La nature de l’être créé fini et borné se révèle tout entière dans l’instinct que lui impose le besoin de son propre développement. Cet instinct ne fait, en effet, que mettre en évidence la conscience qu’il a de lui-même et de sa propre destinée. Il se retrouve comme une volonté aveugle, au plus intime et au plus profond de la personnalité ; il l’incite à se produire et à se développer. Il veut devenir la volonté et, par elle, prendre conscience de lui-même et choisir entre les attraits et les mobiles divers qui naturellement le sollicitent. Avec l’instinct, s’impose l’impression d’un vide à combler, d’un bien perdu à retrouver et, plus se fait attendre l’apaisement espéré, et plus l’instinct qui l’appelle s’irrite et souffre. On appelle bien l’apaisement de l’instinct. Autant il est de biens différents, autant il est pour l’homme d’instincts divers. L’instinct apaisé ou irrité nous donne le plaisir ou la douleur. Ce plaisir et cette douleur font les affections et les divers états de l’âme. L’instinct qui s’aigrit et qui s’irrite dans un continuel désir devient la passion.
On a souvent discuté sur la manière dont on devait classer nos instincts. Il en est qui veulent pour l’homme, tout aussi bien que pour tout être vivant, un seul instinct, celui de la conservation. Telle était l’opinion de Spinoza. Aussi définit-il l’instinct principal celui qui, à son dire, comprend tous les autres, le désir de tout être pour conserver son être (appetitus uniuscujusque rei in suo esse perseverare). On peut bien ne pas contredire à cette définition, si l’on comprend dans l’instinct de la conservation tous les faits qui importent au développement de notre véritable personnalité, entendue au sens de l’idéal moral véritable. Les deux instincts principaux seront pour nous, celui de l’appropriation et de la production, en sous-entendant toujours que l’homme est incapable de conquérir son milieu et sa personnalité véritables, s’il ne rattache pas son existence à un grand tout, à quelque chose qui est autre et plus que lui. Ces deux instincts deviennent l’un, l’instinct affectif et l’autre, l’instinct égoïste (la sympathie et l’antipathie). Il ne faudrait cependant pas trop insister sur cette distinction, même théoriquement. Ils ne sont que les deux faces du même moi ; contraires en apparence, ils se confondent dans un instinct plus élevé. En définitive, l’un répond au besoin qui nous fait nous replier sur nous-mêmes et l’autre nous appelle à nous donner et à aimer. Il vaudrait mieux, nous le croyons, classer nos instincts d’après les biens auxquels ils correspondent. Notre existence ayant devant elle une double destination, une vie en Dieu et une vie en ce monde, ces deux instincts premiers de notre être deviennent l’un, l’instinct mondain, le désir et le besoin de ne vivre que pour ce monde, ses pompes et ses gloires, ce monde exprimant pour nous le total de tous les biens relatifs. Et d’autre part, nous sentons en nous l’instinct pour la vie en Dieu et son royaume, ce royaume représentant pour nous le bien suprême. Dieu et le monde sont donc les deux grandes puissances qui, à l’aide des instincts qui leur correspondent, se disputent la possession de notre être ; l’une et l’autre veulent le posséder à titre de possession exclusive. Ce monde, tout en étant la chose de Dieu, n’en a pas moins reçu une indépendance relative qui lui garantit une réalité à lui qui le fait autre que Dieu. Incité par le sentiment de cette indépendance, l’homme cherche à fonder un royaume à lui et capable de garantir sa propre souveraineté. On voit alors le même homme qui devait être le représentant de Dieu sur la terre, méconnaître sa destinée véritable, n’aspirer qu’à sa propre gloire en ce monde, entraîner le monde dans sa révolte et lui donner la conscience de sa fausse indépendance. Mais en se soumettant à la loi de son être, l’homme saurait concilier ce dualisme dans une existence parfaitement une et harmonique. Car, si radicale qu’elle soit, l’opposition que nous portons en nous-mêmes n’est pas entre la spiritualité et la sensualité, la sympathie et l’antipathie, la charité et l’égoïsme, mais entre l’indépendance en Dieu et la dépendance au service de ce monde. Tout autre classification de nos instincts serait incomplète, elle confondrait entre eux les grands intérêts qui constituent le milieu de l’existence humaine et ne saurait leur reconnaître la valeur qui leur est propre. L’instinct qui nous rattache au monde présent et celui qui nous attire vers le royaume de Dieu ne peuvent se développer que d’après la loi de l’appropriation et de la production en se concentrant en eux-mêmes et en se multipliant au dehors.
L’instinct mondain veut réaliser notre destinée dans le temps ; il ne voit le bonheur que dans une satisfaction toujours plus complète et toujours plus actuelle. Cet instinct produit l’ambition des biens de ce monde. Ces biens peuvent représenter des possessions matérielles, des satisfactions d’amour propre dans nos relations avec nos semblables, ou les joies tout autrement élevées mais plus égoïstes encore que nous pouvons conquérir sur la terre en agrandissant sans cesse la somme de nos connaissances. Les biens de ce monde ne valent pas par eux-mêmes, mais par la jouissance qu’ils surexcitent et font toujours plus grande. A les poursuivre, l’homme se prend à croire qu’ils représentent sa part de légitime royauté en ce monde et il sent s’éveiller en lui l’instinct de l’action et de la domination. En vertu de cet instinct, il faut que le monde devienne sa chose et qu’il soit entre ses mains l’argile molle qu’il travaille et sur laquelle il inscrira son nom. Si humble que soit le milieu dans lequel il est appelé à se mouvoir, son ambition n’en est pas moins grande. Il faut qu’il le transforme et le domine an lui imposant ses préférences, ses idées, son idéal. On serait donc tenté de croire que cet instinct d’ambition mondaine n’est que l’égoïsme qui ne veut autour de lui que des complaisants et des comparses. A le juger ainsi, on pourrait grossièrement se méprendre. Qui ne le sait ? L’ambition ne vaut pas par elle-même, mais seulement par l’objet qu’elle poursuit. Elle en subit tous les contrastes et tous les reflets, toutes les vulgarités et toutes les grandeurs, toutes les bassesses et toutes les gloires. Avec lui, elle s’élève ou se dégrade, se glorifie ou se déprave. L’histoire est là pour attester qu’une vie tout entière consacrée à la poursuite d’une idée qui n’est grande que dans le temps et pour le temps, peut néanmoins devenir une vie de renoncement et de sacrifice. Ils sont nombreux les héros qui ont illustré les arts, la science ou la patrie. On a même vu cette ambition s’imposer parfois les formes du renoncement le plus pur et de l’austérité la plus stoïque, alors que l’exigeait la grandeur du but à poursuivre. Il nous faut même reconnaître que plus cette abnégation se fait entière, et plus elle peut devenir pour celui qui se l’impose un moment de véritable bonheur. Et cependant, aussi longtemps qu’elle n’a d’autre horizon que celui du temps et n’amène pas l’homme à la poursuite de l’au-delà, elle n’en est pas moins l’instinct mondain ; et ses pensées et ses conceptions les plus grandes ne procèdent que de l’âme de ce monde et ne valent que pour sa gloire éphémère.
L’instinct, au contraire, qui regarde vers Dieu, n’ambitionne pas le bonheur mais le salut, la félicité éternelle, la plénitude de la vie en Dieu et pour son royaume. L’existence dans le temps n’est plus pour lui qu’un commencement et qu’un moyen ; tout entière elle se subordonne à la recherche toujours plus féconde et toujours plus complète de la vie véritable et bienheureuse. L’instinct pour le royaume de Dieu élève l’homme au-dessus du temps et lui fait trouver son véritable milieu non point en lui et sur la terre, mais en Dieu. Le monde ne renfermant que des biens passagers ne peut pas lui offrir le véritable bonheur ; pour lui, le souverain bien n’est qu’en Dieu. L’instinct pour Dieu, ambitionne l’assimilation avec Dieu, l’appropriation de Dieu, tel qu’à nous il se fait connaître dans ses révélations, sa parole, ses dons, ses grâces, sa puissance toujours agissante et toujours présente. Cette assimilation devient pour lui la seule nourriture de l’âme impérissable et immortelle. Ce désir est plus que l’aspiration vers Dieu, il est aussi l’ambition qui veut travailler pour le royaume de Dieu. Et dans cette ambition, il voudrait conquérir le monde tout entier et le réduire à n’être que l’organe, le milieu du saint désir. Pour lui, l’homme doit être le temple du Saint-Esprit. Cette ambition toujours incessante et bien autrement grande et vraie que celle que peut inspirer la terre, ne peut trouver son apaisement que dans une communion toujours plus intime avec Dieu. A ce contact, l’instinct du moi devient l’instinct de la charité. Ils se rencontrent et s’agrandissent l’un par l’autre. L’âme veut être heureuse, elle appelle Dieu afin qu’il soit toujours plus sa part et son rassasiement de joie. Cette vie en Dieu n’est possible que par l’immolation et le sacrifice de la volonté personnelle. Et ce n’est que par la prière, l’acte qui saisit Dieu et nous consacre à lui, que cette immolation et ce sacrifice peuvent se réaliser. C’est ainsi que toutes les actions que nous accomplissons en Dieu, sont en même temps les œuvres de la grâce et celles de notre libre et personnelle volonté. La sainte ambition de l’amour divin, la conscience ou le besoin de l’obéissance sont deux instincts qui ne sauraient se séparer. Car la conscience est plus que le témoin qui sait tout ce que nous pensons, elle est aussi au profond de notre être, l’attrait, l’appel qui sollicite l’homme à obéir, à se soumettre à la volonté sainte, à honorer, à respecter tout ce qui porte sa marque et son empreinte. Elle veut que, toujours plus, les lois et les ordres de cette volonté pénètrent notre être tout entier. Le matérialiste, l’homme sensuel pourra toujours nier la réalité divine de la conscience, car elle est si bien, si réellement à nous et en nous, qu’on peut confondre sa voix avec celle de l’homme lui-même. Mais on aura beau la nier, elle n’en reste pas moins le plus pur et le plus vrai de l’être humain ; et toujours, contre tous ses négateurs, elle a attesté que l’immortalité, la communion avec Dieu sont les traits essentiels et impérissables de l’humanité véritable. C’est elle, en effet, qui oblige l’homme à donner ses biens, son sang, sa vie pour l’honneur de Dieu, et cependant, elle est en même temps l’instinct de la conservation et sa plus haute affirmation. Elle veut que, pour la vie de notre âme, pour son véritable honneur, nous soyons toujours attentifs afin de n’encourir aucun danger, de ne subir aucun compromis alors même qu’il pourrait nous valoir la conquête du monde entiera.
a – Sibbern, Psychologie 2e, p. 326 (Danois).
L’instinct, irrésistible pour l’animal, ne l’est plus pour l’homme. L’homme peut, en effet, rentrer en lui-même et délibérer. Il peut comparer les divers mobiles qui le sollicitent et s’enquérir de leur valeur respective. Cet examen, il est tenu de le faire devant sa propre conscience et aux pieds de la parole de Dieu, sous le regard de la loi sainte qui représente pour lui, non point sa croyance à lui, mais l’inviolable volonté de Dieu, le bien suprême. Comment nos intincts deviennent-ils des mobiles ? Quelle est leur valeur respective ? Lequel d’entre eux doit les dominer ? Ce sont là tout autant de questions qui ne dépendent que de la libre et consciente volonté de l’homme. La morale ne commence qu’avec une volonté libre qui délibère, sachant bien qu’avec ses décisions elle doit faire des actes.
Si le développement de l’humanité fût resté ce qu’il devait être, l’instinct qui fait aimer la vie en ce monde se subordonnerait à celui qui appelle le royaume de Dieu. Dans ces conditions, la vie présente ne serait que le commencement de la vie éternelle ; car alors, la recherche du bonheur se confondrait avec celle de la sainteté qui, seule, serait la vraie félicité. Sur la terre régnerait en même temps la véritable justice ; Dieu, devenu la première affection de l’homme, nous n’aimerions que ce qui serait digne d’être aimé, tous les êtres et toutes les choses ne connaîtraient d’autre ambition que celle de retenir la place qui leur est naturellement assignée. Mais le péché est entré dans le monde ; à sa suite, le désordre et l’injustice prévalant, ont élevé ce qui devait être abaissé et abaissé ce qui devait être élevé. Ce désordre se fait toujours plus évident, toujours plus absolu, car il n’est que la prédominance de l’instinct terrestre sur l’instinct divin. Par le fait de cette prédominance toujours plus exclusive, le besoin du royaume de Dieu et de la vie supérieure constamment opprimé est si bien réduit à l’impuissance, qu’il ne peut ni saisir sa légitime part d’influence, ni même s’affirmer. Il lui faut une rédemption pour qu’en ce monde il puisse retrouver la vie véritable, reconquise et subordonnée à la vie divine. L’homme n’a pas voulu accepter des mains de Dieu la royauté sur ce monde, l’exercer en son nom et sous sa dépendance, il a préféré l’usurper et se faire son propre maître. Par sa révolte, il s’est affranchi de l’obéissance légitime, mais il est devenu son propre esclave et l’esclave des puissances de ce monde, « car quiconque s’élève est abaissé. »
C’est ainsi que depuis la chute, la mondanité est devenue le caractère de l’homme. Mais cette mondanité est autrement profonde que celle dont on parle parfois dans le monde. Avant d’être la recherche du plaisir, le culte du comme il faut et de l’opinion, elle est surtout une manière d’être, une tendance qui ne condamne pas, il est vrai, la communion avec Dieu, mais qui lui contredit, favorisant toujours plus l’existence d’aujourd’hui au détriment de la vie divine. Sous son influence, l’homme, créature de Dieu, devient la créature du monde. Il pouvait être l’enfant de Dieu ; il préfère se faire l’enfant du monde. Son droit à la bourgeoisie céleste, il l’aliène au profit de la cité terrestre. Quelle que soit l’œuvre qu’il accomplisse, quoi qu’il fasse, qu’il s’assimile ce qu’il croit nécessaire à son développement, ou qu’il s’efforce de réaliser son idéal, il ne peut qu’attester le désordre au sein duquel il s’agite. Tout ce qu’il fait porte toujours la marque du visible et du terrestre. Moralement et physiquement, il ne se nourrir que de l’aliment périssable et cette nourriture que seule, il aime et recherche, étouffe en lui l’instinct des choses saintes. Et c’est en vain que l’âme fait entendre sa plainte, elle ne peut pas obtenir sa part d’immortelle royauté. Le pain vivant qui pourrait la faire revivre lui est impitoyablement interdit. Quoi qu’il fasse, ses pensées et ses œuvres ne valent que pour les choses périssables et à la seule fin de les conquérir. C’est un champ, un trafic, un grand train de maison qu’il convoite, quand sa convoitise n’est pas absorbée par la politique, l’art ou la science (Luc 14.16). Mais quand il s’agit du royaume de Dieu, il ne sait se montrer qu’incapable ou paresseux. Il ne retrouve sa force et son dévouement qu’au service de ce monde. Il donnera sa vie en sacrifice pour un idéal quelque élevé ou quelque abaissé soit-il, mais le Dieu personnel et vivant lui reste étranger. Il peut même croire en ce Dieu, comme au Dieu de l’homme et de la création, mais il ne sait pas se résoudre à le concevoir et à le reconnaître comme son Dieu. Parfois accidentellement et comme on dirait d’un éclair, la conscience du Dieu vivant vient à le saisir, mais l’éclair bientôt n’est plus et ne sait pas se faire la lumière de son existence. Notre conscience nous en rend le témoignage, nous savons consacrer nos forces vives et les meilleures au culte de nos intérêts matériels, mais nous ne savons que nous comporter lâchement et sous le coup de la contrainte au service de la pensée religieuse. Nous ressemblons à ce serviteur paresseux de la parabole qui ne sait que mettre en terre le talent qu’il a reçu. Nous escomptons, comme autant de réalités, les illusions qui nous promettent une félicité terrestre, quoique nous n’en soyons plus à compter nos déceptions. Toujours obstinés à la poursuite du fantôme, nous lui demandons le bonheur non seulement pour nous, mais pour le genre humain tout entier. Ces illusions se retrouvent et dans la vie de l’individu et dans celle de l’humanité tout entière, n’importe le ciel qui l’éclairé et la langue qu’elle parle. Cette manière de vivre dans le monde et pour le monde a un nom, elle s’appelle le paganisme. Et ce paganisme, pour ne pas ressembler au paganisme ancien, n’en est pas moins redoutable ; il se fait sous nos yeux et on dirait qu’il n’est fait qu’avec la révolte contre tout ce qui rappelle le Dieu vivant et personnel. Mais tout autant que les religions païennes, il divinise les forces de la nature que, comme elles, il adore ; comme elles encore, il doit subir l’empreinte de la matière. Cette empreinte se retrouve dans sa philosophie tout aussi bien que dans celle d’autrefois ; comme elle, elle ne sait qu’aboutir au panthéisme, à l’adoration de la créature. Aussi, sous nos yeux, plus puissant que jamais, nous voyons se reproduire ce même panthéisme païen. Grâce à un vulgaire philosophisme, sous le nom de libre pensée, il devient toujours plus la loi de tous ceux qui, en fait de religion, n’en veulent d’autre que celle que l’opinion impose toute faite et qui dispense de croire et surtout de réfléchir. Au dire des sectateurs de cette religion, l’individu ne serait qu’une expression éphémère de l’espèce humaine et pour eux, il n’aurait d’autre immortalité que celle qu’il peut conquérir en s’illustrant au service de la politique, des sciences ou de l’art. Mais, quant à nos rapports avec Dieu et la vie éternelle, ils croient qu’ils ne valent plus la peine d’être discutés. Quoique étrangère à toute religion, cette tendance, véritable caractéristique de l’existence mondaine, n’en a pas moins la prétention d’avoir une morale à elle. Et pour prévenir toute méprise, nous avons hâte de le dire, pour mondaine qu’elle soit, cette morale n’en a pas moins une valeur relative qu’il serait injuste de méconnaître. Mais il serait encore plus injuste de ne pas voir que pour quiconque admet l’existence du Dieu vivant et personnel, une pareille morale aujourd’hui ne peut s’expliquer que par le fait de la chute qui, nous séparant de Dieu, n’en laisse pas moins subsister l’idée de l’obligation.
Mais, dans ce milieu de mondanité que domine une opinion à la fois sensuelle et païenne, les individualités se diversifient à l’infini sous le rapport moral. A toutes les époques, il y a eu des bons et des mauvais, des justes et des injustes, des âmes qui sentent profondément le besoin de la rédemption et dans le secret du cœur l’appellent ardemment, et d’autres qui ne sont pas loin du royaume de Dieu. Mais, à côté de ces âmes, il en est qui se font étrangères à ces saintes aspirations et marchent sur une voie tout opposée et s’affaissent toujours plus dans le matérialisme. D’une manière générale, on peut se représenter le péché comme la révolte contre Dieu, dans l’affection mauvaise de ce monde et l’amour égoïste de nous-mêmes. Mais que de formes diverses il peut revêtir ! On le voit apparaître sous les traits de ces grands criminels, sinistres illustrations de nos cours d’assises. On peut le rencontrer également sous la forme de ces existences désordonnées et impures, qui, tout en respectant la loi, plus que d’autres semblent personnifier le mal et l’heure sombre d’une civilisation sur son déclin. Le péché apparaît plus effrayant encore aux heures des grandes commotions sociales. On dirait alors qu’il s’incarne en la personne des blêmes et tristes héros qu’adore la foule. Ils n’ont plus pour eux d’autre maître que l’idole qu’ils servent et qui les asservit, et au nom de laquelle ils prétendent commander. Ils savent que demain l’idole peut les dévorer mais, en attendant qu’elle les dévore, ils la flattent et la corrompent. Sans hésiter, ils lui offrent en sacrifice la loi, l’opinion et le sang de leurs concitoyens les plus nobles et les plus justes. Elles sont toujours possibles ces heures sinistres, car, entre notre sécurité d’aujourd’hui et le feu souterrain qui incessamment brûle sous nos pieds, il n’est qu’une surface qui, si riante et si forte nous semble-t-elle, n’en est pas moins d’une redoutable ténuité. Le péché se conçoit encore sous la forme de ces existences honnêtes, rigoureusement correctes, et toujours éprises de ce comme il faut vulgaire, le seul idéal de cette médiocrité morale que dans notre civilisation représente le bon juste milieu. Mais si l’on veut connaître le péché dans sa réalité, son irrépressible et impure essence, il faut, faisant abstraction de toutes les pompes, de tous les décors et de toutes les distinctions sous lesquels il se dissimule, il faut le chercher, le surprendre dans le secret de notre propre cœur. Alors il nous faudra reconnaître que le péché est avant tout la révolte contre le Dieu vivant et personnel, provoquant les désirs mondains, la soif ardente et exclusive des biens visibles. Cet égoïsme se renferme et se dissimule, comme dans un fort inviolable, au secret de notre être. Aussi longtemps qu’il ignore la contradiction et la contrainte, nul ne peut se douter de l’intensité et de la violence de son emportement. Mais, au jour où il s’éveille sous l’aiguillon de la loi, alors il se manifeste comme l’implacable égoïsme qui ne veut reconnaître ni Dieu ni maître. L’égoïsme est donc le fait premier qui, dans le royaume du mal, donne à la mondanité sa direction mauvaise et sa signification véritable. Cet égoïsme, on ne saurait le contester, n’est pas toujours dépourvu de spiritualité, car tout épris qu’il est des choses visibles, il n’en est pas moins le moi se concentrant sur lui-même. Nous ne devons pas non plus oublier que l’égoïsme humain n’a pas, comme l’égoïsme satanique, la haine comme la fin première de sa révolte contre Dieu. Pour l’homme, désobéir n’est que le moyen pour arriver à la jouissance du fruit défendu. Ce n’est pas malgré et contre Dieu qu’il voudrait posséder et jouir la terre, mais seulement sans lui et loin de lui. Mais il n’en est pas moins certain qu’il n’est le péché que parce qu’il est l’égoïsme s’égarant au service d’une fausse personnalité. En s’égarant et se faussant, forcément cet égoïsme doit aboutir à la révolte de Prométhée et des Titans. De degré en degré, il monte jusques au trône de Dieu, il rêve qu’il est Dieu, il veut être adoré comme Dieu et il se fait l’homme de péché qui, selon la parole de Dieu, fait de l’autel du Dieu vivant son piédestal pour contraindre ses semblables à l’adorer (2Thessa.2.4). En jouissant du fruit défendu, c’est de lui-même qu’il veut jouir. On a beau expliquer et atténuer la faute première, il faut que toujours elle reste la fatale illusion qui, un moment, fit croire à nos pères qu’ils pouvaient devenir comme des Dieux (Eritis sicut Dii) et se faire les maîtres du monde.
L’homme est esprit et corps. L’égoïsme revêtira par conséquent une forme ou essentiellement corporelle ou ou essentiellement spirituelle. Dans le premier cas, bien au-dessous de la place et de l’honneur que Dieu lui assignait, l’homme se fera une contre nature toujours plus abaissée. Dans le cas contraire, par un faux sentiment d’orgueil, sous prétexte de s’élever à une hauteur que Dieu ne lui a pas assignée, il ne peut que sortir de son milieu et tomber toujours plus bas. C’est ici que, dans toute sa vraie et profonde signification, on doit se rappeler la maxime bien connue : « medium tenuere beati. » C’est-à-dire, heureux ceux qui acceptent la place que Dieu leur assigne et ne cherchent qu’en lui et dans sa communion leur place véritable. Les formes principales du péché sont donc la recherche des jouissances sensibles et l’orgueil ; l’une nous abaisse dans la matière et l’autre nous perd en nous exaltant. En recherchant la jouissance sensuelle, l’homme qui devait être le maître de la matière se fait son esclave. Plus il vit dans la chair et pour la chair, plus il tombe sous sa dépendance. Le corps qui devait être l’instrument et l’organe de l’esprit, en usurpant une fausse indépendance, devient le tyran de l’esprit et ne se développe plus qu’en l’asservissant. L’apôtre avait en vue le corps devenu le maître, lorsqu’il parle de la puissance de la chair et de la loi qui agit avec efficace dans nos membres (Rom. ch. 7). C’est par crainte de cette oppression de l’âme par le corps, que les platoniciens et les ascètes en sont venus à considérer la matière comme étant le mal lui-même. Trompés par cette grossière apparence, ils n’ont pas su reconnaître que l’essence du mal était dans la volonté séparée de Dieu, vendue à la chair et matérialisée avec elle. Par contre, dans l’ivresse et l’exaltation d’un savoir orgueilleux, l’homme en vient à s’arroger la perfection spirituelle et à se croire semblable à Dieu. Aveuglé par l’orgueil, toujours plus il s’élève et lorsqu’il n’a sous ses pieds que des nuées qu’il prend pour d’idéales hauteurs, il se croit sur le roc et croit marcher sur les hauteurs qui toujours plus rapprochent du ciel. Mais ce roc n’est qu’un rêve qui tout à coup s’évanouit et le laisse retomber d’autant plus bas que plus haut il croyait s’élever.
Si grande est la démence de l’orgueil spirituel, que l’homme qu’il aveugle en vient à croire que son corps n’est qu’une vaine apparence. A le croire et à le sentir réel, il devrait se rappeler qu’il n’est qu’une créature. Aussi tous ses efforts tendent-ils à faire s’évanouir tout cet univers visible dans une pensée invisible. Par une juste mais rigoureuse condamnation, l’orgueil de l’esprit et la convoitise de la chair finissent toujours par se confondre. Il n’est pas un seul homme pour pécher par l’esprit qui ne pèche dans la chair ; les péchés de la chair deviennent toujours ceux de l’esprit. C’est l’âme qui pèche, mais l’âme est à la fois esprit et corps. Une fois sous la domination du péché, le moi humain revêt en même temps un esprit de péché et une chair de péché. Tout entier devenu impur, l’homme communique son impureté aux deux mondes dont il est le représentant, l’esprit et la chair. Quoique, en très grande majorité, l’espèce humaine subisse la domination des instincts grossiers et se fasse l’esclave de la chair, il n’en est pas moins certain que chez tous on retrouve le péché de l’orgueil, il suffit de la première circonstance venue pour en provoquer la manifestation. L’inverse est également vrai. S’il en est pour pécher surtout par l’esprit et dans la sphère des choses spirituelles, chez tous, on retrouve néanmoins le péché par la chair, n’importe sous quelle forme. L’âme a beau vouloir se renfermer dans la spiritualité pure, il faut nécessairement qu’elle revienne et retourne à la sensualité. Il ne saurait en être autrement ; il est de l’essence de l’âme de réaliser l’unité de l’esprit et du corps. Lorsque sous l’influence du péché notre véritable unité se dissout, il faut qu’elle soit remplacée par une unité artificielle et contre nature. Aussi l’ascétisme, qu’il soit monacal ou spiritualiste, l’histoire nous l’apprend, dès qu’il veut se soustraire aux légitimes exigences du corps, si pur, si saint qu’il puisse paraître et se croire lui-même, doit toujours finir par expier cruellement l’injustice de son orgueilleuse prétention. Toujours pour lui, l’heure vient où à lui-même il s’inflige les plus humiliants démentis. C’est ici le cas de dire avec Pascal : « qui veut faire l’ange fait la bête. » D’autre part, l’expérience nous apprend que pour légitimer le despotisme de la chair, pour se dissimuler à eux-mêmes la déraison de leur servitude et ne plus entendre les protestations de la conscience, les hommes qui le plus se sont sensualisés, ont toujours fini par l’idéalisme insensé qui divinise la matière et proclame son culte seul légitime. Pour mieux servir leur idole, ils anéantissent en eux l’idée de Dieu et de la création, et ils s’efforcent de livrer à la risée publique le Christianisme et le sentiment religieux lui-même. La fausse spiritualité s’élevant jusques au sensualisme et le sensualisme se dépravant dans un faux spiritualisme ont imposé à l’histoire Faust et Don Juan, deux types aussi immortels que celui de Prométhée. Orgueilleusement épris de son savoir, Faust spiritualiste commence par affirmer l’indépendance absolue de la pensée. Il s’élève bien haut au-dessus de toutes les barrières qui contraignent l’humanité, mais tout à coup de cette hauteur, il tombe dans l’abjection et la servitude de la chair. Il faut alors qu’il confesse que l’homme n’est pas un pur esprit, mais une âme servie par un corps et qu’à ce titre, il lui est impossible de s’affranchir et de s’abstraire du monde réel. Don Juan, au contraire, commence par la folle indépendance de la chair, dans l’ivresse du plaisir et de la passion, mais par une nécessité souveraine et toujours plus irrépressible, il faut qu’il revienne au monde des esprits, il faut qu’il brave la justice qui le frappe et que par son blasphème il atteste, quoiqu’il en ait, qu’il ne peut pas s’affranchir de la puissance de l’esprit et que ce n’est que dans le monde des esprits, que se décidera sa véritable destinée, d’après la place prise sous le regard de son Dieu. La vérité que nous rappellent la poésie et l’histoire, à l’aide de leurs immortelles fictions, l’humble prose de chaque jour se charge de nous la redire dans des leçons qui, pour être infiniment plus humbles, n’en sont que plus impressives encore.
L’orgueil et la recherche de la jouissance sensible, telles sont, selon nous, les formes principales du péché. Mais pour prévenir toute méprise, qu’il nous soit permis d’ajouter, que nous donnons à l’orgueil une signification plus étendue que celle qu’on lui donne généralement. A ne le voir que dans le mépris du prochain, quoique ce mépris soit incontestablement une part considérable du péché de l’orgueil, il ne suffit cependant ni à sa définition ni à son explication. Il est bien plus, croyons-nous, la pensée qui s’élève au-dessus des limites que nous assigne le créateur, autant dire au-dessus de la justice, de la vérité, de la loi de Dieu elle-même, sans égard et sans respect pour tout ce qui n’est pas nous. Nous sommes donc ici en présence du moi qui s’exalte et se glorifie à se contempler dans le miroir magique que lui présente l’amour propre. C’est dans ce miroir que Lucifer et tous les esprits qui le servent ont appris qu’il était indigne de leur grandeur de servir alors que, de même nature que Dieu, comme lui, ils pouvaient commander. On pourra, je le sais, contredire à notre affirmation, car ils sont nombreux ceux qui ont le droit de prétendre qu’ils ne trouvent pas en eux ce colossal orgueil. Nous concédons volontiers que l’exaltation du moi par lui-même est une quantité essentiellement variable et susceptible des formes les plus diverses. Mais nous affirmons que, si variable soit-elle, cette quantité consiste essentiellement à s’étendre et à s’exagérer si aucune force contraire n’intervient pour la contenir. Il ne saurait en être autrement, dès lors qu’on est obligé de reconnaître que la propre justice est la forme ordinaire et la plus usuelle de l’orgueil. Incité par cette propre justice, l’orgueil en vient à se convaincre que le péché n’est que la conséquence de la faiblesse de l’homme. Toujours dans le miroir de l’ange de la séduction, nos péchés nous apparaissent comme d’insignifiantes vétilles que nous ne pouvons pas ne pas nous pardonner et que forcément Dieu nous pardonne, car nous sommes son œuvre et, tels que nous sommes, il nous a voulus. A force de nous contempler dans ce miroir, nous ne voyons plus que les éminentes qualités qui nous parent ; quant aux quelques taches qui pourraient nous enlaidir, elles se font imperceptibles. Mais n’est-ce pas là, quoi que nous en ayons, l’orgueil dans toute la naïve satisfaction de lui-même ? A l’exemple du pharisien, le juste prétendu prend le geste et l’attitude les plus héroïques ; comme lui, il ose regarder à Dieu, mais il s’élève bien plus haut qu’il n’eût jamais osé le faire. Car s’il est une propre justice grossière et naïve, il en est une pleine de délicatesse et d’habileté. Elle sait, ce que n’a pas su le pharisien, revêtir la tunique du péager et se faire un mérite de la confession de son indignité. Nous devons également nous dire que l’amour exagéré du jouir qui, pour nous, est une des formes principales du péché, n’est pas nécessairement la sensualité grossière, l’intempérance brutale, mais le plus souvent cette volupté raffinée, ce rien faire, ce culte de la paresse, que Fichte dénonce avec une si généreuse indignation comme la cause première de tous les vices. Pour lui, la paresse est la plus redoutable de toutes les idoles, c’est à elle, dit-il, que l’on sacrifie les meilleures et les plus viriles résolutions en échange d’un peu de repos et d’apathie dans le rien faire, dans l’absence de toute impression pénible.
Plus s’affirme le péché dans l’exaltation du moi pour le moi, et plus l’homme devient semblable au démon et à ses mauvais anges. Elle ne se trompe donc pas, la doctrine ancienne, quand elle nous dit que c’est par orgueil que l’archange est devenu satan et le père du mensonge en abandonnant la place que lui assignait le très-haut (Jude 1.6). Sa révolte consommée, pour la légitimer, il se fit une fausse doctrine sur Dieu, sur la création et sur lui-même, et après l’avoir inventée, il s’efforça de la répandre dans le monde des esprits et de leur faire partager les illusions de son orgueil. Quelque diverses que puissent être les causes du mensonge, il n’en reste pas moins certain que sa cause première est toujours le péché accompli. L’homme alors, par une manière de contrainte morale, se trouve obligé de recourir au mensonge et à la tromperie. Quoique sous le coup des conséquences fatales qu’entraîne le péché, des douleurs et des maux qu’il inflige, il cherche à se tromper lui-même pour ne pas voir que la cause de la souffrance est toujours l’orgueil du premier péché. Mais une fois l’homme la victime du péché, trompé lui-même, il faut qu’il travaille à tromper les autres. Pour eux, il se prend à tisser le filet dont les mailles artificieusement composées ne sont qu’illusions, séductions et mensonges. C’est ainsi que du mensonge procèdent le parjure, la trahison et la fausseté. Plus grande se fait l’ambition, fille et mère du péché, plus s’irrite sa soif de domination. L’homme en vient à considérer les autres hommes comme ne valant que pour servir à sa convoitise. Mais bientôt, il ne lui suffit plus de traiter les autres comme l’outil dont il daigne se servir, il en vient à ne pouvoir plus souffrir quiconque ose lui porter ombrageb. Alors apparaissent la haine, l’envie, la calomnie, la cruauté, la jouissance dans le mal faire, le besoin de détruire pour le plaisir de la destruction. Plus le péché se fait sensuel, et plus il fait l’homme semblable à la bête. Entre le pourceau et les démons, il est comme une harmonie préétablie, une affinité élective qu’il est impossible de méconnaître (Voir Matthieu 8.28).
b – Voir J. Muller, La doctrine du péché, I, 221.
Entre ces limites extrêmes, il y a, dans l’empire du péché, un milieu qu’occupe tout entier l’avarice avec ses formes multiples et diverses. Si on considère l’avarice dans le besoin de s’approprier la chose qui se voit, elle a certainement sa racine dans la sensualité, mais elle n’est pas sans avoir sa part d’idéal et de spiritualité. L’avare est évidemment l’esclave des choses sensibles, mais non point d’une manière immédiate. Entre elles et lui, il est une pensée idéaliste. Ce n’est pas aux besoins du moment qu’il s’asservit, mais à la pièce de monnaie qui en est l’affranchissement. Ce n’est pas aujourd’hui que l’avare veut jouir, il s’interdit, au contraire, toute jouissance actuelle, il s’impose des privations et fait preuve d’une puissance de renoncement à faire envie à l’ascète le plus endurci et le plus impitoyable à la chair. Il ne veut qu’une chose, le pouvoir de satisfaire à ses besoins, non pas dans le présent mais dans l’avenir. Ce pouvoir, il cherche sans cesse à l’agrandir, mais il ne s’en sert jamais, ne le croyant jamais suffisamment en sa possession. Ce n’est que l’image et l’ombre des satisfactions matérielles qu’il poursuit de toute la force de son aveugle énergie. Il divinise et adore cette image, mais il s’interdit de connaître et de servir la réalité qu’elle représente. A toute heure, l’avare se torture dans la crainte d’un avenir qui lui apparaît toujours plus menaçant. Pour se soustraire à ses menaces et à ses rigueurs, il souffre un supplice qui n’est pas à comparer à celui que l’adversité la plus dure pourrait un jour lui infliger. Cette disproportion grossière entre les moyens et le but à atteindre constitue un genre de folie si manifeste et si choquant, que nous comprenons volontiers que le théâtre ait éprouvé le besoin de l’exposer au rire du spectateur. Mais nous ne croyons pas cependant, qu’on nous permette de le dire, que la comédie ait assez de puissance pour faire justice de cet odieux travers. Jamais elle n’a dit et ne pourra dire tout ce qu’il y a d’insensé et de répulsif dans cet égoïsme aussi prosaïque qu’odieux, qui prend un cœur glacé et déjà mort pour le lier tout entier à une chose tout aussi froide et morte que lui. Cette remarque nous est surtout suggérée par l’avare de Molière. Ce qui donne à cette folie sa plus redoutable expression, c’est qu’elle se rencontre souvent et dans son paroxysme chez le vieillard. Il a un pied dans la tombe, il sent la mort qui l’entraîne et, pour ne pas se laisser entraîner, il s’accroche à des piles d’écus qui, à peine saisies, s’écroulent sous son étreinte. Le tyran qui souhaitait que le peuple romain n’eût qu’une seule tête pour pouvoir d’un seul coup de hache étancher sa soif de sang, Caligula a su donner à l’avarice son expression en quelque sorte satanique. Il aimait à marcher, pieds nus, sur un parquet recouvert de pièces d’or, et, nu sur cet or, il aimait à s’étendre. On pourrait croire qu’il voulait ainsi se procurer dans la jouissance entière de l’avare, la sensation de la plus complète prodigalité. Ce bain d’or représentait pour lui, sous une forme matérielle et idéale, toutes les jouissances que le monde lui avait déjà prodiguées et qui, prises une à une, n’avaient su que le lasser. Ce fait particulier, comme bien d’autres encore, nous fait voir dans l’histoire des césars romains comment la bête et le démon toujours savent s’allier ensemble.
L’avarice peut aussi s’inspirer de mobiles tout autres que ceux qui procèdent de l’intérêt matériel. Souvent on la retrouve au service d’un intérêt n’ayant qu’une valeur idéale. C’est ainsi que l’ambition et la vanité sont ses plus ordinaires inspiratrices ; à cette dernière il ne faut pas de bien hautes visées, l’infiniment petit est toujours son domaine de prédilection. L’ambition, le culte de l’opinion, la recherche des honneurs, sans se confondre jamais avec l’avarice, se retrouvent cependant toujours dans le même milieu mais pour poursuivre un intérêt tout autre. Si la vulgaire avarice a pour cause première l’intérêt matériel, par contre, l’ambition ne recherche que les avantages personnels qui intéressent l’esprit, l’orgueil, la haute opinion de nous-mêmes. Ce qu’aime et poursuit l’ambition, ce n’est pas la chose elle-même dans sa réalité visible, mais l’apparence de cette réalité, un fantôme qui n’est fait et qui ne vit que du souffle de l’opinion. La félicité suprême pour l’ambitieux consiste à contempler son image non point telle qu’elle est, mais telle qu’elle se reflète agrandie, flattée, parée des plus brillantes couleurs, dans le miroir magique de la renommée. Il s’identifie avec ce portrait, si peu ressemblant soit-il, et rien ne lui est plus douloureux que de se voir insulté ou dédaigné. En définitive, ce que l’avarice et l’ambition ont en commun, c’est que l’une et l’autre, quelles que soient les formes qu’elles revêtent, restent éprises non point des réalités elles-mêmes, matérielles ou immatérielles, non point en tant que réalités, mais seulement en tant que valeur représentative.
Quand l’apôtre Jean exhorte les églises à ne point se laisser séduire par l’amour du monde et des choses qui sont en ce monde, il leur représente les principales manifestations du péché sous trois formes : « la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la vie » (1 Jean 2.16). La convoitise de la chair et l’orgueil de la vie sont les deux formes extrêmes de l’égoïsme. La convoitise des yeux, sans nul doute, nous rappelle l’avare. Il contemple d’un côté ce qu’il n’a pas et de l’autre, ce qu’il peut ravir au monde. Chez tout homme se retrouve toujours l’une ou l’autre de ces trois convoitises, primant et étouffant les deux autres. Mais c’est toujours dans l’orgueil que plongent les racines premières et les plus vivaces du péché, et cet orgueil ne peut vivre que dans l’estime exagérée de nous-mêmes, c’est-à-dire dans le royaume de l’illusion et du mensonge. Quant à la convoitise bestiale, elle nous fait dépendre du royaume de la bête. De ces deux convoitises, la plus forte n’est pas celle de la chair. Combien d’âmes qui, maîtresses d’elles-mêmes en présence des convoitises grossières, restent incapables de résister aux suggestions de l’orgueil, bien souvent même sans s’en apercevoir ! Le Christianisme qui ne vient que pour détruire la propre justice et les illusions qu’elle fait vivre, attaque d’abord la folie de l’orgueil. C’est par elle qu’il doit commencer, car ce n’est qu’après s’être abaissé et humilié que l’homme peut regarder à Dieu et traiter alliance avec lui.
Tous nous avons péché et restons privés de toute gloire devant Dieu (Romains 3.23). Mais là où se rencontre le péché, se trouve aussi la responsabilité, la coulpe, l’imputation du péché. En affirmant l’homme responsable, nous affirmons en même temps qu’il est bien réellement l’auteur de ses actes, que tous ses actes sont sciemment et volontairement voulus, et qu’aucune contrainte n’a pu les lui imposer. Aussi, ce ne sont pas seules nos actions mais nos circonstances, notre attitude personnelle qui nous restent imputables. Quand nous disons que l’homme est responsable, nous ne voulons pas dire qu’il ait seulement à répondre de ses actes devant les hommes ou devant sa propre conscience, mais qu’il en répond et en répondra devant le Dieu auquel nous aurons à rendre compte pour le bien ou le mal que nous aurons fait étant en ce corps (Luc 16.2). La responsabilité a pour sanction la sentence qui proclamera notre justice ou notre injustice, car elle veut, si nous sommes reconnus injustes, coupables d’avoir méconnu l’ordre de Dieu, que nous encourions le châtiment que Dieu prononce contre le méchant. Ce châtiment consiste dans l’exclusion du royaume de Dieu. L’homme coupable, constitué à l’état de débiteur insolvable, ne peut que rester sous le coup de la condamnation, à moins qu’il y ait un pardon des péchés, une rémission entière de la dette qui pèse sur lui. Mais les idées de péché, de responsabilité et de liberté ne valent que l’une par l’autre et restent inséparables. Nous avons donc maintenant à étudier la liberté dans ses principales manifestations.