Où l’on recherche
la source de notre corruption,
où l’on traite de l’amour-propre,
de la force de ses attachements,
de l’étendue de ses affections,
de ses dérèglements en général,
et en particulier.
Où l’on recherche la source de notre corruption, en traitant de la première de nos facultés, qui est l’entendement.
Nous ne croyons point que la distinction ordinaire de l’entendement et de la volonté, de l’esprit et du cœur, ou de la raison et de l’appétit, comme on parle dans les Écoles, soit propre à rendre nos idées plus distinctes. Mais il faut suivre un usage trop reçu. On appelle entendement, esprit ou raison, notre âme en tant qu’elle connaît, c’est-à-dire qu’elle conçoit, juge, raisonne, se souvient, réfléchit, et dispose ses connaissances dans un certain ordre. On nomme cœur, ou volonté, ou appétit, l’âme en tant qu’elle a des affections d’amour, de haine, de désir, de crainte, de joie, de tristesse, d’espérance, ou de désespoir, ou quelqu’autre sentiment que ce soit. On pourrait peut-être sans trop s’écarter de la vérité, définir l’esprit, l’âme en tant qu’elle connaît, et le cœur, l’âme en tant qu’elle aime, car comme les conceptions, les jugements et les raisonnements ne sont que des manières de connaissance, il est certain aussi que le désir et la crainte, l’espérance et généralement toutes les autres affections ne sont que des manières d’amour ; mais ce n’est pas à cela que nous devons nous arrêter présentement.
Il s’agit de savoir si c’est dans l’esprit ou dans le cœur qu’est la première ressource de notre corruption ; si c’est dans les connaissances de l’âme, ou dans ses affections, qu’est la première source de notre malice. On répond que ce n’est point dans l’esprit, puisque si cela était, il faudrait ordonner à l’esprit de se conduire par le cœur, au lieu qu’il a été ordonné au cœur de se conduire par l’esprit. Car il ne serait pas raisonnable, que ce qui serait moins corrompu se conduisît par ce qui serait plus déréglé, ni qu’on fît la règle de notre conduite de la source de notre corruption. D’ailleurs si la chose était autrement, un homme devrait se conduire par sa raison, qu’après qu’il aurait été assuré que Dieu l’aurait extraordinairement éclairé, et il faudrait attendre l’enthousiasme pour avoir le droit d’agir en qualité de créature raisonnable.
Aussi l’Écriture sainte attribue-t-elle toujours les obscurcissements de l’esprit aux mauvaises affections du cœur. Si notre Évangile est couvert, dit saint Paul, il est couvert à ceux qui périssent, auquel le dieu de ce siècle a aveuglé les entendements (2 Corinthiens 4.3-4). Il est aisé de comprendre que par le dieu de ce siècle, il entend le démon de la concupiscence. C’est dans une vue à peu près semblable, que Jésus-Christ disait aux Juifs : Comment pouvez-vous croire puisque vous cherchez la gloire les uns des autres (Jean 5.44).
Il est certain que si la dépravation était originairement dans notre esprit, celui-ci porterait partout son obscurcissement naturel. Il serait aveugle dans l’étude des sciences, comme il l’est dans celle de la religion, et il ne réussirait pas mieux à connaître les objets indifférents, surtout quand ils sont difficiles, qu’à connaître ceux qui l’intéressent. Quand un œil est couvert d’une taie, ou fermé par une obstruction, il n’est pas plus en état de discerner un objet qu’un autre, mais lorsque son obscurcissement naît de l’obstacle d’un nuage, d’un brouillard, ou de quelque voile extérieur, il lui est plus facile d’apercevoir les objets éloignés, et il verra tout à fait clair, quand l’obstacle étranger sera levé, sans recevoir aucun changement en lui-même. Disons de même que si l’entendement était en soi naturellement obscurci, il s’égarerait dans les connaissances de curiosité, comme dans celles qui l’intéressent, car il porterait partout ses ténèbres ; mais parce qu’il n’est couvert que des brouillards, qui s’élèvent du siège des affections, il ne faut pas s’étonner, si lorsque la passion cesse, son obscurcissement finit.
Ce dernier fait est d’une expérience ordinaire. Un homme qui aura une droiture d’esprit et une exactitude de raison admirables, pour comprendre ce qu’il y a de plus caché et de plus embrouillé dans les sciences, qui saura douter des choses douteuses, affirmer les vraies, nier les fausses, avoir une simple opinion des probables, démontrer celles qui sont certaines, qui ne prendra point le faux pour le vrai, ni un degré de vérité pour un autre, n’a pas plutôt une affaire d’intérêt avec quelqu’un, que la droiture de son esprit l’abandonne, sa raison fléchit au gré de ses désirs et l’évidence se confond avec son utilité. D’où viennent ces ténèbres ? Des objets ? Non ; car les objets sont bien plus faciles dans cette affaire, qu’ils ne l’étaient dans ces hautes sciences qu’il avait si bien pénétrées. De quelque défaut naturel de son esprit ? Encore moins. Il a parfaitement bien raisonné sur des matières de spéculation. Faites-le parler d’affaires, pourvu que ce soient les affaires d’un autre, il en raisonnera avec la même justesse.
Mais si après avoir fait passer l’esprit de cet homme des objets des sciences aux affaires de la vie, vous le rappelez de celles-ci à la considération des vérités de la religion, vous trouverez peut-être encore son esprit plus faux et plus sujet aux illusions ; c’est qu’un plus grand intérêt produit aussi un plus grand égarement. Une passion comme l’intérêt, est bien forte pour obscurcir la raison ; mais toutes les passions qui combattent la raison, sont encore plus capables de produire ce mauvais effet. Ainsi ce n’est pas, comme on se l’imagine communément, le degré des ténèbres qui sont originairement dans l’entendement, qui produit le nombre de nos passions ; mais c’est le nombre et la véhémence des passions mauvaises de notre cœur, qui fait le degré de ces ténèbres, qui sont dans l’entendement.
Que si l’entendement était originairement obscurci, il ne pourrait être guéri que par une infusion de lumière toute nouvelle, et tout extraordinaire ; ce qui est contre l’expérience. Car l’entendement d’un pécheur, qui vient à se repentir de ses péchés, n’est pas rempli d’autres idées et d’autres connaissances, que de celles qu’il avait auparavant. Je parle dans le cours ordinaire des choses. Un homme après sa conversion a les idées de Dieu, du salut, et de l’éternité. Il est convaincu de sa mortalité et de la fragilité des choses humaines ; il regarde la piété, comme un moyen très propre pour vivre en repos, pour mourir avec consolation, et pour revivre même après sa mort. Mais il était persuadé de toutes ces vérités avant la repentance : (car je suppose qu’il ne péchait point en incrédulité.) Il n’a donc point acquis de nouvelles connaissances ; mais ses connaissances sont devenues pratiques de spéculatives qu’elles étaient. C’est aussi ce que Jésus-Christ témoigne quelque part lorsqu’il déclare à ses ennemis qu’ils seraient moins coupables, s’ils avaient eu moins de connaissances (Jean 9.41). Il est certain en effet que le défaut de lumière excuse l’homme des fautes qu’ils commet, quand ce défaut est inévitable, et involontaire. Car pourquoi reprocherait-on à quelqu’un qu’il ne voit point ce qu’il lui est impossible de voir en effet ? On ne peut pas excuser de même un homme que l’on supposera n’être aveugle que parce qu’il veut l’être. Celui qui se trompe par le cœur et non par un défaut naturel de lumière, voit et ne voit point. Il a assez de connaissance pour s’apercevoir qu’il ne suit point toute celle qu’il a. C’est par-là seulement qu’il nous paraît que l’on peut accorder deux expressions de l’Écriture qui paraissent fort opposées. Car tantôt elle accuse le pécheur, d’ignorance, de folie, de stupidité, d’aveuglement, de marcher dans les ténèbres, et de ne savoir ce qu’il fait, et tantôt elle le reprend de pécher contre ses lumières, de résister à la vérité qui l’éclaire, d’être condamné par ses propres pensées, et repris par sa conscience, etc. Toutes ces expressions sont véritables, et ne se combattent qu’en apparence. Le pécheur voit et ne voit point. Il voit par cet entendement que Dieu lui a donné, capable d’apercevoir la vérité et de la suivre. Il ne voit point par son cœur, qui envoie dans la plus haute partie de notre âme des nuages continuels, qui obscurcissent l’entendement.
Je sais bien qu’on distingue communément dans l’École deux sortes de connaissance ou de lumière, lorsqu’il s’agit de satisfaire à cette difficulté. La première qu’ils nomment spéculative, et la seconde qu’ils appellent pratique. Ils les définissent ainsi par leurs effets. Car la lumière spéculative est celle qui ne fait que nager, pour ainsi dire, dans l’entendement, c’est-à-dire, celle qui s’arrête à la simple contemplation. Au lieu qu’on entend par la connaissance pratique, celle qui ne s’arrête pas dans l’esprit, mais qui descend dans le cœur, qui gagne la volonté, qui se rend maîtresse des affections et qui nous dispose à pratiquer ce qu’elle nous ordonne. Mais il faut demeurer d’accord qu’on ne va pas bien loin dans la découverte des choses par le secours de cette distinction, puisqu’elle ne dit autre chose en effet, sinon qu’il y a en nous des connaissances efficaces, et d’autres qui demeurent sans effet.
Si l’on y regarde de près, on trouvera qu’une connaissance est ordinairement spéculative, ou pratique, selon qu’elle intéresse ou qu’elle n’intéresse point notre cœur. Quand nous considérons la vérité dans les sciences, nous n’avons ordinairement qu’une connaissance spéculative. Mais lorsque nous la considérons dans des objets qui nous intéressent, tels que sont les affaires de la vie civile, ou les matières de la religion, nous la haïssons si elle est fâcheuse, ou nous l’aimons si elle est agréable, et elle ne nous détermine à l’action ou à la fuite, selon qu’elle porte l’un ou l’autre de ces deux caractères. Voilà ce qu’est que la pratique des scolastiques, c’est une vérité qui a de la force. Or la vérité tire toujours sa force de notre cœur.
En effet, il en est de la lumière de l’entendement, comme de celle de la nature. Elle éclaire tout : mais elle n’est rien par elle-même. Elle a du brillant ; mais elle n’a point de force. Elle peut nous conduire ; mais elle de saurait nous soutenir. On regardera les décisions de la raison, lorsqu’il n’y a qu’elle qui parle, ou comme des songes, ou comme des vérités sèches qui ne sont bonnes qu’à oublier, on les considérera comme les conseils importuns d’un pédant, qui fatigue par des remontrances hors de saison. Si les hommes se déterminaient par raison, les philosophes persuaderaient plutôt que les orateurs ; car les premiers ont une raison exacte, et un bon sens sévère, qui pèse et examine toutes choses, et en fait de justes comparaisons. Au lieu que les autres abondent souvent en fictions, en mensonges et en figures, qui ne seraient que de pompeuses et de magnifiques impostures, si la nécessité ne justifiait ces excès du langage, et si les hommes ne s’étaient accordés à rabattre de leur signification. Mais parce qu’ils se déterminent par leurs affections, il arrive contre la raison, que les orateurs persuadent ordinairement beaucoup mieux que les philosophes. C’est que l’âme ne balance point les raisons, mais ses intérêts ; et qu’elle ne pèse point la lumière, mais seulement son utilité.
Le bien nous attire, le mal nous fait fuir. La raison par elle-même ne fait ni l’un ni l’autre, mais c’est seulement en tant qu’elle nous fait apercevoir les objets. Et ici, pour le redire en passant, on peut connaître l’erreur de ceux qui font consister le libre arbitre de l’homme dans l’indifférence de son âme à se porter ou à ne se porter point vers le bien qui lui est présenté. En vérité cette indifférence n’est que dans leur imagination. Elle n’est point dans les objets. Le bien n’est pas indifférent à être bien, ou le mal indifférent à être mal. Elle n’est point dans la raison car celle-ci n’est pas libre à consentir à ce qui lui paraît faux, ou à rejeter le vrai ; elle n’est pas indifférente à juger que ce qui lui paraît un mal est un bien ; et que ce qui lui paraît un bien est un mal. L’âme n’est pas indifférente à aimer, ou à haïr ce qu’elle aperçoit comme son bien ; car si cela était, il faudrait qu’elle fut indifférente à s’aimer et à se haïr, ce qui est contre la nature.