Il ne suit pas de là qu’un dogme en vaille nécessairement un autre, que tout se justifie parce que tout s’enchaîne et s’explique, et qu’il n’y ait aucun critère pour apprécier l’évolution dogmatique de l’Église. Mais il en résulte qu’aucune théorie préconçue n’est à même de le fournir. Si le critère est quelque part, il sera dans la nature des faits eux-mêmes ; il ressortira de la connaissance exacte et de l’observation scrupuleuse des faits, des faits historiques d’un côté, des faits religieux de l’autre.
L’expérience chrétienne constitutive — telle que nous l’avons définie plus haut — trouve-t-elle ou ne trouve-t-elle pas dans la théologie, dans le culte, dans l’organisation ecclésiastique son expression normale et complète ? Entre-t-elle tout entière dans la doctrine, ou n’y est-elle qu’en partie ? L’exposition théorique de la foi et de son objet rend-elle compte intégralement, ou non, du phénomène pratique de la foi ? Est-elle de nature à en altérer ou à en stimuler la réalisation ? Favorise-t-elle ou détériore-t-elle ses énergies propres ? Y a-t-il, en un mot, harmonie et correspondance entre la forme et le fond, entre la substance religieuse et sa manifestation intellectuelle, entre les éléments fixes du christianisme et ses éléments mobiles ?
Là est le critère de l’histoire des dogmes et le pivot de la théorie de leur développement. Car en définitive, le fait chrétien spécifique — c’est-à-dire l’action de Dieu en Christ sur le fidèle, et la réponse du fidèle à cette action — constitue aussi bien le principe régulateur que le principe créateur de la société chrétienne. La permanence et la suprématie lui appartiennent seuls. Christ est l’unique raison d’être de l’Eglise ; liée à lui par l’expérience qu’elle fait en sa personne du salut de Dieu, elle en dépend absolument. Elle ne peut lui échapper sans travailler à s’anéantir, ni le modeler indéfiniment à la ressemblance de sa propre et changeante image. Source et cause de sa vie, il reste donc aussi la source et la norme de sa connaissance. Après l’avoir expliqué du dehors, il faut que l’Eglise arrive à l’expliquer du dedans. Seulement il en est de la réflexion religieuse comme de toute réflexion quelconque : ce n’est guère qu’après avoir épuisé la série des erreurs possibles qu’elle parvient à la vérité. La science profane et la science chrétienne offrent sous ce rapport une analogie frappante ; elles ont en commun les conditions d’un développement identique et la connaissance de leur passé est indispensable à la juste appréciation de leur présent.
Si les phases antérieures de la théologie peuvent être caractérisées en leurs types généraux, comme l’interprétation du Christ et de l’expérience religieuse qu’il provoque, par les catégories successives : 1° de la philosophie hellénique — dogme grec, 2° du légalisme sacramentel et hiérarchique — dogme romain, 3° du biblicisme paulinien — dogme protestant, — son terme et sa fin ne sauraient être que dans l’interprétation du Christ par le Christ, ou, si l’on préfère, dans l’interprétation de l’expérience chrétienne par la conscience et par l’esprit de son Auteur. Alors seulement la théologie aura cessé d’être scolastique, c’est-à-dire d’appliquer à son objet des formules et des méthodes étrangères à cet objet. Nous ne pensons pas qu’elle soit près de toucher au but ; nous croyons pourtant qu’elle s’y efforce ; que, dans une certaine mesure, elle s’y est constamment efforcée, et que, si elle a jamais réalisé au cours de l’histoire quelque progrès, elle le doit à l’intensité et à la direction de cet effort.
Revue chrétienne, janvier 1895.