Homélies

Comme des enfants

En cette même heure-là, les disciples vinrent à Jésus, en lui disant : Qui est le plus grand au royaume des cieux ? Et Jésus ayant appelé un petit enfant, le mit au milieu d’eux, et leur dit : En vérité, je vous dis que si vous n’êtes changés, et si vous ne devenez comme de petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. C’est pourquoi, quiconque deviendra humble, comme est ce petit enfant, celui-là est le plus grand au royaume des cieux.

(Matthieu 18.1-4)

Alors on lui présenta des petits enfants, afin qu’il leur imposât les mains et qu’il priât pour eux ; mais les disciples les en reprenaient. Et Jésus leur dit : Laissez venir à moi ces petits enfants, et ne les empêchez point ; car le royaume des cieux est pour eux et pour ceux qui leur ressemblent. Puis leur ayant imposé les mains, il partit de là.

(Matthieu 19.13-15)

Une des marques de divinité les plus dignes d’attention, que présente la morale de Jésus-Christ, c’est qu’elle sanctifie l’existence sans la mutiler. — Les sages que la terre seule a produits aspirent au bien par la privation. Ils se séparent, ils cherchent la solitude, ils ne mangent ni ne boivent, ils supportent et s’abstiennent ; ils rétrécissent la nature pour laisser moins de place au péché, et c’est en appauvrissant les sources mêmes de la vie, qu’ils s’efforcent de tarir en eux celles de la corruption. Jésus laisse couler à pleins bords le flot de l’existence, — seulement, de cette eau prompte à se corrompre ou à nous paraître insipide, il fait un breuvage vivifiant qui ne se corrompra plus et ne nous blasera jamais. Le miracle de la vie éternelle n’est pas l’anéantissement de la vie présente, mais sa transformation pour l’éternité.

Où est-il dit que Jésus manifesta pour la première fois sa gloire, par exemple ? — A Cana de Galilée, en assistant à une fête nuptiale. Loin donc de jeter la plus légère ombre de défaveur sur cette relation que Dieu semble avoir instituée comme une condition d’équilibre de la vie humaine, quand il l’inaugura au commencement par cette grande parole : Il n’est pas bon que l’homme, soit seul, il la consacre bien plutôt à son tour, s’il en était besoin ; mais en même temps il la relève, l’ennoblit, la glorifie. En lui laissant la terre pour théâtre, il ne lui donne pas moins l’éternité pour but ; et en en faisant une union des âmes, il en fait à la fois le symbole et la préparation de leur mystique union avec Celui qu’il appelle l’époux et qui n’est autre que Christ lui-même. Il y a plus, — et la circonstance que je viens de rappeler n’est pas la seule qui le prouve, — loin de condamner la joie, il manifeste sa gloire en la sanctifiant. Dans le libre épanouissement des affections du cœur, il voit sans doute une des conditions de la santé de l’âme, et comme une initiation providentielle à ce royaume des cieux qui consiste en paix et en joie, aussi bien qu’en justice, par le Saint-Esprit.

Et ainsi de tout le reste. Retrouvant la vie telle que Dieu l’a faite, il n’a besoin, pour la glorifier, de lui enlever aucun de ses trésors. Il ne la dépouille que du péché. Il se plaît bien plutôt à lui rendre tout ce qui lui appartient, à la légitimer à l’occasion, en la rétablissant et en la sanctionnant toujours dans ses éléments originels et primitifs.

De là cette prédilection caractéristique chez lui pour l’enfance, et tant de traits de sa vie, tant de paroles dans ses discours, destinés à ramener l’attention sur cet âge, l’âge de la nature et de la vérité, si l’on peut ainsi dire, l’âge dont en un sens sublime l’homme n’aurait jamais dû sortir, et auquel dans le même sens sublime, il doit revenir pour rentrer dans la voie de sa destinée. L’homme sortant des mains du Créateur, c’est l’homme enfant, qui n’avait qu’à suivre fidèlement cette donnée pour devenir l’homme associé dans son développement aux plus hautes intelligences qui entourent le trône du très Haut dans sa gloire. L’occasion a été manquée. Aujourd’hui, pour reprendre le point de départ, il ne faut rien moins que naître de nouveau. — N’importe ! dans l’enfance, il reste encore assez de traits, et dans l’âme de chacun de nous assez de magiques souvenirs, pour qu’un instant de méditation nous fasse de la parole de Jésus-Christ un des enseignements les plus simples, les plus complets et les plus profonds en même temps, sur les conditions de notre rentrée dans ce qu’il appelle le royaume des cieux, c’est-à-dire dans la famille de ceux qui ont Dieu pour père et Jésus pour frère : Je vous dis en vérité que si vous ne changez et si vous ne devenez comme de petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux !

Qu’y a-t-il donc dans le petit enfant qui en fasse aux yeux de Jésus-Christ le type des dispositions par lesquelles on devient propre au royaume des cieux ? — Verrait-il dans un petit enfant une petite perfection, un être exempt de tout mal, un raccourci de toutes les vertus ? Hélas ! pères et mères, vous savez qu’en penser. Nous n’exagérerons rien. Nous ne dirons pas comme on l’a fait, qu’ « un petit enfant est une fournaise ardente vomissant incessamment les flammes de l’enfer. » Mais il n’est pas besoin d’une bien profonde observation, pour reconnaître que le mal est en lui, n’attendant que l’occasion de se montrer. Dans ses premiers gestes, dans ses premiers cris, vous discernez déjà l’égoïsme, la volonté propre, l’emportement, la sensualité. Vous n’avez pas le temps de contempler la glace, au premier abord si pure, de son âme simple et candide, que déjà vous la voyez se ternir. Et combien souvent ce que tel petit enfant laisse paraître de péché, poétisé, rendu presque charmant par les grâces de son âge, deviendrait hideux, repoussant, grossi dans les proportions de l’homme fait ! — Non ! Jésus n’a pas commis l’erreur de recommander comme un état de perfection à. reconquérir, la prétendue pureté native du petit enfant.

Alors qu’a-t-il voulu dire ? — Est-ce par son ignorance, sa faiblesse, son absence de raison, d’expérience, de toute espèce de développement enfin, qu’un petit enfant devient à ses yeux une sorte de modèle. Pour entrer dans le royaume des cieux, faudrait-il mettre un éteignoir sur la lumière de notre intelligence et de nos facultés, pour reconnaître comme nulles et non avenues les connaissances que nous avons jusqu’ici acquises ? L’enfance dont parle Jésus, serait-elle l’enfance de l’imbécillité ? — Assurément pas. Ne savons-nous pas que l’Evangile fait appel à toutes les facultés de l’âme humaine pour les exciter, les développer, les féconder indéfiniment ? Les apôtres s’adressant à des chrétiens, à des membres du royaume des cieux, ne leur disent-ils pas : Nous vous parlons comme à des personnes raisonnables ? Et saint Paul n’a-t-il pas écrit ces paroles remarquables : Ne soyez pas des enfants en intelligence, mais soyez des enfants à l’égard de la malice, et pour ce qui est de l’intelligence, soyez des hommes faits ? Ce qui veut dire en tout cas : Par le développement des facultés, par l’expérience, par les dons naturels et acquis, soyez des hommes. Jamais vous n’aurez trop dépassé l’enfance sur ce point.

Que reste-t-il donc dans l’enfance qui justifie la parole de Jésus-Christ : Je vous dis que si vous ne changez et si vous ne devenez comme des enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux ? — En un sens, il reste tout. Il reste le caractère propre du petit enfant, qui n’est ni d’être méchant, ni d’être borné. Voyons un peu quelques-uns des traits de ce caractère, en les prenant sur le fait et dans la nature.

1. Un petit enfant, avant tout, est un être dépendant, et qui accepte naturellement cette dépendance. — Ayant reçu d’un père et d’une mère le don mystérieux de la vie, il continue instinctivement à recevoir d’eux toutes choses, comme s’il se nourrissait encore de leur substance. Seul, laissé à lui-même, il ne pourrait se suffire un seul jour, aussi n’a-t-il garde de tenter l’aventure. Où il est, il est bien et il y reste. Le lien invisible, mais essentiel, qui l’unit aux auteurs de ses jours, est le plus clair de ses expériences. Il ne sait d’abord qu’une chose avant de rien savoir, c’est qu’il a besoin d’eux : besoin d’eux le matin à son réveil ; besoin d’eux pendant tout le cours de la journée ; besoin d’eux pour guider ses premiers pas, pour lui donner ses premières leçons, pour écouter ses premières questions, pour recevoir ses premières confidences, pour consoler ses premières douleurs. C’est d’eux qu’il reçoit protection, nourriture, aide, appui de toute espèce… Et cela va sans dire. L’enfant se fait une douce habitude de sa dépendance, ou plutôt, il part de cette habitude. Né dans les bras, sous le regard d’une mère, la main dans la main d’un père, s’il cesse de les sentir à sa portée ou d’entendre leur voix, il ne se reconnaît plus et se croit aussitôt perdu. Le centre de son existence n’est pas en lui-même ; il est hors de lui, en son père et sa mère. On peut dire que « ce n’est pas lui qui vit, ce sont eux qui vivent en lui. » N’importe le monde entier, pourvu que sa vie soit cachée avec eux dans le sanctuaire de la plus étroite intimité. — Allez lui dire que c’est là un esclavage ! Certes, vous l’étonnerez fort. Ne voyez-vous pas que cet esclavage c’est précisément sa liberté, sa liberté chérie, la seule qu’il comprenne et dont il soit capable ?… et une liberté très réelle, très sentie pour lui, ne vous y trompez pas. Ah ! s’il avait à sa disposition la langue des prophètes, pour exprimer la paix dont il jouit à l’ombre de ces représentants que Dieu s’est donné auprès de lui, comme il s’écrierait volontiers avec Asaph : — « Je serai donc toujours avec vous ! Vous m’avez pris par la main droite, vous me conduirez par vos conseils. Quel autre ai-je ici-bas que vous ? Je n’ai pris mon plaisir sur la terre qu’en vous seuls. Certes, l’enfant qui s’éloigne de vous périra. Pour moi, m’approcher, me serrer près de vous, c’est ma sûreté, c’est mon bien. »

2. De là l’humilité du petit enfant, humilité vraie, simple, sans bassesse comme sans affectation, une humilité qui n’est que l’attitude naturelle, résultant de cette naturelle dépendance dont il se félicite, parce qu’il y trouve la condition de tout son bien. — Avez-vous jamais rien vu de sot, de misérablement sot, comme un enfant qui fait la grande personne, qui rougit d’avoir un père et se donne des airs d’indépendance ? Le fait est qu’il y a entre la réalité et la prétention un contraste du plus ridicule effet. On peut bien dire ici que celui qui s’élève est abaissé. Qu’il devient petit dans son semblant d’orgueil ! — Ne s’aperçoit-il donc pas que sortir du vrai, pour lui, c’est rentrer avec éclat dans le néant ? — Qu’il s’efface au contraire et disparaisse dans l’ombre de son père, comme il se relève et retrouve sa dignité ! comme il redevient digne de votre attention et de votre intérêt ! comme il vous apparaît plein de promesses et riche d’avenir ! comme il grandit à vos yeux enfin, par le regard qu’il tient attaché sur un plus grand que lui ! Il en est de ces gracieuses créatures, comme des fleurs au printemps, qui ne revêtent tout leur éclat et n’exhalent tous leurs parfums, que lorsqu’elles choisissent, pour s’y épanouir, l’ombre des massifs les plus épais. L’humilité est leur noblesse, parce que l’humilité est leur attitude vraie.

3. Un nouveau trait distinctif de l’enfance, c’est son caractère d’absolue et naïve confiance. — L’enfant sait qu’il ne peut rien. Mais n’importe ! parce qu’il croit instinctivement que son père peut tout. Il le croit, non par un résultat de ses réflexions ou de ses expériences, mais par un pur acte de foi. Le premier axiome de sa vie est de se sentir pourvu d’un protecteur. Il attribuerait volontiers à son père la toute-puissance, et dans son petit système arrangerait que tout le monde dût la lui attribuer comme lui. Mais en définitive, l’opinion de tout le monde ne fait rien à la sienne. Il n’en a cure, et quand il serait seul à croire, n’en croirait pas moins. Tout est là, pour lui. Que son père vienne à lui manquer, qu’il se voie momentanément égaré au milieu de la foule, sans plus personne à qui donner la main : il s’arrête, se trouble, se sent peu à peu envahi, submergé par la crainte, se prend à pleurer, et si la situation se prolonge, finit par tomber dans le plus tragique désespoir. Que son père reparaisse, au contraire, qu’il puisse de nouveau lire dans ses yeux, tenir le pan de son habit : tout change en un clin d’œil ; la nature entière lui sourit, plus rien ne l’effraie, plus rien ne l’étonné ; il a trouvé un sûr asile, et son âme est tranquille. Quoi qu’il en soit, il ne sera point ébranlé. Au bord d’un précipice, au travers du feu, sur un champ de bataille, les plus grands dangers n’existent plus pour lui : on le verra les affronter le front calme, le regard limpide, sans même se douter qu’il puisse y avoir en lui cette grande chose qu’on appelle le courage. — Sur un navire battu par la tempête et menacé à chaque instant de sombrer dans les flots, toutes les figures bouleversées par la crainte, on ne voyait paisible que celle d’un enfant, seul étranger, semblait-il, à l’épouvante générale. Et quelqu’un s’étonnant : d’un regard il lui montra son père qui tenait en mains la barre du gouvernail ! — Quel emblème de la confiance que pourrait nous inspirer dans les tourmentes de la vie Celui qui fait des vents ses anges et des flammes de feu ses ministres ! — Ne pourrait-on pas dire de l’enfant, dans un sens admirable, qu’il prie sans cesse ? Sa vie n’est qu’un perpétuel recours. Demander et recevoir : demander sans douter, recevoir naturellement sans bassesse et sans orgueil, c’est tout le secret de son existence. — Dans la sagesse que Dieu lui a donnée, il résout tous les jours les questions où se perd la sagesse des docteurs. Doute-t-il que son père sache mieux que lui ce qu’il lui faut ? Et pourtant, il l’implore ! Croit-il que son père ne soit que le très humble serviteur de tous ses caprices ? Et pourtant il l’implore ! — Après tout, que lui faut-il ? Son pain quotidien de toutes choses : il y compte, il le désire, il le demande, il le reçoit, il en vit, et son âme toujours avide et toujours satisfaite, dévore l’avenir sans jamais se mettre en souci du lendemain.

4. Ce caractère de confiance nous en découvre un autre chez l’enfant : c’est la simplicité de cœur. — Il compte aussi bien sur la sagesse de son père, que sur son pouvoir. Il croit d’avance et d’instinct que son père sait tout ce qu’il a besoin lui-même d’apprendre. Aussi l’écoute-t-il avec une candeur et une droiture qui gravent pour jamais dans son âme les leçons qu’il en reçoit. Ce qu’on apprend ainsi ne s’oublie plus. Voyez-le les yeux fixés sur celui qui lui donne les premiers éléments des connaissances de la vie : son cœur s’ouvre, il boit l’instruction ; jamais il ne dispute, jamais il n’imagine qu’on puisse le tromper… Le tromper ! qui ? son père ! L’a-t-il trompé en lui donnant la vie, en lui donnant la nourriture du corps, en prenant de -lui tant de soins ? Lui a-t-il jamais donné une pierre quand il demandait du pain, un scorpion quand il demandait un œuf ? Le père tromper l’enfant ! Le jour où la question se poserait seulement, il ne lui resterait plus qu’à douter de tout. — On tremble en pensant à tant de confiance. En abuser, serait pire qu’un crime ! — Et non seulement l’enfant compte sur la vérité de celui qui l’enseigne, mais encore il se montre lui-même sincèrement ce qu’il est. Il ne cherche nullement à se déguiser, cela ne lui vient pas à l’esprit. Ses regards ses discours, découvrent le fond de son âme : — Me voici tel que je suis, semble-t-il dire ; je vous vois tels que vous vous montrez à moi : Moi, je suis l’ignorance et vous la vérité.

5. Enfin, un dernier trait, car je ne veux pas prolonger indéfiniment ce tableau, un dernier trait caractéristique de l’enfant, c’est son exquise sensibilité. — Le cœur est vraiment chez lui le centre et le foyer de toute la vie. C’est là que tout converge, c’est de là que tout procède. Il ne connaît pour ainsi dire que des sentiments, des sentiments d’une spontanéité que rien ne comprime encore, et qui donnent véritablement des ailes à son existence. Avez-vous remarqué qu’un enfant suppose toujours l’affection chez ceux qui l’entourent, et que lorsqu’il vous regarde, ses yeux semblent chercher votre cœur en vous livrant le sien ? Emparez-vous de ce cœur qu’il vous offre, et vous ferez de lui ce que vous voudrez. Un enfant n’a jamais su ce que c’était que de calculer ou de mesurer un sacrifice. Pour lui, vivre c’est aimer et se sentir aimé. Quand il s’est donné lui-même, il a réellement donné tout avec lui. Si vous avez charge de vous en faire obéir, je sais une récompense qui l’inondera d’une joie presque céleste : c’est un sourire de satisfaction ; je sais une punition qui le bouleversera : c’est un visage sévère. — Vous souvenez-vous d’avoir vu votre mère pleurer sur une de vos premières fautes ? — Au reste, si vous voulez dire de quelqu’un qu’il a un cœur prompt, chaud, rond, simple, dévoué, extraordinairement sensible et fidèle dans ses affections, un cœur qui croit tout, qui espère tout, qui ne soupçonne point le mal et ne calcule jamais un sacrifice… que dites-vous ? — Vous dites qu’il a un cœur d’enfant ?

Réunissez tous ces traits ; complétez-les surtout par vos propres observations et vos propres souvenirs : telle est l’enfance, l’âge d’or de l’existence. Concevez-vous une image de bonheur plus pure, plus suave, plus mélancoliquement regrettée, que celle qui se présente aussitôt à notre esprit quand nous cherchons à nous figurer un enfant ? Toutes ses facultés sont éveillées. Il vit dans un continuel mouvement d’intérêts et d’affections. Et avec cela il est sans souci. Toujours en équilibre dans le présent, il ignore le fardeau du passé comme celui de l’avenir, et ne connaît de la vie que ses richesses sans en soupçonner seulement les douleurs et les luttes.

Heureux âge !… Hélas ! heureux peut-être surtout du bonheur dont notre imagination se plaît à le revêtir ! L’enfance que je vous ai rappelée, est-ce bien celle que nous avons traversée dans la réalité ou celle que nous entrevoyons dans nos rêves ? — car l’homme rêve ses souvenirs, autant que ses espérances. — Age d’or, disions-nous,… trop semblable, en effet, je le crains, à ce mirage du passé que chantent les poètes, mais que n’a jamais connu l’histoire. — Et pourtant, je vous prends à témoin que si l’histoire vous était présentée dans toute sa brutalité, vous lui diriez : Tu as menti ! En dépit de ce que nous voyons, de ce que nous entendons, de ce que nous touchons, en dépit du fait même, l’enfance que nous retrouvons à l’aurore de nos jours, l’enfance dont le seul parfum embaume notre vie jusqu’à la blanche vieillesse, l’enfance dont nous couronnons la tête blonde des enfants, l’enfance vraie enfin, c’est l’enfance sereine et parfaitement heureuse dans les conditions que je vous indiquais tout à l’heure, tant nous avons la vue nette de ce que l’homme à cet âge devrait être et pourrait être.

Mais n’importe ! Idéale ou réelle, prenez l’enfance telle qu’elle vous apparaît dans le rêve de vos plus enchanteurs souvenirs : l’enfance n’est pas un état qui de son essence puisse durer. C’est un état transitoire, ou pour parler plus exactement, un point de départ. C’est le port d’où nous sortons pour entrer dans la vie et qui va s’éloignant à l’horizon à mesure que le courant des années et lèvent quelquefois doux, quelquefois orageux, des expériences, nous entraîne vers le large. — Cette absolue dépendance vis-à-vis des auteurs de nos jours, vraie à peine un instant, s’efface ou se transforme graduellement. Nos premières déterminations, nos premiers mouvements, presque, sont déjà en un sens des actes de naturel affranchissement, qui iront se multipliant et se caractérisant toujours davantage, jusqu’au moment où nous nous sentirons à la veille de devenir des hommes faits comme eux ; jusqu’au moment où la roue ayant tourné, nous les verrons peut-être à leur tour tomber par degrés sous la tendre et respectueuse dépendance de leurs propres enfants. — Cette conscience de sa petitesse, cette sensation de néant, particulière à l’enfant qui s’efface tout entier dans l’ombre de son père, vraie, juste, naturelle un instant, doit bien, il faut le dire, par la force même des choses, s’effacer à son tour devant une impression différente, à mesure que le mouvement de la vie fait à l’enfant sa place dans les rangs de l’humanité, à côté de ceux qui commencèrent par le dépasser de toute la taille. — Cette confiance aveugle, implicite, de l’enfant en son père, deviendrait une superstition en conservant pour objet un homme faible et mortel. Qu’il se passe peu de temps, hélas ! avant que nous nous heurtions, et quelquefois douloureusement, aux limites du pouvoir et de la sagesse de ceux qui nous étaient apparus un moment comme investis de la souveraine sagesse et de la toute-puissance à notre usage !

Ainsi du reste : Cette première religion de l’homme, qu’on pourrait appeler la religion filiale, parce qu’il n’y connaît encore d’autre Dieu que ses père et mère, n’est en réalité qu’une fiction, fiction infiniment vénérable comme toutes celles que Dieu lui-même a permises et en quelque sorte instituées, fiction prophétique et toute resplendissante des plus sublimes clartés, fiction dans laquelle Dieu se reconnaît déjà tout entier,… mais fiction destinée, encore, — par la volonté de Dieu, — à passer d’elle-même dans la région des ombres et des souvenirs. — Nous avons beau nous en défendre, un moment vient inévitablement, moment plein de mélancolie et quelquefois d’une poignante tristesse, où nous voyons se démolir pièce à pièce, puis s’écrouler sans retour, cet abri tutélaire qui protégeait si délicieusement nos premiers pas dans la vie. Nos parents s’en vont ; nous les perdons par la vie, quand ce n’est pas par la mort. Il semble qu’ils ne nous aient été donnés que pour nous introduire dans ce vaste monde et nous y laisser seuls.

Qu’est-ce à dire ? Faudra-t-il donc résumer toute la destinée de l’homme dans ces deux mots d’une inconsolable tristesse : Devenir orphelin !… A Dieu ne plaise ! Et quand je vais au fond de l’Evangile, quand je me demande ce qui en fait par excellence l’Evangile, la Bonne nouvelle, il me semble que je l’entends se résumer tout entier dans cette simple parole, faite pour répondre à nos plus intimes besoins, pour nous consoler de toutes nos détresses, nous relever de tous nos découragements, changer toutes nos tristesses en joies, tous nos regrets en espérances, et nous faire retrouver enfin le paradis perdu : Désormais, il n’y a plus d’orphelins. Enfants, vous avez un Père !

Relisez l’histoire de l’homme dans l’Evangile : je veux dire, dans la vie de Jésus-Christ. — Voyez ! Il a connu l’enfance d’abord, notre enfance, la vraie enfance humaine. Il y a un point, point de départ, si vous le voulez, mais enfin, il y a un point où le récit sacré nous montre à son horizon des parents et résume toute son histoire dans ce seul mot : Il leur était soumis ! — L’imagination s’en empare, et dans ce seul mot découvre tout un tableau d’intérieur qui n’a rien de surnaturel et que n’éclaire encore que la douce lumière du foyer : un enfant soumis, vivant sous le regard des protecteurs que Dieu lui a donnés, lisant dans les yeux de sa mère, marchant appuyé sur la main de son père, croissant à leur ombre en sagesse, en stature et en grâce. — Puis un voile tombe, et à quelques années de là, nous retrouvons cet enfant fondant le royaume des cieux. — Que s’est-il passé dans l’intervalle ? — Quelques mots nous l’indiquent, et le résultat nous l’atteste : Il a passé sans secousse, par un travail intérieur qui embrassait à la fois le ciel et la terre, sans rompre jamais l’équilibre de son âme, il a passé d’une maison paternelle dans une autre, et — si l’on ose ainsi parler, — n’a fait que continuer son enfance au grand jour de la souveraine sagesse et de l’infinie charité, sous le regard et dans la communion du Père qui est au ciel. — Jésus homme n’est jamais seul : il a un Père toujours avec lui, et ce Père, c’est Dieu ! — Il se maintient vis-à-vis de lui dans la plus absolue dépendance : Il ne fait rien de lui-même, dit-il, qu’il ne le voie faire au Père : Sa nourriture est de faire la volonté de son Père ; et c’est là ce qui le rend indépendant de tout et de tous, ce qui le rend vraiment libre. — Il s’efface avec le plus absolu renoncement dans la splendeur de la gloire de son Père ; et c’est tout le secret de son incomparable grandeur. — Il s’abandonne avec la plus absolue confiance aux décrets de son Père : de là son ineffable paix. — Il ne connaît que la pensée de son Père : aussi possède-t-il tous les trésors de la sagesse et de la connaissance. — Comme il l’aime ! surtout, et dans cette intimité de tout le cœur, de toute l’âme, de toute la pensée, avec l’Etre parfait, quelle plénitude et quels rassasiements intarissables de joie ! — Suivez-le dans le cours de sa vie entière, dans ses miracles, dans ses discours, dans ses bienfaits, dans ses souffrances, à Gethsémané et à Golgotha même, — à Gethsémané, à Golgotha surtout, — vous le voyez grandir, s’élever, s’étendre, prendre possession de l’infini en tous sens, parce que ce n’est plus lui qui vit, c’est le Père qui vit en Lui,… et vous finirez par vous demander s’il faut plutôt admirer la mesure de sa gloire, ou celle de sa filiale abdication, dans cette parole où il se découvre lui-même tout entier : Celui qui m’a vu a vu mon Père.

Voilà l’homme : un enfant, appelé à se transporter, — pour s’y retrouver glorifié, — de la dépendance protectrice de ceux qui lui ont donné le jour sur la terre, à la communion glorieuse du Père qui l’attend au Ciel.

Maintenant, voici par où nous nous perdons : nous voulons, au sortir de l’enfance, nous suffire à nous-mêmes. Nous avons hâte, comme ce fils de famille dont Jésus a raconté la saisissante histoire, de quitter la maison paternelle, emportant notre part de bien pour la dépenser à notre gré loin de tous les regards, dans ce pays d’aventures que nous appelons notre indépendance. Là nous tombons entre les mains du mal et de l’erreur, des illusions et des convoitises, qui nous exploitent et nous dévalisent, jusqu’à l’inévitable jour du dénuement et de l’infortune. — Pendant un temps le bruit de la vie nous étourdit, la poussière ou la boue du chemin nous aveuglent. Mais tôt ou tard, sous une forme ou sous une autre, par la souffrance ou par l’ennui, la tristesse, à pas lents, se glisse dans notre âme. Nous la chassons ; elle revient. Nous la maltraitons ; elle s’établit. — Eh bien ! Ecoutez-la cette visiteuse de malheur. Faites-la donc parler, demandez-lui ce qu’elle vous veut ; sa voix peut être une voix de vérité. Il me semble que je l’entends s’exprimer ainsi : — Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Où vas-tu ? Regarde comme te voilà perdu dans cet immense univers, cherchant ta route et ne la trouvant plus.

Ouvre les yeux et contemple ton isolement, ton isolement devant la mort, ton isolement dans la vie, ton isolement au milieu des ennemis sans nombre qui te menacent. En vain chercherais-tu plus longtemps à t’échapper à toi-même par la distraction. Regarde encore. Regarde en avant. Regarde en arrière ! Ne vois-tu pas que tu es seul, seul, seul ?… Te souvient-il des jours de ton enfance ?… Seul ! maintenant, seul et orphelin !

Orphelin, mon frère, soit ! — mais orphelin d’un père vivant, d’un père qui vous attend, qui vous cherche, qui de loin vous tend ses bras ; orphelin, soit ! — mais orphelin seulement à la manière de l’enfant prodigue ! — Allez au fond, bien au fond de vos souvenirs : Vous y trouvez la maison paternelle ! Et plus avant encore, dans les visions et les intuitions de la maison paternelle, ne retrouvez-vous pas l’image confuse d’abord, mais de plus en plus nette à mesure qu’on la considère, d’une vie confiante et bénie, toute semblable à celle de l’enfant par le contentement, et riche néanmoins de tous les développements de l’intelligence, du cœur et de la volonté, dont la noble créature du très Bon est susceptible ? En voyant cette image, enfin, si merveilleusement transformée en réalité dans les pages de l’Evangile, votre cœur ne brûlera-t-il pas au dedans de vous ? et ne vous écrierez-vous pas : — Mon Père ! mon Père !… — Je me lèverai, je m’en irai vers mon père, et je lui dirai : J’ai péché contre le ciel et contre toi ! Je ne suis plus digne d’être appelé ton enfant : Mais pourvu que je sois dans ta maison, sous ton regard, mon Père, traite-moi seulement comme l’un de tes serviteurs !

Est-ce dit ? — Y a-t-il ici quelqu’un qui ne demande plus que la route ? — Bon espoir ! mon frère, la route de la maison paternelle est toujours aisée à trouver, — même de loin. Toutefois, ce n’est pas moi qui vous la montrerai. Un meilleur, un plus digne, vous servira de guide et nous le suivrons ensemble. Jésus n’a-t-il pas dit : Je suis le chemin, nul ne vient au Père que par moi ? N’est-ce pas lui qui en montant sur la croix, puis dans sa gloire, nous invite en ces termes : Quand j’aurai été élevé j’attirerai tous les hommes ? — N’est-ce pas lui qui en nous devançant se retourne et nous crie : Je ne vous laisserai point orphelins. Ne craignez point. Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père, si cela n’était pas, je vous l’aurais dit. Je vais vous préparer des places, afin qu’où je suis, vous y soyez aussi ? — Allez à Lui, à Lui humilié, à Lui crucifié, à Lui glorifié ! Ne cherchez pas une autre route ; elle vous perdrait. Hors de lui vous ne pouvez rien faire, — ni rien trouver ! — En Lui, en Lui seul, le Père nous attend. En Lui, il nous voit venir de loin. En Lui, il nous ouvre déjà ses bras pour nous serrer sur son cœur. En Lui, il remplacera les haillons de notre misère par une robe de justice devant laquelle les étoiles mêmes ne sont pas pures. En Lui, nous retrouvons Dieu lui-même réconciliant le monde avec soi, nous le contemplons dans toute sa gloire, c’est-à-dire dans toute sa bonté, nous recevons cet Esprit d’adoption par lequel nous apprenons à balbutier de nouveau le doux nom de Père ; nous recouvrons enfin tous nos privilèges perdus, et recommençant l’Eternité par une nouvelle naissance, nous reprenons dès ici-bas notre place infiniment douce et glorieuse, d’enfants, d’enfants du seul Sage, du seul Bon, du seul Puissant.

Arrêtez-vous sérieux et recueilli devant Celui qui nous dit : Ainsi que Moise éleva le serpent dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’Homme soit élevé, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle. — Contemplez, comprenez, croyez, et la source de la vie nouvelle commencera bientôt à jaillir dans votre âme. Elle s’y répandra d’abord en amour : — C’est par là que Dieu, comme un tendre père, veut vous rattacher à Lui. C’est là le piège qu’il vous tend. — Comme la première rencontre que fait l’enfant en ouvrant les yeux à la lumière, est celle d’un être qui est pour lui tout amour et ne lui demande que son cœur en retour du don qu’il lui fait de la vie ; c’est aussi dans les bras d’un amour prévenant, infini, tout gratuit, que commence et s’épanouit la nouvelle vie de quiconque entre au royaume des cieux. — Aimé, aimant, il refait les unes après les autres toutes les expériences de l’enfance, mais d’une enfance sans fiction cette fois, — sans illusions, sans déceptions, sans regrets possibles. — Il rentre sous une douce dépendance, mais sous la dépendance légitime de Celui à qui seul appartiennent le règne, la puissance, et la gloire ; il s’abaisse et s’efface, mais devant Celui dont la majesté remplit les cieux et la terre et dont les perfections invisibles se voient comme à l’œil quand on contemple ses œuvres ; il ouvre son cœur à la confiance, mais pour s’en remettre à la sagesse infinie et à la souveraine bonté de Celui qui nourrit les oiseaux de l’air et fait concourir toutes choses au plus grand bien de ceux qui l’aiment ; il se laisse instruire et diriger, mais par Celui qui est lumière et qui s’appelle le Roi des siècles, seul sage, seul bon, seul puissant ;… il a un père enfin, sa vie peut redevenir un acte de constant recours et de constante soumission ; il a quelqu’un sur qui il se décharge de tout ce qui l’inquiète, quelqu’un avec qui s’entretenir, quelqu’un à aimer, à craindre, à servir, et qui ne le laisse jamais seul ! — En même temps, il s’élève au-dessus des agitations de cette vie, et fondé sur le rocher des siècles, indépendant des hommes et des choses, jusque dans les heures les plus sombres, dans les conjonctures les plus difficiles, son âme est tranquille, il ne sera point ébranlé ! — O Eternel que bienheureux est l’homme qui se confie en Toi !

Je voudrais être un enfant ! — un enfant de Dieu, dans toute l’étendue et toute la profondeur de ce mot si simple. J’entrevois pour moi-même la réalisation du plus beau rêve que puisse concevoir mon imagination : rêve de paix, d’ordre, de sainteté, d’amour, promesse de la vie présente et de celle qui est à venir, la vision du Bien enfin ! — J’élève en haut mes pensées. Je me demande s’il n’y a, point quelque part une famille d’enfants de Dieu, demeurée à l’abri de tout désordre, de toute erreur et de tout mal : les anges sans doute, qui sont des enfants obéissants, et avec eux les élus parvenus à la perfection ! — Qu’ils sont bien nommés les bienheureux ! — Ce sont mes amis qui m’attendent dans le ciel. — Oh ! jour béni où il me sera donné de les rejoindre !

Et quand de là j’abaisse de nouveau mes regards sur vous, il me semble que je vous connais mieux et que je vous aime davantage. Les distinctions s’effacent, les barrières tombent, vous m’intimidez moins, je me sens plus près de chacun de vous. Je voudrais savoir les expériences que vous avez faites et les sentiments qui vous animent ; je voudrais entrer dans le détail de vos circonstances, serrer votre main et vous prodiguer des trésors de sympathie. Riches et pauvres, grands et petits, je ne vois plus en vous que des enfants comme moi du même Dieu, ma famille, mes frères ! — faisant monter en chœur cette prière vers le Tout Bon qui nous aime et que nous aimons : Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié ! Que ton règne vienne ! Que ta volonté soit faite sur la terre comme dans le ciel ! Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien ! Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé ! Ne nous laisse point tomber en tentation, mais délivre nous du mal ! car c’est à Toi qu’appartiennent au siècle des siècles, le règne, la puissance et la gloire.

Amen !

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