L’ordre étant la base de l’univers, comment le désordre a-t-il pu commencer ? Pour créer un vrai commencement, il faut une cause, une puissance productrice, en un mot une liberté, car, là où aucune cause libre n’intervient, il ne peut y avoir que la continuation de ce qui existait déjà ; rien ne commence à proprement parler. La liberté ! c’est le mot de la société moderne, mais ce n’est pas celui de la science moderne, ni celui de la science en général. La science a toujours eu une peine infinie à accepter l’existence de la liberté, et voici pourquoi : La science cherche à remonter d’une idée à une autre, par une série de raisonnements qui établissent la raison d’être de tout. L’esprit scientifique, en effet, s’est formé principalement, dès les temps anciens jusqu’à nos jours, dans la considération des mathématiques et de la physique. Or, dans les objets qu’étudient la physique et les mathématiques, il n’existe aucun élément de liberté. On a puisé à cette source l’idée la plus répandue de la science universelle, comme nous l’avons dit dans notre précédente séance. Si la science ainsi conçue est la science universelle, tout est fatal dans l’univers, puisque là où la nécessité logique se montre, il n’y a point de place pour la liberté. Un savant athée a dit un jour : « Si Dieu existait, le fil de la science serait à jamais coupé. » C’est-à-dire, quand nous arrivons en face de la volonté suprême et qu’à la question : pourquoi telle chose est-elle ? on répond : parce que Dieu l’a voulu, le raisonnement s’arrête devant cette cause libre. Voilà pourquoi la science a tant de peine à accepter la liberté divine. Dieu lui semble un point d’arrêt qui la gêne dans l’enchaînement logique de ses pensées. Mais si Dieu la gêne, l’homme ne la gêne pas moins. S’il existe dans l’homme un élément quelconque de liberté, il faut bien arriver aussi, lorsqu’on veut expliquer ses actes, à trouver, dans une mesure quelconque, la raison d’être de sa conduite dans la détermination de sa libre volonté. Si toutes les actions des hommes peuvent s’expliquer par un enchaînement de raisonnements nécessaires, il n’y a dans l’homme aucun principe de liberté. S’il y a dans l’homme un principe de liberté, si faible, si réduit, si chétif qu’on le suppose, il y a dans les actions humaines un élément qui échappe au déploiement de formules semblables à celles des mathématiques. Aussi les philosophes qui nient la liberté divine au profit de la science telle qu’ils la conçoivent, sont obligés de nier pareillement la liberté humaine, et d’affirmer que tous les faits de la société ne sont qu’un pur mécanisme. Ils le disent ; mais voici la bizarrerie de leur situation. Plusieurs des hommes qui soutiennent cette doctrine se mêlent des affaires politiques, et figurent dans les rangs du parti dit libéral. Dans leurs livres de science ils affirment que la liberté humaine est une chimère ; dans les journaux, dans les assemblées délibérantes, ils sont les champions de la liberté ! Les voilà, comme le maître Jaques de Molière, obligés de changer le vêtement de leur pensée selon les objets divers dont ils s’occupent. Le sentiment de cette contradiction auquel ils ne sauraient échapper toujours, contribuera sans doute à l’avancement de la vérité. C’est assurément une conception fausse que celle qui nie, par l’idée même qu’on se fait de la science, tout élément de liberté dans l’univers, soit en Dieu, soit dans l’homme. L’homme s’oublie lui-même dans la contemplation du mécanisme de la matière qu’il étend au monde spirituel ; et l’on peut dire que si la préoccupation exclusive de soi est l’essence du péché moral, l’oubli de soi est l’essence des grandes erreurs philosophiques. Il ne s’agit que de prendre en considération l’ordre des phénomènes moraux et sociaux, il ne s’agit que d’introduire dans la science les données de la conscience, pour entendre que l’acte d’une volonté est une explication, une raison d’être, pour renoncer à trouver dans les procédés des mathématiciens et des physiciens la méthode de la science universelle, et pour faire la part de la liberté. La négation de la liberté ne permet pas de poser la question qui nous occupe, parce que là où tout est fatal il ne saurait y avoir de différence entre ce qui est et ce qui doit être. Dès que l’idée de la liberté est admise, le problème du mal subsiste, et une voie est ouverte pour chercher sa solution. Voici la solution que j’appelle incomplète ; je vais l’exposer, et je distinguerai ensuite, dans l’ensemble de la doctrine, la part que je tiens pour vraie et la part que je ne puis accepter.
La liberté renferme la possibilité du mal. En effet, l’être qui, en présence de la loi, ne pourrait pas exécuter la loi ou la violer, obéir ou désobéir, cet être ne serait pas libre. Une créature libre est par essence capable de mal. Demander qu’une créature soit incapable de faire le mal, c’est demander qu’elle ne soit pas libre. Être capable, c’est la grandeur de l’être libre, le pouvoir est en lui le sceau et l’image du Dieu tout-puissant. Être capable de mal, c’est le sceau de la créature, parce qu’il n’existe qu’une seule volonté qui soit identique au bien, tellement que la supposer mauvaise est une contradiction pour le philosophe, et un blasphème pour le croyant.
Si la créature libre se révolte contre la loi, cette révolte n’a aucune raison d’être que la volonté même qui la produit. La possibilité de la révolte, qui est renfermée dans l’idée de la liberté, n’est à aucun degré la réalisation du mal. La cause de la réalisation du mal est la décision de la liberté qui viole sa loi. En chercher une autre, c’est nier la liberté, et méconnaître l’essence même des phénomènes moraux.
La révolte de la volonté contre sa loi est le péché, forme primitive du mal. Le péché produit l’erreur. Si vous vous trompez, c’est toujours votre faute. N’affirmez jamais que lorsque vous voyez l’évidence ; suspendez votre jugement toutes les fois que l’évidence n’est pas là, vous ne vous tromperez pas. L’erreur dans l’ordre intellectuel procède toujours d’un tort de la volonté qui laisse l’intelligence former des jugements précipités et téméraires. L’erreur morale est de même imputable à celui qui la commet. Si vous ne prenez pas la peine de lire la loi inscrite dans votre conscience, vous êtes coupable de négligence. Si, pour justifier des penchants mauvais, vous cherchez des sophismes au moyen desquels vous voilez la lumière naturelle, vous arriverez à ne plus discerner la loi ; mais votre ignorance de la loi, dès qu’elle est volontaire dans son origine, ne saurait vous justifier.
Le péché ayant produit l’erreur, la souffrance suit l’erreur et le péché. Ici se placent les apologies de la douleur que nous avons exposées, et auxquelles il suffit de renvoyer. Dès que le monde est envahi par le péché et par l’erreur, la souffrance paraît, comme avertissement, comme remède, comme punition ; elle se montre avec un caractère juste et bienfaisant.
Voici le résumé de ces raisonnements. A la base de l’univers est l’ordre, expression de la volonté divine. Le mal a son origine dans le mauvais usage de la liberté. La possibilité du mal est contenue dans l’idée de la liberté, en sorte qu’il est impossible de concevoir un être libre, sauf Dieu, si cet être n’est pas capable de mal. Et la liberté même, qu’en dirons-nous ? Est-elle un mal ? Elle est plus qu’un bien ; elle est la condition même de tout bien, puisqu’elle est la condition de l’existence d’un esprit. Reprocherons-nous à Dieu d’avoir créé des esprits, c’est-à-dire des puissances libres ? « Quoi ! pour empêcher l’homme d’être méchant, fallait-il le réduire à l’instinct et le faire bête ? Non, Dieu de mon âme, je ne te reprocherai jamais de l’avoir faite à ton image, afin que je puisse être libre, bon et heureux comme toin. » Telle est, Messieurs, la solution que j’appelle incomplète. Maintenant distinguons.
n – Rousseau, Profession de foi du Vicaire savoyard.
L’origine du mal doit se trouver dans l’acte des volontés créées ; c’est l’affirmation commune à toute philosophie spiritualiste qui se comprend elle-même. J’accepte et je défends cette partie de la solution. Mais la solution proposée suppose que toute l’origine du mal se trouve dans l’exercice individuel des volontés. Tout péché, toute douleur, tout désordre doit trouver son explication dans la considération de l’abus que les uns ou les autres nous avons fait de notre puissance libre. Je n’accepte pas cette partie de la solution. Elle forme le caractère propre de la doctrine que je désignerai sous le nom d’individualisme, et que j’affirme être incomplète. Nous comprendrons ce qui lui manque en nous livrant à l’étude des caractères du mal.