Le concile de Chalcédoine avait libellé une formule doctrinale : il n’avait pas fait l’union des intelligences et des cœurs. Les évêques s’étaient à peine séparés qu’une opposition formidable s’éleva contre leurs décisions, opposition qui se traduisit dans les faits et dans les doctrines, et dont on voudrait ici donner quelque idée.
Sur les faits nous serons très court : ils n’appartiennent qu’indirectement à l’objet de cet ouvrage. A partir de 451 jusqu’à la fin du vie siècle — moment où le monophysisme se constitue définitivement en Église indépendante, l’Église jacobite —, l’histoire des grands sièges épiscopaux d’Orient, si l’on excepte celui de Constantinople, n’est qu’une suite presque ininterrompue de compétitions entre orthodoxes et hérétiques, de dépossessions suivies de rétablissements, d’interventions impériales pour soutenir ou pour chasser tel prétendant, selon qu’il se conforme ou non à la politique religieuse du prince. Raconter par le détail ces vicissitudes serait aussi fastidieux qu’inutile à notre dessein. Nous marquerons seulement les dates et les événements principaux.
Une première période va de 451 à 482, date de l’hénotique de Zénon. Pendant cette période, l’orthodoxie a beaucoup à lutter, mais, grâce à l’appui du pouvoir impérial, elle se maintient pourtant et triomphe. A un seul moment ce pouvoir se retourne contre elle. En 475, l’usurpateur Basiliscus parvient à chasser l’empereur Zenon et, poussé par le patriarche monophysite d’Alexandrie, Timothée Ælure, publie, en 476, l’Encyclique (τὸ ἐγκύλιον), qui proclame comme règle de foi les trois premiers conciles généraux, mais rejette celui de Chalcédoine et la lettre de Léon à Flavien, en ajoutant la condamnation de ceux qui n’admettent dans le Christ qu’une chair apparente ou venue du ciel. Le règne de Basiliscus est court : un retour offensif de Zénon y met fin en juillet 477.
Pendant ce temps, à Antioche, le siège est occupé successivement par Maxime (449-455), Basile (456-458), Acace (458-459), Martyrius (460-470), Julien (471-476), Jean Codonat (477), Etienne I (478-481) et Calandion (481-485). En 469 ou 470, un moine habile et ambitieux, Pierre le Foulon, s’appuyant sur le parti apollinariste de la ville, parvient à se faire élire patriarche à la place de Martyrius et occupe le siège quelques mois. Chassé par les décisions d’un concile, il revient une seconde fois en 475 ou 476, pour peu de temps encore. On le verra une troisième fois patriarche d’Antioche de 485 à 488. Un de ses premiers soins avait été de condamner le concile de Chalcédoine. Mais il est célèbre surtout par l’addition au trisagion qui suscita tant de controverses. Dans la formule ἅγιος ὁ ϑεός, ἅγιος ἰσχυρός, ἅγιος ἀϑάνατος, ἐλέησον ἡμᾶς, il introduisit avant ces derniers mots la mention ὁ σταυρωϑεὶς δι᾽ ἡμᾶς. Cette expression ne se pouvait soutenir que si les trois ἅγιος étaient rapportés au Christ et non à la Trinité ; et il est probable qu’en effet Pierre les comprenait ainsi. Philoxène et Sévère les expliquaient de même. Mais, à Constantinople par exemple, on rapportait les trois ἅγιος à la Trinité, et dès lors l’addition du Foulon entraînait l’hérésie patripassienne ou théopaschite. Grand sujet de reproche contre les monophysites.
A Jérusalem, Juvénal, dépossédé pendant quelque temps par l’intrus Théodose, fut rétabli en 453, et reçut pour successeur, en 458, Anastase. Celui-ci dut, à son tour, à l’occasion de l’encyclique de Basiliscus, céder la place au monophysite Gerontius (476) ; mais il revint après l’orage, et Martyrius lui succéda de 478 à 486.
L’Égypte était la forteresse du monophysisme, et c’est là surtout que, dans cette première période, l’orthodoxie dut lutter. Les orthodoxes avaient élu, pour succéder à Dioscore en 452, Proterius. Une opposition implacable fut bientôt soulevée contre lui par un de ses prêtres, Timothée, surnommé Ælure (ὁ αἴλουρος, le chat) et un de ses diacres, Pierre Monge (μογγός, l’enroué). Proterius est massacré en 457, et Timothée prend sa place. Un de ses premiers actes est de se prononcer contre le concile de Chalcédoine et de persécuter les orthodoxes. Mais désavoué par seize cents évêques, l’épiscopat oriental presque tout entier, il est déposé, banni, et reçoit pour successeur Timothée Salophaciole (turban blanc). Il revient sous Basiliscus (475) et meurt en 477. Son ami Pierre Monge lui succède d’abord pendant trente-six jours, puis est obligé de s’enfuir. Timothée Salophaciole recouvre son siège jusqu’en 482, date de sa mort.
Ainsi, en 482, les trois sièges patriarcaux d’Antioche, de Jérusalem et d’Alexandrie étaient encore au pouvoir des orthodoxes. Quant à celui de Constantinople, il n’avait pas connu ces vicissitudes. Les trois patriarches Anatolius (449-458), Gennadius (458-471), Acace (471-489) s’étaient succédé en paix. Acace même avait pu, sans être trop inquiété, résister au caprice de Basiliscus.
C’est Acace cependant qui devait occasionner les troubles et le schisme qui allaient désoler l’Église d’Orient pendant la période qui va de 482 à 519, deuxième période de l’époque dont nous nous occupons. Froissé dans son amour-propre par le successeur à Alexandrie de Timothée Salophaciole, Jean Talaïa, et circonvenu par Pierre Monge, il pousse l’empereur Zénon à publier, à la fin de 482, et rédige peut-être lui-même un édit d’union adressé aux évêques, clercs, moines et au peuple de l’Égypte, de la Libye et de la Pentapole. C’est l’hénotique (ἑνωτικόν), destiné, dans l’esprit de l’empereur, à faciliter le retour à l’Église des dissidents monophysites.
Ce document a été conservé par Evagrius. Il retenait, comme unique symbole proprement dit, celui de Nicée, confirmé à Constantinople en 381 ; mais il admettait en même temps les décisions d’Ephèse de 431 et les anathématismes de saint Cyrille. Nestorius et Eutychès étaient condamnés ; l’unité de Jésus-Christ, consubstantiel à Dieu par sa divinité et consubstantiel à nous par son humanité, était fortement affirmée. On y rejetait et ceux qui divisent (διαροῦντας) et ceux qui confondent (συγχέοντας) et les phantasiastes (φαντασίαν εἰσάγοντας) ; et l’on anathématisait ceux qui pensaient ou avaient pensé autrement soit à Chalcédoine, soit ailleurs. Des deux natures il n’était pas question.
L’hénotique n’offrait donc rien d’hétérodoxe dans l’expression, mais il était l’abandon équivalent du concile de Chalcédoine, abandon qu’une allusion perfide venait encore souligner. Zénon recommençait le jeu des eusébiens après Nicée, en essayant d’une formule assez lâche pour contenter tout le monde. Comme on pouvait le prévoir, il ne contenta personne, mais il mit aux mains des partis et des politiques une arme meurtrière. Pierre Monge signa l’hénotique et fut installé à Alexandrie à la place de Talaïa (octobre 482).
[Pierre fut assez habile pour se concilier le plus grand nombre des orthodoxes ; mais un certain nombre de monophysites intransigeants, ne lui pardonnant pas sa modération relative vis-à-vis du concile de Chalcédoine, se séparèrent de lui et formèrent le parti des acéphales (ἀκέφαλοι).]
Acace de Constantinople et Martyrius de Jérusalem acceptèrent sa communion ; mais Calandion d’Antioche la repoussa et, sur les réclamations à Rome de Talaïa, les deux papes Simplicius et Félix III se prononcèrent contre l’intrus. Un concile tenu à Rome en 484 déposa et anathématisa Pierre Monge. Acace lui-même fut déclaré coupable, excommunié et déposé par Félix III. Des moines acémètesc se chargèrent de notifier cette sentence au patriarche de Constantinople. Celui-ci refusa de s’y soumettre et raya des diptyques le nom du pape. C’était le schisme (484).
c – Ἀκοίμηται, qui ne dorment pas. C’étaient, on le verra, des chalcédoniens intransigeants et même outrés.
Il dura trente-cinq ans et ne sépara pas de Rome Constantinople seule mais toute l’Église grecque dont les principaux sièges reçurent des titulaires signataires de l’hénotiqued. Ce n’est pas à dire que tous ces évêques fussent antichalcédoniens et monophysites. Sauf en Égypte, le concile de Chalcédoine fut généralement respecté jusqu’en 509. Plusieurs fois même des efforts furent faits à Constantinople par les patriarches Fravitta (489-490), Euphemius (490-496) et Macedonius II (496-511) pour reprendre la communion romaine. Mais les papes y mirent toujours pour condition la radiation, dans les diptyques, du nom d’Acace, et cette condition parut impossible à réaliser. Vers l’année 509 cependant la situation commence à empirer. L’empereur Anastase, devenu franchement monophysite, se montre plus exigeant. A Constantinople, Macedonius doit céder la place à Timothée (511-518), qui condamne le concile de Chalcédoine. A Antioche, Flavien (498-512) doit céder de même au fameux Sévère (512-518), monophysite déclaré. Pour n’avoir pas voulu reconnaître Sévère, Élie de Jérusalem est banni et remplacé par Jean (516-524), qui n’exécute pas, il est vrai, sa promesse d’anathématiser le concile de 451. Quant à l’Égypte, elle était, depuis Pierre Monge (482-490), à peu près perdue pour l’orthodoxie. Les évêques d’Alexandrie qui lui avaient succédé, Athanase II (490-496), Jean II (496-505), Jean III (505-515 ou 516) s’étaient tous prononcés contre les décisions de Chalcédoine, sans parvenir cependant à ramener à eux le parti irréductible des acéphales.
La situation était des plus critiques pour les dyophysites. Elle fut dénouée, comme souvent en Orient, par la mort de l’empereur en 518. Le successeur d’Anastase, Justin Ier, était un chalcédonien déclaré. Aussitôt le revirement commença ; les relations furent reprises avec le pape. De Rome, Hormisdas envoya cinq légats apportant avec eux la célèbre formule que devaient signer Jean II de Constantinople et les évêques orientaux. Après avoir affirmé la primauté de l’Église romaine et sa persévérance constante dans la vraie foi (quia in sede apostolica immaculata est semper servata religio), cette formule prononçait l’anathème contre Nestorius, Eutychès, Dioscore, Timothée Ælure, Pierre (Monge), Acace, Pierre le Foulon. On y recevait le concile de Chalcédoine et toutes les épîtres de saint Léon écrites sur la foi. On y faisait profession de suivre en tout le siège apostolique (sequentes in omnibus apostolicam sedem, et praedicantes eius omnia constituta), en qui la religion a son intégrité et sa solidité (in qua est integra et verax christianae religionis soliditas) ; et enfin on s’y engageait à rayer des diptyques les noms de ceux qui s’étaient séparés de la communion de l’Église, c’est-à-dire du siège apostolique (sequestratos a communione Ecclesiae catholicae, id est non consentientes sedi apostolicae).
Pareille déclaration était dure à signer pour un patriarche de Constantinople, Jean s’y décida cependant, en s’efforçant d’atténuer sa soumission par des explications de son crû, et les évêques présents dans la ville impériale l’imitèrent. Sévère d’Antioche, qui parvint à s’enfuir à Alexandrie, reçut pour successeur Paul II (519-521) ; Philoxène fut exilé. A Jérusalem, Jean fut maintenu. En Égypte on ne put rien faire. Ainsi se termina, en 519, ce premier schisme, qui préludait malheureusement à des scissions plus durables. Les règnes de Justin I (518-527) et de ses successeurs, Justinien (527-565), Justin II (565-578), Tibère II (578-582) et Maurice (582-602), constituèrent, pour l’orthodoxie chalcédonienne, une période de triomphe officiel, encore que fort troublée, nous le verrons, par les caprices théologiques de Justinien et les intrigues de Théodora. Les monophysites avoués furent écartés des grands sièges, et à Alexandrie on put installer un patriarche catholique en face du ou des patriarches que les dissidents y maintenaient. A un moment donné même, vers 548, la hiérarchie monophysite faillit s’éteindre dans l’empire, si sévères étaient les mesures prises par Justinien pour empêcher que les évêques suspects fissent des ordinations. Un moine ordonné évêque d’Edesse en 543, Jacques Baradaï, la sauva. Pendant trente-cinq ans, il parcourut l’Orient tout entier, encourageant les fidèles du parti, sacrant des évêques et réorganisant partout les communautés. Quand il mourut, en 578, une Église monophysite, indépendante de l’Église officielle et possédant, comme à Antioche, ses chefs à elle, à côté des chefs catholiques, existait par tout l’empire, mais était forte surtout dans trois centres, en Égypte, dans la Syrie mésopotamienne et en Arménie. C’est l’Église appelée, de son nom, jacobite. L’unité assurément n’en était pas complète, nous allons le dire, et plus d’un schisme, plus d’une dissension doctrinale la déchirait déjà. Mais elle joua, et pendant longtemps encore, un rôle important dans l’empire, résistant à toutes les avances comme à toutes les persécutions, et produisant dans l’ordre littéraire, théologique et historique des œuvres dont l’intérêt reste très grand pour nous.