 10 heures et demie. J’eus encore un délicieux entretien avec Babut. Quel moment lorsque je mis le pied sur le bateau et que je me vis rattaché au sol de ma patrie par une simple planche mobile ! La planche tourna bientôt, le signal du départ est donné au milieu de bruyants adieux, et la clarté de la lune nous permet de contempler, quelque temps encore, les rives de la France qui s’enveloppent pourtant bientôt d’obscurité ! J’étais calme et heureux. Je me promenais sur le pont avec M. Daumas, nous nous consolions mutuellement. La plupart des passagers rentrèrent, moi je restai sur le pont et, toute la nuit, je pus contempler, jouir et prier, sans que le mal de mer m’interrompît. Le matin, le soleil levant et la vue des côtes magnifiques de l’Angleterre rappelèrent les passagers sur le pont : c’était si beau ! Nous arrivâmes à 9 heures à Southampton et à 4 heures à Londres. Nous logeâmes chez un homme très pieux, M. J., Providence house, Falcon Street, 7. La vieille femme qui nous servait avait perdu son mari et ses enfants ; elle était très bonne pour nous. En me voyant écrire à ma mère : « Poor mother ! » répétait-elle et l’émotion la contraignait de se retirer.
M. Martin, pasteur de l’église française, m’a aidé dans l’achat de mes livres. J’ai eu une terrible peur avec un billet de banque de 5 livres que m’avait donné M. Daumas en échange de mes napoléonsb. Lorsqu’on m’apporta mes livres, je tirai mon porte-monnaie pour prendre le billet ; mais quel ne fut pas mon effroi, en voyant qu’il avait disparu ! Je le cherchai partout en vain. Cependant j’avais cette confiance que Dieu pouvait me le rendre, et c’est une heure et demie avant mon départ que Frédéric Ellenberger me le rapporta. Cet ami passait ses vacances à Londres, il avait fait des emplettes avec moi ; il retourna dans les magasins où nous avions été ; au deuxième ou troisième, dans une librairie-papeterie, le billet lui fut rendu avec joie par un employé qui l’avait trouvé à terre, après notre sortie. Ce jeune homme était membre de l’Union chrétienne. Quel sujet d’actions de grâces, et quel motif de confiance ! Ellenberger et M. Martin nous accompagnèrent à Gravesend à bord du voilier le Trafalgar et nous eûmes là, dans la cabine de M. Daumas, un instant de prière que je n’oublierai jamais.
b – Coillard a raconté cet incident d’une façon un peu différente dans son volume Sur le Haut Zambèze, Paris, 1898, in-4, p. 80-81. (Ed. F.)
Le mercredi 2 septembre, à 2 heures et demie de l’après-midi, le Trafalgar mit à la voile.
« Le temps était très beau, le navire descendait la Tamise avec grâce, et sa marche ni trop rapide, ni trop lente, nous permettait de contempler avec admiration les rivages magnifiques de cette partie de l’Angleterre. C’était le premier jour, tout le monde se portait à merveille. Mais bientôt s’éleva, avec assez de force, un vent contraire qui entrava notre marche et bouleversa nos santés. »
Pendant trois ou quatre jours, Coillard souffrit de « cette horrible maladie qu’on a appelée le mal de mer. »
Le vaisseau allait dans tous les sens, dit-il, et chacun de ces horribles craquements, qui n’ont point cessé, semblait être comme une pompe qu’on me plongeait dans l’estomac ou comme une scie qu’on m’appliquait aux os.
Puis il y eut un répit.
Je me traînai sur le pont et là, malade à la mort, je contemplai, une fois encore, les côtes de ma France bien-aimée qui venait reparaître à mes yeux, avant de disparaître pour toujours. Ah ! France bien-aimée, chère patrie ! faut-il tant souffrir pour te quitter ? Telles furent les seules réflexions que je fis et je dis encore un dernier adieu à ces rivages chéris ; puis l’horizon les déroba à ma vue. Cependant la mer se calma. Tous les pestiférés parurent sur le pont, faisant piteuse mine ; moi j’étais du nombre. Je m’étendis sur un tapis, résolu à y rester le plus longtemps possible.
Nous voyions encore les côtes d’Angleterre ; nous avions toujours un vent contraire. Ah ! je ne soupirais plus après la France que j’avais quittée, mais après l’Afrique où je vais. Oh ! quand pourrai-je te saluer, heureux moment où enfin je poserai le pied sur la plage africaine ? Vie du désert, privations de la vie, épreuves de tous genres, non, je ne vous redoute pas ; vous m’attendez, je vous désire. Mais loin de moi, pour toujours loin de moi les voyages maritimes et le mal de mer !
Les passagers, sans compter les enfants, sont au nombre d’une cinquantaine à peu près. C’est une société bien choisie selon le monde : les crinolines, les volants et toute espèce de falbalas à la mode et de moi inconnus, font fureur. Je m’y attendais. Pour les messieurs, il est permis de se tenir un peu moins à l’étiquette. Jusqu’à présent, on n’a pas encore exigé l’habit noir à table ; c’est beaucoup.
Nous sommes au douzième jour de notre navigation et on nous dit que nous sommes vis-à-vis de La Rochelle. Avant-hier on nous disait que nous étions à la hauteur de Bordeaux et, hier matin, le capitaine me disait que nous étions à la hauteur de Nantes, et on nous promettait hier soir de nous ramener à Londres pour ce soir, si nous le désirions ! Nous sommes ballottés dans tous les sens dans ce golfe de Biscaye, sans pouvoir en sortir. Oh ! qu’heureux sont ceux qui peuvent dormir sur la terre ferme ! Lorsque j’avais ce privilège, que ne pensais-je plus souvent à ceux qui sont en mer ? Mieux vaut, à mon avis, n’être qu’un savetier de village, que capitaine à bord d’un trois-mâts !
Mercredi 16 septembre 1857. — On nous dit que nous sommes encore à la hauteur de Bayonne. O France, ô ma patrie bien-aimée ! tu ne peux laisser partir les enfants de ton sein ! Si ce temps continue, jamais nous n’arriverons au Cap. Je commence à me faire à la vie de vaisseau.
De nouveau, le gros temps reprend ; la cabine de Coillard est détestable : il a un autre passager avec lui ; des paquets de mer, pénétrant par le hublot, sont arrivés sur son lit, sur lequel dégoutte également l’eau noire du pont, que ce soit l’eau des lames, l’eau de la pluie ou l’eau répandue le matin par les matelots pour laver le plancher ; le lit est habité par des millions d’insectes de toute grosseur « qui n’ont pas plus que moi, dit Coillard, le privilège d’y coucher à sec. »
Il me semble comprendre que, dans ce retard même, il y a cependant pour moi un sujet de bénir le Seigneur. Je désire ardemment étudier l’anglais et le parler un peu en arrivant au Cap. C’est peut-être pour cela que le Seigneur permet que nous soyons si longtemps en mer. Mme A., du Cap, a la bonté de me donner tous les jours une leçon d’anglais.
Mais ces alternatives de vent contraire et de calme ralentissaient le voyage et faisaient craindre que les vivres ne vinssent à manquer. Malgré les études d’anglais, les journées sont longues et les distractions rares. Le dimanche 27 septembre, rencontre d’un navire :
Dès qu’on le put, on fit des signaux et quelle ne fut pas ma joie en voyant se déployer dans les airs le drapeau tricolore ! « Un vaisseau français ! un vaisseau français ! » m’écriai-je en courant à M. et Mme Daumas. Tout le monde était sur le pont et admirait ce vaisseau. « Pretty, pretty ship ! » disait et redisait sans cesse le capitaine, à ma grande satisfaction. Je crois bien qu’il était beau, il était tout neuf et avait toutes ses voiles ! Avec quelle légèreté il flottait sur les vagues et avec quelle vitesse il fendait les flots ! Tout le monde était dans l’admiration ; mais avant que nous l’eussions perdu de vue, il nous souhaita un bon voyage et emporta mes regrets à la France ! … La vue de ce vaisseau français me ranima et me fit du bien.
Une autre fois, ce sont des centaines de poissons volants qui viennent distraire les voyageurs. Un jour, un enfant meurt et le lendemain a lieu la cérémonie si impressive des funérailles à bord. Le lundi 12 octobre, le capitaine annonce qu’on n’est pas loin des rochers de Saint-Paul (près de l’Équateur, en face des côtes du Brésil) ; on parle de pêche, on prépare les hameçons :
Déjà les gourmets voyaient les plats de poissons frais remplacer sur la table nos éternels boiled mutton, roast mutton, fowl et compagnie, et déjà ils en savouraient l’odeur. Les heures se passent, tout le monde attend les rochers de Saint-Paul, mais on ne les voit pas. Dans l’après-midi, qu’est-ce que j’apprends ? C’est que nous sommes à 50 milles plus loin de ces rochers que nous le pensions ! Quand on se trompe de 50 milles dans ses calculs, n’y a-t-il pas de quoi faire échouer le Trafalgar ?
Vendredi 16 octobre 1857. — Rien ne m’élève l’âme comme le spectacle sublime des beaux couchers de soleil que nous avons dans cet hémisphère sud.
Coillard va trouver, sur le navire, un aliment à son besoin d’évangéliser, son désœuvrement lui pesait : « Tout s’efface, s’écrie-t-il, en présence d’une âme à sauver. » Dès l’embarquement, il avait remarqué un passager qui, quoique occupant une belle position, était profondément mélancolique ; avec mille précautions et beaucoup de prières, il gagna sa confiance :
Je lui fis part de mes expériences, je lui dis que la prière et la Bible m’avaient tiré de la mélancolie où je m’enfonçais de plus en plus, je lui parlai avec la prière dans le cœur. Oh ! comme cela me rappelait J. B., d’Asnières !
Enfin Coillard arriva à lui lire la Bible et dès lors, il se mit à lutter par la prière pour cette âme. Sa dernière réflexion sur ce passager est :
Pauvre homme ! toujours plus triste ! Que de nuit dans sa pauvre âme ! Il n’y a que Dieu qui puisse percer ce nuage si épais.
Vendredi 6 novembre 1857, 6 heures matin. — Terre, terre, terre !
9 heures soir. — Me voilà à terre après soixante-six jours de navigation ; à terre, au Cap ! dans une maison ! dans une chambre ! J’en puis à peine revenir ! Mon âme, bénis l’Éternel !
Coillard et Daumas trouvèrent au Cap plusieurs de leurs collègues, Schrumpf et sa nombreuse famille en route pour l’Europe, les Pellissier, les Arbousset. Le séjour au Cap fut plus long que Coillard et Daumas ne le pensaient ; il fut occupé par des préparatifs et Coillard fut de suite appelé à cet apprentissage de la patience qui fait dire aux missionnaires : « C’est l’Afrique ! » Il fallut d’abord aller à Wellington chez M. Bisseux (29 novembre au5 décembre), acheter des bœufs et des chariots. M. Bisseux, l’un des trois missionnaires pionniers envoyés par la Société de Paris au Sud de l’Afrique, avait fondé en 1829, parmi les descendants des réfugiés français, à la Vallée du Charron, une station missionnaire ; depuis lors, la station avait été transférée à Wellington et la Vallée du Charron en était restée une dépendance.
« Le surlendemain de notre arrivée à Wellington, écrit Coillard au Comité de Paris, nous partîmes de bonne heure à cheval pour visiter la Vallée du Charron. C’était donc la première fois que je chevauchais en Afrique, et c’était dans un pays pittoresque. Ce sont des montagnes de granit d’un aspect grandiose et sévère, des fermes parsemées dans une vallée étroite, mais fertile, des ruisseaux qui deviennent, en certaines saisons, des torrents impétueux. Au milieu de l’aridité des sables, des vignes, des orangers couverts de leurs beaux fruits ; des arbres de toute espèce au milieu des bruyères sauvages ; en un mot, de riantes et délicieuses oasis au milieu du désert. Tout en chevauchant lentement à côté de mes deux vénérables guides, sur une route que borde tantôt une colline, tantôt un ravin, je ne pouvais m’empêcher de réfléchir à ces paroles : « Les portes de l’enfer ne prévaudront point contre l’Église de Jésus-Christ. » Ces lieux furent habités autrefois par des réfugiés français qui, pour leur foi, s’expatrièrent, et les ennemis de la croix, au lieu de détruire l’Église du Seigneur, ne firent qu’en disperser au loin la semence et maintenant ils peuvent, à leur confusion, contempler, ici comme ailleurs, l’accomplissement de la parole de Jésus. Le Français, le protestant français surtout, ne peut visiter de sang-froid ces lieux où nos pères vinrent chercher la liberté d’aimer Dieu, de croire en lui et de le servir.
C’est à chaque pas que l’intérêt redouble. Ici, ce sont des arbres plantés par la main des réfugiés français ; là, ce sont des familles qui s’honorent encore de descendre d’eux et de porter leur nom ; ailleurs, c’est l’emplacement de la première église, anéantie maintenant. Mais un arbre, un vieil olivier, végète encore là, comme pour en perpétuer le souvenir et donner de sérieuses leçons aux générations futures. »
Revenu au Cap, Coillard y prolongea encore son séjour :
« Nous ne pensions rester que quelques jours à la ville du Cap, écrit Coillard à M. le pasteur Diény (20 janvier 1858), et voilà bientôt trois mois que nous y sommes ! Diverses circonstances ont concouru à retarder notre départ. Mais enfin le moment est venu, nous sommes de nouveau dans les emballages, dans les malles et les paquets pour entreprendre un voyage non moins long et non moins fatigant que celui que nous avons derrière nous. Sera-t-il plus agréable ? Je ne le sais pas positivement, mais il m’est bien permis de le supposer, car nous serons une bonne petite caravane missionnaire : la famille Daumas, la famille Pellissier et la… j’allais dire la famille Coillard, mais pas si tôt que cela ; c’est assez d’ajouter, pour le moment, le missionnaire Coillard. Nos wagons se préparent à grand train. Si vous pouvez vous figurer un énorme chariot à quatre roues, d’une quinzaine de pieds de long, de cinq ou six de large, peint en rouge par dessous, en vert dans les côtés, en bleu à l’intérieur, recouvert d’une double tente imperméable, rempli de caisses sur lesquelles se trouve une espèce de lit, muni sur les côtés d’une bêche, d’une pioche, d’une cognée, de caisses encore, traîné par un attelage de douze bœufs vigoureux que devance un noir pour les guider, et que conduit un autre noir, assis, comme un prince sur son trône, sur le devant du wagon et manœuvrant à deux mains l’énorme fouet dont le manche n’a pas moins de quinze pieds de long et dont le bruit n’est pas moins fort que celui de la détonation d’une arme à feu : voilà le wagon du « petit cousin Coillard ».
Vous comprenez que nos locomotives africaines n’ont ni la forme, ni la force, ni la rapidité des vôtres, mais elles ont leurs avantages et leurs charmes, néanmoins. Je suis sûr que vous seriez vivement intéressé de nous faire dans quinze jours, ou au moment où vous lirez ces lignes, une visite dans le désert. Vous aimeriez à voir la caravane quand on dételle, et contempler, au milieu de ce groupe, qu’animent de nombreux enfants, le jeune missionnaire, célibataire encore, allant couper quelques broussailles pour faire son café et sa petite cuisine, puis, à la manière indigène, s’asseyant gaiement sur le sable pour partager, avec ses deux hommes, le modeste repas que ses mains ont préparé.
Mais j’anticipe. Je ne suis point encore dans le désert, et quoiqu’au milieu de toutes sortes d’occupations et préoccupations de départ, je suis encore, néanmoins, dans une ville où la civilisation européenne, bien qu’ayant un cachet tout particulier, je ne sais quelle teinte des mœurs primitives, est pourtant la civilisation. J’ai beaucoup joui de mon séjour dans cette ville lointaine et étrangère. Le Seigneur m’y a fait rencontrer de précieux amis que je ne quitterai pas sans quelque regret. J’étais d’abord chez ce brave M. Morton qui a été si bon pour moi, et qui n’a pas voulu me laisser partir sans me faire accepter une quarantaine de volumes anglais, grecs et français. Je ne le quittai que pour répondre à l’aimable invitation de M. Pellissier chez lequel je suis depuis un mois et demi passé. J’ai beaucoup joui de cette famille, en vérité. M. Pellissier est un ancien élève de Glay. Il aime à me parler de cette chère maison, il me demande si son panier y est encore ; c’était son humble malle, lorsqu’il quitta le Dauphiné ; il faut avouer qu’elle n’était pas brillante. Moi, à mon tour, je lui raconte joyeusement comment, en me rendant pour la première fois dans cet institut, je m’arrêtais de temps en temps, sur le bord du canal, pour raccommoder mon pantalon. Puis, nous repassons ensemble tous les petits épisodes de notre vie et les incidents, qui, après avoir illustré notre séjour dans ce cher Glay, en embellissent aussi le souvenir. Et quand je serai dans l’intérieur, je trouverai dans le doyen de notre Conférence, M. Rolland, encore un enfant de Glay qui m’en parlera nécessairement.
Vous saurez sans doute, à l’heure où ces lignes vous parviendront, que mon cher hôte est dans le creuset de l’épreuvec ! M. et Mme Pellissier retournent à Béthulie en deuil, tandis qu’ils espéraient y aller avec joie ! Les voies du Seigneur ne sont pas toujours nos voies, ni ses pensées nos pensées ! M. et Mme Pellissier sont pourtant bien soutenus. Oh ! que j’aurais voulu que ceux de ma connaissance qui pleurent sur une tombe pussent voir comment pleurent, non pas les missionnaires, mais les chrétiens, les enfants de Dieu ! J’avoue que cette épreuve, à laquelle j’ai participé bien sincèrement, n’a pas manqué d’être bénie pour mon âme. J’ai pu faire l’expérience qu’il vaut mieux se trouver dans une maison de deuil que dans une maison de festin.
c – M. et Mme Pellissier venaient de perdre une fille. (Ed. F.)
Je ne crois pas que le climat de la ville du Cap elle-même soit bien sain. On meurt ici dans une proportion vraiment étonnante, et la mortalité serait plus grande encore sans un certain vent qui, du haut de la montagne, souffle avec une violence dont vous ne pouvez vous faire d’idée et qu’on appelle, avec quelque raison, « le docteur de la ville du Cap ». Il soufflait cette semaine avec une violence telle que je croyais qu’il emporterait la maison. Comme il faisait, du reste, une journée magnifique et que j’avais beaucoup travaillé, je désirais m’aller reposer sur le bord de la mer, et, en contemplant les vagues écumantes qui viennent se briser contre les rochers du rivage, élever mon âme à Dieu par la méditation et la prière. Je me mis en route, mais je n’allai pas loin, je vous assure. L’air était obscurci par des nuages de poussière où se trouvaient même de petites pierres qui ne savaient guère donner de doux baisers. Il fallait nécessairement fermer les yeux, aller en tâtonnant, au risque de se casser la tête contre un mur, de s’embarrasser dans des poutres ou de se jeter dans une mare d’eau. Il est impossible de s’habiller ici en été, car si, à de certaines heures de la journée, il fait une chaleur à tout cuire, le soir, il fait un froid humide qui vous pénètre de part en part, et qui fait que vous êtes heureux de vous envelopper dans vos plus chauds habits d’hiver. Il en est de même pour la pluie, de sorte qu’il est bien rare qu’on sorte sans un parapluie qui sert, tout à la fois ou successivement, de parasol et de parapluie.
Les Malais forment ici une population vraiment curieuse sous tous les rapports ; mais c’est une honte que de tels païens pratiquent encore leurs rites dans cette ville chrétienne. Ils ont des mosquées et des prêtres. Vous distinguez toujours ceux-ci, non seulement par le chapeau pointu en forme d’entonnoir, commun à tous les disciples de Mahomet, mais encore par la barbe, par la robe d’indienne ou de coton blanc qu’ils portent et qui est de la coupe d’une longue chemise d’homme. Ils habitent des maisons basses, étroites, mal éclairées, malpropres et, ai-je besoin d’ajouter, malsaines ? Ces maisons n’ont qu’une seule chambre, absolument comme celles d’Asnières ; mais on dit que ces pauvres gens y sont entassés par vingtaine, trentaine et quarantaine. Les gens de couleur sentent toujours mauvais, et vous ne pouvez pas les rencontrer sans le sentir. Je vous laisse à penser ce que ce doit être dans ces tavernes-là ! Les enfants noirs croissent ici comme des champignons ; de ma vie, je n’ai vu autant d’enfants. Et je vous assure que vous aimeriez à voir ces petits négrillons, les joues potelées, les yeux pétillants d’intelligence, la tête nue, n’ayant d’autre vêtement qu’une courte chemise de coton, courant, se battant ou s’amusant dans les rues de la ville du Cap.
L’autre jour, je me rendais sur le bord de la mer, et, pour être plus seul, je quittai la route habituelle et je me trouvai dans une plaine immense. Je marchai au hasard lorsque, tout à coup, le vent m’apporta une odeur de corruption que je n’attendais pas dans ce lieu. Je lève la tête, je regarde. Il y avait là, à droite et à gauche, une multitude de chiens, les uns couchés nonchalamment, les autres rongeant quelques carcasses qui gisaient sur le sable, d’autres flairant, rôdant et me regardant avec un certain étonnement. Ici se trouvait un petit dôme de terre surmonté d’une ardoise et orné de quelques branches de verdure ; là, des monceaux de pierres de toutes grosseurs, le tout entouré d’immondices, de charognes qui servaient de pâture aux oiseaux de proie ; je me trouvais au milieu d’un cimetière mahometan ! Il était presque nuit, je ne sais quelles impressions vives me saisirent, il me serait bien difficile de les analyser.
M. Pellissier a ici un vieux Mochuana païen, nommé Molala, dont j’aimerais pouvoir vous envoyer le portrait. Nu-pieds, nu-tête, n’ayant d’autres vêtements qu’une chemise et un pantalon en lambeaux, sale, de petite taille, il a une haute opinion de lui-même pourtant. Si vous chantez, voici ses yeux qui sont à la porte. Si vous êtes au salon causant tranquillement, voici mon petit homme, les bras croisés, couvert quelquefois d’une vieille et sale peau de bœuf, qui s’en vient magistralement, sérieusement, solennellement, prendre tout simplement place à vos côtés et faire la conversation. Il parle avec une facilité admirable, et ne vous répond jamais qu’avec dédain. Il s’en croit tant ! Mais j’aimerais surtout que vous le vissiez lorsqu’il prend une prise. C’est une affaire d’État ; il faut de grands préparatifs ; il faut contempler cette bonne prise qui remplit la moitié de la main ; puis cette figure noire s’illumine, ce visage s’allonge, ces narines, déjà si larges, s’élargissent encore, c’est un repas auquel tous les sens semblent participer et qui n’est complet qu’autant que les larmes coulent, soudaines et abondantes, et font voir les étoiles en plein midi.
Un soir, pour mettre fin à ses impertinentes demandes, je m’avisai de lui offrir une prise de ma confection. Je lui préparai une bonne dose de tabac où je mêlai la moitié de poivre. Nous étions à souper alors, et le brave Molala, dans l’attitude d’un grand homme, parlait avec tant d’ardeur qu’il ne s’aperçut de rien. Il prend la dose dans sa main, fait toutes les cérémonies usuelles, puis s’apprête à savourer les délices de ce petit festin par moi préparé. Impossible de décrire la scène ! Le pauvre homme s’arrête comme pétrifié, interrogeant tour à tour sa main, son nez, le reste de son tabac, et demeure dans un inquiet silence. Nous étouffons de rire et le pauvre homme, comprenant l’affaire, nous lance un de ces regards de mépris où se mêlait de la confusion et disparaît. Ce fut la péroraison de son éloquent discours. Il comprit ma pensée, il ne demanda plus de tabac depuis ce temps ; il s’en est bien gardé. Chat échaudé craint l’eau froide. Mais malheureusement, il a jeté les yeux sur mes souliers ; il les trouve admirables et, bien qu’ils soient deux fois trop grands pour lui, il me tourmente cependant pour les avoir, m’assurant qu’ils lui iraient à merveille.
Pauvre Molala ! C’est le marmiton de Mme Pellissier. Il se mêle de nettoyer les couteaux sur une pierre de grès et, quand il les a frottés jusqu’à les user, sans les avoir aiguisés, il les cache soigneusement pour qu’on ne les salisse pas et il faut tâcher de dîner sans couteaux.
J’ai essayé, par interprète, de lui parler de son âme. L’autre jour, en particulier, je lui parlai du ciel et de l’enfer ; il me répondit dédaigneusement : « Tu me parles comme un enfant (terme de mépris) ; as-tu été là pour me parler ainsi ? Si ce que tu dis est vrai, est-ce que Dieu m’aurait donc fait naître pour me faire périr ? » Maintenant il lave ses haillons, espérant acheter des bœufs avec, là-haut dans son pays, et se contenter du costume indigène. Ce petit bout d’homme a je ne sais combien de femmes.
Il y a aussi ici une femme de race Bechuana ou Bushman d’un caractère non moins curieux. Ces jours-ci, elle se croit à l’agonie, elle a mal à la tête. Aussi, adieu la besogne ! Ayant crié toute la nuit, elle va, majestueusement couverte de sa peau de bœuf, s’accroupir dans le poulailler, le dos tourné à la porte, pour y dormir et y ronfler tout le jour, n’interrompant son sommeil que pour fumer dans un os, non pas du tabac, mais des feuilles de chanvre qui produisent sur elle le même effet que l’eau-de-vie. Cependant je ne crois pas que ces deux curieuses créatures puissent me donner une idée complète du peuple au milieu duquel je vais vivre, car elles ont subi l’influence immédiate de la civilisation tandis que les mœurs des Bassoutos sont, sans doute, plus primitives encore.
Cher monsieur Diény, me voilà arrivant sur le champ de travail. J’aimerais pouvoir dire que mon chemin est bien clair et bien facile. Mais non, tout au contraire. Pour voir maintenant les difficultés de plus près, je ne les vois ni moins nombreuses ni moins redoutables ; mais que faire ? Je dois marcher en avant, avec courage, avec foi, en regardant vers les montagnes d’où me vient le secours.
Je ne sais ce que le Seigneur veut faire de moi. Si je vais à Morija, j’aurai, moins que mes prédécesseurs, sans doute, à m’occuper du matériel, car j’y trouverai un abri préparé. Qu’importe ? Je ne cherche ni les aventures, ni les aises. Ce que je désire, ce que je veux, c’est de travailler, avec un cœur droit, à l’œuvre de mon Maître, dans l’humilité et dans l’oubli le plus complet, s’il le faut. Non, non, je n’espère point devenir le missionnaire populaire de la France, je ne le puis pas, sans doute, mais à tout prix je ne le voudrais pas.
Depuis que j’ai quitté la France, je n’ai pu prêcher que deux fois : une fois ici au Cap et une fois à Wellington. Le sacrifice de ma langue est plus grand que je ne le pensais. Je souffre de ne rien faire, c’est tout au plus si je puis aller m’édifier quelque part ici dans cette tour de Babel. Cependant je comprends assez l’anglais maintenant pour suivre une prédication. Chaque pensée que je puis saisir me paraît d’or. Il me reste encore à étudier le hollandais et le sessouto. Est-ce possible ? Il se passera donc encore bien du temps avant que je puisse prêcher.
Enfin Coillard et ses compagnons de route quittèrent le Cap, le 27 janvier 1858.
Après avoir fait à Wellington, chez notre digne frère Bisseux, un séjour de quelques semaines (30 janvier au 19 février), écrit Coillard au Comité de Paris, nous chargeâmes nos wagons, nous nous y installâmes aussi bien que possible, et nous nous mîmes en route. Ainsi nous partîmes, M. Pellissier, M. Daumas et votre jeune missionnaire. Nous ne commençâmes pas notre voyage sous les auspices les plus favorables, loin de là. Les fortes chaleurs n’étaient pas encore passées, nos bœufs ne paraissaient pas être dans la meilleure condition, et les nouvelles que nous recevions du Karood que nous devions traverser, n’étaient pas de nature à nous tranquilliser. Convaincus, cependant, que nous suivions le chemin du devoir, nous avançâmes avec autant de confiance et de courage que de joie. Il serait long et monotone de vous faire suivre, pas à pas, notre route dans le désert. Chacun comprendra facilement que, pendant les premiers jours d’un pareil voyage, tout doit attirer et exciter l’intérêt d’un jeune Européen qui, pour la première fois, porte ses pas en ces lieux solitaires. Lieux solitaires, en effet, où vous devez franchir une distance de plus de cent lieues sans rencontrer le moindre village, où, pendant de longues semaines, vous ne voyez d’autres créatures vivantes que quelques gazelles paissant en paix sur les montagnes ou quelques troupeaux de springbocks, bondissant dans la plaine, des autruches disparaissant au loin à votre approche et, de temps à autre, quelques nuées de corbeaux et de vautours, tourbillonnant et croassant dans les airs, puis fondant sur les restes de quelque bœuf ou de quelque cheval abandonné par les voyageurs. Lieux solitaires ! le morne silence qui y règne n’est guère troublé que par le bruit de votre marche pendant le jour et par les cris sauvages et plaintifs des chacals et des singes pendant la nuit ! Lieux monotones, où on ne peut admirer que la grandeur mélancolique des sites qui vous entourent, des montagnes élevées, nues, grisâtres, rocailleuses, déluges de rocs, volcan soudain arrêté et glacé dans son irruption, sur le sommet desquels une main invisible et toute-puissante semble avoir passé le niveau ; un sol, que dis-je ? un sable fin, que le vent du désert soulève et chasse comme de la neige, où les roues de votre voiture s’enfoncent parfois jusqu’à l’essieu et que recouvre une variété infinie de plantes grasses, rabougries, noircies et brûlées par l’ardeur d’un soleil africain. Pas une fleur, pas un brin d’herbe, pas un arbre. Si quelquefois un ruban vert, qui se détache à l’horizon, repose la vue et fait naître la joie et le courage dans le cœur en dessinant le cours d’une rivière, hélas ! hâtez le pas, vous ne trouverez qu’un lit desséché où, rarement, vous découvrez encore quelque flaque d’eau saumâtre et bourbeuse pour étancher votre soif, mais où, le plus souvent, vous ne trouvez que des pierres et du sable.
d – Désert rocailleux que l’on traverse pour passer de la Colonie du Cap dans l’État d’Orange. (Ed. F.)
Dans cette profonde solitude, dans ce mélancolique silence, il est cependant, pour le voyageur chrétien, une source de jouissances et de bénédictions qui font passer très légèrement sur les préoccupations, les fatigues du voyage et les ennuis de l’isolement. Ne vit-il pas en présence d’une sérieuse vérité que lui rappelle, d’une manière très frappante, cette tente qu’on enlève chaque matin, qu’on plante chaque soir, pour l’enlever de nouveau le lendemain ? Et, le soir, pendant qu’un magnifique clair de lune lui permet d’entrevoir les bœufs qui, délivrés de leur joug, cherchent quelque peu de nourriture ou se couchent lourdement auprès du wagon, peut-il avec indifférence contempler, assis autour du feu où cuit leur frugal repas, les conducteurs qui cherchent à oublier les fatigues du jour dans les jouissances d’une conversation animée, qui s’occupent à broyer de la manière la plus originale, la plus curieuse et la plus comique qui se puisse imaginer, la peau de quelque mouton, ou bien qui chantent en chœur, avec autant d’harmonie que d’expression, quelques-uns des beaux cantiques que leur a appris le missionnaire ? Qui pourrait se lasser d’un dimanche passé dans le désert, d’un culte célébré dans la tente, à l’honneur de Celui dont la toute-puissance vous entoure de ses merveilles et dont l’amour non moins merveilleux, après vous avoir sauvé, a daigné vous appeler dans ces lieux lointains ? Pour qui est affranchi des exigences et des convenances d’une société civilisée, chaque rocher, chaque buisson isolé devient une retraite, un sanctuaire où le chrétien se retrouve seul avec lui-même, et où tout l’invite à puiser, dans la communion intime de son Sauveur, des lumières et des forces pour le ministère auquel il se sent appelé.
Des ossements desséchés et blanchis qui gisent sur le bord du chemin sont un sinistre avertissement pour qui s’aventure en ces lieux sauvages. Il est peu de voyageurs qui les traversent, sans y abandonner leurs attelages à la voracité des oiseaux de proie. Nous nous étions préparés à ces infortunes, mais, bien que nos bœufs fussent misérables, ils nous ont cependant tous conduits jusqu’aux frontières de la Colonie, à l’exception d’un seul. On s’attache à d’aussi patients et dociles serviteurs, surtout quand ils coûtent si cher.
En arrivant à Beaufort (24 mars 1858), nous eûmes la joie de faire connaissance de M. et Mme Moffat, qui se rendaient au Cap pour y rencontrer le docteur Livingstone. Leur temps était court et précieux ; le moindre retard pouvait leur faire manquer le but de leur long voyage. Et pourtant, Dieu voulut qu’une pluie torrentielle vînt, en un clin d’œil, transformer le lit desséché d’une rivière en un torrent impétueux ; cette circonstance, peu agréable en elle-même, nous fournit le privilège de passer ensemble quelques moments bénis. Il appartenait bien à la digne Mme Moffat de me rappeler cette devise africaine par excellence et qu’elle appuyait si bien de son exemple : « Patience, patience, patience ! » Ce fut là que nous parvinrent les premiers bruits de la guerre qui menaçait d’éclater entre l’État Libre et le Lesotho. Nous eussions désiré nous hâter ; mais nos bœufs, épuisés de fatigue, ne se traînaient qu’avec beaucoup de peine. A ce sujet encore, le Seigneur daigna se souvenir de nous. Nous étions près d’arriver à un village de la Colonie, l’horizon s’obscurcissait de plus en plus, les rapports confus que nous recevions en route de quelques bergers, nous montraient assez clairement que l’orage avait déjà éclaté sur le pays des Bassoutos. Aussi, grandes et vives étaient nos angoisses de ne pouvoir accélérer notre marche, lorsque nous rencontrâmes le fils de Molitsané, le chef de Mékuatling, et quelques-uns de ses gens qui, traversant un pays ennemi, nous amenaient, à plus de cent lieues, des bœufs frais pour nos deux wagons. Un tel acte accompli par un chef encore païen, par amour pour son missionnaire et dans des circonstances aussi graves, ne se recommande-t-il pas, de lui-même et sans commentaire, à l’attention consciencieuse des chrétiens de France ? Grâce à ce secours inattendu, nous espérions avancer rapidement et ne nous arrêter que là où nous devançaient les aspirations de nos cœurs. Le Seigneur en avait décidé autrement. »
La mission du Lesotho avait été fondée en 1833 ; « les vingt-cinq premières années avaient été consacrées à fonder une église. Les premiers missionnaires s’étaient avant tout préoccupés de planter fortement dans le sol le jeune arbre qui devait plus tard devenir grand et étendre ses branches au loin. Ils n’avaient pas voulu introduire des rouages nouveaux et nécessaires à une action plus étendue de leur œuvre, avant d’avoir soigneusement préparé le ressort moteur et soumis sa puissance à des essais prolongés et décisifs. »
En 1858, la première période de l’histoire de la mission du Lesotho prenait fin ; Mabille « l’homme providentiel » allait arriver qui lancerait la mission dans des voies nouvelles. Mais, auparavant, une terrible tempête éclaterait, comme pour clore la première période et montrer que le jeune arbre était solide, que ses racines étaient profondes et fortes, et que désormais les branches pouvaient prendre de l’extension.
Ce fut en pleine tempête que Coillard arriva au Lesotho. Moshesh était, en 1858, le seul grand chef au nord de l’Orange. Il y avait entre les Bassoutos et les Boers quelques tiraillements, mais c’était constant. Rien ne faisait prévoir un événement grave, lorsque, le 23 mars 1858, la station missionnaire de Beerseba, qui se trouvait sur la frontière des Bassoutos et sur le chemin que les Boers devaient suivre pour pénétrer dans l’intérieur du pays, fut attaquée par les Boers, brûlée, les Bassoutos tués ou dispersés et le missionnaire Rolland chassé. De là, les Boers se rendirent à Hébron, où était M. Cochet, puis ils marchèrent sur Morija qui fut dévasté ; M. Arbousset et sa famille en furent chassés. Les Bassoutos se replièrent sur Thaba-Bossiou, la forteresse du pays, où Moshesh attendait et où il défia les efforts de l’agresseur. Les Boers y arrivèrent le 6 mai. Quel ne fut pas leur étonnement de s’y trouver en présence de légions de Bassoutos postés dans les ravins, dans les gorges, sous les rochers et assez nombreux pour ne pas laisser échapper un seul de leurs ennemis ? « Bientôt on vit les lions de la veille s’enfuir comme des gazelles. »
« A peine parvenus aux frontières de la Colonie, continue Coillard dans sa lettre au Comité, nous reçûmes les nouvelles les plus alarmantes, et la première qui vint briser nos cœurs fut celle de la destruction de Beerséba. Telle était d’ailleurs la confusion des rapports contradictoires que nous recevions, que force nous fut d’aller, M. Daumas et moi, à cheval jusqu’à Béthulie, pour voir de nos yeux où en étaient les affaires et ce que nous devrions et pourrions faire. M. Daumas, dans l’impossibilité de se rendre à sa station ou de demeurer sans danger dans l’État libre, se vit obligé de rester dans la Colonie avec sa petite famille. Pour ma part, n’ayant point encore dans le Lesotho de pied-à-terre où je dusse aller, me trouvant partout chez moi et pourtant aussi étranger partout, je crus devoir suivre M. Pellissier à Béthulie (premiers jours de mai) pour y attendre, avec autant de patience que possible, que le Seigneur me montrât ma route.
Pendant ce temps-là, votre nouveau missionnaire, désireux de visiter ses frères éprouvés, cherchait à pénétrer dans le Lesotho. Mon premier but était de voir M. Cochet, qui se trouvait depuis longtemps complètement isolé ; mais l’impossibilité de trouver un guide et des chevaux me força de renoncer à ce plan et de diriger mes pas vers la paisible station de Béthesda, qui est protégée de tous côtés par une série de montagnes aussi belles à contempler que pénibles à gravir. Grandes furent ma surprise et ma joie d’y trouver la famille Arbousset, et surtout M. Arbousset lui-même, que tout le monde disait avoir été dangereusement blessé et que plusieurs croyaient mort. Je passai là le jour de Pentecôte pour participer à la Cène du Seigneur.
Th. Arbousset (1810-1877)
Mais un spectacle d’un autre genre m’attendait à Morija, où je me rendis avec M. Arbousset : les villages déserts et détruits, la maison missionnaire pillée et réduite en cendres ! et, pourquoi faut-il l’ajouter ? un temple que naguère une multitude recueillie et émue consacrait au Sauveur du monde, profané de la manière la plus navrante pour un cœur chrétien.
Mais notre Dieu montrera que le méchant fait une œuvre qui le trompe, et ce qui, un instant, semblait renverser notre œuvre de fond en comble contribuera même à ses plus grands progrès ; nous en avons l’assurance. Il m’est doux d’ajouter que cette assurance, vos missionnaires ne l’ont pas seuls, et, pour vous en convaincre, que ne puis-je faire passer dans vos cœurs les douces impressions que je reçus à la première réunion d’église à laquelle j’assistai à Thaba-Bossiou (fin mai 1858), peu après le départ des Boers ?
Retenu à Thaba-Bossiou plus longtemps que je ne me l’étais d’abord proposé, par suite d’une maladie grave que le Seigneur a jugé bon d’envoyer à notre frère M. Jousse, j’ai pu assister à diverses réunions dirigées par les indigènes eux-mêmes ; et j’ai toujours été étonné de l’ordre, du recueillement et du sentiment de la présence du Seigneur qui y régnaient généralement.
En vous parlant de Thaba-Bossiou, je tromperais sans doute votre attente si je ne vous disais un mot d’un personnage auquel vous prenez un vif intérêt. Dès notre arrivée, un messager fut envoyé à Moshesh, bien qu’il fût déjà tard, pour lui porter nos salutations et un deuxième, le lendemain matin, pour lui annoncer notre visite. Peu d’heures après, nous gravissions la Montagne de la Nuite, montagne hérissée de tous côtés de rochers énormes et perpendiculaires qui surplombent d’effrayants précipices, et entre lesquels on ne trouve guère que quatre ou cinq sentiers escarpés qui conduisent, non sans peine, au sommet.
e – Thaba signifiant montagne et Bossiou, nuit, dans la langue sotho ; le nom viendrait d’une légende locale racontant que la hauteur du plateau s’accroissait durant la nuit, le rendant inaccessible aux ennemis. (ThéoTEX)
Ce sommet est un plateau assez vaste où se trouve bâtie la capitale du Lesotho, amas confus de huttes que rien ne semble distinguer de celles du commun, si ce n’est peut-être la beauté du roseau, et au milieu desquelles s’élèvent cependant deux maisons européennes d’assez bonne apparence. Celles-ci servent de salles de réception, de cabinet d’affaires et de magasins pour les présents, les richesses et les provisions du roi, plutôt que de demeure. Moshesh est encore trop mossouto pour bien jouir d’une maison autre que celles qu’ont connues ses ancêtres. En arrivant au village même, mon attention fut attirée, ici, par une troupe de vieillards aux formes musculeuses qu’aucun vêtement ne dérobait à la vue, au regard pénétrant, occupés à tanner laborieusement quelques peaux ; là, par une multitude de curieux dans le même costume et tout aussi empressés à s’enquérir des nouvelles qu’à défendre leur pays ; plus loin, par une quantité de femmes, reines ou princesses la plupart, la tête couverte d’une poudre scintillante, le corps et les pelleteries même dont elles se couvrent, rougis avec de l’ocre ; les oreilles, le cou, les poignets et les jambes chargés de perles ou d’ornements en cuivre. C’est l’aspect que présente la cour du Lesotho. Elle a aussi son étiquette, son bon ton et ses modes, mais d’une nature un peu différente des nôtres ; c’est là le parfait idéal que je m’étais toujours fait des Bassoutos païens encore.
Thaba-Bossiou (montagne de la nuit)
Il me tardait de voir Moshesh, cet homme dont j’ai entendu parler depuis longtemps ; mais Sa Majesté me surprit fort en envoyant un message pour demander si, pour nous recevoir, elle devait s’habiller. Après une réponse affirmative, il fallut prendre son parti d’attendre quelques instants nécessaires à la toilette royale. Enfin parut Moshesh, vieillard parvenu déjà à l’hiver de la vie. Décemment vêtu, il paraissait quelquefois gêné dans son pantalon d’uniforme et dans les plis d’un énorme manteau de drap noir dont il était couvert. Il fut d’une politesse exquise, recevant tant mes salutations que celles dont j’étais chargé pour lui, écoutant, sans impatience, quelques réflexions sur l’état des affaires, etc., ce qui me fournit matière à une allocution qui était nécessaire pour débuter dignement auprès du monarque. Il me répondit par un long discours qui n’était dépourvu ni de traits d’esprit, ni même de sentiments chrétiens, et qui me permit de contempler à l’aise les expressions si vives et si variées de l’intéressante physionomie de ce grand homme. Bref, j’eus lieu d’être satisfait de ma visite. J’en ai cependant remporté une impression assez triste. Moshesh, avec toutes les hautes qualités qu’on ne saurait lui contester, est encore, après tout, un chef païen. Je ne l’ai pas vu à l’église pendant mon séjour à Thaba-Bossiou ; et lorsque je manifestai mon étonnement d’une conduite aussi peu en harmonie avec la haute idée qu’on a de lui, l’on m’apprit qu’il n’y avait là rien de bien nouveau, et que même, comme chef, il avait cherché, par son propre exemple, à ressusciter des usages qui paraissaient depuis longtemps tombés en désuétude. Cela m’a fait de la peine.
La maladie de notre frère M. Jousse, après nous avoir causé de bien vives inquiétudes, eut, grâce au Seigneur, une heureuse et assez prompte issue. Dès que notre frère put se lever et sortir de la chambre, je me sentis pressé de profiter de l’armistice pour retourner à Béthulie, où j’avais laissé mon wagon. J’ai passé à Hermon ; la population y revient peu à peu. J’en jugeai par l’intéressante congrégation qui, malgré un vent fort et piquant, s’était réunie le dimanche et me donna quelque idée des cinq cents auditeurs environ que M. Dyke, en temps de paix, rassemble ordinairement en plein air. De toutes parts, du reste, les villages qui se peuplent de nouveau, les huttes qui se rebâtissent, le bétail qui paît en grand nombre dans les plaines, prouvent que les habitants du pays reprennent leur assurance. Nous pourrions ajouter que les désastres de la guerre sont presque oubliés, si nous ne pensions avec un douloureux serrement de cœur à la misère, à la faim, qui se font sentir, par suite de la perte des blés.
Après avoir ainsi parcouru les lieux qui ont été le théâtre de la guerre, il me serait difficile de vous décrire la douce impression qui remplit mon cœur lorsque je revins dans la paisible et intéressante station de Carmel (9 août). Une congrégation décemment et proprement habillée, ce qui est rare ici, recueillie et attentive ; un chant très doux et harmonieux qui touche et élève l’âme, et qui n’existe nulle part à ce degré de satisfaisante perfection ; une école du dimanche que fréquentent beaucoup d’adultes, désireux d’apprendre à lire non seulement leur propre langue, mais même le hollandais, pour avoir l’avantage de posséder la Bible entière ; une école de la semaine plus nombreuse encore et non moins intéressante, grâce à la direction habile et dévouée des deux demoiselles Lemue : certes, il y avait là de quoi faire oublier toute fatigue, réjouir le cœur et rafraîchir l’âme. »
En apprenant la guerre, la destruction de Beerséba, Coillard avait été profondément troublé.
Je ne puis m’empêcher de penser sérieusement, écrivait-il à M. Casalis le 5 mai 1858, et de me poser bien des questions auxquelles le temps et les circonstances se chargeront seuls de répondre. Pourquoi donc Dieu m’a-t-il appelé dans cette Afrique, et exigé de moi que je sacrifiasse mes études ? Ne serait-ce donc que pour y être témoin de la destruction de ces tribus parmi lesquelles je venais plein de joie et d’ardeur offrir à Dieu le sacrifice de ma vie ? »
Et ce trouble se comprend. M. Daumas n’écrivait-il pas à la même époque : « Jamais jeune missionnaire n’était arrivé parmi nous dans des circonstances plus décourageantes. Oh ! que le Seigneur soutienne son serviteur et le rende utile dans sa vigne ! » Ce moment de trouble fut vite passé. Coillard, comme nous venons de le voir, avait visité ses collègues dans l’adversité, il s’était déjà rendu utile, et le courage était revenu. Après avoir séjourné quelque temps à Béthulie (juillet), il vint à Carmel. Ce fut là qu’il demeura d’août à octobre pour s’y livrer « tout de bon » à l’étude du sessouto sous les soins de M. Lemue ; puis il alla à Hermon. « Une vie toujours errante, ajoutait-il (8 août), toujours temporaire, n’est pas sans choquer mes désirs et mes goûts ; il est vrai que je ne suis pas devenu missionnaire par plaisir, mais par devoir. » Son journal, longtemps interrompu, nous apporte l’écho de cette préoccupation et d’autres qui l’assaillent pendant ce temps d’inaction relative et de travaux sédentaires :
Carmel, dimanche 15 août 1858. — Un fait d’expérience dont je ne puis encore me rendre compte, c’est cette vive appréhension qui s’empare de moi à la perspective d’une nouvelle semaine à commencer ou d’une nouvelle connaissance à faire. Malheureuses appréhensions : elles empoisonnent mon dimanche soir, et m’en font invariablement un temps de supplice !
16 août. — Il faut donc que chaque nouveau jour qui s’écoule prenne à tâche de me laisser confondu en présence de ma désespérante ignorance. Ignorance, ignorance ! ténèbres ! Oh ! pourquoi donc a-t-il plu à Dieu de m’assigner ce lot, à moi qui ai soif de connaissances et qui souffre tant des nouvelles malheureuses découvertes que je fais chaque jour sur les connaissances que tout le monde possède et auxquelles je suis étranger ?
Hermon, 28 octobre 1858. — C’est ici, quelques jours après mon arrivée, que m’est parvenue la nouvelle d’une Conférence des missionnaires du Lesotho et d’une Conférence à Hermon. Oh ! quelle affaire que cette Conférence ! Je la désire et pourtant je la crains. Seigneur veuille toi-même tout diriger.
Hermon, dimanche 7 novembre 1858. — Il y a certainement quelque vice dans ma piété. Je ne suis pas conséquent dans ma profession chrétienne. Je sens bien certainement dans mon cœur le témoignage du Saint-Esprit qui m’assure de mon adoption ; mais, dans ma vie et même dans mes sentiments, que de choses qui trahissent mon vieux cœur, ce vieil homme qui domine encore en moi avec tant de puissance !
Depuis qu’il est question d’une Conférence, je ne sais pourquoi, mais je suis troublé, agité, inquiet, et cela comme si j’étais moi-même l’arbitre de mon sort, comme si je n’avais point dans le Ciel un Père qui pense à moi, qui veille sur moi, qui prend soin de tout ce qui me regarde ! L’Écriture dit : « Ne vous inquiétez de rien ; mais en toute occasion exposez vos besoins à Dieu avec des prières, des supplications et des actions de grâces, et la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, gardera vos cœurs en Jésus-Christ. » Voilà donc le secret de mon agitation intérieure, de ce malaise que j’éprouve, de ce manque de paix, de ce manque de joie, de cette mélancolie qui s’attache à moi comme une sangsue et qui me dévore comme la gangrène ! A vrai dire, il n’y a que deux sujets qui me préoccupent réellement : c’est la question de mon placement et celle de mon mariage. Pour la dernière, je suis intimement convaincu que Dieu lui-même dirigera tout ; j’ai bien cette ferme conviction, et toute mon épreuve consiste à posséder mon âme par la patience et certes c’est beaucoup. Mais pourquoi cette foi, si faible déjà, se couvre-t-elle encore d’un nuage lorsqu’il s’agit de mon placement ? Cependant, je dois le dire, si l’on me demandait : « Où désirez-vous être placé ? » je devrais répondre pour être sincère : « Je ne le sais, mais où mon Maître m’enverra. »
Une fois le traité de paix conclu et signé entre Bassoutos et Boers, les missionnaires du Lesotho avaient éprouvé un ardent désir de se réunir, pour s’entretenir de leurs épreuves communes et pour jouir une fois de plus, dans un esprit de prière, des douceurs de la communion fraternelle. Hermon fut choisi pour recevoir cette Conférence extraordinaire. La Conférence, convoquée pour le 10 novembre, fut quelque peu retardée ; les décisions qui y furent prises ne manquent pas de crânerie : c’étaient les temps héroïques ! Les ruines de Beerseba fumaient encore et les missionnaires décidaient non seulement de réoccuper ce poste, mais de fonder deux nouvelles stations, dont l’une, Léribé, était dévolue à Coillard.
« C’est avec un sentiment de joie bien légitime, écrivait Coillard à M. Casalis, le 22 novembre 1858, que, pour la première fois, j’ai assisté à ces Conférences missionnaires dont j’avais tant entendu parler même en France, et je me hâterai d’ajouter que si j’ai été quelque peu surpris ce fut certainement en bien. Il me fallait assister à des réunions, à des Conférences comme celle-ci, pour apprendre à connaître et à apprécier quelque peu l’esprit général qui préside à la marche de notre œuvre. Je me sens fortifié, en voyant qu’on n’a pas prodigué la charité aux dépens de la vérité. Je me sens surtout fortifié et puissamment encouragé par les manifestations d’une foi expérimentée dont j’ai eu le bonheur d’être le témoin. Elles ont trouvé de l’écho dans mon cœur, ces voix éloquentes qui plaidaient avec chaleur l’extension de notre œuvre ! Vivre de foi, tel me paraissait être le « motto » du missionnaire et ces Conférences m’ont convaincu que chacun l’a pris pour soi.
Laissez-moi tout dire. Il y avait longtemps que je n’avais passé une si douce soirée que celle d’hier soir (dimanche). Elle fut, après souper, entièrement consacrée à des entretiens fraternels qui me rappelaient avec émotion ceux de la Maison des Missions. Il m’était doux de retrouver ici les besoins d’union, d’amour fraternel, après être sorti d’un centre où ces mots, loin d’être vides de sens, étaient une des douces réalités de ma vie. On demandait que nous fissions de toutes nos stations une seule devant Dieu, et, sur la proposition d’un des frères, on convint que tous les samedis soirs, à 8 heures, nous nous rencontrerions au pied du trône de la grâce pour implorer sur notre œuvre les bénédictions de notre Maître. J’aime à vous mentionner ce fait qui a certainement beaucoup d’importance ; je sais qu’il réjouira votre cœur missionnaire, et portera mes anciens condisciples de la Maison des Missions à s’unir à nous, quoique de loin, dans ce concert de prières. Cela peut aussi vous donner une petite idée de l’esprit qui a régné dans la Conférence.
Pour moi, j’ai à bénir tout particulièrement le Seigneur de ce qu’un chemin m’est ouvert. Après avoir chargé M. Maitin du poste, trop important pour moi, de Morija, la Conférence m’a adressé vocation pour Molapof. Cela vous étonnera peut-être ; sans doute vous ne comprendrez pas tout d’abord qu’on m’ait chargé d’un poste à la fois si important et si difficile. J’avoue que le peu que je sais de Molapo m’a effrayé et que, comme toujours, je me suis adressé plus d’une question humiliante et difficile à résoudre : je ne voudrais pas être un obstacle au progrès de cette belle œuvre que j’aime et pour laquelle je me suis dépensé. Mais la Conférence a été si unanime dans l’appel qu’elle m’a adressé, qu’il m’est impossible de ne point y reconnaître une direction providentielle. J’irai donc avec joie, avec courage, avec confiance, m’attendant à recevoir de Celui seul qui m’appelle et me dirige, les lumières, la sagesse et les forces qui me sont nécessaires.
f – C’est-à-dire pour Léribé, dont le chef était Molapo, fils de Moshesh. (Ed. F.)
En attendant, je vais tourner le timon de ma voiture vers Thaba-Bossiou. Si cela m’est possible, je ferai une visite à Molapo avec frère Jousse, afin d’explorer un peu son pays et d’épargner quelque peine à la commission chargée de choisir l’emplacement de ma future station. Je suis un peu triste, parfois, à la perspective de me rendre seul dans ces « pays perdus », comme on dirait chez nous. Mais il m’est permis d’espérer que cet isolement ne sera point trop long ; dans tous les cas je sais une chose : c’est que, quoi qu’il en soit, le Seigneur y a déjà pourvu.
De tous côtés, ici, on m’accuse de manquer de patience et tout le monde prend à tâche de me prêcher la patience, de sorte que ce mot m’est presque un épouvantail. Il faut pourtant l’avouer, n’est-ce pas, en Afrique on oublie que « le temps est court » ; on compte les mois, ici, juste comme vous comptez les jours en Europe. Aussi faut-il s’étonner qu’on réponde à la dame qui, à 10 heures du soir, demande le café qu’on attendait à 8 heures : « Mais il n’est que motsehare » (le milieu du jour) ! C’est désespérant en vérité. Si Dieu me donne de pouvoir fonder une station je l’appellerai : Ébénézerg. »
g – Le nom primitif de Léribé prévalut sur le nom choisi par Coillard. (Ed. F.)
Aux appréhensions de Coillard, le directeur M. Casalis, qui connaissait bien et Coillard et l’Afrique, répondait : « Je ne saurais vous dire combien j’ai été heureux, pour ma part, qu’on vous ait confié cette œuvre. Pour fonder une station nouvelle, il faut de l’élan et de la vigueur. Grâce à Dieu, cela ne vous manque pas. Je ne parle pas de patience parce que cela vient, bon gré mal gré, dans le pays où vous êtes et, après un certain apprentissage de cette vertu cardinale, il faut plutôt veiller à ce qu’elle ne dégénère pas en impassibilité. »
Après la Conférence, le 29 novembre, Coillard quittait Hermon et, passant par Morija, il se rendait à Thaba-Bossiou où il séjourna jusqu’en février 1859 ; durant ce séjour il apprit beaucoup en secondant M. Jousse. Ce fut à Thaba-Bossiou qu’il fit la connaissance du chef chez lequel il allait se rendre, Molapo, le chef de Léribé. Il raconte ainsi cette entrevue dans son journal :
Mardi 7 décembre 1858. — Après la réunion, arrive de la montagne un messager qui nous prie de monter sans délai. Nous partons à cheval, sur les chevaux fringants de M. Jousse, et nous arrivons sur la montagne par une chaleur excessive. Moshesh vint nous saluer, et, après lui, un homme d’une quarantaine d’années, affublé d’un chapeau noir rond ordinaire, d’un pantalon et d’une couverture de laine originairement blanche, mais maintenant imprégnée d’ocre et de graisse et recouvrant un corps aux formes vigoureuses et élégantes, mais ruisselant des mêmes substances. C’était Molapo. Il parut bien un peu confus de se présenter ainsi, pour la première fois, devant son futur missionnaire, et j’avoue que je n’en reçus pas de fameuses impressions. Conduits par David Mashoupa, également dans son costume indigène, nous entrons dans la salle de réception. Quand le chef se fut décoiffé et se fut assis, je me levai et, déployant l’habit dont j’avais été chargé par M. Casalis, je l’offris au chef, par une assez courte allocution en sessouto, qui fut bien reçue.
Immédiatement le chef, avec mon aide, endossa le nouvel habit qui lui va à merveille ; puis, le repliant avec soin et l’enveloppant avec le même soin dans une serviette blanche, je le déposai devant Sa Majesté. Sur ce, la réponse du chef pour me remercier. M. Jousse alors me présente officiellement à Molapo comme son missionnaire, à quoi Molapo répondit gracieusement et chaleureusement, disant entre autres qu’il était affamé, mais que maintenant il était rassasié. Puis Moshesh prit la parole et nous fit un discours à l’étiquette, c’est-à-dire de quelque deux heures si ce n’est trois. M. Jousse répondit au chef sur plusieurs points importants ; enfin je pris la parole par interprète pour faire connaître à Moshesh et à son fils Molapo les sentiments d’affection sincère que j’éprouve pour les Bassoutos depuis ma plus tendre enfance, les assurant que les mêmes sentiments seraient le mobile de mon ministère, et leur exprimant, pour finir, ma vive et profonde sympathie dans les épreuves que Dieu leur a dispensées.
Au moment où je prenais congé du chef, celui-ci, qui avait jeté un regard de convoitise sur ma cravache, la prit et me raconta comment elle lui rappelait celle qui lui avait été donnée par le gouverneur, comment elle lui avait été volée, et combien il en était triste : « C’est tout à fait, disait-il, une cravache de Moréna. » Je compris : « Moshesh, lui dis-je, ceci n’est pas d’un grand prix ; mais, quand deux hommes chez nous s’aiment beaucoup, ils se font mutuellement des cadeaux. J’ai reçu cela, de cette manière, d’un ami, aussi, tu le comprends, j’y tiens beaucoup ; mais, grand chef, je te le donne, c’est à toi ! » Sur ce, mille remerciements : « Oh ! disait-il, ce sera un souvenir précieux. »
Molapo, qui nous accompagna dehors, nous promit de venir nous voir ; mais j’apprends qu’il est parti ce matin avant le jour, sans même nous envoyer un message.
Coillard arrivait enfin à Léribé.
11 février 1859. — Mes impressions sont aussi confuses que nombreuses. Je comprends peu, bien peu, les rapports qu’on doit avoir avec les chefs. Hélas ! il faut de l’officiel et je ne suis pas apte à ce genre de rapports ! Il me semble que je sens sur moi tout le poids de cette énorme montagne qui surplombe la colline où s’est arrêté mon wagon. Je sens dans mon cœur des sentiments tout à la fois de joie et de tristesse. Je voudrais me réjouir, mais, ô effrayante responsabilité !
Fonder, seul et aussi jeune, une station à 70 kilomètres au nord de la station la plus rapprochée, c’était sérieux ! Coillard faisait, dès son entrée dans la mission, cet apprentissage de pionnier qui devait lui être si utile dans l’avenir. Léribé, appelé pendant quelque temps Ébénézer, Coillard le décrit, dans une lettre au Comité (15 juillet 1859) :
« Une énorme et haute montagne qui change d’aspect à mesure que vous en approchez, vous présentant de loin l’un de ses pics les plus élevés, de près dessinant dans les airs une longue ligue brisée ; vous écrasant, en quelque sorte, de sa couronne de rochers énormes et perpendiculaires que la main du temps a plus d’une fois échancrée, ouvrant son sein pour servir de retraite à de gais et nombreux troupeaux de chèvres qui semblent prêter de leur surabondance de vie aux rochers et aux broussailles parmi lesquels elles gambadent ; laissant ruisseler, sur les deux gradins qui lui servent de piédestal, l’eau limpide, mais trop rare hélas ! d’une petite fontaine dont elle se plaît à dérober et à découvrir tour à tour les sinuosités ; cette montagne à l’aspect imposant, à l’abord difficile, les natifs l’appellent Léribé.
Arrêtez vos pas sur le premier des gradins : c’est une colline semi-circulaire, s’élevant à mi-hauteur de la montagne à laquelle elle s’adosse, et dont les flancs sont déchirés par de nombreux torrents et jonchés de fragments de rocs. De là, vous dominez à gauche, comme dans une longue vallée, les collines monotones et mélancoliques qui vous séparent de Thaba-Bossiou et de Bérée ; à droite, une gorge voisine vous permet d’entrevoir quelques-unes des ramifications de la splendide chaîne des Maloutis, tandis que, tournés du côté de la France, vos regards se reposent agréablement sur une petite chaîne aux formes dentelées, le jour revêtue de son grisâtre et sombre habit indigène, le soir, empruntant les mille et une nuances de rose, violet, bleu clair, bleu foncé, qui vous font rêver d’autres climats, d’autres lieux, d’autres scènes. Et si, pour compléter le panorama que l’exilé pour l’amour du Sauveur contemple et aime à contempler encore, il ne fallait plus que les plis tortueux d’une rivière qui serpente dans la plaine, tantôt laissant couler tranquillement ses eaux claires et limpides, tantôt roulant avec fracas ses ondes noires et impétueuses, voici le Calédon, sorti d’une gorge pittoresque, qui coule et murmure à vos pieds. »
La fondation officielle de la station de Léribé, et l’installation du nouveau missionnaire, se firent avec solennité, à la fin de février 1859. Moshesh et plusieurs missionnaires vinrent y assister. Quelques mois après son installation, Coillard en raconte les incidents et les difficultés à sa mère :
Ébénézer, le 16 juillet 1859.
« Ma tendre et bien-aimée mère !
Je suppose que votre cœur doit être bien triste à cause de mon long silence. Il me semble vous entendre vous plaindre et vous inquiéter de ce fils qui vous oublie. Il me semble voir vos nuits sans sommeil. Ma mère bien-aimée ! que vous dirai-je pour expliquer ou excuser mon silence avec vous ! Est-ce donc que j’ai été assez dur et assez ingrat pour vous oublier pendant de si longs mois ! Oh non, ma mère chérie, vous ne le pensez pas, et vous ne pouvez pas le penser ! Vous savez combien je vous aime ; vous êtes, après mon Sauveur et mon Dieu, ce que j’ai de plus cher au monde. Il ne se passe pas de jour, et je pourrais presque dire qu’il ne se passe pas de moments, sans que je pense à vous. Et si je fléchis les genoux pour la prière, comment puis-je vous oublier, vous, ma mère, qui remplissez mon cœur ? Votre cher portrait ne m’a jamais quitté, il est encore là devant mes yeux. Oh ! je voudrais lui prêter une voix, lui pouvoir donner la vie en un mot, afin de retrouver ma mère dans ces lointaines solitudes et pouvoir encore, comme autrefois, lui parler à cœur ouvert. Je voudrais enfin enlever ce voile de tristesse qui couvre votre visage, et vous redire : « O ma tendre mère, ne pleurez point ! Je vis en paix, je vis heureux, parce que je suis là où notre Père me veut. » Oh ! loin de trouver pénible notre séparation, bénissons-le, ce grand Dieu, de ce que, dans son amour, Il nous permet de faire quelque chose pour lui !
Bientôt d’ailleurs il finira, notre temps d’exil, et triomphants, suivant notre divin Sauveur, comme les Israélites sous la conduite de Josué traversèrent le Jourdain et entrèrent en Canaan, nous aussi nous entrerons dans la gloire et le repos éternel ! Près du Seigneur Jésus on ne se quittera plus !
Ma mère bien-aimée ! s’il s’est passé tant de mois sans que je vous écrive, sans doute c’est bien un peu ma faute, parce que j’ai souvent remis au lendemain ou à une occasion meilleure de répondre au besoin de mon cœur ; mais, si vous avez déjà appris l’appel qui m’a été adressé de fonder une station nouvelle, vous aurez trouvé là la cause de mon silence. Ma dernière lettre devait être datée du mois de novembre (1858) et d’Hermon. Depuis lors, j’allai faire un séjour de quelques mois chez notre bien cher frère M. Jousse, et, comme vous l’apprendrez par ma lettre au Comité, je me rendis ici seul en wagon vers le milieu de février. Je fus bien reçu de la part du chef Molapo. Dès le lendemain, il m’envoya une chèvre, s’excusant de ne pouvoir, à cause de la trop grande chaleur, tuer un bœuf pour recevoir son missionnaire. Cette chèvre me fit d’autant plus de plaisir que, depuis que j’avais quitté la station de Bérée, je n’avais pas vu une bouchée de viande et j’avais été obligé de vivre de café et de thé sans lait. Ce ne fut pas le chef seul qui me reçut bien, mais ses gens. Avant que j’eusse gravi la colline où se trouve le grand village de Molapo, quelques hommes vinrent isolément à ma rencontre, avec ce salut : « Salut, le missionnaire de chez nous. »
L’un de ces hommes (Nkélé), à qui je demandais le chemin, pour avoir une occasion de lui parler, me frappa singulièrement par son air grave et respectueux. Il mit de côté son tabac, me répondit et passa derrière mon cheval. Il nous suivit ainsi, de loin, jusqu’à la cour du chef, puis à l’endroit où je dételai mon wagon ; depuis lors il ne m’a jamais quitté. C’est en sessouto « mon enfant » bien qu’il ait à peu près la quarantaine. Il a rapidement appris à lire, je lui ai donné un Nouveau Testament et j’aime à espérer que le Seigneur ne tardera pas à accomplir son œuvre de grâce et d’amour en lui.
Mais j’avais eu le malheur de me raser entièrement le visage, ce qui me donnait un air très jeune. Molapo, qui m’avait vu à Thaba-Bossiou avec ma barbe, parut frappé d’un changement dont il ne se rendait pas bien compte. Aussi, dès notre première entrevue, il me demanda d’un air un peu moqueur : « Morouti ! quel âge as-tu ? » Je vis bien quelle était sa pensée. Aussi je m’empressai, avant de lui répondre, de lui demander à mon tour : « Morena (Seigneur), dis-moi d’abord le tien ! » Il éclata de rire : « Comment le saurais-je, dit-il, les Bassoutos ne comptent point leurs années ! » — « Eh bien, répondis-je, tu as à peu près quarante ans, et moi je n’en ai que vingt-cinq. » Il ne fut pas peu flatté de se savoir plus âgé que moi.
Le soir, lorsque les curieux qui étaient venus à mon wagon m’eurent quitté, je dirigeai mes pas vers une petite fontaine où des femmes puisaient de l’eau. Je les saluai, et on me répondit : « Salut, maître ! » C’est le nom que se font donner les Boers par les noirs. « Je ne suis pas maître, » repartis-je. — « Et qui es-tu donc ? » s’écria une voix. « C’est le Morouti » (proprement le docteur, celui qui enseigne). « Le Morouti ! s’écria une autre voix, et que peut-il enseigner, c’est un jeune homme, il n’a ni barbe ni femme ! » Je me tus et m’éloignai me promettant bien de laisser croître ma barbe. N’ayant comme abri que mon wagon encombré de caisses et de quelques provisions, je souffris autant de la chaleur du soleil que du froid de la nuit. Le lieu qui nous servait de cuisine, nous servait en même temps de lieu de culte, c’était tout simplement la voûte du ciel.
Lorsque les messagers de Moshesh nous apprirent qu’il arrivait avec les missionnaires, je m’empressai de faire des préparatifs pour les recevoir. Un de mes jeunes gens, qui n’avait peut-être jamais vu le pain des blancs, écouta mes directions et, pendant que j’avais l’œil à l’école et que je creusais une fourmilière voisine et que j’y mettais le feu pour en faire un four, mon garçon boulanger avait, en un clin d’œil, fini de pétrir dans mon bain de pieds. Vous pouvez vous imaginer ce que dut être ce pain qui n’était pas plus levé le soir que lorsqu’on venait de le pétrir. Les frères rirent beaucoup de ce pain dont, huit jours après, on aurait pu faire de la colle et qu’ils appelaient fort gaiement « le pain de l’ermite d’Ébénézer » ! Mais, depuis lors, la reine, la première femme de Molapo, réclama le privilège de pétrir et de cuire mon pain. C’est une bien excellente personne, bien nommée, en sessouto, Mamousa (Mère de la douceur), baptisée sous le nom de Lydia, mais, hélas, entraînée par son mari, dans le monde et le péché.
Tandis que souvent le chef m’envoyait tantôt une cuisse de bœuf, tantôt une chèvre grasse ou une bonne brebis du pays, je recevais de sa femme quelques épis de maïs tendres, rôtis au feu (plat délicieux avec un peu de sucre par-dessus), tantôt un bon pain de froment, ou un pain de blé indigène, quelquefois un plat de bouillie, un beignet, etc. Jusqu’à présent je n’ai jamais manqué de lait : matin et soir une jeune fille m’apporte une tasse de lait au nom de Molapo, son père. Mais, malgré tous ces petits égards, je vous assure que tout n’est pas rose dans ma position. A mon arrivée ici, Molapo me donna un de ses fils, d’une dizaine d’années, pour être mon enfant. Je l’adoptai comme tel et mon premier soin fut de le bien habiller. Mais la difficulté, c’était la cuisine ! A l’heure des repas, je ne manquais pas d’amis ; mais, lorsqu’il s’agissait de chercher l’eau à la fontaine, de nettoyer les marmites, de couper la citrouille, de peler les pommes de terre, de cuire enfin, adieu le secours ! J’eus d’abord deux grands gaillards placés près de moi par le chef pour me servir. L’un d’eux, garçon intelligent, bon travailleur, était aussi un grand flatteur, un très grand fumeur et un passionné buveur de bière du pays, de sorte que, malgré les services qu’il me rendait, je ne pleurai point quand le chef le rappela près de lui. L’autre était un paresseux dont je ne pouvais rien faire. « Va couper du bois dans la montagne, mon enfant. » — « Je ne sais pas couper le bois au milieu des rochers, » me dit-il. — « ferais-je de toi, alors ? » — « Mon père m’a envoyé ici pour être ton fils et pour que j’apprenne à lire ! » — Ce brave garçon, qui était auprès de moi plus pour me voir travailler que pour m’aider, me quitta pour participer à une danse qui ne dure pas moins de deux ou trois jours. Je restai donc seul avec mon enfant, mon cher petit Jonathan.
J’étais alors logé dans une petite chaumière, construite en troncs d’arbres et en roseaux, que le chef avait fort délicatement mise à ma disposition. Cette petite chaumière, où l’on n’entrait qu’en se baissant et dont un jeune enfant aurait pu toucher le toit de la main, n’avait que des trous en guise de porte et de fenêtres. Comment faire sans vitres et sans clous pour m’y mettre à l’abri du vent et de la pluie ? En moins d’une demi-heure j’eus trouvé moyen d’y remédier : quelques chevilles de bois, un peu de calicot dont j’étais redevable à Mme Jousse, me servirent à fermer deux trous de fenêtres, et quelques roseaux liés ensemble me servirent de porte. Pauvre porte, ma chère mère ! Elle ne me garantissait que fort peu du froid, du vent et de la pluie, et pas du tout des chiens qui, nuit et jour, me faisaient une guerre acharnée, volant ma viande et mon pain, faisant toute la nuit au milieu de mes pots un tapage qui, je l’avoue, m’impatienta plus d’une fois.
C’est dans de telles circonstances que survint un Anglais qui devait m’aider à bâtir une petite chaumière en briques sèches non cuites. Temps d’épreuve pour moi en vérité ! Chaque jour je n’avais pas moins de huit à dix Bassoutos et souvent davantage à nourrir et personne pour partager ce terrible fardeau. Lydia m’envoya une petite fille d’une douzaine d’années qui, en mon absence, attirait ses suivantes, brisait mes tasses, démantibulait mes ustensiles de cuisine, s’enfuyait à ma vue et me laissait les marmites à laver et la nourriture à cuire. Lui commandais-je de me cuire du riz, en lui montrant la quantité d’eau qu’il fallait, elle me le brûlait sans eau ; faisais-je une remarque, elle me le noyait. C’était la même histoire pour la viande et pour tout. C’était une bien triste histoire que celle-là et qui se renouvelait chaque jour. Mais le pire, c’était le dimanche. Oh ! de fois mon cœur a saigné en me préparant à annoncer l’Évangile dans une langue étrangère, l’esprit accablé des soucis de la cuisine, luttant sans cesse avec des volontés que Satan semblait ne m’avoir envoyées que pour nuire à mon œuvre ! Que de fois j’ai retenu une larme lorsque, fatigué par des prédications au grand soleil, il me fallait mettre la marmite au même lieu où je venais de prêcher et que en présence d’un grand nombre de ceux qui venaient de m’entendre ! Et si seulement j’avais toujours eu de quoi cuire ! Mais, malgré l’obligeance de Molapo, notre nourriture ne se composait guère que de bouillie à l’eau et sans graisse, de citrouille, de blé indigène et d’un peu de riz bientôt consommé. Mais vraiment le Seigneur me soutint et me donna un peu plus de patience que vous ne m’en connaissez ; souvent la pluie vint gâter, en un moment, l’ouvrage de plusieurs jours et même de semaines ; mais il me donna, ce bon Père, de recevoir tout de lui avec soumission et de m’attendre à lui pour tout ce qui me concerne, avec confiance et amour.
Ce bon Dieu ne tarda pas à me montrer que ce n’est pas en vain que ses enfants se confient en lui et lui exposent leurs besoins en toute occasion. Au milieu de mes pénibles circonstances, une pauvre vieille femme chrétienne vint me voir, qui, lors de la guerre, était venue se réfugier dans ces lointains quartiers et que m’avait recommandée son pasteur, M. Arbousset. Elle me supplia de la recevoir chez moi, parce que, disait-elle, elle ne pouvait pas vivre dans « les maisons de péché. Je suis vieille, ajoutait-elle ; toi, dont le cœur nous aime, aie pitié de moi. Je te servirai avec amour, pour l’amour de Dieu et de ta mère dont M. Arbousset nous a parlé. Je ne te demande rien, parce que tu es mon père, et si tu vois la vieille Maria trembler de froid, tu lui donneras peut-être une robe, bien que Madame ne soit pas encore parmi nous ! » Je n’ai pas besoin de vous dire, ma bien chère mère, que je m’empressai de la recevoir, cette pieuse femme, et de lui donner une bonne robe et une bonne couverture. Les premiers jours qu’elle fut avec moi, je ne pouvais contenir mon émotion, elle me rappelait tellement ma mère bien-aimée. Elle est asthmatique et capable de bien peu de chose ; mais, c’est égal, j’ai mille sujets de bénir le Seigneur à son égard. Je m’efforce d’être doux, respectueux, charitable et plein de support : envers elle comme avec vous, ma tendre et bien-aimée mère !
Quelque temps après, je faisais, à cheval, une courte visite aux stations de Bérée, Thaba-Bossiou et Morija, pour me procurer des objets indispensables à mon établissement. Un jeune homme chrétien qui a grandi auprès de M. Maitin s’attacha à moi et me suivit pour me servir. Il m’est d’une grande utilité, non seulement comme domestique, mais surtout comme chrétien. Il est fidèle, vivant, intelligent, franc, bon travailleur. Son nom est Nathanaël (Makotoko), il m’aide beaucoup pour l’école et le chant ; les enfants l’aiment extrêmement. Malheureusement « il pleure » ses parents, les fêtes de l’église de Bérée, et une épouse. Veuille le Seigneur me le conserver quelque temps encore !
Ainsi vous voyez, ma chère et bien-aimée mère, que nous avons bien des sujets de bénir le Seigneur. Son amour est de chaque jour, de chaque instant ! Ces petits détails vous feront plaisir et vous porteront aussi à bénir Dieu avec beaucoup d’amour.
Mais je n’ai pas fini, et avec vous, ma chère mère, je n’ai pas à craindre la longueur de mes lettres mais celle de mon silence. Je vous ai parlé d’une petite maison de briques sèches : nous l’avons finie, par le secours du Seigneur, après beaucoup de contretemps et de fatigues. En pieds français elle peut avoir 25 pieds de long, 10 ou 12 de large et 7 ou 8 de haut. Je l’ai partagée en trois chambres : celle du milieu me sert pour recevoir les Bassoutos et les Boers qui nous font de fréquentes visites, c’est aussi ma salle à manger ; celle de droite doit être une chambre à coucher, mais me sert maintenant de chapelle avec celle du milieu, chaque matin et chaque soir. Celle de gauche, enfin, est ma chambre ; là se trouvent mon lit, ma table de travail, les portraits de MM. Monod, Jaquet, Casalis, Bost, une cheminée dans le mur du pignon, où se trouvent groupés, autour de celui de ma mère bien-aimée, les portraits de la famille où vous vivez, de la famille Diény, de la famille Guiral, et de beaucoup d’autres précieux amis, sans excepter celui de ma sœur Marie-Jeanne que les natifs appellent « leur mère », c’est-à-dire ma femme. De chaque côté de la cheminée se trouvent quelques tablettes pour mes livres. C’est là que j’aime à me retirer pour penser à vous, admirer avec un ravissement toujours nouveau ces précieux portraits dont la ressemblance me parait aujourd’hui si frappante. C’est là que je prie pour vous et pour mon œuvre. Que ne pouvez-vous me voir à cette heure, vous écrivant dans cette petite chambre où, à cause du froid, j’ai quelque peine à diriger ma plume ; je suis sûr que vous m’y trouveriez tout à fait confortable. Certainement le Seigneur est bon, malgré nos misères et nos nombreuses infidélités.
« Pensant que tout ce que nous faisons, nous devons le faire au nom du Seigneur, je n’ai pas voulu entrer dans ma maison avant de l’avoir en quelque sorte consacrée à Dieu. Pour cette occasion je tuai un bœuf, et j’admis à ma table le chef et un blanc qui se trouve ici comme marchand. De bonne heure, j’amenai le bœuf à tuer devant le chef, le priant de bien vouloir donner cette nourriture à « nos enfants ». Molapo désigne un homme qui, en un clin d’œil, d’un seul coup d’assagaie, a tué l’animal. Alors arrivent les femmes avec d’immenses pots de terre ; des feux de bouse de vache s’allument autour de la demeure missionnaire. On cuit le bœuf. Vers le milieu du jour, toute la population de la ville se trouve rassemblée devant la maison et entonne un magnifique cantique commençant : « Tressaillez de joie, vous qui sur la terre entière étiez perdus ! » Puis le missionnaire, debout sur les marches de la porte, dit, après avoir lu le Psaume 127 : « Je vous remercie, vous tous qui m’avez aidé à bâtir, vous à faire des briques, vous à couper l’herbe, etc., et toi aussi, chef Molapo, pour ta bienveillance et ton secours. Mais c’est surtout toi, mon Dieu et mon Père, que je remercie. » Alors je m’efforçai de leur démontrer la nécessité du secours de Dieu dans tout ce que nous entreprenons et faisons, je leur racontai l’histoire de la tour de Babel et je terminai par des veux pour le peuple et pour notre œuvre. Puis suivirent des chants, une prière.
Molapo se leva ; s’adressant à son missionnaire, il lui dit : « Toi, homme de chez nous, Mossouto de cœur et de langue, ne nous remercie pas, si aujourd’hui tu peux entrer dans cette maison. Nous sommes bien mauvais et tu le verras bientôt. Un proverbe sessouto dit : « Qu’est-ce qu’une ville ? C’est un sac de pourriture qui sent bien mauvais ! » C’est là, en effet, que se trouvent ivrognes, adultères, voleurs, tous ceux qui font et aiment le péché. Cette ville ne fait point exception et tu peux dire que c’est un sac de pourriture qui infecte. Mais, ô notre Morouti, homme de notre nation, nous te prions d’être parmi nous l’homme de la douceur. » Puis, s’adressant à son peuple, il l’exhorta à considérer le missionnaire comme un Mossouto, c’est-à-dire comme un ami, et à écouter ses instructions ; à abandonner ses mauvaises habitudes et à se convertir ; puis il demanda à Dieu sa bénédiction et se rassit. Je jugeai le moment convenable pour faire connaître à ce peuple le nom que je désirais donner à ce lieu. Je me levai donc, je leur racontai dans quelles circonstances Samuel fonda son Ébénézer, je rappelai les circonstances au milieu desquelles je suis arrivé dans le pays, et j’ajoutai : « Que faisons-nous aujourd’hui, si ce n’est, nous aussi, de fonder notre Ébénézer ? Répondez ! Est-ce votre É-bé-né-zer ? … » Le chef et le peuple répondirent : « Oui ! Ébénézer ! »
Alors nous dînâmes dans la maison, pendant que toute cette foule à ma porte chantait des cantiques à gorge déployée. Le dîner fini, je sortis, un immense cercle se forma autour de moi, et de tous côtés j’entendis des voix me criant : « Père, fais pleurer ta musique ! » Je ne pouvais m’y refuser ; aussi, pendant qu’on apportait la viande et qu’on la coupait par morceaux, je saisis mon accordéon et, suivi de quelques voix, j’entonnai, au grand ravissement des païens qui ne pouvaient pas comprendre qu’un morceau de bois pleurât, ce beau cantique en sessouto : « Il est une ville là-haut. C’est une ville de paix ! C’est une ville qui a été fondée par le Maître de tout ce qui est créé. » Une prière termina cette intéressante journée.
J’aurais voulu que vous fussiez avec nous, chère mère. Mais que dis-je ? Vous y étiez, car il est peu de Bassoutos qui ne se soient extasiés à la vue de votre portrait. Il me faudrait des volumes pour vous faire part de tous les cris et les exclamations qu’il a arrachés : « Montre-nous notre mère ! » disait-on. — « Oh ! dit l’un, c’est un homme ! » — « Voyez son mouchoir ! » — « Quoi ! elle a des mains ! Voyez comme elle laisse tomber sa main ! Eh ! vous ne voyez pas son anneau à son doigt ! Quelle belle femme ! C’est la mère de la bonté ! Comme nous l’aimons ! C’est notre mère à tous ! Je voudrais tant lui baiser les mains ! mais elle ne veut pas ! » dit un autre. — « Quant à moi, s’écrie un quatrième, j’ai peur, je tremble, je me sauve ! » — « Et pourquoi ? » — « Et vous ne voyez pas que c’est un homme qui a des yeux ! Voyez comme il me regarde ! » C’est ainsi, ma chère mère, que, si j’y consentais, l’on s’extasierait devant votre cher portrait et celui de ma sœur. Laissez-moi maintenant vous transmettre les salutations de personnes pieuses qui vous aiment dans le Seigneur. Nathanaël dit : « Je te salue ! grand’maman ! (il connaît ce mot français). Je te salue dans l’amour de Dieu, et je dis : Que Dieu te conserve bien ainsi que nous, afin que nous persévérions dans la foi au Seigneur ! C’est moi le fils de Monsieur. » — Lydia dit : « Une jeune femme qui vient de Thaba-Bossiou et qui a préparé de ses mains la maison de ton fils dit : Je salue, toi, la Mamynherr (mère de Monsieur), ma sœur que j’aime en Jésus-Christ. C’est moi la brebis égarée qui avait sauté par-dessus le mur de la bergerie, mais le Bon Berger m’a ramenée avec amour à son bercail. »
A Léribé, durant toute une année et plus, l’activité de Coillard dut se porter surtout sur les travaux manuels : travaux d’installation, de construction, sans compter les mille soucis du ménage et de la cuisine, car il était seul. En juillet 1859, Coillard s’était établi dans sa jolie et simple maisonnette qu’on aime à voir, dit un de ses collègues, sur la belle et splendide colline de Léribé ; peu après, était arrivé un charpentier qui lui avait donné un coup de main pour les aménagements intérieurs. Puis il construit une chapelle temporaire, un four, il fait des briques, il taille des pierres, il coupe des arbres pour ses constructions, avec l’aide de Bassoutos qui s’étonnent de le voir prendre tant de peine.
25 mars 1860. — Tout est fort simple chez les Bassoutos. Une peau de bœuf les couvre de jour, les enveloppe de nuit ; quelques roseaux et un peu d’herbe leur suffisent pour se faire un abri contre les intempéries de l’air. Je me souviens de combien de remarques ma petite chaumière a été l’objet. Les murs n’étaient qu’à quelques pieds de hauteur que l’on s’étonnait de ces hautes murailles que j’élevais.
Aussi, quand les murs furent terminés, l’étonnement fut-il au comble. Chacun méprisait cette « maison si haute où j’aurais toujours froid ». Quelqu’un fit la remarque que « les blancs bâtissent comme s’ils ne devaient jamais mourir ». Combien juste et sensée, je dirais même chrétienne, était cette remarque ! Le genre de construction des Bassoutos serait en effet bien propre à leur rappeler que nous ne sommes que des voyageurs, car, quand ils changent de place, ils emportent avec eux leur maison et, quand une femme meurt, on laisse la maison tomber en ruines. Mochéba, mon voisin, est un homme qui me satisfait beaucoup sous tous les rapports. Quand je bâtis ma maison, je la bâtis tout près, tout près de la sienne : c’était le seul emplacement que j’eusse. Un matin je vis Mochéba en train d’enlever sa hutte. Étonné, je lui en demandai la raison : « Mynheer, me répondit-il, hier je t’entendais parler de bâtir la cuisine, j’ai pensé que ma hutte pourrait te gêner. » — « Mais où vas-tu maintenant ? Nous quittes-tu ? » — « Oh ! non ; et comment pourrais-je m’éloigner du thouto (de l’enseignement de l’Évangile) ? Et mes enfants ne doivent-ils pas aller à l’école ? »
6 avril 1860. — Avant-hier nous avons eu le bonheur de faire, pour la première fois, du pain dans mon four ; il a parfaitement réussi, ce n’était qu’un essai. Le même jour, j’essayai aussi de me couper une paire de pantalons. Je ne savais comment m’y prendre. A la fin, je commençai par découdre un pantalon de coutil que j’ai apporté de France et je me mis à l’œuvre. J’ai fini mes pantalons hier soir ou, pour mieux dire, la nuit dernière. Ils me vont à merveille et, comme toujours, font l’admiration de ceux qui n’ont rien de mieux à admirer. Me voilà décidément maître tailleur.
Tous ces travaux de construction, pour lesquels les études de théologie ne sont pas une préparation, se trouvèrent inutiles puisque, deux ans plus tard, il fallut songer à changer l’emplacement de la station.
A côté des travaux matériels il fallait trouver du temps pour faire l’œuvre. Dès son arrivée à Léribé, Coillard trouva une âme, Nathanaël Makotoko, à la conversion de laquelle il s’attacha et pour laquelle il recommença à lutter comme il l’avait fait pour J. B., à Asnières, comme il le fera plus tard pour Léwanika.
Voici ce que disait de l’œuvre de Coillard M. Lautré, médecin-missionnaire à Hermon, qui vint passer une quinzaine de jours à Léribé au milieu de l’année 1859 : « J’ai regretté de ne voir encore qu’une centaine d’adultes aux services du dimanche. A la prière du matin et du soir, que le missionnaire fait journellement, se rendent avec régularité quelques dizaines d’enfants et quelques adultes. L’attention que ce petit auditoire prête à la parole de Dieu m’a réjoui et est bien propre à encourager notre frère. »
Plus tard Coillard commence l’école et des réunions de chant. L’église de Léribé ne comptait d’abord, il est vrai, que quatre, puis sept personnes, mais les devoirs d’évangélisation se multipliaient et l’on sait qu’avec les Bassoutos rien ne va vite. Cette solitude et ce travail intense, quelle école pour apprendre la langue ! Déjà, à Carmel, Coillard en avait poursuivi l’étude avec M. Lemue pendant presque trois mois.
Carmel, mardi 31 août 1858. — Je suis tourmenté par le désir de prêcher en sessouto. O mon Dieu, délie ma langue ! O mon Dieu, tu peux faire un miracle pour moi, fais-le pour l’amour de ton nom !
Mardi 7 septembre 1858. — Je suis tourmenté par le désir de faire mon premier sermon en sessouto. J’en ai composé un aujourd’hui en français pour le traduire, sur ces paroles : « Dieu a tant aimé le monde. »
Jeudi 9 septembre. — J’ai fini de traduire mon premier sermon, il n’est pas corrigé ; que sera-t-il ? Dieu veuille qu’on puisse au moins le comprendre, afin que je puisse bientôt prêcher !
Mercredi 22 septembre. — Mon sermon est corrigé, de même que deux prières. Il ne me reste plus qu’à les apprendre, au moins à demi, pour prêcher dimanche prochain. Prêcher ! prêcher sans interprète ! Puis-je en croire mon bonheur et ma joie ?
Mardi 28 septembre. — J’ai prêché, dimanche dernier, mon fameux sermon rempli de fautes, bien que corrigé.
3 octobre 1858. — Je vais préparer mon deuxième sermon sur Matth.11.28. Que le Seigneur me soit en aide !
Vendredi 8 octobre. — Je viens de finir mon deuxième sermon. Il est corrigé et copié ; il n’y a plus qu’à le prêcher. Hermon, mercredi
27 octobre. — Avant de quitter Carmel je prêchai mon sermon, long sermon à la Saurin, pour la longueur, m’a-t-on dit. J’en ai souffert moi-même. Il ne faut ni fatiguer ni ennuyer les auditeurs.
Puis, à Thaba-Bossiou avec M. Jousse, pendant plus de deux mois, Coillard avait continué à travailler le sessouto. Ce fut le 5 décembre 1858, à l’enterrement d’un chef que, pour la première fois, il se hasarda à parler d’abondance en public ; le lendemain, pour la première fois, il essayait de prier en sessouto : « Ce n’était pas fameux », dit-il.
7 décembre 1858. — J’ai essayé de corriger un sermon avec M. Jousse. Mais, le cher ami, il exige un peu trop, en cherchant de la littérature chez un compositeur qui ignore encore les règles de la grammaire. On ne peut pas voler avant que d’avoir des ailes.
Samedi 18 décembre. — Je m’étais préparé ce matin jusqu’à 9 heures et demie, sans écrire. Je m’étais fait un cadre français, mais la feuille de papier s’égara et je dus m’en tirer tout seul. Je prêchai sur ces paroles : « Vous êtes le sel de la terre. » Matth.5.13.
Dimanche 19 décembre. — J’ai donc prêché encore aujourd’hui, mais quel sujet d’humiliation ! … J’ai lu ce fameux sermon que M. Jousse m’a corrigé et que j’ai prêché à Morija, dimanche dernier. Lire un sermon, quelle misère ! Avant de me rendre à l’église, j’étais dans de telles angoisses d’âme que je n’ai pas pu m’empêcher de répandre des larmes. Je sais bien qu’un sermon pareil ne peut point être béni. Aussi…
A Léribé, Coillard doit passer à la pratique, à la pratique journalière, continue. En octobre 1859, il peut écrire à sa mère, parlant d’une prédication faite à Mékuatling le mois précédent, au cours d’une visite chez M. et Mme Daumas :
« J’improvisai, ce qui frappa d’autant plus les amis Daumas que, lorsque nous nous étions séparés, je savais à peine cinq ou six mots de sessouto. Cependant, je le dis à la gloire de Dieu, j’ai été puissamment assisté dans l’étude de cette langue. Je l’ai étudiée, pendant trois mois à peu près, à Carmel, et, pendant un mois, à Thaba-Bossiou ; depuis que je suis ici, je n’ai jamais eu le temps d’étudier sérieusement, mais le Seigneur m’a assisté. Je puis me faire comprendre même des vieillards. »
A cette école de la nécessité, Coillard, que nous avons vu déjà apprendre très vite l’anglais, et qui a certainement de la facilité pour les langues, arrive à savoir le sessouto si bien qu’un de ses collègues a pu dire de lui : « Il était un de ceux dans la mission qui parlaient le mieux le sessouto. Coillard avait du goût pour tout ce qui est beau. Ce qu’il faisait, il s’efforçait de le faire bien. Il était artiste, et cela se remarquait dans sa manière de parler. Il s’efforçait de parler un très bon sessouto et il y réussit. « Lorsqu’il arriva à Léribé, il s’établit dans le village même de Molapo, et, étant célibataire, donc tout à fait seul, il était en rapports constants avec les gens ; il en profita pour causer beaucoup avec eux et pour siéger au lekhotla, soit au forum, où la justice se rendait et où se discutaient les affaires publiques. Il ne pouvait être à meilleure école. » Désormais Coillard sait le sessouto, il se perfectionnera constamment.
26 mars 1860. — J’ai prêché sur Luc.12.1. J’ai raconté la fable de la Sauterelle, la Fourmi et l’Abeille, imitée de la Cigale et la Fourmi. Ça a paru faire quelque effet, car, après le culte, se formèrent des groupes où l’on répétait ce que j’avais dit.
14 octobre 1860. — Je me suis occupé attentivement de traduction, et de la correction du manuscrit de M. Dyke sur Josué. J’ai composé ou imité trois fables, la quatrième inachevée : la Sauterelle, la Fourmi et l’Abeille, le Serpent et la Lime, le Seigneur et son Fou, l’Olivier et le Roseau. Je versifie avec assez de facilité, reste à savoir la valeur des sons de ma muse. Je soumettrai à M. Jousse une pièce que je voudrais envoyer à Moshesh : le Seigneur et son Fou. Ce sujet m’a plu et m’a tellement inspiré que je l’ai faite d’un trait de plume, avant déjeuner. Mais gare ! la poésie cherche à empiéter sur mes devoirs.
Coillard arriva à exceller dans ce genre de traduction ou d’adaptation : « Ses fables sont parfaites, écrit encore un de ses collègues, elles sont imprimées dans nos livres de lecture ; les Bassoutos en font leurs délices et les enfants non seulement les lisent, mais ils les mettent en action comme une pièce de théâtre et rien n’en prouve mieux la valeur. » Coillard avait un faible pour la poésie, nous avons vu ses débuts en français ; il a, durant sa carrière, composé ou traduit des centaines de cantiques en sessouto.
« Pour moi, écrit-il (19 août 1860), la poésie et la musique sont les deux plus sûrs échelons qui élèvent mon âme à Dieu. Malheureusement je ne suis ni poète, ni musicien. Ma chétive voix de poule, non seulement n’attendrit pas les pierres, comme celle d’Orphée, mais fait peu d’impression sur les autres hommes. C’est égal, je chante souvent seul pour donner essor soit à ma tristesse soit à ma joie. »
« L’ermite de Léribé » fit aussi quelques absences, quelques visites à ses collègues. Et c’est ainsi que se passèrent les années 1859 et 1860, temps de préparation, d’apprentissage au point de vue des travaux matériels, de la langue, de la connaissance des Bassoutos, de l’évangélisation, temps d’apprentissage missionnaire dans toute l’étendue du terme, temps difficile dans un poste qui semblait au début si ingrat qu’il fut question parmi les missionnaires du Lesotho de l’abandonner. Ce temps fut fécond pour la carrière de Coillard. Loin d’être rebuté par les difficultés, il s’écrie :
12 octobre 1859. — Décidément je m’attache trop à ces Bassoutos, je ne puis vivre sans les aimer ; aussi je me ménage des déceptions parce que mon amour est peut-être autre que ce qu’il devrait être. Mon Dieu, Jésus, donne-moi de t’aimer par-dessus tout !
Un événement permet de constater combien Coillard aimait son œuvre de Léribé. Il fut appelé par la Conférence (25 juillet 1860) à Hermon, M. et Mme Dyke devant pour des raisons de santé se rendre dans la colonie du Cap.
Mardi 14 août 1860. — Je suis dans une grande tristesse ces jours-ci. Je me prépare à quitter mon cher Léribé. La seule pensée de ce départ me brise le cœur. J’ai préparé mon wagon, je vais le charger et lundi, Dieu voulant, en route ! Pauvre Léribé où j’ai tant souffert ! tant souffert ! Mes larmes seront-elles vaines ? Je suis désolé de voir que la plupart des frères sont opposés à ce que je reprenne ce poste. Me croit-on de bois avec un cœur de pierre ? Ignore-t-on que c’est précisément parce que j’ai souffert à Léribé que j’y suis d’autant plus attaché ?
Coillard quitta Léribé le 21 août et, après avoir passé par Cana, Bérée, Thaba-Bossiou et Morija, il arriva à Hermon le samedi 8 septembre.
« Rien de moins grandiose, rien de plus triste que la vue qu’on a sur Hermon en y arrivant par les hauteurs, écrit-il au Comité. Au loin, des collines insignifiantes, parsemées comme des tombeaux dans la plaine ; à vos pieds, le bassin d’un petit lac desséché qui mesure à peine une lieue dans sa plus grande largeur ; sur l’un de ses bords, un petit hameau jeté au pied de collines pierreuses ; sur l’autre, une demi-douzaine de chaumières délabrées, quelques huttes, deux ou trois parcs abandonnés ; plus bas, dans ce bassin, un petit groupe de constructions européennes, un bout de jardin, une cour plutôt, avec une poignée d’arbres tourmentés par le vent ; plus bas encore, trop bas, hélas ! une eau assez abondante que dispute au missionnaire une famille de métis ; puis, dans le fond, quelques jardins indigènes, le champ missionnaire, un peu de roseaux, une profonde ravine. Voilà Hermon, le triste Hermon ! »
Dès le lendemain il prêcha, puis il prit l’école en main ; le 27 septembre M. et Mme Dyke partaient et Coillard restait seul, chargé de cette nouvelle station. Ce n’était pas pour longtemps. Le 3 janvier 1861, il se remettait en route, vers le sud, pour rencontrer Mlle Christina Mackintosh, celle qui, désormais et durant trente années, devait partager ses travaux, ses fatigues, celle qui devait donner à son être intérieur la fermeté, la stabilité, la joie. Devait-il la trouver au Cap ou à Port-Élizabeth ? Il était dans l’incertitude. Le dimanche 27 janvier 1861, à six heures de Port-Élizabeth, il écrivait dans son journal :
Cette semaine, nous avons encore eu un fort heureux voyage. Seulement le mercredi (23 janvier), nous eûmes un petit incident que je rapporterai à ma honte. Je voulais que nous pussions partir avant le lever du soleil, mais je ne pus parvenir à mettre mes gens sur pied, ce qui me mit de mauvaise humeur. Ce jour-là tout semblait m’être contraire ; c’était ceci, c’était cela, mille petites choses sur lesquelles j’aurais dû passer ; je grondais à droite et à gauche, à tort et à travers. A la fin, Nkélé me fit une remarque à ce sujet, qui, toute juste et polie qu’elle était, me piqua au vif. Le soir, longtemps après le coucher du soleil, nous arrivons sur le bord du Fish River que nous avions déjà traversé quatre ou cinq fois. Le gué était profond, et les bords escarpés extrêmement sablonneux. Je n’osais m’aventurer de nuit, avec des bœufs déjà fatigués, à travers cette dangereuse rivière. Je dépêchai donc Apollos et deux ou trois autres à une ferme dont une lointaine lumière nous montrait la direction. Je demandai au Boer, en lui offrant le prix qu’il voudrait, de dételer où je me trouvais. Il me répondit insolemment que non, que je devais traverser la rivière bon gré, mal gré, et faire encore deux ou trois heures pour aller dételer en un certain endroit, moyennant une rémunération. « Et prenez garde, ajouta-t-il, que vos bœufs ne dépassent pas tel endroit ; autrement vous le payerez cher. » Je l’avoue, ce message me piqua au vif, il me mit en fureur. Je pris une carte de visite, la remis à Apollos en disant : « Retourne vers ce Boer et dis-lui qu’il ne sait pas qui je suis, voici ma carte. Je ne détellerai point sur sa ferme, dussé-je voyager toute la nuit ! »
Ce message, à ce qu’il paraît, irrita le Boer au suprême degré ; mais il n’envoya pas un mot de réparation comme je m’y étais attendu. Je fus donc pris dans mes propres filets et obligé de voyager avec des bœufs affamés et accablés de fatigue. Le temps était magnifique, le clair de lune splendide ; pas le moindre vent, pas un bruit ne venait troubler le calme de la nuit. Le cahotement seul de ma voiture, traversant une vallée boisée et fort étroite, troublait les profondes solitudes. Tout cela contrastait singulièrement avec les orages de mon cœur irrité et, en toute autre occasion, eût élevé mon âme et fait naître la prière ; mais non, rien ne déridait mon front. J’étais assis sur le devant du chariot ; à l’arrière, se trouvaient Johanne et Pauluse et le reste de la caravane suivait à pied, chassant les bœufs et les chevaux. Personne ne disait mot. Tout à coup, en passant sous un arbre, j’entendis un terrible fracas et je me trouve renversé en arrière. Épouvanté, je me relève au milieu de commentaires tumultueux, je saute à bas, je cours, je demande, je regarde : la clef de la roue de derrière était sortie, la roue était tombée et le wagon abattu. Je croyais certainement que l’essieu était cassé et j’entendis alors une voix dans ma conscience qui blâmait ma conduite envers mes gens et envers le Boer.
Je me trouvais encore sur la ferme de ce dernier, que faire ? Et s’il arrive des wagons derrière nous, que faire encore ? « Que votre douceur soit connue de tous les hommes. Le Seigneur est proche ! » Voilà qui me perçait le cœur. Bien des réflexions me traversèrent l’esprit. Mais la lune allait se coucher, il n’y avait donc pas de temps à perdre. Nous mîmes tous courageusement la main à l’œuvre et, comme l’essieu n’était pas cassé, le wagon peu chargé, il nous fut facile de remettre la roue avec une clef que je fabriquai de mon mieux et aussi vite que possible. A part quelques pièces brisées par la chute de la voiture, nous en fûmes quittes pour la peur et pûmes continuer notre route.
Mais où aller maintenant ? Il était minuit, mes bœufs avaient été huit ou dix heures sous le joug ; la lune avait disparu, et nous étions encore peut-être sur le terrain du Boer qui, s’il m’y trouvait, me le ferait certainement payer cher, surtout après mon dernier message. Nous marchâmes encore quelque temps. Nous étions morts de faim et de soif, les bœufs succombaient sous leur joug, force nous fut de dételer à tout risque. Nous fîmes la prière, je distribuai mon pain à mes gens, j’en envoyai deux pour paître les bœufs dans la montagne, et, pendant que les autres, transis de froid, n’osaient pas faire de feu, je me retirai pour m’étendre sur mon lit plutôt que pour dormir. Tout le reste de la nuit j’entendis les aboiements des chiens, le beuglement des bœufs et le bêlement des brebis d’une ferme. Mais, avant le jour, nous avions déjà attelé et, à 8 heures du matin, nous dételâmes sur un terrain gouvernemental, rempli d’herbe et de ces plantes grasses épineuses que nous appelons chez nous des dames. Elles étaient d’une hauteur prodigieuse, garnies de fruits mûrs que je savourai avec délices.
De là, nous sommes arrivés au pied du Surrberg. C’était de toute beauté. Nous avons mis près de deux jours à franchir cette énorme montagne. La route, taillée d’un bout à l’autre dans le roc, et souvent bâtie en pierres de taille, est un véritable chef-d’œuvre digne des Romains. Elle gravit des pentes escarpées et descend dans d’affreux précipices.
« Après avoir gravi cette énorme montagne, écrit Coillard à sa mère (25 mai 1861), j’aperçus dans le lointain les nuages se baigner dans la mer. Oh ! je ne me sentais plus de joie, je courais de sommité en sommité, léger comme un chamois, cherchant le point le plus élevé d’où je pourrais le mieux respirer l’air frais de la mer et recevoir le bruit mourant de ses vagues lointaines. Mon enthousiasme, mes battements de cœur semblaient avoir gagné mes Bassoutos, ils couraient sur mes pas, en s’écriant hors d’haleine : « La mer ! la mer ! » Et puis s’arrêtant tout déconfits, ils se disaient tristement : « Oh ! mais ce ne sont que des nuages, ce n’est que du brouillard, » et ils retournaient tristement au wagon. »
Dimanche 27 janvier 1861. — Nous avons entrevu hier la mer et la ville de Port-Elizabeth à travers une poussière épaisse soulevée par un vent très violent. Aujourd’hui, nous nous reposons à l’ombre des buissons pendant que des wagons passent, vont et viennent sans discontinuer. Je suis naturellement occupé de mon trésor que je vais rencontrer. Et si elle était à la Baie (Algoa-Bay) ? Mais c’est impossible ; elle est peut-être au Cap.
Coillard apprend, en effet, que Mlle Mackintosh est au Cap. Pour racheter le temps perdu ou n’en pas perdre davantage, il décide de s’y rendre par terre et prend place dans une voiture de poste, roulant nuit et jour et par tous les temps. Une nuit, le vent emporte le chapeau du voyageur, le lendemain il ne trouve à acheter dans une boutique de campagne qu’une casquette. Aussi, à son arrivée au Cap, est-il rouge brun, brûlé par l’ardeur d’un soleil d’été. Heureusement que les cœurs se comprenaient.
« Ce voyage de Port-Élizabeth dans le post-cart ! lui écrit M. Casalis. Je tremble de la tête aux pieds rien qu’en y pensant. Il y avait là de quoi vous tuer. Moi qui ai fait cela en douze ou treize jours et qui vois encore d’ici les lieux raboteux par lesquels il faut passer, je ne comprends pas que tous vos membres n’aient pas été disloqués. Du reste j’aime bien cela ; on reconnaît dans ce voyage celui d’un homme qui a du sang français dans les veines et qui sait par intuition, aussi bien que nos voisins d’Outre-Manche, que « faint heart never won fair lady — jamais cœur transi ne gagna une belle. »