L’essence de la conscience psychologique est le sentiment de l’unité du moi, la perception de ses différentes activités du point de vue d’un centre unique dont nous disons je. Pour qu’il y ait une conscience du moi, il faut qu’il y ait un moi ; et pour qu’il y ait un moi, il faut qu’il y ait une conscience du moi. Le moi et la conscience du moi sont concomitants. Le moi est formé du moment où il a pris conscience de lui-même ; et la conscience du moi est possible du moment où le moi est formé. — La question qui se pose est celle-ci : y a-t-il quelque rapport entre la formation du moi et l’avènement de l’obligation ? et quels sont ces rapports ?
Qu’il y ait un rapport quelconque entre ces deux termes : moi et obligation, cela semble infiniment probable. Le contraire serait bien invraisemblable, puisque tous deux font partie de la même conscience, et que la conscience du moi et celle de l’obligation constituent l’apanage exclusif de l’homme, le fait humain spécifique. — Que ce rapport soit un rapport d’égalité, cela encore paraît peu probable, puisque, tant par la certitude que par la permanence et la fixité, tant en fait qu’en droit, la conscience de l’obligation a le pas sur la conscience psychologique, conditionne la conscience psychologique, par l’impératif d’un devoir être. Que serait-ce si ce rapport était un rapport de subordination et de dépendance ? si la conscience et la formation même du moi étaient dans la dépendance et sous la condition de l’obligation ?
Il est évident que ce rapport ne saurait exister si le moi est une donnée toute faite, une quantité fixe et immuable, comme l’enseigne ou l’enseignait une certaine psychologie, celle qui procédait de Descartes et partageait l’homme en un corps et une âme et les étudiait en dehors de tout point de vue génétique. Mais cette psychologie perd assez rapidement du terrain devant les données acquises par une autre psychologie, plus expérimentale et plus scientifique. Sans nous prononcer absolument sur la valeur de l’une et de l’autre, il nous paraît qu’il faut bien admettre aujourd’hui que le moi a une histoire, c’est-à-dire qu’il s’élabore et se forme. Il ne le peut, sans doute, que parce qu’il est virtuellement capable de le faire, et nous insistons beaucoup sur cette virtualité, en dehors de laquelle toute conception génétique est absurde et par conséquent impossibleb. Elle seule explique que quelque chose puisse devenir. En sorte que, dans notre cas particulier, il ne faut pas dire qu’avant le moi il n’y avait rien, ni non plus qu’avant le moi il y avait autre chose que le moi, de quoi le moi est devenu, pas plus qu’il ne faut dire qu’avant le chêne il n’y avait rien, ou qu’avant le chêne il y avait autre chose que le chêne : il n’y avait ni rien, ni autre chose, il y avait le gland, c’est-à-dire la virtualité du chêne. De même il faut dire qu’avant le moi réalisé, il y avait la capacité, la virtualité, la puissance du moi.
b – En dehors de la notion de puissance, celle de progrès implique que le plus sort du moins ! C’est là contre que vient irrémédiablement buter le mécanisme évolutionniste, c’est-à-dire le matérialisme pur.
La question n’est donc pas celle de la création du moi, mais celle de son avènement et de sa formation. Elle revient à celle-ci : comment, par quels moyens, sous l’action de quels agents la virtualité inconsciente du moi arrive-t-elle à l’actualité consciente du moi ?
[Pour tout ce qui va suivre, jusqu’à la fin du chapitre, nous possédons plusieurs rédactions, dont aucune ne satisfaisait Frommel et dont la plus récente est marquée de sa main comme « à reprendre et à refaire sur un plan nouveau ». C’est ce nouveau plan qu’il a suivi dans son dernier enseignement oral, sans en laisser malheureusement d’autres traces écrites que l’indication de quelques titres. Nous nous y conformons en groupant la matière sous trois chefs clairement énoncés. Quant aux développements, nous les tirons des notes d’un élève, combinées, autant que faire se peut, avec les anciennes rédactions de l’auteur. (Éd.)]
a) La conscience par la sensation.
La réponse la plus ordinaire est que l’homme arrive à la conscience du moi c’est-à-dire que le moi se forme et se dessine, passe de la virtualité à l’actualité — par le contact du non-moi, et ce non-moi est entendu d’ordinaire comme de nature matérielle et sensible. C’est par le contact des choses, c’est en se heurtant aux choses, que le moi virtuel prendrait conscience de lui-même comme d’un sujet distinct de l’objet. Le sujet, dans ce cas, serait l’organisme psycho-physique ; l’objet serait la chose physique, externe et tangible ; le phénomène de conscience se placerait au point de contact de l’organisme et de la chose externe.
Telle est, en gros, l’opinion d’un assez grand nombre de psychologues contemporains. Mais elle nous paraît douteuse pour toutes sortes de raisons, dont les plus saillantes ont été énoncées dans notre critique du sensationnisme (tome I), et dont voici quelques autres.
Si le moi virtuel, dans sa projection au dehors, ne rencontrait que le monde extérieur, il ne nous semble pas probable qu’il lui fût jamais possible d’atteindre à la perception de ses fonctions d’un point de vue unique et fixe dont il pourrait dire je. Il atteindrait à la conscience des choses, mais non à la conscience psychologique. Et nous en avons une preuve indirecte chez les animaux supérieurs. Ceux-ci, semblables à nous par toutes les fonctions et toutes les facultés, et en particulier par la sensation du non-moi (qui, dans l’hypothèse, devrait fournir la conscience de soi), ne parviennent pas néanmoins à l’unité de conscience. S’ils y parvenaient, ils le diraient ou l’exprimeraient, sans doute ; s’ils ne le disent ni ne l’expriment, c’est qu’apparemment ils n’y sont pas parvenus. Ils ont la conscience des choses, mais ils n’ont pas celle qui ramène la conscience des choses à un sujet identique et distinct qui les compare et les domine. Ils sont entraînés tout entiers, à chaque fois, dans leur sensation momentanée. Celle-ci, loin d’être la cause de la conscience psychologique, l’empêche au contraire par une distraction perpétuelle. Et en effet la sensation, ou perception du non-moi sensible, est multiple, diverse, mobile, intermittente, impuissante par cela même à donner le sens de ce qui est un. Comme telle, elle tend plutôt à l’émiettement qu’à la synthèse de toute unité persistante.
[Comme le prouvent par analogie, mais d’une manière qui ne laisse pas d’être assez frappante, les hommes qui mènent la vie des sens, comparés à ceux qui mènent une vie morale. Ici encore le langage est d’une admirable philosophie. Il appelle ceux qui mènent la vie des sens des caractères « dissolus ». Et c’est également ce qui ressort de l’histoire des doctrines. Frommel en fait quelque part la remarque : « Le résultat de la connaissance du monde par les sens, en dehors de l’expérience obligatoire, n’est-il pas le phénoménisme absolu, ce dernier terme du matérialisme ? Qui ne se sent plus obligé n’est plus très sûr d’être au sens rigoureux du mot. Il reste bien la certitude de l’existence, mais non plus celle de la réalité de l’être. Le moi, sans plus d’attaches avec un domaine supérieur à l’espace et au temps, à l’existence contingente et relative, s’apparaît à lui-même comme un phénomène mobile, changeant, sans unité persistante ; il se perçoit comme un assemblage momentané de substance, purement sensitif et temporaire. » (Éd.)]
Mais il y a plus, et voici notre objection principale contre l’hypothèse en question : elle demande à la cause un effet d’une nature étrangère à celle de la cause ; elle cherche dans le déterminisme l’origine de la liberté. La limite que présente au moi virtuel la nature physique est matérielle, c’est-à-dire essentiellement brutale et contraignante. Il se peut qu’il y ait une part (infinitésimale) d’indéterminisme dans la sensation ; la liberté n’y entre pour rien. Et l’on voudrait qu’elle fût la cause de la formation d’un moi dont la conscience (nous l’allons voir tout à l’heure) est essentiellement liée à l’existence de la liberté ? Cela est contradictoire. Ce n’est pas par l’intermédiaire de la sensation, ou de la perception sensible, que peut se former un moi conscient.
b) La conscience par la pensée.
[Le titre seul de ce paragraphe est noté dans le manuscrit. Quant au développement, il ne figure dans les cahiers d’étudiants que sous une forme très sommaire. On peut cependant indiquer ce que Frommel comptait développer sous ce titre.
Après avoir exposé le point de vue intellectualiste relativement à la nature et à l’origine de la conscience, il se proposait de montrer que la pensée, conçue comme principe premier et substance universelle, 1° n’aurait point d’objet réel, 2° serait précaire comme le sujet lui-même, 3° serait mécanique et impersonnelle, réduisant le moi à une illusion, 4° et qu’enfin, abstraction faite de toute métaphysique, même du point de vue psychologique, la pensée pure est nécessairement affectée de déterminisme et nie le sujet, bien loin de l’affirmer. Tel est le résultat de la pensée automatique, fonctionnant en vertu d’elle-même seulement, au sens du panthéisme logique. Donc la pensée n’est pas première. Elle est sous la dépendance de la volonté. Pour penser, il faut être et vouloir. L’être et la conscience de l’être ne s’épuisent pas dans la pensée et ne s’expliquent pas par elle. — (Éd.)]
c) La conscience par l’effort sur la spontanéité biologique.
Une autre réponse à la question qui nous occupe (comment, sous quelles conditions la virtualité du moi arrive-t-elle à l’actualité consciente ?) est fournie par le volitionnisme, et en particulier par Maine de Biran. Ce n’est plus la sensation, ni la pensée, qui est cause de la conscience, c’est la volonté. L’effort de volonté active est constitutif du moi et du même coup de la conscience du moi. Cet effort s’opère, non pas sur un objet externe à l’organisme, non pas sur un point d’inertie, mais sur un point vivant, sur la spontanéité de l’organisme biologique. Le sujet, dans ce cas, ce n’est plus l’organisme comme tout à l’heure, mais la volonté ; l’objet, ce n’est plus le non-moi extérieur à l’organisme, mais l’organisme lui-même ; le phénomène de conscience se place au point de contact de la volonté et de l’organisme.
Telle est, en gros, la conception du volitionnisme psychologique. Infiniment préférable aux précédentes, elle a sur elles, sur la première en particulier, deux avantages considérables. D’abord de faire du phénomène de conscience un phénomène d’activité et non de passivité pure. Ce n’est plus la sensation passive, ni la pensée, c’est l’effort qui produit la conscience. La liberté, inhérente à la conscience, entre donc au moins dans l’un de ses facteurs : l’activité, l’initiative de la volonté. — Ensuite cette conception a l’avantage de présenter à la virtualité du moi une limite non plus incohérente, multiple et diverse, comme l’était celle du monde extérieur, mais une limite déjà ramenée à l’unité, un non-moi déjà organisé, déjà identique à lui-même, et d’éviter ainsi l’éparpillement, l’émiettement, la distraction peu favorable, nous l’avons vu, à la formation d’une unité synthétique, comme l’est celle d’un sujet conscient de soi.
Il nous paraît douteux néanmoins que l’explication volitionniste du fait de conscience psychologique soit entièrement suffisante. Et d’abord nous nous demandons si la spontanéité de l’organisme est moins soumise au déterminisme universel que le phénomène sensible ? Y entre-t-il davantage de liberté ? La limite (ou l’obstacle) qu’elle présente au moi virtuel est-elle moins brutale et moins contraignante ? Il ne le semble guère. Or si l’un des facteurs constitutifs de la conscience est hostile à la liberté, il est donc hostile aussi à la formation de la conscience. Et nous demandons de nouveau à la cause un effet étranger à sa nature.
Ensuite, et cette objection même écartée, il resterait que la spontanéité organique, condition de la formation de la conscience du moi, n’en est pas une condition permanente. Elle expliquerait la formation et la durée d’un moi conscient, mais dans les seules limites de la durée de l’organisme lui-même. L’organisme disparu, la conscience cesserait, et avec elle le moi lui-même. Je n’insiste pas. J’ai fait valoir déjà cette objection, à propos de la critique du volitionnisme pur !
En sorte que nous sommes ramenés à une dernière explication, que l’examen précédent rendait déjà probable : celle qui met la conscience psychologique en relation de dépendance avec le phénomène obligatoire, et de dépendance telle qu’elle ne serait autre que de condition à résultat.
d) La conscience par effort sur l’obligation.
Nous croyons, avec le volitionnisme, que le phénomène constitutif du moi et de la conscience du moi est un effort, mais nous croyons que c’est un effort moral et non psychologique seulement. Nous croyons, avec le volitionnisme, que l’obstacle sur lequel s’exerce cet effort est interne, mais nous le plaçons ailleurs que dans la spontanéité organique : dans la limite imposée au moi virtuel (volonté inconsciente) par l’expérience obligatoire. Cette limite — et par conséquent cet obstacle — n’est point historique et temporaire, comme la spontanéité organique. Elle est constamment actuelle comme l’action elle-même qui l’impose. Elle n’a ni passé, ni avenir, elle est toujours actuelle ; elle est donc supra-historique, c’est-à-dire éternelle comme elle est absolue. Elle garantit donc une conscience et un moi supra-historique et éternel. — De plus elle n’est point contraignante, mais obligatoire. Elle garantit donc, dans le facteur objectif comme dans le facteur subjectif du moi conscient, la liberté nécessaire à la conscience. En d’autres termes : pour que la virtualité personnelle et consciente arrive à l’actualité personnelle et consciente, en vienne à se concevoir comme distincte des choses et supérieure aux choses, comme supérieure à son organisme historique lui-même, à se saisir dans l’intégrité inviolable et dans l’unité identique de son for intime, il faut, mais il suffit, qu’elle soit le sujet d’une expérience (contact) antécédente et supérieure à celle du monde externe, antécédente et supérieure à celle de son organisme vivant, d’une expérience (contact) unique, constante, toujours actuelle, toujours semblable à soi, qui l’arrête sans la rompre, l’affecte sans l’écraser, et l’atteigne conformément à sa nature essentielle, c’est-à-dire en respectant sa liberté personnelle. Cette expérience est précisément celle de l’obligation. C’est elle qui, par l’empreinte souveraine qu’elle pose sur la volonté encore instinctive, fournit l’obstacle, la limite absolue, mais non contraignante, sur laquelle s’exerce l’effort constitutif du moi conscient.
L’obligation est donc l’un des facteurs génétiques du moi et de la conscience du moi. Le moi est dans une relation de dépendance relativement à l’expérience imposée ; la conscience psychologique est dans la dépendance de la conscience de l’obligation ou du devoir. Ce qui est d’ailleurs parfaitement conforme à la nature de l’une et de l’autre. L’homme n’est pas seulement sujet du devoir ; il en est le produit, le résultat, la créature, avant d’en être l’agent. Et il ne peut en être l’agent que parce qu’il en est la créature. S’il n’en était pas le fils, il ne pourrait qu’en être l’esclave ; mais il en est le fils ; il en est donc aussi l’héritier.