On nous objectera peut-être qu’il suffit à la conscience de savoir que Dieu est amour. Aimer n’est-ce point pardonner ? Croire en un Dieu dont la plus haute fonction est d’aimer, n’est-ce pas croire en un Dieu dont la plus haute fonction est de pardonner, qui ne saurait faire autrement que pardonner qui nécessairement pardonne toujours, qui pardonne quand même?
Je demande d’abord d’où la conscience sait, où la conscience a appris que Dieu est amour. Est-ce d’elle-même et de son propre témoignage ? J’en doute fort pour ma part, ou plutôt je suis certain du contraire et j’ai déjà montré que la révélation naturelle n’est pas une révélation de pardon. Elle n’en a pas les éléments, elle n’en produit pas la certitude. C’est donc du dehors et d’ailleurs que vient à la conscience l’idée d’un Dieu qui pardonne, de quelque doctrine, de quelque influence du christianisme, ou du christianisme lui-même. Si c’est du christianisme lui-même, a-t-on le droit de séparer la doctrine du pardon de Dieu de l’ensemble des conditions morales dans lesquelles le christianisme se présente, de l’isoler, de la prendre à part, de ne retenir que le pardon en rejetant tout le reste ? Et, de toutes manières, la conscience permet-elle d’accepter toute faite une doctrine qu’elle n’a pas contrôlée ? Pour croire moralement, la première chose à faire n’est-ce pas de comparer la foi qu’on nous propose avec les exigences de la conscience et de n’accepter que ce qu’elle sanctionne ? Or sanctionne-t-elle l’idée d’un Dieu qui pardonne par cela même qu’il est Dieu, qui pardonne toujours et quand même ? Elle la contredit, au contraire. Car rien n’est plus intime à la conscience que la certitude de la sainteté divine. C’est là son premier et son dernier témoignage ; en s’éteignant dans le sein d’un homme, ce serait son dernier cri. Si donc on affirme, sans autre, que Dieu pardonne, je vois bien qu’on affirme ce qu’on désire, je ne vois pas qu’on affirme ce que l’on sait de certitude positive. Et d’ailleurs affirmer que Dieu pardonne parce que Dieu est amour, c’est poser une thèse qui se contredit elle-même. Si Dieu est amour, tout amour, amour absolu c’est donc qu’il n’est pas le contraire de l’amour, qu’il ne peut ni accepter ni souffrir ce contraire de l’amour. L’amour absolu, c’est-à-dire amour divin proscrit et rejette l’égoïsme aussi rigoureusement que la sainteté même. L’amour poussé à l’absolu — et il faut bien le pousser jusque là, si l’on parle de celui de Dieu et si l’on définit Dieu par l’amour — l’amour absolu n’est pas autre chose que cette sainteté même dont la conscience porte le témoignage et qui empêche le pardon.
Que si néanmoins on s’obstine à soutenir que, Dieu étant amour, il pardonne, toujours et quand même, voici alors les conséquences de la théorie : on efface de la conscience humaine le sentiment de la rétribution, la certitude de la sanction et du divin, si énergiquement, si profondément gravés en elle ; on réduit l’amour de Dieu à n’être qu’une force fatale, une force de la nature, comme celle du soleil qui répand sur tous les objets, sur les plus hideux et les plus révoltants comme sur les plus beaux, sa lumière égale, sereine, mais impersonnelle et indifférente ; si on ôte à cet amour tout caractère moral, puisqu’il n’est plus personnel, puisqu’il s’exerce aveuglément par une sorte de loi mathématique, puisque surtout il n’établit entre le bien et le mal aucune différence et les traite tous deux de la même façon, on produit infailliblement dans l’homme une pareille indifférence. Pourquoi, en effet, l’homme jugerait-il le mal avec plus de sévérité que Dieu? Pourquoi l’homme tiendrait-il davantage au bien que Dieu ?
La doctrine du salut par l’amour de Dieu pardonnant sans autre, est une doctrine de perdition. Elle perd l’homme pour Dieu et Dieu pour l’homme. Elle n’a point d’appui dans le témoignage de la conscience ou plutôt, je me trompe, elle a son appui dans cet esprit de tolérance indéfinie que la conscience coupable attribue — mais à tort — à l’activité divine ; elle est, cette tolérance même déguisée sous un beau nom ; elle est donc, comme la tolérance elle-même, la caricature et la corruption d’une vérité ; issue d’un scepticisme moral et religieux préalable, elle devient une raison nouvelle de scepticisme et conduit à la mort spirituelle.