Dans son fond, l’explication évolutionniste du mal est très ancienne et n’a de moderne que le nom. Elle date probablement des premiers efforts que fit l’esprit humain appliqué au problème du mal. De très bonne heure on vit dans le corps la source du péché ; dans l’opposition de la chair et de l’esprit l’occasion de leur conflit ; enfin dans la prépotence des instincts charnels sur les facultés spirituelles la raison de la nécessité, au moins relative, du mal. Nous verrons que l’hypothèse évolutionniste ne fait pas autre chose. Seulement les anciennes conceptions étaient toutes plus ou moins dualistes (elles reposaient sur la dualité de deux principes irréconciliables) et par là-même devenaient intenables à la raison philosophique ou religieuse. L’évolutionnisme a eu cette chance de ramener ce dualisme au monisme. De là pour une part son crédit actuel, rehaussé encore par les confirmations de plus en plus nombreuses et de plus en plus éclatantes qu’il reçoit des sciences naturelles.
[Mais nous verrons qu’il y a lieu de distinguer entre l’évolutionnisme scientifique, ou hypothèse rendant compte des phénomènes naturels, et l’évolutionnisme philosophique, ou hypothèse rendant compte des réalités morales. Et que le premier n’implique pas nécessairement le second.]
Empruntée aux sciences de la nature, et appliquée de là au problème du mal moral, la théorie évolutionniste a à son actif de produire une solution simple et claire ; de faire droit au principe de l’hérédité du mal et de rendre compte de quelques-unes de ses manifestations les plus palpables. Il a eu avant la lettre, et il a encore d’illustres défenseurs. Depuis Scherer, qui en fit dans la théologie française la première application sérieuse, en 1853 (voir Mélanges de critique religieuse), depuis Schleiermacher, en passant par Rothe, par Armand Sabatier, par mon éminent prédécesseur dans cette chaire : Auguste Bouvier (Rapport sur le péché, présenté à la Société pastorale suisse en 1885), jusqu’à Auguste Sabatier (dans sa fameuse Esquisse d’une philosophie de la religion, où cependant il n’applique point directement son évolutionnisme — d’ailleurs mitigé — au problème du mal ; et surtout dans l’appendice à son Apôtre Paul), voilà une belle liste qui serait certainement propre à faire réfléchir, si le nombre et même le génie décidaient seuls de la véritéa. De l’un à l’autre de ces penseurs la théorie a été très différemment présentée, trop différemment pour que j’en puisse exposer ici les variantes et les originalités. Mais la doctrine a un fond commun que je m’efforcerai de donner aussi exactement et aussi brièvement que possible. Le voici :
a – Mais il n’y a point ici de « chose jugée ». Nous sommes des tenants convaincus du libre examen. Nous ne voulons posséder la vérité que par la vérité, sur l’autorité de la vérité et conformément aux critères de la vérité.
En procédant de l’animal, dont il arrête et fixe l’organisme supérieur, l’homme hérite de l’animalité une nature animale. Cette nature animale entre en conflit avec la nature spirituelle de l’homme qui est proprement sa nature humaine (qu’il possède dès qu’il est homme et en devenant homme), et vers la réalisation ou à l’avènement de laquelle tendait le devenir évolutif. Ce conflit est inévitable et nécessaire ; il résulte de la nature même des choses, savoir de la priorité de l’existence animale sur l’existence spirituelle ; il accuse le passage d’un état inférieur (qui subsiste en fait, mais qui est vaincu en principe) à un état supérieur (victorieux en droit, mais non encore réalisé en fait) ; passage nécessaire du reste et qui se réalise inéluctablement puisqu’il s’opère dans le sens même de l’évolution préalable, et qu’il a en elle sa force, sa cause et son origine. Le mal héréditaire est universel parce que nous portons tous en nous-mêmes les restes du type ancestral, que le type ancestral c’est la bestialité, et que la loi de l’atavisme, qui est celle du retour au type, lutte en nous contre la loi de l’évolution qui est celle du progrès. La lutte entre ces deux lois ou tendances est universelle comme l’évolution elle-même ; c’est une illusion de croire que, particulière à l’humanité, il n’appartienne qu’à l’humanité d’en réaliser les issues contraires ; elle se fait jour et on en retrouve le jeu dans toute la nature ; mais elle a ceci de spécial en l’homme qu’elle y devient consciente. Or la prise de conscience de cette lutte entre deux tendances adverses, dont l’une nous ramène en arrière, dont l’autre nous pousse en avant, c’est la prise de conscience même du mal ou du péché. Elle est inévitable et nécessaire comme la lutte elle-même dont elle témoigne. A ce titre, et conçue de la sorte, la conscience du mal ou du péché forme la condition inaliénable du bien moral, c’est-à-dire du progrès. Elle marque constamment en nous la distance qui sépare notre point de départ, l’animalité, de notre point d’arrivée, l’humanité spirituelle. Elle est le perpétuel aiguillon et l’indispensable levier de tous nos efforts moraux. On ne conçoit pas davantage l’humanité marchant au bien, c’est-à-dire au progrès, à sa réalisation graduelle en dehors de la conscience du péché, qu’on ne conçoit la marche générale de l’évolution indépendamment de la différence de ses degrés. La conscience du péché est précisément la conscience de cette différence de degrés. Le mal universel est un mal, sans doute, en ce qu’il contredit à l’idéal moral dont l’homme porte en soi la puissance ; mais il est un bien, ou du moins un mal utile en ce que le malaise, le contraste et la souffrance dont il est l’occasion poussent incessamment l’homme à la réalisation de sa destinée. Si l’homme est libre, et l’on peut admettre qu’il le soit (bien que l’illusion — ou la conscience — de la liberté suffise à la théorie), il n’est pas libre cependant de ne point pécher absolument, la sainteté parfaite ne pouvant être obtenue qu’au terme de l’évolution totale ; mais il reste libre, au cours de l’évolution, de pécher plus ou moins suivant qu’il associe sa volonté personnelle à la tendance qui le pousse au progrès, ou qui l’entraîne à retourner au type ancestral. La distinction entre le mal et le bien n’est donc jamais absolue. Tout mal est relativement un bien ; tout bien est relativement un mal. Le mal n’est pas le contraire du bien, mais une forme inférieure du bien, un moindre bien ; le bien n’est pas le contraire du mal, mais une forme supérieure du mal, un moindre mal. La différence est quantitative, ou de degré seulement ; elle n’est pas qualitative.
Mais c’est précisément ce caractère relatif du mal et du bien qui fonde l’optimisme de la théorie évolutionniste. Elle lui permet de saluer d’avance le triomphe du type de vie supérieure dans l’humanité. L’évolution des êtres et des organismes antérieurs à l’homme en est un sûr garant. Ce qui s’accomplit et se consomme dans la totalité de l’univers ne saurait manquer de se consommer et de s’accomplir dans cette petite portion de l’univers que forme l’humanité. Et si les individus comme tels, c’est-à-dire individuellement, peuvent manquer ou retarder leur destination, l’humanité, elle, ne le saurait. Elle marche infailliblement au mieux, portée, poussée, entraînée par l’irrésistible puissance de l’évolution qui la travaille sans répit.
Ai-je réussi à caractériser d’une manière satisfaisante la théorie de l’évolutionnisme philosophique, ou de l’évolutionnisme moralb ? Si oui, je commencerai par avouer que cette explication du mal, de son origine, de son universalité et de son rôle ne manque ni de grandeur, ni de simplicité. Elle est grande parce qu’elle est simple, elle est plausible parce que conforme à de nombreuses analogies et entre autres à celles de l’expérience actuelle. Elle exerce par là même une séduction presque inévitable sur l’esprit (je le sens très fortement moi-même) et son attrait grandit de toutes les analogies et des confirmations qu’elle trouve dans l’hypothèse régnante de l’évolutionnisme scientifique. Elle explique le mal, disons-nous, son origine, son rôle, son caractère héréditaire et universel, et quelques-unes de ses manifestations les plus tangibles. Mais l’explique-t-elle conformément aux seules données par lesquelles nous connaissons le mal comme mal, et le bien comme bien, c’est-à-dire conformément aux données de la conscience morale ? Là est le point qu’il faut examiner. Il est décisif. Car il est clair que nous ne pouvons résoudre le problème — que le problème ne sera résolu — que si la solution en respecte les données. Soumettons donc la théorie à un examen aussi sérieux qu’elle le mérite. Et pour cela mettons quelques-unes de ses principales affirmations ou conséquences en rapport avec ce que la conscience — seule compétente, je le rappelle — nous apprend être le mal et le bien.
b – Frommel ajoute, dans ses notes de cours : « Si j’ai été injuste, je ne demande qu’à être redressé. » — (Éd.)