(1845)
Vérani. — Origine de son nom. — Prise d’un bâtiment français. — Expiation. — L’habileté et les fourberies de Vérani. — Sa valeur guerrière. — L’une de ses prouesses. — Comment il se venge d’une injure prétendue. — Son amabilité. — Sa conversion impossible à vues humaines. — Ses rapports avec Hunt. — Il entrevoit la vérité et prend quelques habitudes religieuses. — Il hésite à se convertir. — L’Esprit de Dieu le poursuit. — Symptômes nouveaux. — Besoins religieux intenses. — Il se décide. — Thakombau essaye de l’arrêter. — Action de Hunt. — Vérani fait profession publique. — Ce qu’il perd à devenir chrétien. — Sa conduite chrétienne prouve sa sincérité. — Irritation de Thakombau. — Ses efforts pour le ramener. — Fermeté de Vérani. — Sa sincérité : il renvoie ses femmes. — Profondeur de sa repentance et de sa conversion. — Témoignage que lui rend Hunt. — Entrevue avec Thakombau. — Il met son canot au service des missionnaires. — Son zèle infatigable. — Ses œuvres. — Les épreuves auxquelles il est exposé. — Vérani homme de prières. — Une prière. — Vérani prédicateur. — Sa fidélité à Thakombau. — Il meurt victime de son dévouement pour lui. — Résultats de sa mort.
Dès le moment de son arrivée dans l’île, John Hunt avait remarqué, entre tous les guerriers de Viwa, un homme d’une taille bien prise et d’une figure énergique, auquel il n’avait pas tardé à s’intéresser. Vérani était le neveu du vieux chef Namosimaloua et l’ami intime du grand chef de Mbau, l’illustre Thakombau. Il avait acquis dans le pays la plus haute réputation à laquelle un homme puisse prétendre, celle de guerrier incomparable. Nul en effet, à un âge aussi peu avancé, ne comptait dans son passé autant de faits d’armes glorieux.
Son nom même était, aux yeux de tous, une illustration, car il l’avait conquis par sa bravoure cl, son habileté ; il avait, pour ainsi dire, rajeuni ses quartiers de noblesse, en échangeant son nom primitif contre un nom de guerre qui rappelait l’un de ses exploits. Voici à quelle occasion il mérita ce nom de Vérani qui est la traduction fidjienne du mot France. Un vaisseau de commerce, portant pavillon français, l’Aimable Joséphine, avait mouillé dans les eaux de Viwa, en 1834, pour faire quelques échanges avec les indigènes. Vérani, étant fort intelligent, se lia d’amitié avec le capitaine, M. Bureau, et ces relations devinrent même si intimes qu’il passait presque tout son temps à bord. Mais il avait le caractère fidjien, c’est-à-dire qu’il savait au besoin faire taire la voix de ses sentiments pour écouter les conseils de l’intérêt et de la cupidité. Les chefs de Mbau, ses supérieurs, lui commandèrent d’égorger son ami, pour s’emparer du navire et de ce qu’il contenait. La ruse et la mauvaise foi sont au nombre des moyens de guerre les plus employés à Fidji ; le mensonge et la trahison sont une des parties essentielles de l’éducation guerrière du Fidjien ; aussi le jeune chef n’hésita-t-il pas un seul moment. Avec l’aide de son oncle et de quelques compagnons, il captura le brick français et massacra le capitaine et une partie de l’équipage. Le bâtiment fut ensuite livré au pillage ; les naturels ne réussirent pas à le diriger, et, en voulant s’en servir, ils le brisèrent sur les récifs. Quelques matelots échappèrent au massacre et se réfugièrent sur l’île d’Ovalau où ils vécurent plusieurs années, jusqu’au moment où Thakombau les en chassa. Ils s’établirent alors dans un îlot appelé Solavou.
En 1838, deux vaisseaux de guerre vinrent, sous le commandement du capitaine Dumont d’Urville, demander une réparation éclatante de ce crime. A l’approche des bâtiments, le chef, instruit par un réfugié anglais qui lui servait de conseiller, s’enfuit avec son peuple dans les montagnes de l’île voisine. Un corps français débarqua, et, ne pouvant poursuivre les sauvages, il mit le feu à leur ville et la saccagea. Dumont d’Urville, après cette exécution, croisa quelque temps au milieu des îles innombrables de l’Archipel, et put étudier les mœurs des indigènes. Il déclare, dans la relation de son voyage que « la conduite des sauvages dans cette affaire fut perfide et détestable ; » mais il ignora longtemps un détail qui eût peut-être légèrement modifié son opinion. Il paraît en effet que le capitaine Bureau s’était mêlé fort activement aux guerres civiles des Fidjiens et qu’il avait mis son vaisseau au service de l’un des partis en lutte ; sa participation à ces luttes sanguinaires alla même jusqu’à permettre que le corps d’un ennemi fût rôti et mangé à son bord.
Tel Vérani se montra dans cette circonstance, tel il fut dans toute sa carrière de guerrier. Sa valeur consistait moins dans la bravoure insouciante qui se précipite, tête baissée, devant le danger, que dans l’habileté et la ruse qui calculent un coup de main et ne l’exécutent que lorsqu’il est savamment préparé. Il se lançait volontiers, à la tête de quelques hommes violents, dans des entreprises difficiles d’où il se tirait toujours à son honneur, grâce aux combinaisons habiles qu’il avait agencées, grâce aussi aux ressources intarissables de sa présence d’esprit et de son sang-froid. Il savait ourdir dans un profond secret les machinations audacieuses auxquelles il était redevable de ses succès ; puis, au moment choisi, elles éclataient au grand jour et remplissaient d’étonnement et d’admiration un peuple chez lequel l’esprit est plus grand que le courage et dont les guerres sont des chefs-d’œuvre de ruses plutôt que d’audace. On se racontait avec enthousiasme parmi la jeunesse fidjienne les prouesses étonnantes du jeune guerrier, et les pères les proposaient à l’imitation de leurs enfants. Or, ces prouesses, il faut bien le dire, étaient en général d’audacieuses fourberies, de lâches trahisons, des traits d’insigne mauvaise foi. Manquer à une parole donnée, attirer dans un piège des ennemis désarmés en leur promettant la paix pour mieux les massacrer, livrer des amis pour se faire bien valoir auprès d’alliés puissants, piller et tuer, on étant assez habile pour se conserver en vie et en santé, tels étaient les hauts faits dont la vie de Vérani était remplie et qui le faisaient considérer comme l’idéal du guerrier fidjien. Un seul de ces hauts faits servira à donner la mesure des autres.
guerrier fidjien, vers 1870
Dans l’année 1840, une guerre commença entre Somosomo et une ville voisine, nommée Vouna. Aussitôt, selon la coutume, les îles environnantes prirent parti pour l’un ou pour l’autre des adversaires. Thakombau se déclara l’allié de Vouna ; quant à son ami intime, Vérani, il n’était pas probable qu’il voulût se séparer de lui, mais, afin de mieux faire valoir ses services, il demeura d’abord dans une neutralité apparente. Cette position habile lui attira des demandes de secours de la part du parti opposé à celui de son ami. Les gens de Namena, alliés de Somosomo, vinrent le supplier d’amener les guerriers de Viwa à leur aide. Il les reçut avec bienveillance et leur promit, tant en son nom qu’en celui de son oncle Namosi dont il était le bras droit, d’armer en leur faveur tous les hommes disponibles. Cette promesse n’était qu’un leurre, et Vérani mit toute son habileté à le rendre aussi vraisemblable que possible. D’autre part, il s’abouchait avec Thakombau, lui promettait la destruction complète du peuple de Namena, contre lequel il avait des griefs, et en recevait en échange de grands présents, la promesse d’une de ses filles pour femme et cette assurance : « Ma maison et mes richesses sont à toi, pourvu que tu m’extermines le peuple de Namena. » Il s’agissait pour le fourbe Vérani d’attirer ce peuple dans un piège, et, pour cela, il était indispensable qu’il simulât une rupture absolue avec son redoutable voisin Thakombau. Il y réussit au moyen d’un stratagème odieux qu’il serait trop long de raconter en détail, mais qui devait rendre évidente sa bonne foi pour ses nouveaux amis. Il joua une vraie comédie, avec Thakombau pour complice, lui déclarant une guerre simulée pour pouvoir appeler à son aide ses récents alliés de Namena ; puis, quand ceux-ci, pleins de confiance, eurent accouru, il donna le mot d’ordre à ses soldats, et s’unissant tout à coup aux forces de Thakombau, il écrasa les renforts que lui avaient envoyés les gens de Namena et qu’ils avaient choisis parmi leurs guerriers d’élite. Cette trahison ajouta un nouveau lustre au renom de Vérani.
Un tel homme devait être irascible et peu endurant. Dans les derniers mois de 1844, quelques personnes avides de scandales, comme il y en a partout, et qui en créent lorsqu’ils n’en découvrent pas de réels, vinrent dire à Vérani que l’une de ses femmes entretenait des relations criminelles avec un jeune homme qui avait fait profession extérieure de christianisme. Il alla aux informations, et s’assura que cette accusation n’avait pas l’ombre d’un fondement. Il n’en jura pas moins qu’il tuerait le jeune homme, bien que celui-ci eût protesté de son innocence. Et comme préliminaire, il massacra, dès qu’il eût l’occasion de la rencontrer, une pauvre femme que l’on avait accusée d’avoir favorisé l’entrevue des prétendus coupables. Il va sans dire que, selon la coutume constante, elle fut ensuite rôtie et mangée. Le jeune homme, averti par cette exécution, s’enfuit et vint demander à Hunt de le cacher sous son toit ; il est à peine besoin de dire qu’il y fut accueilli avec empressement. Hunt ne borna pas là ce qu’il considérait comme son devoir sacré. Il alla trouver le chef, afin d’intercéder en faveur de son malheureux protégé. Il commença par lui demander s’il avait acquis des preuves évidentes de sa culpabilité. Vérani lui répondit qu’il n’en croyait pas le premier mot ; mais que le bruit qui avait couru l’avait déshonoré devant ses compatriotes et que cette mort seule pourrait le relever à leurs yeux. Hunt eut beau dire, il ne réussit pas à lui faire changer de résolution, et il revint chez lui, convaincu que la seule chance de conserver la vie au malheureux était de le faire profiter aussi longtemps que possible de ce droit d’asile que l’on reconnaissait à la maison missionnaire. Pendant trois mois, il échappa ainsi à la colère du cruel Vérani.
Mais celui-ci, trouvant que l’impunité se prolongeait trop longtemps, imagina un stratagème qui devait lui réussir. Il fit de grands préparatifs pour quitter l’île, en apparence pour longtemps, mais en réalité pour quelques jours à peine. Avant de partir, il prit à part son cousin Masapai, fils de Namosimaloua et lui donna commission de veiller à l’exécution de sa vengeance. Il ajouta, avec un sourire diabolique : « J’espère qu’à mon retour, tu me feras manger le cœur de ce jeune homme. » Lorsque le bruit du départ de Vérani se fut bien répandu, Masapai vint visiter le jeune homme et lui dit : « Tu as été longtemps prisonnier ; ton ennemi est bien loin d’ici ; viens te promener avec moi ; nous ramasserons des noix dans les bois et nous les ferons rôtir. » L’autre demanda conseil à Hunt, en lui disant que Masapai avait toujours été son intime ami et qu’il croyait n’avoir rien à redouter de sa part. Le missionnaire qui savait à quoi s’en tenir sur le compte des amitiés fidjiennes, lui dit : « Vous ferez mieux de ne pas bouger d’ici ; les Fidjiens sont fourbes et perfides. » Le jeune homme ne suivit pas ce conseil ; il soupirait tellement après la liberté de ses belles forêts, et après l’air pur et abondant du dehors qu’il oublia toute prudence et partit avec son ancien ami. Ils marchèrent longtemps ensemble, échangeant des témoignages d’affection et s’entretenant dans l’intimité la plus touchante. Le pauvre reclus s’ébattait au soleil avec une joie naïve, semblable à l’oiseau qui a pu échapper à sa cage, et qui vole sans souci de l’oiseau de proie qui le guette.
Deux heures après le moment où ils avaient quitté la maison, un naturel y accourut en criant : « Ils l’ont tué ! ils l’ont tué ! » John Hunt ne demanda pas : Qui ? il ne le comprenait que trop bien, et il se précipita à la suite du messager jusqu’à l’endroit où le crime s’était accompli. Le malheureux respirait encore, bien qu’il eût le crâne horriblement fendu. Le missionnaire le fit transporter chez lui avec tous les soins possibles, et le soigna comme un père, mais il ne tarda pas à le voir expirer. Masapai fit réclamer le corps mort, pour qu’il servit à fêter ses meurtriers ; mais il lui fut refusé formellement. Il demanda alors qu’on lui remît au moins le cœur de la victime, afin qu’il pût accomplir l’horrible promesse qu’il avait faite à Vérani. Hunt répondit avec fermeté : « Dites à Masapai que, s’il lui a été facile de tuer cet homme, il ne lui sera pas aussi aisé d’avoir son cœur. » On confia à la terre les restes du jeune homme, et on plaça sur sa tombe une sentinelle qui reçut l’ordre de donner l’alarme dans le cas où les meurtriers essaieraient de les déterrer.
Voici comment s’était accompli le meurtre. Les deux jeunes gens, liés d’amitié dès leur plus tendre enfance, avaient cheminé dans les bois en se racontant des histoires, selon la coutume. Lorsqu’ils eurent amassé une certaine quantité de noix, Masapai dit à son ami : « Allumons maintenant du feu pour les rôtir ; j’apporterai le bois et tu y mettras le feu. » Le jeune homme s’était baissé, et s’occupait à frotter rapidement deux morceaux de bois sec afin Je les enflammer, lorsqu’à un signal donné par le perfide Masapai, un homme s’élança hors du bois et fondit sur sa victime qu’il assomma d’un coup de massue.
A voir Vérani, on ne l’aurait pas cru capable d’actes aussi atroces que ceux que nous venons de raconter. Il n’y avait rien de farouche dans sa physionomie ; on peut même dire que son apparence prévenait en sa faveur. La dame américaine dont les impressions de voyage nous ont déjà été fort utiles, raconte que ses rapports avec cet homme furent si agréables qu’elle eût accueilli avec la plus parfaite incrédulité les horribles récits qu’on lui faisait sur son compte, s’ils n’avaient été attestés à la fois par les missionnaires et par la voix publique. Vérani était en effet rempli de petites attentions à son égard ; un jour, elle trouvait une quantité de bananes superbes qu’il avait déposées pour elle sur le seuil de sa porte ; un autre jour, c’étaient des fruits de l’arbre à pain. « Je porte, dit-elle, un profond intérêt à cet homme, si méchant pourtant. Pendant que nous étions à bord du vaisseau, y recevant les visites des gens du pays, il voulait éloigner les Fidjiens de ma cabine, en disant qu’ils n’étaient pas une compagnie convenable pour moi. Il est, je crois, le seul indigène de Viwa, qui ne soit pas venu réclamer de moi quelque présent. »
La conversion d’un pareil homme semblait bien être au nombre des impossibilités les mieux établies. On ne se fait pas facilement à l’idée que ce guerrier féroce et altéré de sang fût susceptible d’émotions religieuses. Ce qui semblait surtout devoir déjouer toute espérance à cet égard, c’était ce caractère si profondément perverti ; on pouvait se demander si un homme pour lequel le mensonge et la perfidie étaient au nombre des moyens de succès les plus habituels et les plus légitimes, n’était pas parvenu à cette limite extrême où la conscience est tellement déviée qu’il n’est plus rien au monde qui ait le pouvoir de la redresser. Comment un cœur animé de passions brutales et d’instincts féroces pourrait-il devenir sensible, délicat, mélancolique, et, pour tout dire d’un mot, repentant ? Comment une conscience que les cris des victimes froidement égorgées paraissent avoir laissée toujours insensible, va-t-elle s’ouvrir aux appels de l’Évangile ? Il n’y avait dans Fidji qu’un homme qui crût cette conversion possible. Et cet homme de foi était John Hunt.
Il savait, mieux que personne, qu’il y a dans les œuvres de la grâce de Dieu, des faits qui dépassent toutes nos prévisions et déjouent tous nos calculs : il croyait que la conversion de Vérani était aussi aisée pour Dieu que toute autre. Il priait pour lui et le suivait de près, mettant à profit les moindres occasions pour s’entretenir avec lui de sujets religieux. Vérani, loin de fuir le missionnaire, aimait à le voir et à l’entendre parler, ses
préjugés contre le christianisme tombaient un à un dans ces causeries familières où Hunt déployait une ardeur et un zèle infatigables. Il entrevoyait peu à peu, à travers les nuages d’un esprit faussé par le paganisme et par ses tristes pratiques, tout un ordre de vérités et de faits tellement élevés au-dessus du niveau habituel de ses pensées qu’il en avait le vertige. Dans son interlocuteur il découvrait insensiblement une grandeur morale à laquelle il n’avait jamais été sensible précédemment. Sous sa douce et débonnaire parole, il sentit bientôt sa conscience s’éveiller et des besoins nouveaux naître en lui. Ce premier éveil dut être singulièrement élémentaire et indécis ; et, au milieu du chaos des pensées étranges qui l’assaillaient, Vérani dut parfois se trouver perdu et dépaysé. Il entrait en effet dans un élément nouveau qui contrastait infiniment avec celui au milieu duquel il avait vécu.
Dans cette première phase, le jeune chef, désabusé des erreurs du paganisme et convaincu que le christianisme était vrai, travailla à le connaître et à s’en rendre compte. Curieux d’approfondir les vérités nouvelles, il voulut apprendre à lire pour pouvoir examiner par lui-même le contenu de l’Évangile, contrairement à ce qui se passait d’ordinaire pour les païens qui ne songeaient à apprendre à lire qu’après leur conversion. Il adopta également certaines habitudes chrétiennes, comme, par exemple, celle de rendre grâce avant le repas, et un jour qu’il voyait manger quelques personnes, il leur dit rudement : « Pourquoi ne rendez-vous pas grâce ? vous faites comme les pourceaux qui mangent sans remercier Dieu pour leur nourriture ! »
Le christianisme s’était d’abord imposé à son esprit comme vérité ; il ne tarda pas à s’imposer à sa conscience comme angoisse intérieure et conviction de péché. Il ne voulait pourtant pas se convertir, sachant que son ami Thakombau comptait sur son énergique assistance pour mener à bonne fin la grande guerre qu’il soutenait contre Rewa. « Je suis un peu chrétien, disait-il à un capitaine de vaisseau qui s’entretenait avec lui, je suis un peu chrétien, mais je compte peu à peu devenir un grand et bon chrétien. » Mme Wallis qui le vit à cette époque écrit dans son journal : « M. Hunt dit que Vérani serait disposé à renoncer au paganisme, si ce n’était sa crainte d’offenser Thakombau dont il est l’intime ami. Avec ses talents cet homme serait fort utile à la cause chrétienne. »
Mais son hésitation ne dura pas longtemps, et lui, le vaillant et invincible guerrier, trouva cette fois-ci son maître ; la lutte entre l’Esprit de Dieu et lui, entre sa conscience réveillée et sa raison orgueilleuse, devenait inégale, il le sentait bien. Un malaise inexprimable s’emparait parfois de lui, au point de lui ôter toute force ; sa vie intérieure, jusque-là paralysée et presque morte, s’était éveillée et il avait senti tout un ordre de phénomènes nouveaux et étranges se faire jour en lui. Il n’était plus le même, et ceux qui l’avaient connu de près se demandaient avec effroi ce qui se passait en lui ; son entrain avait disparu, et il n’avait plus pour la guerre cette passion brutale qui l’avait caractérisé. Il recherchait la solitude et fuyait les fêtes tumultueuses de son peuple. Lui-même ne se rendait pas bien compte de ce qui lui arrivait ; il avait découvert avec étonnement qu’il n’avait plus la même assurance dans le combat et que la pensée de la mort le faisait trembler dans l’embuscade où il attendait l’ennemi. Il lui arrivait alors de se retirer dans quelque bois désert et de se hasarder à tomber à genoux et à adresser à Dieu quelque prière, comme il l’avait vu faire aux chrétiens. Ses paroles étaient bien incohérentes et ses pensées bien vagues, mais qui peut dire que Dieu n’en comprenait pas la signification cachée ; dans ces moments, une grosse larme venait humecter la joue du guerrier, qui l’essuyait à la hâte, presque honteux de sa faiblesse. Il dévorait l’Évangile, et chaque fois que le nom du Sauveur s’y rencontrait sous son regard, il baisait pieusement l’endroit du livre où il se trouvait. Un jour qu’on lui parlait de la mort de Christ, le sauvage fidjien dont l’œil s’était enflammé et dont le cœur battait plus vite, s’écria : « Oh Jésus ! pourquoi as-tu souffert tout cela pour moi ? »
Il suivait toutefois à la guerre son suzerain, mais avec répugnance. Plusieurs fois il se crut, au milieu du combat, l’objet de la protection de Dieu qui semblait le préserver des dangers auxquels il était exposé. Cette conviction acheva d’ouvrir son cœur angoissé au sentiment de l’amour de ce Dieu dont il n’avait entrevu jusqu’à ce jour que la vengeance et les châtiments. Il se décida à devenir chrétien.
Vérani avait toujours aimé sincèrement Thakombau ; il avait même sacrifié ses intérêts, ses goûts et ses amis à cette affection envahissante. Le servir jusqu’à la fin en vassal soumis et loyal, et au besoin mourir à ses côtés en le défendant et en le couvrant de sa personne, telle avait toujours été sa suprême ambition. Au moment de prendre une résolution qui allait changer le cours de son existence, il crut qu’il devait consulter son ami et lui demander de ne pas s’opposer à sa conversion. Thakombau, dont cette décision bouleversait tous les plans et qui considérait comme une véritable calamité la perte d’un compagnon d’armes aussi intrépide, le supplia de suspendre quelque temps encore l’exécution de son dessein. Vérani s’en alla tout triste de n’avoir pas réussi à convaincre son ami. Pendant quelque temps encore, il lui fit le sacrifice de ce qu’il considérait comme son devoir : il remit à plus tard la profession publique de ses nouvelles convictions, tout en se livrant à l’étude de l’Évangile et tout en recherchant les entretiens des missionnaires. Il ne faudrait pas s’imaginer qu’il songeât à cacher aux yeux de ceux qui l’entouraient la révolution qui s’opérait en lui. Il en parlait hautement, au grand étonnement de tous et de son oncle Namosimaloua en particulier, qui s’étonnait qu’il prît la chose tant à cœur. Pourtant, un fardeau pesait sur la conscience de Vérani, et c’était cette concession timide qu’il avait faite à l’amitié de Thakombau ; elle lui semblait une impardonnable lâcheté, et il résolut de l’effacer par une nouvelle démarche. Il se rendit donc auprès de lui, lui déclara que sa décision était irrévocable, et le supplia de songer lui-même à son salut et de donner le bon exemple à son peuple, en devenant chrétien. Thakombau refusa, tout en promettant de laisser plus de liberté aux chrétiens établis dans ses possessions.
Pendant que cette crise se prolongeait et approchait de son dénouement, John Hunt n’y demeurait pas inattentif ; il suivait avec un intérêt qui se changeait parfois en anxiété les phases successives de ce travail intérieur. Il priait fréquemment en faveur de Vérani ; son journal et ses lettres d’alors nous montrent qu’il pensait beaucoup à lui. Ses conseils et ses entretiens firent l’éducation spirituelle de ce pauvre païen, et il fallut au serviteur de Dieu une persévérance infatigable pour ne pas se lasser dans cette œuvre. Les membres de l’église de Viwa secondaient leur pasteur dans ses efforts pour éclairer cet homme, dont la conversion leur paraissait devoir être une conquête décisive pour l’Évangile. Deux ou trois d’entre eux passaient quelquefois une nuit entière sous son toit, pendant laquelle ils lisaient, priaient et s’entretenaient familièrement avec celui qui, quelques mois plus tôt, était pour eux un sujet de perpétuel effroi. Il se plaisait dans ces conversations édifiantes, et, quels que fussent ses interlocuteurs, païens ou chrétiens, il refusait presque absolument de s’entretenir de sujets non religieux.
Le dimanche qui précéda le jour de Pâques de l’année 1845, on annonça dans la chapelle de Viwa que le vendredi suivant serait célébré en souvenir de la mort du Sauveur. « Ce sera aussi le jour dans lequel je deviendrai chrétien, » se dit Vérani. Et il tint parole. Ce fut ce jour-là qu’il fit publiquement profession de sa foi nouvelle. Au point du jour, il vint trouver Hunt et lui demanda si ce jour de fête reviendrait bientôt ; ayant été renseigné à cet égard, il s’écria : « Je veux être chrétien aujourd’hui ! » Il voulait que sa conversion publique coïncidât avec le jour où l’Église célèbre la mort du Rédempteur ; dès l’origine, en effet, ce qui l’avait surtout frappé dans l’Évangile, c’était le récit de ce sacrifice expiatoire. A la réunion de prières qui précédait les services du jour, la petite communauté vit avec joie le chef fidjien dont naguère elle redoutait les terribles caprices, se prosterner comme un petit enfant devant Dieu, et déclarer, en face de tous, que désormais il renonçait au paganisme et à ses pratiques, pour suivre la religion de Jésus-Christ son Sauveur.
Ce n’était pas là pour Vérani une décision sans gravité. Il savait fort bien qu’en devenant chrétien, il n’avait rien à gagner au point de vue de la terre ; il allait perdre au contraire la plus grande partie de son influence comme chef dans les conseils de son peuple ; il allait perdre surtout l’amitié de Thakombau et s’exposer à son mauvais vouloir. Mais tout cela n’ébranla en rien sa résolution. La paix de son âme lui paraissait une compensation plus que suffisante.
La joie du missionnaire fut grande : « Quelle bénédiction, s’écrie-t-il dans une lettre à son collègue Calvert, que Vérani soit devenu l’un des nôtres ! Que Dieu en soit loué ! J’espère qu’il sera fidèle. Quelqu’un voulait dernièrement lui échanger un canot contre un fusil, mais il refusa de céder son fusil, par la seule raison qu’il craignait qu’il ne servit à immoler des victimes humaines. »
Ce trait est significatif de la part d’un homme élevé dans l’absence de tout respect pour la vie humaine. Il ne tarda pas à donner une preuve plus éclatante encore de la sincérité de sa conversion. Un chef de Mbau, son beau-frère avait été traîtreusement assassiné ; à lui revenait, selon les mœurs de la contrée, le devoir de le venger, et il n’eût pas manqué, quelques mois auparavant, de châtier cruellement un tel crime. Mais il était un homme nouveau, et il refusa de se venger de cette injure, en alléguant le commandement précis du Seigneur. Sa sœur, désormais veuve, vint alors, accompagnée des autres femmes du défunt, le supplier de les étrangler, en sa qualité de proche parent, afin qu’elles pussent escorter leur époux dans l’autre vie ; mais, il les renvoya en leur disant : « Autrefois je l’aurais fait sans perdre un moment ; mais je suis chrétien et mon œuvre de mort est finie. Ne te fais pas étrangler, ajouta-t-il en s’adressant à sa sœur, je te le conseille, car tu ne peux être d’aucune utilité à ton mari. Vis plutôt et repens-toi de tes péchés, afin que quand tu mourras, tu puisses aller au ciel. » Sa sœur l’accusa alors d’être un mauvais frère : « Ah ! s’écria-t-elle avec amertume, il est donc vrai que personne ne m’aime. Il y en avait un qui m’aimait, mais ils l’ont tué, et je n’ai personne maintenant qui m’aime assez pour m’envoyer le rejoindre. Va, tu es mon frère, mais tu ne m’aimes pas. Je serai obligée de me laisser mourir de faim. » Ces supplications n’ébranlèrent pas la résolution de Vérani. Il avait rompu avec le paganisme, et il repoussait avec horreur ses atrocités.
Thakombau avait espéré que la réflexion et la crainte d’encourir sa colère, suspendraient quelque temps encore la décision de Vérani. Lorsqu’un messager vint lui apporter la nouvelle de sa conversion, il lui demanda avec anxiété s’il en avait été témoin. Et sur sa réponse affirmative, il fit dire à son ancien ami que désormais il eût à compter sur son Dieu pour sa nourriture et ne s’attendît plus à lui. Il lui reprocha de n’avoir pas remis à une époque plus favorable l’accomplissement de son dessein. Il lui rappela qu’il lui avait promis de devenir, lui-même chrétien à la suite de la guerre, et qu’il était bien fâché, pour le bon exemple, que son ancien ami, l’eût ainsi devancé. Il lui ordonnait enfin de ne plus paraître à Mbau. Ce message n’étonna pas Vérani. Il y répondit avec fermeté : « Je n’ai pas besoin de richesses. Je préfère même n’en pas recevoir et aller au ciel qu’aller en enfer, comblé de biens. La terre est d’ailleurs au Seigneur. S’il le trouve bon, il ne me laissera manquer de rien. Si je souffre de la faim, la mort viendra bientôt qui me délivrera de tout, et au ciel je ne serai jamais plus affamé. »
Quant au délai que lui conseillait Thakombau, il le repoussa vivement, eu disant : « Dites à Thakombau que j’ai trop longtemps attendu pour lui plaire. Je suis maintenant chrétien. J’irai partout avec mon peuple pour son service, comme précédemment, autant du moins que ce service sera juste et légitime. Mais je crains le Dieu tout-puissant et je redoute de tomber en enfer ; voilà pourquoi je n’ai plus osé différer. » De nombreux messages lui furent envoyés ; Thakombau essaya de tous les moyens pour ramener son ami ; promesses et menaces furent mises en œuvre. A la fin, il dut se convaincre qu’il est au monde quelque chose de plus ferme que la volonté d’un tyran, à savoir la foi d’un chrétien. Cette découverte le fit réfléchir, et, au moment où ses courtisans attendaient avec impatience la sentence du rebelle, Thakombau étonna fort les uns et désappointa amèrement les autres en disant : « Ne vous avais-je pas dit que nous ne ramènerions pas Vérani. C’est l’homme d’un seul cœur ! Lorsqu’il était des nôtres, il nous était entièrement dévoué ; maintenant qu’il est chrétien, il est décidé à le demeurer, et rien ne pourra l’en détourner. » Il avait raison plus encore qu’il ne le pensait, car de nouvelles tentatives qu’il crut devoir faire furent tout aussi infructueuses que les précédentes. Un jour il fit dire à Vérani : « Envoie-nous les richesses que tu as gagnées en devenant chrétien ; elles nous appartiennent. Pourquoi t’es-tu converti ? Que t’avons-nous fait que tu te sois ainsi brouillé avec nous et que tu nous aies quittés ? — Tu sais très bien, répondit Vérani, que nous n’avons reçu nulles richesses. Tu me demandes pourquoi je suis chrétien. Voici ma réponse : pour sauver mon âme. Ce n’est pas que je fusse fâché contre toi, mais je ne voulais pas attendre plus longtemps, de peur d’être surpris par la mort et de perdre mon âme. Il y a quelque temps, tu me fis bâtir un temple païen. Quand il fut construit, un de mes enfants mourut. J’allai couper des pieux pour en construire un second : un autre de mes enfants mourut. Je pensai alors que les dieux de Fidji étaient de fausses divinités, et je me promis d’examiner ce que le livre des chrétiens dit au sujet de leur Dieu. Les missionnaires vinrent me voir et me parlèrent du vrai Dieu. J’ai compris que celui-là ne me mentirait pas. Il ne m’était pas possible de retarder ma conversion pour t’attendre ; et maintenant j’ai promis d’être fidèle à mon Dieu. »
Vérani donna des preuves nombreuses de la sincérité de sa conversion. Pour lui, ce n’était pas là un acte de politique ou d’engouement, mais un acte d’obéissance à un devoir impérieux, à une conviction profonde. C’est en cela qu’il différait de son oncle Namosimaloua. Aussi ne recula-t-il devant aucune des exigences de sa vie nouvelle, et ses œuvres furent-elles « dignes de la repentance. » » Il se décida de lui-même à épouser chrétiennement sa principale femme et à renvoyer les autres. On lui conseilla de garder ces dernières comme servantes ; mais il avait trop horreur du mal et même de l’apparence du mal pour suivre cet avis. « Vous êtes du côté du Diable, dit-il à ses conseillers. Si ma femme ne peut pas suffire à son travail, je lui viendrai en aide, soit en coupant le bois, soit en préparant les aliments ; mais je ne veux pas continuer à pécher contre Dieu. »
La conversion extérieure et publique ne fut chez le jeune chef que la manifestation d’un changement intérieur. Ses crimes avaient été innombrables et atroces ; peu de vies ont été obscurcies d’autant d’abominations que la sienne, et peu de mains ont été aussi souvent que les siennes teintes de sang humain. On peut dire que sa repentance fut proportionnée à l’énormité de ses péchés. Il passa, pendant quelque temps, par une agonie indescriptible ; le souvenir de ses crimes l’écrasait ; il pleurait alors comme un enfant et se retirait dans la solitude pour donner cours à sa douleur. Le sentiment de l’amour du Sauveur, qui avait commencé à ouvrir son âme à l’espérance, le poursuivait comme une voix accusatrice. On peut dire que, si peu d’hommes ont commis autant de péchés, il n’en est pas un qui s’en soit plus profondément repenti. La joie et la paix qui procèdent du sentiment du pardon de Dieu vinrent enfin remplir cette âme que l’Esprit de Dieu avait si bien travaillée ; après de longues journées passées dans la retraite, dans la prière ou dans de pieux entretiens avec le missionnaire, Vérani sentit naître en lui l’homme nouveau.
John Hunt écrivait dès cette époque : « Vérani a marché remarquablement bien depuis qu’il est devenu chrétien. Il a abandonné toutes ses femmes, excepté une, avec laquelle il a été publiquement marié. Il suit notre école régulièrement, et ne tardera pas à assister aux classes. Il a été très attentif à la prédication de l’Évangile et aux autres moyens de grâce. Il a quelques idées curieuses, comme la plupart de ceux qui commencent à ressentir l’action de la grâce divine. C’est ainsi qu’en renvoyant ses femmes il a aussi renvoyé toutes ses servantes, et il veut désormais préparer ses aliments, soigner son enfant et s’astreindre à d’autres travaux rebutants. Il les considère comme une sorte de châtiment qu’il doit s’infliger en souvenir de ses péchés passés. Il paraît désireux de renoncer à ses relations avec Thakombau et décidé à ne plus se lier à ses intérêts. »
Cette résolution n’empêcha pas Vérani de saisir la première occasion qui se présenta pour s’expliquer franchement avec son ancien ami. Un mois après sa conversion, il eut une entrevue avec lui à bord d’un navire de commerce qui était près de la côte. Il lui raconta en détail son expérience religieuse, puis il lui déclara qu’autant il était disposé à lui obéir dans les choses permises par sa conscience, autant il se verrait obligé de résister dans ce qui lui paraîtrait mauvais ; il ajouta qu’il ne se sentait plus libre de le suivre dans ses guerres cruelles et barbares. Thakombau répondit ironiquement : « Bien, bien, tu resteras chez toi, et tu pourras étudier à fond ton livre. » Il promit pourtant de s’occuper lui-même du christianisme.
Vérani fut désormais un chrétien sincère et actif ; sa nature énergique ne pouvait pas lui permettre le repos, et il se mit à consacrer à ses nouvelles convictions la surabondance d’énergie qu’il dépensait autrefois au service de son ambition et de ses passions. La cause qu’il avait épousée avec ardeur avait besoin du concours de son zèle, et il le lui apporta avec empressement. A peine deux mois s’étaient-ils écoulés depuis sa conversion, qu’il équipait, à la grande surprise de tous, son grand canot de guerre. C’était autrefois un jour de deuil pour quelque île que celui dans lequel ce canot chargé de guerriers intrépides, tout tatoués de couleurs éclatantes, quittait la baie de Viwa ; on peut dire qu’il portait dans ses flancs la mort et la destruction. Mais tout avait bien changé, et Vérani mettait son embarcation, à partir de ce jour, au service de l’œuvre missionnaire ; il devint ainsi le compagnon assidu du messager de la paix dans les visites d’évangélisation qu’il faisait aux îles environnantes. Ce dévouement modeste et sans ostentation étonnait vivement tous ceux qui avaient connu Vérani précédemment, et attirait l’attention sur une religion qui était capable de produire de tels miracles.
Pendant le mois de mai, John Hunt entreprit, dans le canot de Vérani, une tournée générale dans les diverses îles qui composaient sa circonscription. Pendant ce voyage, il écrivait à ses collègues de Somosomo : « Je visite à ce moment les diverses stations de ce circuit. L’état des choses est généralement encourageant. Nous avons eu quelques heures bénies ; le peuple a paru tirer un sérieux profit de notre passage. Dieu en soit loué ! Notre joie n’a pas été sans mélange pourtant ; Vérani, notre excellent chef, a été assez gravement malade, ce qui a été pour nous un contre-temps pénible. J’ai la confiance que le Seigneur exaucera nos prières en le guérissant, et lui fera la grâce de persévérer dans la voie où il est entré et de servir le Seigneur avec zèle. Nous avons à notre service son canot qui est grand et commode, et nous sommes accompagnés d’une grande partie de la population mâle de Viwaa ; et c’est ce même canot et ce sont ces mêmes hommes qui, peu de temps auparavant, visitaient ces parages pour y porter la mort et la désolation. Que Dieu d’où procède tout bien soit à jamais béni ! »
a – Un double canot de première grandeur peut porter de 80 à 100 hommes.
Un autre missionnaire que Vérani accompagna également, quelques mois plus tard, lui rend le témoignage suivant : « J’ai visité les chrétiens d’Ovalau, accompagné par Vérani, dont la conduite m’a paru excellente pendant tout ce temps. Il a prêché énergiquement la conversion à tous ceux avec lesquels il a été en rapport. On peut dire qu’il s’est imposé cette mission, et il est même venu ici dans le but exprès de persuader les gens d’Ovalau d’abandonner le paganisme. Il en a décidé quelques-uns ; d’autres lui ont donné l’assurance qu’ils ne tarderaient pas à suivre son exemple. Il a même visité deux villes, tout seul et de son propre mouvement, afin d’y raconter l’œuvre qui s’est faite en lui. J’ai admiré son zèle infatigable, et, en le voyant, j’ai eu honte de moi-même, je l’avoue. Pendant les sept jours que nous avons passés ensemble, je n’ai pas entendu sortir de ses lèvres une seule expression déplacée. Lorsqu’il ne s’entretenait pas de sujets religieux avec des chrétiens ou des païens, il était absorbé dans la lecture de son Livre, ne l’interrompant que pour solliciter quelque explication. Il faisait lire également ses hommes chaque jour et il est parvenu à décider quelques chefs païens, qui sont venus le visiter, à étudier l’alphabet ; deux d’entre eux, jeunes encore, l’ont même appris en deux heures, à notre grande satisfaction. Nous ne pouvons qu’admirer avec quel zèle Vérani s’emploie au salut de ses compatriotes. »
A son baptême, Vérani choisit le nom biblique d’Elie. Sa maison fut bientôt un modèle de toutes les vertus chrétiennes. Il vivait en rapports excellents avec sa femme. Leur fille suivait avec profit l’école de la mission. Le culte domestique était établi chez eux. Cette famille chrétienne offrait ainsi aux païens un enseignement perpétuel d’une rare puissance. Et les païens regardaient avec admiration cet homme devenu méconnaissable, tellement profond avait été le changement opéré en lui. Son caractère, cette place forte qui est la dernière à se rendre dans le cœur humain, son caractère lui-même avait subi une transformation radicale. Son humeur farouche avait disparu ; il était serviable et dévoué et mettait son bonheur à se rendre utile. Nul dérangement ne lui paraissait trop gênant et nulle distance trop grande lorsqu’il s’agissait de s’interposer dans une querelle, de prévenir une guerre ou un meurtre, et d’arrêter l’effusion du sang humain dans l’une de ces mille occasions où les mœurs fidjiennes le font couler sans hésitation.
Elie Vérani était essentiellement un homme de prières. Il aimait à raconter à Dieu toutes ses épreuves, toutes ses difficultés, et elles étaient nombreuses. Les chefs et le peuple qui lui avaient juré fidélité et étaient disposés a le suivre partout, à l’époque où ils redoutaient sa colère, ne lui témoignaient plus que froideur et mépris, et répondirent souvent par leurs railleries à ses chaleureuses exhortations. Sa vie fut même parfois en danger au milieu de ses concitoyens. Mais ses épreuves extérieures ne servaient qu’à rendre plus intime sa communion avec Dieu. Il avait une facilité et une puissance extraordinaires dans ses requêtes ; on y sentait la calme et énergique confiance de la foi. Il est heureux que nous possédions un remarquable spécimen de ses prières. Il nous a été conservé par le missionnaire Williams qui l’écrivit sur le moment même, pendant une visite que lui fit Vérani à Mboua. Nous pensons que cette admirable prière pourrait servir de modèle à bien des chrétiens civilisés ; ce n’est pas un discours adressé à Dieu ou à l’Église sous forme d’invocation ; c’est une prière, dans toute la force du mot, un perpétuel élan de l’âme ; on y sent vibrer les accents les plus purs de l’adoration. Nos lecteurs liront avec intérêt ce morceau qui, mieux que tout ce que nous avons dit, fait connaître l’âme religieuse et la belle intelligence de Vérani.
« O Seigneur, notre Seigneur ! O Dieu, notre Père, dont la demeure est aux cieux ! nous sommes en ta présence pour te rendre un culte. Nous ne nous offrons pas de nous-mêmes à toi, nous ne t’offrons pas notre propre justice, pour attirer sur nous ton attention ; nous t’offrons Jésus ; c’est en son nom que nous te présentons notre culte. Tu es Dieu ; nous savons que tu es Dieu ! Nous venons à toi que jadis nous ne connaissions pas. En ces jours-là, nous servions des dieux qui ne sont pas des Dieux ; mais nous nous sommes fatigués en comptant sur eux. O Seigneur, vrai Dieu ! aie pitié de nous ! Nous sommes venus t’adorer, mais cela ne nous serait d’aucun profit si tu étais absent. Nous sommes dans ta maison, mais ce ne serait plus ta maison si tu étais absent. Entends notre cri, Seigneur ; sois avec nous et nous aide ! Nous nous approchons de toi : approche-toi de nous et bénis-nous dans ce culte.
O Jéhovah, entends-nous pour l’amour de ton Fils que tu nous as donné, afin que par lui, nous pussions aussi devenir tes enfants ! Oh ! entends notre prière, que le méchant puisse considérer ses voies, et que l’impénitent se repente et vienne à Christ et soit sauvé ! Nous sommes venus de toi, et notre désir est que nous puissions retourner à toi. Nous voulons entrer là où Christ est entré et être avec toi. O Saint-Esprit ! descends sur nous, et prépare nos cœurs pour ce lieu. Dis-nous que nos noms sont écrits dans le livre de vie ; nous ne te demandons pas cette connaissance seulement pour l’avenir ; donne-nous-la maintenant même, et qu’elle soit aussi claire pour nous que le sentiment même de notre vie. Oh ! dis-nous que nous sommes sauvés par Jésus-Christ.
Sois avec toutes les assemblées qui te rendent leur culte quel que soit le lieu où elles se réunissent ; aide-leur à te le présenter convenablement ; qu’elles t’adorent en esprit et non en apparence seulement. O Seigneur, entends notre cri, et tiens-toi près de ton œuvre ; c’est ton œuvre que nous avons à faire ; mais nous ne pouvons la faire, si tu ne te tiens bien près de nous pour nous venir en aide. Aime ton peuple qui est prosterné devant toi ; bénis les chefs, et les dames, et les vieillards, et les enfants ; bénis-les et qu’ils puissent être sauvés !
Bénis les chrétiens de Lakemba, et ceux de Moala, et ceux de Kandavou, et ceux de Mba, et ceux de Nakorotumbou, et ceux de Rakiraki, et ceux de Nandi ; sois avec Lazare et avec les habitants de Ndama ; et sois avec ceux qui habitent ici. Bénis Ba Ezéchias, donne-lui ton Esprit, dirige-le partout où il va, aide-lui à se défaire de sa vieille propre force dans laquelle il a l’habitude de se confier, et qu’il s’appuie uniquement sur ta force, cette force que nous avons ignorée jusqu’au jour où nous avons connu le nom de Jésus.
O Seigneur, bénis ton peuple à Viwa ; et si quelqu’un est envoyé aujourd’hui à Mbau pour y prêcher ton Évangile, va toi-même avec lui, et que les paroles de sa bouche soient utiles aux chefs de Mbau.
Nous te prions aussi pour nos ministres ; ils voient beaucoup de mal en vivant avec nous à Fidji ; ils souffrent souvent et sont faibles dans leur corps, et nous ne pouvons rien leur offrir qui puisse les fortifier. Nous ne pouvons que prier pour eux. O Seigneur Jésus, entends les prières que nous t’adressons en leur faveur. M. Williams est faible ; fortifie-le et donne-lui une longue vie, et fais que notre pays soit bon pour lui. Bénis sa femme et ses enfants, et que ton Esprit soit toujours avec eux pour consoler leurs esprits !
Telles sont nos prières : oh ! entends-les. Entends-les pour l’amour de Jésus. Oh ! entends-les pour le bonheur de Fidji ! Aie de l’amour pour Fidji ! Quand nos esprits pensent à Fidji, ils sont grandement affligés ; car les hommes et les femmes de Fidji sont ton peuple, et ils sont étranglés, massacrés et détruits. Oh ! aie pitié de Fidji ! Epargne tes serviteurs pour l’amour de Fidji, afin qu’ils puissent prêcher ta Parole de vérité à ce peuple. O Saint-Esprit ! éclaire les cœurs ténébreux et donne-leur la repentance. Mets-nous en mouvement, afin que nous ne soyons pas aussi inutiles que nous l’avons été ; mais que maintenant et dans l’avenir nous vivions pour étendre ton royaume, afin qu’il se répande sur Fidji tout entier. Exauce-nous pour l’amour de Jésus-Christ, la victime que tu as acceptée à notre place. Amen. »
Ainsi priait, d’une façon naïve et touchante, le pieux Elie Vérani. Il avait l’habitude de se retirer, à la marée basse, derrière quelque rocher, ou de chercher un abri dans les bois pour la prière secrète, et qui pourrait dire quelle part revient à ces intercessions dans les beaux succès qui couronnèrent les travaux des missionnaires ?
Vérani devint de bonne heure un prédicateur laïque fort utile. Sa parole puissante produisait sur la foule une impression très vive, et les missionnaires eux-mêmes ne pouvaient pas entendre, sans une profonde émotion, ce précieux auxiliaire.
Bien qu’il n’y eût plus entre Thakombau et lui cette sympathie qui existait autrefois, il était trop utile à son ami pour que celui-ci ne cherchât pas à renouer leurs anciennes relations. Elles reprirent en effet, mais sur un pied tout nouveau. Vérani ne pouvait plus accepter la volonté de son suzerain pour sa règle suprême en toutes choses ; sa conscience lui interdisait une pareille servitude. Il sut avec une fidélité chrétienne digne d’éloges, refuser toute concession sur ce que l’Évangile lui avait appris à considérer comme mauvais. « Je suis le serviteur de Thakombau, s’écriait-il, mais mon cœur est attaché à l’œuvre de mon vrai Maître, le Seigneur Jésus. Le service et la personne de Thakombau sont peu de chose à mes yeux, auprès du Sauveur qui m’a racheté au prix de son sang ; mon corps, mon âme, mes biens sont à lui. »
La fidélité de Vérani à son ancien ami, quoique subordonnée à son amour pour Jésus-Christ, fut inviolable et désintéressée. Et lorsque vinrent pour le chef de Mbau les jours de l’adversité, quand vint le moment où une partie du pays essaya de secouer le joug de sa domination, Vérani demeura à ses côtés, refusant toujours de prendre part à ses guerres, mais toujours prêt à apporter son intervention et ses conseils pour rétablir la paix et la bonne harmonie entre les divers membres de la famille fidjienne. Cette fidélité dut prouver à Thakombau que le christianisme pouvait s’allier à la plus parfaite loyauté, et que les serviteurs les plus dévoués étaient ceux qui avaient appris le dévouement à la grande école de l’Évangile. Il le vit bien au jour où, abandonné de ses alliés, il eut besoin d’un négociateur intrépide qui ne craignit pas de hasarder sa tête au milieu de peuplades sauvages pour essayer de les ramener. Vérani fut ce négociateur. En s’offrant pour cette mission délicate, il ne s’en dissimulait pas les périls ; il était même assiégé de pressentiments sinistres. En partant, il fit quelques arrangements, destinés à assurer le sort de sa famille, en cas d’événement ; il recommanda à son frère qu’il laissait, de ne plus renvoyer sa conversion, et, en prenant congé du missionnaire, il lui dit : « Ce sera peut-être le temps de mon délogement. » Il versa des larmes en priant avec ses amis chrétiens. Il partait pourtant sans hésitation, heureux d’exposer sa vie pour le salut de ses compatriotes et convaincu qu’il travaillait pour Dieu en essayant, au péril de ses jours, de conjurer les affreuses calamités qui menaçaient son pays. Tout le long de la route, il réunissait ses compagnons pour prier avec eux pour le succès de la mission de paix qu’il avait entreprise. Cette mission s’ouvrit sous des auspices favorables, et il put croire un moment que son but était atteint. Mais ses ennemis travaillaient sourdement contre lui et machinaient sa perte. Aux présents envoyés par Thakombau, ils opposèrent des promesses considérables qui leur ouvrirent la voie ; puis ils demandèrent hardiment la tête de Vérani, comme gage d’alliance. Après quelques courtes hésitations, elle leur fut accordée. Cette négociation fut habilement cachée à Vérani. Un aussi brusque revirement de sentiments chez ceux dont il venait solliciter le concours ne doit pas étonner de la part de gens essentiellement corruptibles, et Vérani ne s’en fût pas étonné, s’il l’eût connu. Un matin qu’il cheminait avec ses hommes, un coup de fusil partit à quelque distance et au même instant un homme s’élança sur lui, la massue levée. Quoique blessé, Vérani désarma son assaillant, mais, ne voulant pas se servir de son arme contre lui, il la jeta sur le sol. L’autre la releva, et se précipitant sur sa victime, il l’acheva à coups de massue. Tous ses compagnons périrent à l’exception d’un seul qui échappa ; la plupart furent rôtis et dévorés, et dans le nombre, un prédicateur laïque fort estimé qui s’était rendu très utile dans l’établissement typographique de la mission. Les restes de Vérani échappèrent toutefois à ce traitement impie et furent réclamés par les missionnaires qui leur rendirent les derniers devoirs.
Telle fut la fin du chef chrétien de Viwa. Celui qui, avant sa conversion, avait si souvent répandu le sang humain, périt d’une mort violente. Huit années d’une inviolable fidélité à Jésus-Christ, au milieu de nombreuses luttes, avaient prouvé le sérieux de sa conversion ; il avait assez vécu pour laisser dans le souvenir de ses compatriotes et dans l’histoire de la mission fidjienne, l’exemple admirable de la toute-puissance de l’Évangile pour faire du cannibale le plus vil et le plus féroce un humble disciple du Sauveur et un héritier de la vie éternelle. Les annales des missions contemporaines ne présentent pas, à notre connaissance, de trait plus frappant que celui-ci et qui mette mieux en lumière l’énergique vitalité de ce christianisme, jeune après dix-huit siècles, auquel appartient l’avenir du monde.
Dans sa vie que le plan de cet ouvrage ne nous permettait pas de raconter avec plus de détails, Vérani fut un ardent et courageux propagateur de la vérité ; et par sa mort même, il scella l’œuvre de sa vie. Ce fut là une éclatante manifestation de cet asservissement au devoir qui le caractérisait, en même temps qu’une tentative vaillante, quoique infructueuse, de remplacer par des négociations amicales les horribles guerres dont le passé de Fidji était rempli. Pour Thakombau aussi, cette mort était un enseignement. Vérani avait été, pendant de longues années, son plus fidèle compagnon d’armes et son plus intime ami, et, depuis que ses sentiments religieux lui avaient arraché les armes des mains, sa fidélité n’avait fait que s’accroître. Thakombau n’avait pas pu fermer les yeux sur ce fait qu’il avait cru à l’avance impossible, et il en avait été touché. Mais ce qui le toucha plus encore, ce fut ce témoignage de dévouement que lui avait donné son ami en mourant. C’était pour lui qu’il s’était ainsi exposé à une mort presque certaine, pour lui, ennemi de l’Évangile qu’il persécutait même parfois et dont il redoutait l’influence. Cette pensée dut se présenter souvent à l’esprit du monarque que les revers avaient amolli ; et il regretta l’ami fidèle qu’il avait perdu, plus qu’il n’avait regretté personne. La puissance des convictions chrétiennes qu’il avait vue éclater chez cet homme, le frappa ; et quand, peu après, il se décida à renoncer au paganisme, il y fut poussé en partie par l’impression profonde que cette vie et que cette mort avaient laissée sur son âme.
Mais le désir de faire connaître jusqu’au bout la carrière chrétienne de l’un des convertis de John Hunt, nous l’a fait un peu perdre de vue lui-même, en nous menant jusqu’à l’année 1853. Revenons en arrière pour reprendre la suite des événements de la vie du missionnaire, dont celle de Vérani n’est qu’un épisode.
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