Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 11
Berthelier jugé à Genève ; Blanchet et Navis saisis à Turin ; Bonivard scandalisé à Rome

(Février à septembre 1518)

1.11

Les trois princes complotent à Turin – Le flambeau des libertés se rallume dans Genève – Le procès de Berthelier commence – Le procureur fiscal demande son incarcération – Accusations passionnées – Blanchet et André Navis à Turin – L’évêque les fait arrêter. Leur interrogatoire – Ils sont mis à la torture – Navis se repent d’avoir désobéi à son père – Bonivard se rend à Rome – Les mœurs des prélats romains – Deux causes de cette corruption – Bonivard sur les Allemands et Luther – Bonivard à Turin – Sa fuite

Nul n’embrassa Pécolat avec autant de joie que Berthelier, de retour à Genève depuis quelques jours. En effet, le duc, voulant à tout prix plaire aux Suisses, lui avait donné et fait donner par l’évêque un sauf-conduit qui, daté du 24 février 1518, allait jusqu’à la Pentecôte, 23 mai de la même année. La grâce faite au héros républicain n’était pas grande, car on lui accordait la permission de revenir à Genève pour se faire juger ; et les gens de l’évêché espéraient bien qu’il serait non seulement jugé, mais condamné et mis à mort. Malgré ces prévisions, Berthelier, homme d’élan et ferme dans ses desseins, revenait dans sa ville pour accomplir l’œuvre qu’il avait préparée en Suisse : l’alliance de Genève avec les cantons. Il y avait pris peine pendant son séjour chez les confédérés. On l’avait vu sans cesse allant, mangeant, buvant par les « maisons ou les confréries, que l’on appelle par deçà abbayes, devisant avec les bourgeois, et leur démontrant que cette alliance serait d’une grande utilité pour tout le pays des ligues. » Berthelier était alors plein d’espoir ; Genève se montrait digne de la liberté ; il y avait un mouvement énergique dans le sens de l’indépendance ; on était fatigué de la tyrannie des princes. Des voix libres se firent entendre dans le conseil général. « Nul ne peut servir deux maîtres, y dirent quelques patriotes. Quiconque a quelque emploi ou pension d’un prince, ou a prêté serment à d’autres qu’à la république, ne doit être élu syndic ni conseiller. » Cette résolution fut prise à une grande majorité. Bien plus, les citoyens élurent syndics trois hommes capables de garder les franchises de la communauté, c’étaient Ramel, Vandel et Besançon Hugues. Un mamelouk, « vu le gros crédit des adversaires, » avait aussi été nommé ; mais un seul, Montyon ; il était premier syndica.

a – Registres du Conseil du 7 février 1518. — Savvon, Annales, p. 66. Bonivard, Chroniqu, II, p. 311.

Tandis que les patriotes faisaient ainsi des efforts pour sauver l’indépendance de la ville, le duc, l’évêque, le comte, l’archevêque Seyssel et les autres conseillers, réunis à Turin, poursuivaient des projets contraires. Ne réussiraient-ils pas ? L’illustre auteur de la Grande Monarchie, Seyssel, pouvait leur dire qu’au onzième et au douzième siècle, en France, en Bourgogne, en Flandre, l’évêque et le seigneur laïque s’étaient ligués contre les libertés bourgeoises, et s’étant aidés des armes et de l’anathème, avaient soutenu contre les communes une guerre qui s’était terminée par la ruine des droits et franchises des citoyens. Alors la nuit avait été profonde dans le monde social. A Genève, ces droits subsistaient encore ; on y voyait luire une petite lumière faible et isolée au milieu des ténèbres. Mais l’évêque et le duc ne parviendraient-ils pas à l’éteindre ? Alors, le despotisme tiendrait toute l’Europe sous sa main cruelle, comme aux pays de Mahomet et dans d’autres contrées du monde. Pourquoi l’opération accomplie à Cambray, Noyon, Saint-Quentin, Laon, Amiens, Soissons, Sens, Reims, échouerait-elle sur les bords du Léman ? Certes, il y avait une raison pour cela, mais on ne s’en rendait pas compte. Cette raison, nous ne la trouvons pas (au moins pas seulement) en ce que les héros de la liberté de Genève étaient plus intrépides que partout ailleurs. C’est de plus haut que l’affranchissement allait venir ; Dieu créait la lumière et la liberté. Le moyen âge finissait et des temps nouveaux commençaient. Les princes et les évêques de la catholicité, étroitement coalisés, avaient partout réduit en cendres l’édifice des libertés communales. Mais au milieu de ces ruines se trouvaient quelques tisons, qui, enflammés de nouveau par une flamme céleste, rallumeraient dans le monde le flambeau des libertés légitimes. Genève était l’obstacle à l’anéantissement définitif des franchises populaires, et dans Genève, la force de l’obstacle, c’était surtout Berthelier. Aussi les princes de Savoie se disaient-ils que pour arrêter le triomphe de l’esprit d’indépendance, il fallait absolument se défaire de ce fier, énergique et indomptable citoyen. On se mit à préparer l’exécution de cet affreux projet. Aveuglement étrange, que celui qui s’imagine qu’en ôtant un homme du monde, on arrêtera les desseins de Dieu !

Berthelier, calme parce qu’il était innocent, muni d’ailleurs d’un sauf-conduit épiscopal, s’était présenté aux syndics pour être jugé. Le duc et l’évêque avaient donné ordre à leurs agents, le vidame Conseil et le procureur fiscal, Pierre Navis, de faire tomber sa tête. Le procès commença : « Vous êtes accusé, dirent ces deux magistrats, d’avoir partagé les bruyants plaisirs des enfants de Genève. — Je voulais, répondit librement Berthelier, entretenir le bon vouloir de ceux qui luttent pour la liberté contre les usurpations des tyrans. » La justification était pire que l’accusation. « Saisissons-le à la gorge comme un loup, dirent les deux juges. Vous avez conspiré, continuèrent-ils, contre la vie du prince-évêque, » et ils présentèrent comme preuve les dépositions de Pécolat. « Mensonges, dit froidement Berthelier, mensonges arrachés par la torture et plus tard rétractés. » Navis produisit alors les déclarations du perfide Carmentrant, que nous avons déjà vu, lors du repas du momon, faire l’office de délateur. Il était pêcheur de l’évêque. « Carmentrant ! s’écria avec mépris l’accusé, un domestique du prélat, qui chaque jour va et vient dans son palais, mangeant, buvant et gaudissant… beau témoin, vraiment ! L’évêque l’a engagé, en le payant bien, à se laisser mettre en prison pour chanter contre moi tout ce qu’on lui soufflerait… Carmentrant lui-même s’en vante ! » Comme on envoyait les procès-verbaux à l’évêque, il s’aperçut en les lisant que cet interrogatoire, au lieu d’opprimer l’innocence de l’accusé, révélait l’iniquité de l’accusateur ; le prélat effrayé écrivit donc au vidame et à Navis : Usez de toutes les cautelles imaginables. » Il fallait perdre Berthelier, mais sans compromettre l’évêque.

Navis était l’homme pour cela. Esprit malin et cauteleux, il ne comprenait rien aux libertés de Genève ; mais il était le légiste le plus habile, le procureur le plus rusé. « Il mêle le menu véritable avec le gros faux, disait-on ; il fait croire que le tout est vrai. Dévoile-t-on une iniquité de l’évêque, vite il fabrique des chevilles pour estouper, boucher ce trou. Il forge sans cesse de nouveaux articles, et demande délai sur délai. » Navis se voyant à bout de ses ressources, se mit à tourner et retourner en tout sens le sauf-conduit ; il portait défense expresse de détenir personnellement Berthelier. N’importe ! « Je demande, dit-il, que Berthelier soit arrêté, et qu’on l’entende le pied lié ; car le sauf-conduit, si on le rumine bien, si bene ruminetur, ne s’y oppose pasb. — La première des vertus, dit Berthelier, est de garder sa foi. » Navis, peu sensible à cette morale, résolut d’obtenir sa requête à force d’importunités ; le lendemain, il demande que « Berthelier soit détenu fortement en prison ; » le 20 avril, il requiert qu’il soit incarcéré ; » le jour suivant, même demande ; vers la fin de mai, il supplie à deux reprises, non seulement que le noble citoyen soit arrêté, mais encore torturé… » Toutes ces iniques requêtes furent rejetées par la courc. Alors Navis embarrassé, irrité, multiplie ses accusations ; sa plainte est comme un torrent qui déborde : « Le prévenu, s’écrie-t-il, est tapageur, guerrier, promoteur de querelles, conventicules et séditions, rebelle à son prince et à ses officiers, accoutumé à réaliser ses menaces, débaucheur des jeunes gens de cette cité, et le tout sans s’être jamais corrigé de ses délits ni de ses excès… » — J’avoue ne m’être pas corrigé de ces fautes, répondit dédaigneusement Berthelier, parce que je ne les ai pas commisesd. » On résolut d’adjoindre aux syndics des commissaires dévoués à l’évêque ; les syndics répondirent que cela était contre les lois. Le vidame et Navis, se voyant à bout, écrivirent au duc et au prélat de leur trouver quelques bons griefs. « Vous en aurez, leur répondit-on ; nous avons certains témoins à faire examiner ici, au delà des monts… » Quels étaient ces témoins ? Navis ne pensait pas, sans doute, que l’un d’eux était son propre fils et que l’enquête se terminerait par une catastrophe qui lui arracherait un cri de douleur. Voici ce qui se passait à Turine.

b – Galiffe, Materiaux pour l’histoire de Genève, Pièces de Berthelier II, p. 108.

c – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève. Pièces de Berthelier, II, p. 113, 114, 116, 125, 192.

dIbid., p. 124, 125.

eIbid., p. 133. - Bonivard, Chroniq., II, p. 311 à 318.

Blanchet, dégoûté de son état, depuis qu’il avait été à la guerre, ne se souciait pas de Genève. Pendant son séjour à Turin, chez le magnifique seigneur de Méximieux, l’éclat de cette maison l’avait ébloui. Son amour pour la liberté s’était refroidi, son goût pour les aises et le luxe de la vie s’était augmenté. « Je veux chercher des patrons et la fortune, » répétait-il souvent. Dans ce but, il retourna de Genève à Turin. C’était le moment où l’évêque, les yeux au guet, cherchait à surprendre quelque enfant de Genève. Blanchet fut saisi et jeté en prison. Ce ne fut pas toutf.

f – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève. Interrogatoire de Blanchet. II, p. 197, etc.

André Navis, qui depuis l’affaire de la mule avait mené une vie plus rangée, s’ennuyait mortellement dans l’étude de son père. Un dimanche, M. de Vernier avait donné à ses amis un beau déjeuner auquel André Navis et Blanchet avaient été invités. Navis ne pouvait se lasser d’entendre « le grand coureur » parler de l’Italie, de ses ravissants aspects, de la douceur de son climat, de ses fruits, de ses monuments, des tableaux, des concerts, des spectacles, des belles Italiennes, de la guerre entre le pape et le duc d’Urbin. Le désir de passer les Alpes s’empara d’André. « Dès qu’on entend à Genève quelque bruit de guerre, disait-il, il y a des compagnons qui y courent. Pourquoi ne ferais-je pas de même ? » Le duc d’Urbin, fier de l’appui secret des Français, causait alors à Léon X de grandes terreurs. Une guerre ouverte contre un pape tentait Navis. Le mal dont il était atteint n’était pas cette basse indolence qui annule l’homme, mais ces vices ardents, ces mouvements énergiques qui laissent l’espoir d’une conversion. Accoudé sur la banche de son père, dégoûté des affaires de la chicane, il sentait le besoin d’une vie plus active. Une occasion s’offrit à lui. Une femme, nommée Georgia, avec laquelle il avait eu autrefois des rapports coupables, devant se rendre à Turin, vers un homme qui n’était pas son mari, demanda à André de lui servir d’escorte en lui promettant grandes joyeusetés. Navis se décida, et à l’insu de son père, il quitta Genève, ses amis, et arriva à Turin, le samedi 8 mai à midi. Un Genevois, Gabriel Gervais, l’attendait : « Prenez garde, lui dit-il, Blanchet a été arrêté pour quelques brouilleries avec monseigneur l’évêque. » Le fils du procureur fiscal crut n’avoir rien à craindre. Mais le lendemain, dimanche soir à six heures, le même Gabriel Gervais vint précipitamment lui dire : On va vous saisir, sauvez-vous ! » André se mit aussitôt à fuir ; mais comme il allait sortir de la ville, il fut pris et conduit au châteaug.

g – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 169, 171, 177, 179. — Savyon, Annales. — Bonivard, Chroniq., II, p. 320. — Manuscrits de Roset et de Gautier.

L’évêque et le duc, en arrêtant ces jeunes Genevois, voulaient se venger de leur humeur indépendante ; mais surtout leur arracher des aveux propres à faire condamner Berthelier et d’autres patriotes. Dès le 26 avril, l’évêque de Genève avait adressé sa lettre de capture à tous les officiers ducaux, et en sa qualité d’homme paisible d’Eglise, il l’avait terminée en disant : « Nous protestons ne point vouloir, quant à nous, qu’il en résulte quelque peine de sang ou de mort, ou une mutilation de membre, ou autre chose qui puisse faire naître une irrégularitéh. » Nous verrons avec quel soin l’évêque évitait mutilation de membres. Le duc donna le même jour mandat d’arrêter.

h – « Ex qua possit contrahi irregularitas. » (Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 166.)

L’interrogatoire de Blanchet commença le 3 mai, dans la cour du château de Turin. Il se croyait accusé d’attentat contre la vie de l’évêque et ne doutait pas que la torture et peut-être une mort cruelle ne lui fussent réservées ; aussi ce jeune homme, d’un caractère aimable mais faible, fut-il saisi de la mélancolie la plus noire. Le 5 mai, ayant été ramené dans la cour du château, il se tourna vers le lieutenant de Bresse qui assistait le procureur fiscal, et sans attendre qu’on l’interrogeât : « Je suis innocent du crime dont on m’accuse, dit-il. — Et de quoi vous accuse-t-on ? » dit le lieutenant. Blanchet ne répondit rien et fondit en larmes. Le procureur fiscal ayant procédé à l’interrogatoire, Blanchet recommença à pleurer. Toutefois, ayant été habilement interrogé, il se laissa surprendre et fit plusieurs dépositions contre Berthelier et les autres patriotes ; puis s’apercevant de sa sottise, il s’arrêta tout à coup et s’écria en sanglotant : « Je n’oserai plus retourner à Genève ! mes compagnons me tueraient… J’implore la miséricorde de Monseigneur le duc ! » Le pauvre Blanchet faisait pitié même à ses juges. Navis, conduit le 10 mai devant le même tribunal, ne pleura pas. « Qui êtes-vous ? lui dit-on. —Je suis de Genève, répondit-il, âgé de vingt-huit ans, scribe, notaire et fils de famille. » L’interrogatoire ne fut pas long. L’évêque, qui était alors à Pignerol, voulait avoir les prisonniers sous sa main, comme naguère Pécolat. On les y transportai.

i – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 95, 168, 196, 199, 202.

Les 14, 15 et 21 mai, Navis et Blanchet furent conduits dans la grande salle du château, en présence du magnifique Jean de Lucerne, collatéral du conseil et de Messire de Ancina. « Parlez comme nous le souhaitons, leur dit le collatéral, et vous vous mettrez ainsi dans les bonnes grâces de Son Altesse. » Comme ils ne disaient mot, on les menaça d’abord de deux traits de corde, et cela ne suffisant pas, on en vint à la torture ; on les attacha à la corde et on les éleva à la hauteur d’une coudée. Navis était dans l’angoisse ; mais au lieu d’inculper Berthelier, c’était lui-même qu’il accusait. Le commandement qui dit : « Honore ton père et ta mère » se présentait sans cesse à son esprit, et il croyait que c’était pour l’avoir violé qu’il était tombé dans le désordre et dans l’ignominie. « Ah ! disait-il appliqué à la question, j’ai été vagabond, désobéissant à mon père, courant çà et là, dépensant mon argent et celui de mon père dans les tavernes… Hélas ! je n’ai pas été soumis à mon père… Si j’avais été obéissant, je ne souffrirais pas au jourd’hui comme je le fais. » Le 10 juin, dit le procès-verbal, on l’attacha de nouveau à la torture dans la grande salle du château, et on l’éleva à la hauteur d’une aune. Après y être resté un moment, Navis demanda qu’on le descendît, promettant de tout dire. Alors s’asseyant sur un banc, il s’accusa tristement du crime dont il se sentait coupable ; il confessa… avoir désobéi à ses parentsj. Pierre Navis était, aux yeux de plusieurs, un juge passionné ; André ne voyait en lui que son père ; et le mépris de l’autorité paternelle était le grand péché qui angoissait ce malheureux jeune homme. Rentrant enfin en lui-même, prévoyant l’issue fatale du procès, il ne s’abandonnait pas comme Blanchet à l’épouvante de la mort, mais il déplorait ses fautes. Les souvenirs de la famille se réveillaient avec puissance dans son cœur, les liens les plus sacrés reprenaient leur force ; et l’image de son père le poursuivait nuit et jour.

j – Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève. Interrogatoire. II, p. 162,178, 179, 180, 185, 186, 205.

L’évêque en était là de ses poursuites, quand il apprit que Bonivard venait de passer par Turin, se rendant à Rome. Charmé de voir le prieur de Saint-Victor venir se prendre dans ses filets, le prélat donna ordre de se saisir de lui à son retour. N’était-ce pas Bonivard qui lui avait causé une si grande terreur à l’évêché, lors de la citation métropolitaine ? N’était-ce pas lui qui lui avait enlevé Pécolat, et qui même prétendait s’asseoir un jour sur son siège épiscopal ?… Il est dans les mœurs de certains animaux d’emporter leur proie dans leur tanière pour la dévorer. Le bâtard de Savoie avait déjà traîné dans ses cachots Navis et Blanchet, et il se préparait à mutiler leurs membres ; mais ce serait bien mieux encore s’il pouvait attraper et déchirer de ses griffes le détesté Bonivardk.

k – Bonivard, Chroniq., II, p. 320.

Celui-ci se doutait si peu du danger qui le menaçait, qu’il venait en Italie pour briguer l’héritage du prélat. Il était évident que le livide bâtard n’avait plus longtemps à vivre. « Je veux aller à Rome, avait dit Bonivard à ses amis, pour ob tenir les bénéfices de l’évêque, à la faveur d’une cardinationl, d’une intrigue de cardinaux. » Il ambitionnait fort d’être évêque et prince de Genève ; s’il le fût devenu, son catholicisme libéral eût suffi peut-être aux citoyens et empêché la Réformation. Bonivard, arrivé sans encombre à Rome, six années après Luther, fut aussitôt, comme le réformateur, étonné de la corruption qui y régnait. « L’Eglise, disait-il, s’est tellement remplie de mauvaises humeurs, qu’elle en est devenue hydropiquem. » C’était alors le pontificat de Léon X ; il n’était question pour prêtres, moines, évêques et cardinaux que d’assister à des farces et comédies et d’aller en masques trouver les courtisanesn. Bonivard vit tout cela de ses propres yeux, et nous a laissé quelques récits dans lesquels il glisse des expressions que nous tâchons d’adoucir et des détails que nous devons supprimer. « Ayant affaire un jour au concubinaire du cubiculaire du pape, dit-il (nous laissons ces expressions insolites, dont la signification n’est pas très édifiante), il me fallut l’aller chercher chez une courtisane… Elle avait belle plume, voletant dessus belle coiffe d’or ; au corps, robe de taffetas déchiquetée par les bras ; on l’eût tenue pour une princesseo. » Un autre jour, allant par la ville, il rencontra une de ces demoiselles, déguisée en homme, sur la selle d’un cheval d’Espagne ; derrière elle était en croupe un janin affublé d’une cape espagnole, qu’il mettait en écharpe avec soin devant son nez pour ne pas être reconnu. « Qui est-ce ? dit Bonivard. — C’est le cardinal un tel, lui dit-on, avec sa favorite. — Vraiment ! répliqua-t-il, on dit en notre pays que tous les fous ne sont pas à Rome ; pourtant je trouve qu’il n’en manque pasp. »

lCardinationis. (Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 184.)

mAdvis et devis de la source de l’Idolâtrie papale, publié par M. Revillod, p. 134.

nIbid. p. 78.

oAdvis et devis, p. 79.

pIbid., p. 80.

Le prieur de Saint-Victor ne perdait pas de vue le but de son voyage et sollicitait sans relâche ; mais il commençait à désespérer de la réussite. « Voulez vous savoir, lui disait-on, comment il faut s’y prendre pour obtenir une requête, du pape et des cardinaux ? Dites-leur que vous aurez bien la hardiesse de tuer quelque homme, auquel ils voudront du mal ; ou que vous êtes prêt à les servir en leurs menus plaisirs, à leur mener la donna, à jouer, ribler, paillarder avec eux ; bref, que vous êtes un rufian. » Bonivard n’était pas rigide ; toutefois il s’étonnait que les choses en fussent venues à un tel point dans la capitale du catholicisme. Son esprit, avide de connaître, se demandait quelles étaient les causes de cette décadence… Il l’attribuait à ce que l’individualisme chrétien avait disparu de l’Église, en sorte qu’on n’avait plus demandé une conversion personnelle, une nouvelle créature. « Cela vient d’abord, disait-il, de ce que les princes étant devenus chrétiens, leur pays se baptisait tout ensemble. La discipline n’a plus été dès lors que comme la toile d’une araignée où les petites mouches sont prises, mais que les gros tavans (taons) percent d’outre en outre. Ensuite cela vient de l’exemple des papes… J’ai vécu maintenant l’âge de trois pontifes. D’abord, Alexandre VI, un fin frottéq, mauvais garçon, Espagnol italianisé, — et à Rome !… qu’est le pire ; — homme sans conscience, sans Dieu, qui n’advisait ni gué ni planche, pourvu qu’il accomplît ses désirs. Ensuite vint Jules II, orgueilleux, colérique, visitant plus souvent les flacons que son bréviaire ; enragé de sa papauté, et ne pensant qu’à s’assujettir non seulement la terre, mais les enfers et les cieuxr. Enfin apparu Léon X, le pape actuel, savant en lettres grecques et latines, mais surtout bon musicien, gros gourmand, fin buveur ; ayant de beaux pages, que les Italiens appellent ragazzi ; toujours entouré de musiciens, bouffons, joueurs de farces et semblables plaisanteurs ; aussi quand on lui apporte la nouvelle de quelque affaire : Di grazia, dit-il, lasciate mi godere queste papale in pace ; Domine mio me la ha date. Andale da Monsignor di Medici… Tout est à vendre à la cour, chapeaux rouges, mitres, crosses, bonnets de protonotaires, abbayes, prévôtés, canonicats… Surtout ne vous fiez pas à la parole de Léon X ; car il prétend que puisqu’il dispense les autres de leurs serments, il peut bien s’en dispenser soi-mêmes. »

qAdvis et devis, p. 34.

rIbid., p. 42.

sAdvis et devis, p. 67-74.

Bonivard, étonné de l’horrible état dans lequel les papes, les prêtres et les moines avaient plongé l’Église, se demandait d’où lui viendrait le salut… Il y avait un peu plus de six mois que le maître du sacré palais, Prierias, avait publié un écrit intitulé : Dialogue sur les propositions présomptueuses de Martin Luthert. « Léon X et ses prédécesseurs, disait Bonivard, ont toujours tenu les Allemands pour des bêtes : Pecora campi, les appelaient-ils ; et à bon droit, car ces simples Germains se laissaient bâter et chevaucher comme des ânes. Les papes les menaçaient de coups de bâton (excommunications), ils les alléchaient par des chardons (indulgences), et les faisaient ainsi trotter au moulin, pour de là leur apporter la farine. Mais pour avoir un jour trop chargé l’âne, Léon l’a fait ruer, en sorte que le sac de farine a versé et le pain blanc s’en est allé. Cet âne-là, ajoutait-il, s’appelle Martin, comme tous les ânes, et il s’appelle de son surnom Luther, ce qui signifie éclaireuru. »

tDialogua in presomptuosas M. Lutheri conclusiones de potestate papæ. Decemb. 1517.

uAdvis et devis, p. 80.

On s’aperçut à Rome que Bonivard n’avait pas la complaisance nécessaire à un évêque romain ; et le prieur, voyant qu’il ne réussissait pas, secoua la poussière de ses pieds contre la métropole du catholicisme, et partit pour Turin et Genève. Son voyage pourtant n’avait pas été inutile ; il y avait pris une leçon qu’il n’oublia jamais et qu’il répéta toute sa vie à qui voulait l’entendre. Arrivé à Turin, il alla faire visite à ses anciens amis de l’Université ; mais ceux-ci, effrayés, s’écrièrent : « Navis et Blanchet sont à deux doigts de la mort, et l’on a résolu de vous arrêter vous-même. Fuyez sans perdre un instant. » Bonivard demeura. Pouvait-il laisser dans les griffes du vautour ces deux jeunes hommes, avec lesquels il avait si souvent ri dans les repas bruyants des enfants de Genève ? Il résolut de faire ce qu’il pourrait pour intéresser ses amis à leur sort. Pendant huit jours, il allait de maison en maison, et parcourait sans se cacher les rues de la ville. Rien ne semblait plus facile que de mettre la main sur lui, et la police ducale l’eût essayé, mais il n’était pas seul ; les « écoliers, » ravis de son esprit et de son indépendance, l’accompagnaient partout, et cette folle et bouillante jeunesse l’eût défendu au prix de son sang. Bonivard, voulant user de tous les moyens, écrivit, par quelque voie secrète, à Navis et Blanchet ; le geôlier interceptant la lettre courut la porter à l’évêque ; et celui-ci, croyant y voir une conspiration tramée jusque dans Turin même, pressa la condamnation des accusés, et fit donner l’ordre de saisir immédiatement Bonivard. Informé de ce qui l’attendait, l’intelligent prieur afficha une grande tranquillité. « Je reste encore un mois à Turin, disait-il à tout le monde, pour festoyer avec mes compagnons d’études ; » plusieurs invitations lui étant arrivées, il les accepta toutes. Mais le lendemain, avant jour, il monta à cheval et partit au galop pour Genèvev.

v – Bonivard, Chroniq., II, p. 320, 321. — Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 184. — Mém. d’Archéologie, IV, p. 152, 153.

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