La lutte doctrinale des orthodoxes contre l’arianisme fut menée successivement par deux groupes de polémistes qui se suivirent de près sans se confondre. Dans le premier il faut mettre, chez les Grecs saint Athanase, et chez les Latins saint Hilaire. Le second groupe comprend surtout les Cappadociens, saint Basile et les deux Grégoire, auxquels se sont joints des théologiens de moindre importance comme Didyme l’aveugle et saint Epiphane. Le premier groupe précise les idées et élabore la doctrine : le second fixe définitivement la terminologie et conclut la discussion. Nous parlerons exclusivement d’abord de saint Athanase.
Arius était parti, dans sa théorie du Logos et de ses relations avec Dieu, de l’idée de la transcendance divine et de la création. Saint Athanase part de l’idée de rédemption. Pour Arius, Dieu ne peut communiquer sa substance ; et donc le Logos, puisqu’il est produit, ne saurait être Dieu. Pour saint Athanase, le Verbe incarné est, avant tout, rédempteur. Par cette rédemption l’homme est divinisé et devient enfant de Dieu. Elle s’accomplit par une association de notre nature à la nature divine dans la personne de Jésus-Christ. Celui-ci est donc réellement Dieu, car il ne peut nous diviniser et nous élever à la filiation divine, même adoptive, qu’à la condition d’être lui-même, réellement et par nature, Dieu et Fils de Dieu. C’est l’argument qu’Athanase répétera sans cesse : « Si [le Verbe] était, lui aussi, par participation, et non pas en soi la divinité et l’image substantielle du Père, il ne pourrait pas diviniser [les autres], puisque lui-même serait divinisé [Ὅϑεν εἰ ἦν ἐκ μετουσίας καὶ αὐτος, καὶ μὴ ἐξ αὐτοῦ οὐσιώδης ϑεότης καὶ εἰκὼν τοῦ πατρὸς, οὐκ ἀν ἐϑεοποίησε, ϑεοποιούμενος καὶ αὐτός. (De synodis, 51 ; Cont. arianos, I, 16, 39 ; II, 69)]. » Par ce simple changement de point de vue, la conception philosophique Verbe s’efface devant celle de Fils : le rôle démiurgique du Logos n’est plus la raison qui explique sa personnalité divine. Athanase maintient sans doute que, en fait, le Fils a été l’organe de la création ; mais, en principe et absolument, ajoute-t-il, cela n’était pas nécessaire. Car si Dieu ne pouvait lui-même créer immédiatement, le Verbe, qui est de même nature que le Père, ne le pourrait pas non plus ; et si le Verbe est créé, Dieu, qui l’a créé, pouvait donc créer immédiatement par lui-même.
Ces principes généraux suffisent à marquer l’orientation de la théologie d’Athanase. Dieu est un : il est une monade indivisible ; il n’y a qu’un principe, une monarchie suprême (μίαν ἀρχὴν οἴδαμεν). D’autre part, nous savons que le Fils est réellement distinct du Père. Dès lors, faut-il exclure le Fils de la substance divine pour maintenir l’unité de Dieu, ou doit-on l’y faire rentrer pour maintenir sa divinité ; et dans ce dernier cas, comment expliquer que l’unité divine n’est pas rompue ? Tout le mystère à éclaircir est là.
Pas plus qu’Arius, Athanase ne conçoit un Verbe de nature intermédiaire qui, conformément à la conception philonienne, ne serait ni Dieu ni créature. Entre la créature et Dieu il y a un gouffre ; mais, au lieu qu’Arius met le Logos sur le côté du gouffre qui touche à la création, Athanase le met résolument du côté de Dieu. Le Verbe n’est pas créé : il est engendré. Engendrer est produire une image parfaite de soi, et communiquer tout ce qui est en soi, sa substance, sa nature, sa gloire ; et c’est ainsi que le Père produit le Fils.
Cette génération est-elle volontaire de la part de Dieu ? — Oui et non. Oui, en ce sens qu’elle n’est pas contre sa volonté, et qu’elle ne lui est pas imposée par une loi supérieure. Non, en ce sens qu’elle n’est pas le résultat de sa volonté délibérante et libre. Le Père veut et aime nécessairement le Fils comme il se veut et s’aime lui-même, et il l’engendre donc à la fois nécessairement et volontiers.
Dès lors, cette génération est éternelle. Le Père a toujours été Père, et le nom même de Père implique l’existence du Fils ; car c’est dans l’acception large seulement que Dieu est le Père des créatures. Et ici reviennent les comparaisons coutumières de l’école d’Alexandrie, de la lumière qui ne peut que luire, et de la source qui ne peut que couler. Éternellement donc existe celui qui est l’image, la réflexion, la splendeur du Père, Dieu de Dieu, sans qui le Père serait ἄσοφος καὶ ἄλογος.
Ainsi éternellement engendré, le Fils, en conséquence, est de la substance du Père, ἐκ τῆς οὐσιας τοῦ πατρός. Athanase tient essentiellement à cette expression de Nicée, qui est la condamnation des blasphèmes d’Arius. Mais, pour être de la substance du Père, le Fils n’est pas une portion du Père : la substance du Père n’a pas été divisée, comme il arrive dans la génération humaine : « Dieu étant indivisible, est indivisiblement et impassiblement Père du Fils. »
Et de là Athanase tire deux conclusions : la première, que le Fils possède en soi toute la substance du Père, puisque cette substance lui étant communiquée, et ne pouvant d’ailleurs se partager, lui est nécessairement donnée tout entière. [Οὐκ μέρους δὲ τῆς ϑεότητος μορφὴ, ἀλλὰ τὸ πλήρωμα τῆς τοῦ πατρὸς ϑεότητός ἐστι τὸ εἶναι τοῦ υἱοὺ, καὶ ὅλος ϑεός ἐστιν ὁ υἱός (C. arianos, 3.16 ; 1.16 ; 2.24)] La seconde, qu’il ne peut y avoir qu’un seul Fils, puisqu’il épuise à lui seul la fécondité du Père. Ces deux conclusions ruinent par la base le subordinatianisme : le Fils est tout ce qu’est le Père, sauf que l’un est engendrant, l’autre engendré. Elles entraînent au contraire le consubstantiel : le Fils est ὁμοούσιος au Père. Athanase repousse l’expression ὅμοιος, d’abord parce qu’elle ne désigne qu’une ressemblance accidentelle et extérieure, et qu’elle peut s’appliquer à des êtres d’espèce différente, comme le chien et le loup, l’étain et l’argent : puis parce qu’elle n’indique pas que l’être semblable vient de celui à qui il ressemble. Le mot qui exprime la ressemblance dénature est ὁμοφυής. L’expression ὁμοιούσιος est donc un mot mal fait ; car dire d’une chose qu’elle est ὅμοιος κατ᾽ οὐσίαν à une autre, c’est parler de sa substance comme si elle était un simple attribut ou accident ; c’est, en tout cas, déclarer que cette substance est participée (ἐκ μετουσίας). Que si l’on veut absolument employer cette formule — et Athanase lui-même s’y est quelquefois plié — au moins doit-on ajouter ἐκ τῆς οὐσίας, et insister sur l’unité qu’ὅμοιος semble détruire. Le mot ὁμοούσιος évite ces inconvénients, car il marque à la foi et que les deux êtres auxquels on l’applique ont même substance, et que l’un des deux tire son origine de l’autre. Bien qu’il ne faille pas être l’esclave des mots, mais voir plutôt le sens qu’on leur donne, les Pères de Nicée ont cependant bien fait d’introduire celui-ci dans la langue de l’Église : ils n’en pouvaient imaginer de meilleur.
Dans quel sens précis saint Athanase l’entend-il ? On a insinué que l’ayant d’abord entendu au sens strict d’une unité numérique de substance du Père et du Fils, l’évêque d’Alexandrie s’était départi vers la fin de sa vie, et depuis 359, de cette rigueur, et, sans en avoir conscience, avait rapproché le sens d’ὁμοούσιος de celui d’ὁμοιούσιος. Il y a là une erreur. Dans le De synodis, composé en 359, et qui est un écrit de conciliation, saint Athanase fait sans doute des avances aux semi-ariens, en leur montrant que leurs principes, s’ils les suivent jusqu’au bout, les conduisent au consubstantiel : il déclare que les orthodoxes regarderont moins à leurs formules qu’au fond de leur doctrine ; mais d’ailleurs il ne sacrifie rien de ce que Nicée a défini, et de ce qui est l’entière vérité. Il a écrit dans l’Oratio iii que, si le Fils est, comme rejeton, ἕτερος au Père, il est, comme Dieu, ταὐτόν avec lui ; « que le Père et le Fils sont un par la possession et la propriété de la nature, et par l’identité de la même unique divinité » (τῇ ταὐτότητι τῆς μιᾶς ϑεότητος) ; qu’il faut admettre entre eux ταὐτότητα τῆς ϑεότητος, τὴν δὲ ἑνότητα τῆς οὐσίας (3, 4). Les mêmes expressions reviennent dans le De decretis, 23, 24. L’auteur ne les rétracte pas dans le De synodis. Il y déclare, au contraire, qu’en parlant de la substance, on doit parler de ταυτότης et non pas d’ὁμοιότης (53 ; ainsi ταυτότης τῆς οὐσίας est l’équivalent d’ὁμοούσιαe) ; que c’est une nécessité de croire à l’unité du Père et du Fils quant à la substance : κατὰ τὴν οὐσίαν νοεῖν καὶ τὴν υἱοῦ καὶ πατρὸς ἑνότητα ––– οὐσίᾳ ἕν ἐστιν αὐτὸς (ὁ λόγος) καὶ ὁ γεννήσας αὐτὸν πατήρ (48) ; et enfin qu’il n’y a pas dans la génération du Père division de la substance comme dans celle des hommes : le Père communique son essence tout entière (41). M. Loofs va plus loin. Saint Athanase, à son avis, s’est d’autant plus attaché au sens nicéen de l’ὁμοούσιος ; qu’il a plus avancé en âge : ce qu’il est difficile de démêler dans ses derniers écrits, ce n’est pas l’unité de Dieu, mais la trinité des personnes divinesf.
e – Or remarquons que précisément la réunion des semi-ariens d’Ancyre de 358 avait condamné, dans son xixe anathématisme, le ταυτοούσιον comme l’ὁμοούσιον.
f – G. Rasneur, L’homoiousianisme dans ses rapports avec l’orthodoxie, Revue d’hist. ecclésiast., IV (1903), p. 426-431.
On a, dans ce qui précède, les grandes lignes de la doctrine de saint Athanase sur le Fils. L’idée qui la domine, et dont on peut dire qu’il tire tout, est que le Verbe est Fils, et Fils de Dieu. On ne doit jamais séparer le Fils du Père pour tâcher de le connaître isolément : il en est inséparable. Image et reflet substantiels du Père, on ne peut savoir ce qu’il est autrement qu’en le rapprochant du principe qui l’engendre, et qui se reproduit en lui. Fils, il est distinct numériquement du Père ; mais Fils, il est de même substance que le Père ; et il est la même substance absolument que le Père, parce que cette substance, qui lui est communiquée, étant Dieu, ne saurait être ni divisée ni diminuée. C’est avec une intrépidité sereine qu’Athanase énonce ces incompréhensibles mystères, dont son intelligence ne cherche pas à percer les ombres, mais qu’il perçoit comme la conséquence inéluctable des données les plus certaines de la révélation.
La doctrine du Saint-Esprit ne lui doit guère moins que celle du Fils. On la trouve exposée surtout dans ses lettres à Sérapion i, iii, iv. Le saint docteur y établit la divinité du Saint-Esprit sur l’Écriture (i, 4-6, 26), sur la prédication et la tradition ecclésiastique (i, 28), sur l’action même du Saint-Esprit dans nos âmes. Le principe sanctificateur ne saurait être de même nature que ceux qu’il sanctifie ; l’Esprit vivificateur des créatures ne saurait être une créature (i, 23). Si l’Esprit-Saint nous divinise, nous rend participants, par son habitation en nous, de la nature divine, il est donc lui-même Dieu par essence : Διὰ τοῦτο γὰρ καὶ ἐν οἷς γίνεται (τὸ πνεῦμα), οὗτοι ϑεοποιοῦνται; εἰ δὲ ϑεοποιεῖ, οὐκ ἀμφίβολον, ὅτι ἡ τούτου φύσις Θεοῦ ἐστι. (i, 24). Et il y a du reste une preuve plus simple, c’est que, la Trinité étant homogène, si le Saint-Esprit, comme il est constant, en fait partie, il n’est pas créé, il est Dieu, de même substance que le Père et le Fils ; il leur est ὁμοούσιος (i, 2, 17, 20, 27). Cependant la prétention des tropicistes de rejeter la divinité du Saint-Esprit, tout en admettant celle du Fils, amène Athanase à examiner les rapports du Fils et du Saint-Esprit. Et d’abord l’Esprit-Saint est l’Esprit du Fils, sa « puissance sanctificatrice et illuminatrice, laquelle est dite procéder du Père (ἐκ πατρὸς ἐκπορεύεσϑαι), parce que le Fils, qui vient du Père, la fait briller, l’envoie et la donne » (I, 20). Bien plus, comme le Fils est le propre de la substance du Père, de même l’Esprit, qui est dans le Fils et en qui est le Fils, est le propre du Fils : « Si le Fils, parce qu’il est du Père, est le propre de sa substance, c’est une nécessité que l’Esprit, qui est dit être de Dieu, soit aussi en substance le propre du Fils » (ἴδιον εἶναι κατ᾽ οὐσίαν τοῦ υἱοῦ, i, 25, 20, 21 ; cf. iii, 2). L’Esprit-Saint est donc proprement, et dans son être intime, l’Esprit du Fils, son souffle, dans une dépendance étroite de lui. Ce qu’il possède, c’est cela même du Fils : ἃ ἔχει (τὸ πνεῦμα) τοῦ υἱοῦ ἐστιν (iii, 1). L’auteur se rapproche de l’idée que l’Esprit reçoit son être du Fils. Il y touche tout à fait quand il note que l’Esprit-Saint reçoit du Fils, et qu’il n’est pas le lien qui rattache le Fils au Père, mais qu’au contraire, existant lui-même dans le Verbe, il se trouve, par lui, être en Dieu. « De même que le Fils dit : Tout ce qui est au Père est à moi, ainsi nous trouverons que tout cela est dans l’Esprit par le Fils : Ταῦτα πάντα διὰ τοῦ υἱοῦ εὑρήσομεν ὄντα καὶ ἐν τῷ πνεύματι. » (iii, 1).
Avec la personne du Saint-Esprit, la Trinité se trouve achevée et complète. Cette Trinité, comme les termes qui la composent, est éternelle : elle ne s’est pas faite successivement, et il n’y a pas eu de moment où elle ne fût parfaite et entière. Elle ne se compose pas non plus d’éléments hétérogènes et d’une gloire inégale : μὴ γένοιτο! Οὐκ ἔστι γενητὴ ἡ Τριάς; ἀλλ’ ἀΐδιος καὶ μία ϑεότης ἐστὶν ἐν Τριάδι, καὶ μία δόξα τῆς ἁγίας Τριάδος; ––– Τῆς ἁγίας Τριάδος μία ἡ ϑεότης καὶ πίστις ἐστίν. (C. arianos, i, 18 ; Epist. ad Serapion i, 16)
La doctrine trinitaire d’Athanase allait devenir celle de l’Église grecque. Avant d’en venir là, elle devait cependant recevoir, soit dans sa terminologie, soit dans sa théorie des personnes divines et de leurs relations, de sérieux compléments. C’est encore au Père seul que saint Athanase applique par excellence le nom de Dieu : ἐν τῇ ἐκκλησίᾳ εἷς ϑεὸς κηρύσσεται, ὁ τοῦ λόγου πατήρ (Epist. ad Epictetum, 9). De plus, bien qu’il n’ait pas condamné, au concile d’Alexandrie de 362, ceux qui disaient μία οὐσία, τρεῖς ὑποστάσεις, il a personnellement, jusqu’à la fin de sa vie, confondu les deux termes οὐσία et ὑπόστασις.
[De decretis, 27 ; De synodis, 41 ; Tomus ad Antioch., 6. En revanche, il distingue οὐσία de φύσις. Ce dernier mot marque l’ensemble des propriétés et qualités de la substance, qui découlent d’elle. De là l’expression κατὰ τὴν οὐσία καὶ κατὰ τὴν φύσιν, par exemple C. arianos, I, 29 ; De synodis, 45 ; Tomus ad Antiochenos, 6.]
Il écrira même, vers 369, dans l’Epistula ad Afros, 4 : Ἡ δὲ ὑπόστασις οὑσία ἐστι, καὶ οὐδὲν ἀλλὸ σημαινόμενον ἔχει ἢ αὐτὸ τὸ ὄν. Comme il évite, d’autre part, l’emploi du mot πρόσωπον, il s’ensuit qu’il ne possède aucun terme pour désigner la personne. Il n’a pas du reste étudié ce qui constitue en soi les personnes divines, ni comment elles se distinguent et s’opposent entre elles, ni comment nous pouvons, par de lointaines analogies, nous représenter les opérations mystérieuses qui les font être. Polémiste toujours dans l’arène, Athanase n’a eu ni le loisir ni sans doute le goût de traiter ces questions de haute philosophie religieuse. Son enseignement trinitaire est donc incomplet : il sera complété en grande partie par les Cappadociens.