Arnold Bovet, sa vie, son œuvre

XI.
Le caractère

Participants de la nature divine…

2 Pierre 1.4

La figure d’Arnold Bovet va bientôt disparaître à nos yeux. Après avoir pénétré, pour mieux le connaître, dans sa vie pastorale et dans sa vie de famille, il est temps de faire un pas de plus, d’entrer dans le sanctuaire de sa vie intérieure et d’explorer son âme.

Cette âme nous est décrite en un portrait graphologique fait par l’abbé Michon en 1876, au moment où le caractère d’Arnold Bovet était entièrement formé :

« L’écriture signée Arnold Bovet est complètement spontanée et d’un abandon absolu qui laisse lire toute l’âme. C’est une bonne écriture type.

« Au point de vue intellectuel, nous avons un cerveau éminemment logicien, raisonneur, suivant l’idée jusqu’à ses conséquences rigoureuses. La grande puissance de comparaison et d’assimilation est nettement indiquée. C’est un cerveau tout en travail, raisonneur, déductif ; ce n’est pas l’idéaliste, le systématique. Il va tout de suite au côté pratique et réalisateur des choses.

« Au point de vue affectif, c’est une nature très aimante, très chaude, très passionnelle ; il y a là un cœur de femme. Aussi c’est le cœur chez lui qui est l’inspirateur et le maître des résolutions. Il lui faut de très grands efforts pour se désintéresser complètement du côté passionnel de sa nature. Il arrive toujours difficilement à être l’homme froid, n’agissant que de la tête et dominant le cœur.

« Au point de vue volontaire, il a la ténacité qui est une grande force. Il ne lâche pas prise. C’est un cerveau tenace. Mais ce qui est caractéristique dans cette nature, c’est l’opiniâtreté. C’est un degré de force volontaire supérieur à la ténacité. Il y joint l’entêtement des idées.

« Ces trois points de vue de la manifestation volontaire constituent une nature d’une volonté puissante. Cet homme sait vouloir jusqu’à ne céder jamais.

« En dehors des idées qui lui sont chères et pour lesquelles il se passionne avec l’ardeur entraînante d’un apôtre, il a une très grande douceur.

« C’est un esprit lucide. Il y a clarté, jugement. Mais le côté passionnel vient nuire à la justesse du jugement. Dans toutes les questions pour lesquelles il ne se passionne pas, grand jugement.

« La simplicité est splendide et absolue. Pas un mouvement de recherche, de prétention n’est indiqué dans cette écriture. Il a le sentiment de sa force, de sa supériorité intellectuelle.

« Il a de l’imagination, mais que depuis longtemps il s’est accoutumé par instinct à soumettre au joug de la volonté, parce qu’il en a compris tous les dangers, surtout venant s’unir à sa grande puissance passionnelle.

« Né très franc et encore très franc, il a beaucoup de finesse acquise. Il doit cela à ce qu’il a beaucoup examiné, expérimenté. Il joint à la finesse d’expérience une aptitude de diplomatie qui est aidée par la finesse acquise et qui fait l’habileté de cet homme et aide puissamment aux succès qu’il peut obtenir.

« Il y a de l’originalité dans cette nature. Il y a grâce dans cet esprit ; le sens du beau, le sens esthétique est bien indiqué.

« C’est un esprit qui conçoit rapidement et associe les idées avec une facilité remarquable. Nature généreuse, qui n’est économe que par raison. La signature dit la belle simplicité et un reste d’imagination qui survit aux efforts de l’expérience pour contenir cette dangereuse compagnie. »

Nous avons reproduit ce portrait, malgré sa longueur, tout d’abord à cause de son extrême fidélité et ensuite parce qu’il est impossible au chrétien de ne pas se poser, après l’avoir lu, cette question délicate, négligée par le graphologue : Quelle est dans cette âme la trace du Saint-Esprit ? y a-t-il là réellement ce que l’apôtre Paul appelait « une lettre de Christ », trouverons-nous sa signature ? Une des expressions favorites du disciple de Männedorf était : « Participants de la nature divine. » Dans quelle mesure a-t-il été cela ?

On peut dire qu’en Arnold Bovet, tel que ce portrait nous le dépeint et tel que nous l’avons connu, se trouvent des traits de son caractère naturel que la grâce n’a eu qu’à vivifier, d’autres qu’elle a combattus et dû faire disparaître, d’autres enfin qui, inexistants avant sa conversion, sont de pures créations du Saint-Esprit.

Il est incontestable, par exemple, que le fils de Philippe et de Bertha Bovet a hérité de ses parents une âme aimante et optimiste. Même sans conversion il eût été un homme de cœur. On remarque, en effet, bien avant la crise qui fit de lui une nouvelle créature, que la tendance de son âme l’incline à relever toujours de préférence le beau côté des hommes et des choses. Voyez seulement ses boutades. On fait peu attention aux boutades parce qu’on les juge sans conséquences ; elles sont sans importance parce que sans préméditation. Ce sont des documents improvisés. Quelle erreur ! C’est précisément ce caractère absolument spontané qui leur donne une si grande valeur. Issues en quelque sorte du « subconscient » qui est le fond même de notre moi, échappées à notre cœur, sans apprêt et sans fard, elles sont les documents les plus authentiques de notre esprit et les témoins les plus véridiques de ce qui s’y passe. On pourrait les appeler les enfants terribles de l’âme. Bonnes ou mauvaises, bienveillantes ou méchantes, les boutades doivent être recueillies soigneusement ; mieux encore que son écriture, elles trahissent et dépeignent un homme.

La correspondance d’Arnold avec sa mère étincelle de boutades et de remarques qui nous révèlent son caractère aimant et joyeux. En outre, il a un mot qui l’accompagne et le désigne partout, comme le « Leitmotiv » des héros de Richard Wagner, c’est le mot délicieux. Son amour bienveillant et son optimisme le lui inspirent dans les circonstances les plus critiques et à propos de personnes auxquelles nous ne l’aurions pas appliqué. Quand il parle de ceux qu’il aime, le fameux mot se répète à l’infini. Dans une lettre datée de Kreuznach, à une des époques les plus pénibles de sa jeunesse, on le trouve une vingtaine de fois. D’autres mots reviennent volontiers sous sa plume et sur ses lèvres, celui de « brave » et celui « d’intéressant », appliqués indistinctement aux hommes et aux choses. On se souvient que ses plus acharnés ennemis n’étaient appelés par lui que « ces braves ». Quand Arnold se souvient de ses sept années de souffrance et du genou qui les a causées, il le qualifie « un brave genou », parce que c’est lui qui l’a fait aller à Männedorf. Un peu après, quand une gène relative et momentanée a succédé dans sa famille à une large aisance, il a des boutades d’allégresse comme celle-ci qu’il adresse à sa mère : « Jubiles-tu assez de n’avoir plus à donner de fêtes ? » Même sans conversion, cet homme eût été aimant et joyeux.

Que le Saint-Esprit répande dans ce cœur déjà si tendre l’amour de Dieu, cette tendresse et cet optimisme naturels vont se changer en une flamme ardente et en une pure félicité. La bienveillance pour les hommes va devenir l’amour pour les âmes, amour que rien ne peut plus éteindre ni épuiser. C’est aussi ce que nous trouvons en lui à partir de Männedorf. Lui-même a pu, sans orgueil et sans crainte, se rendre le témoignage suivant :

« J’aimerais certes mieux être couché dans les fers, au fond d’une prison, que d’avoir encore des sentiments de haine, de vengeance, d’envie ou de colère. Dieu peut me prendre au mot, je le loue et je le bénis de m’avoir délivré de tout cela. »

Son affirmation est confirmée par ceux qui l’ont le mieux connu. Une paroissienne de Sonvillier nous disait de lui : « Il avait la beauté de la bonté. »

Cette bienveillance naturelle, devenue amour des âmes, a fait du pasteur de Berne un des chrétiens les plus larges que nous ayons rencontrés. Sa théologie risquait de le rendre étroit, son cœur l’en préserva. Il était difficile d’être à la fois plus piétiste et moins sectaire.

De même, l’action de l’Esprit en lui a transformé en qualité une disposition qui sans cela serait devenue un défaut. Nous faisons allusion à son extrême sensibilité. Certaines personnes ont des âmes qu’on pourrait appeler pachydermes ; elles ne sentent rien ; d’autres, au contraire, sont de vraies harpes éoliennes. Le moindre souffle les fait chanter de joie ou crier de douleur. Tel était Arnold Bovet.

Comme le découvre l’abbé Michon, il avait un cœur de femme. Sans l’action d’en haut, cette extrême sensibilité serait devenue de la susceptibilité ; sous la discipline de l’Esprit elle s’est transformée en un tact exquis.

M. le pasteur Bernard, un des hommes qui l’ont le mieux connu, écrivait de lui quelques jours après ses funérailles : « Son amitié était suave et discrète. » Un pasteur raconte qu’une de ses anciennes catéchumènes étant mourante à l’hôpital de Berne, Arnold Bovet l’informa de la chose et l’invita à la visiter. Il vint à trois reprises ; chaque fois, notre ami le recevait à la gare et l’accompagnait jusqu’à la porte de l’hôpital, mais refusait d’entrer et disait : « Il vaut mieux que vous soyez seuls, vous causerez plus à cœur ouvert. »

Les plus pures vertus peuvent, comme le soleil, avoir leurs taches. Dans l’homme aussi bien que dans la société, il arrive que la charité nuise à la justice. L’extrême répugnance qu’éprouvait Arnold Bovet à juger les autres l’a porté parfois à imposer silence à tel chrétien que sa conscience poussait à exprimer sur les hommes ou sur les choses un jugement motivé. Il est permis de trouver qu’en cela il avait tort.

De même l’extrême amabilité qu’il témoignait à tous ne pouvait pas se soutenir toujours au même diapason ni se distribuer avec une parfaite équité ; comme chacun de nous, il avait ses préférences, qu’il ne dissimulait pas assez en présence de ceux qui n’en étaient pas les objets. Sa prodigalité, en fait de bonté, avait rendu ses amis exigeants et facilement jaloux, comme le sont tous les enfants gâtés.

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Un autre trait de caractère que la grâce de Dieu a rencontré dans la nature de notre ami et qu’elle n’a eu qu’à fortifier, c’est la simplicité. Nous ne disons pas l’amour des choses simples, lequel est apparu plus tard, mais la simplicité dans les allures, la haine de toute pose, l’affranchissement des conventions sociales qui frisent le mensonge et dans lesquelles tant de personnes demeurent ligotées toute leur vie.

Quant à l’amour des choses simples qui caractérisa le pasteur de Berne, nous n’oserions affirmer qu’il l’ait apporté avec lui en naissant. Il avoue encore en 1868 sa prédilection « pour les personnes distinguées », et il est probable qu’antérieurement cette préférence allait aussi aux belles choses. À vrai dire, et malgré une forte réaction, il lui en est toujours resté quelque vestige. Son père aimait un peu trop les objets d’art, et sa mère ne les détestait pas. Lui-même aurait peut-être cultivé dans son âme ce goût pour ce qui plaît, si ses tendances vers les élégances artistiques n’eussent reçu un coup presque mortel pendant ses séjours à Männedorf et un peu après.

Chez Mütterli, on ne cultivait pas l’art. Le service de Dieu absorbait tout. L’extérieur de cette sainte femme au corps brisé, celui de ses aides, l’extrême simplicité de la maison et de la vie, tout contribuait à vous détacher du visible pour vous aider à chercher l’invisible. La splendeur du trésor contenu dans cet ensemble de personnes et de choses plutôt laides guérit pour toujours Arnold Bovet de la dangereuse religion de la beauté. Malgré son amour pour la nature, jamais il ne serait devenu sans graves réserves, disciple de John Ruskin, car il sentait vaguement que, dans notre siècle, le culte du beau n’est pas nécessairement celui du vrai, ni surtout celui du bien.

La liquidation qu’il fit des objets d’art accumulés dans la maison paternelle, ne dut pas peu contribuer à le confirmer dans l’idée que ces choses ne donnent pas le bonheur. Leur disparition lui fut plutôt une délivrance qu’un sacrifice. Désormais, son âme a soif d’autres chefs-d’œuvre ceux que produit le Saint-Esprit, et, pour les découvrir et les collectionner, il néglige et méprise les « babioles » des musées et il enferme ignominieusement dans une armoire les bibelots coûteux reçus en présents de noce.

Son installation dans la ville fédérale n’atténua pas ce nouveau trait de son caractère. La Tempérance l’ayant mis de plus en plus en contact avec la misère matérielle autant que morale de beaucoup de ses concitoyens, il sentit que la simplicité est un devoir social autant qu’un principe chrétien. Plus que jamais, il la cultiva pour lui-même, et il ne conserva de son amour pour les belles choses que le désir très louable de faire aussi bien et aussi beau que possible tout ce qu’il faisait pour Dieu.

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Nous trouvons dans le caractère primitif d’Arnold Bovet un troisième trait que la grâce n’a eu qu’à fortifier, c’est son sens pratique et réaliste.

Sur ce point, il n’a pas eu à vaincre sa nature, mais simplement à la consacrer au service de Dieu. Cette consécration est en elle-même une victoire, car elle implique un sacrifice. On se souvient avec quel intérêt le jeune homme de dix-sept ans visitait à Zurich les ateliers de M. Escher. L’enthousiasme qu’excitait en lui la vue de ces machines pouvait lui paraître une sorte d’invitation à choisir la carrière de l’industrie et faire miroiter devant ses yeux un avenir brillant au point de vue terrestre. Avec son sens pratique, son amour pour le réel, son aptitude pour les mathématiques, il eût pu devenir un ingénieur distingué. La direction de ses goûts paraissait même se confondre avec un devoir, puisque son père désirait l’avoir pour collaborateur et avait si grand besoin de lui.

Quand il renonça à cet avenir pour suivre l’appel de Dieu, Arnold ne pouvait pas prévoir que son Maître utiliserait en lui l’architecte. Il était contraint de se dire que, pasteur, jamais il ne pourrait aborder le genre de travail qui lui plaisait le plus ; sa vie devait lui apparaître comme une chose à jamais mutilée, sinon perdue. Mutilée, oui, elle le fut, mais comme l’arbre qui va être greffé et dont le dépouillement amène l’enrichissement.

Cette loi du Royaume de Dieu, que ceux qui perdent leur vie sont aussi ceux qui la sauvent, il en fit une éclatante expérience. Il sacrifia ses talents d’ingénieur pour accepter une tâche que beaucoup méprisent, et voici, Dieu lui a fait produire, comme pasteur, des résultats plus réels, plus tangibles et plus visibles que ceux qu’ont obtenus beaucoup d’ingénieurs.

Continuons à lire la « lettre de Christ ». La signature divine va nous apparaître dans un trait de caractère où la grâce a dû triompher de la nature, nous voulons dire : L’horreur du péché.

Arnold Bovet, cet homme si doux, savait être violent. Plein d’une inépuisable bienveillance pour tous les pécheurs, il était intraitable et agressif en présence de tous les péchés et particulièrement de ceux pour lesquels, avant sa conversion, il s’était senti une coupable tendresse. La tendance naturelle de son cœur l’aurait peut-être porté à voir dans le mal moral une infirmité plutôt qu’une faute, un sujet de pitié plutôt que de condamnation ; livré à lui-même, il eût été tenté d’étendre jusqu’au péché son indulgence pour le pécheur. Au lieu de cela — et c’est bien là la trace authentique d’une intervention divine —, nous trouvons en lui, quand il s’agit du mal, un tout autre homme, dont l’attitude, en présence des sollicitations de l’impureté ou de l’hypocrisie, rappelle celle des rochers de la côte bretonne contre les assauts de l’Océan. Il est, en présence du mal, d’une solidité et d’une dureté de granit. Bien plus, sa force de résistance se double, quand il le faut, d’une énergie singulière pour l’attaque. En toute occasion, favorable ou non, il sait prendre l’offensive et, quand il s’agit de vérité, de pureté, de fidélité, jamais il ne ferme ni ses yeux ni sa bouche.

Il se souvenait avec reconnaissance des soufflets que sa mère ne lui avait pas ménagés, et quand il voyait des parents trop faibles pour sévir, non seulement il les pressait de le faire, mais encore il s’offrait pour les remplacer. Nous croyons savoir que, plus d’une fois, il fut amené à intervenir et que le principal intéressé ne lui en a pas su mauvais gré.

Entendait-il parler d’un chrétien dont la conduite était critiquée, il n’hésitait pas à l’aller trouver pour lui donner l’occasion de se défendre si l’accusation était injuste et de s’humilier si elle était méritée.

Un jour, en pleine réunion, voyant se lever un abstinent qui voulait prendre la parole, il le repoussa avec violence en lui disant à haute et intelligible voix : « Arrière ! Hypocrite ! Zurück ! Heuchler ! »

Est-ce là l’homme qui, avant sa conversion, était sans force pour combattre le mal en lui et autour de lui, se surprenait à s’adapter à tous les milieux et à être toujours de l’avis du dernier opinant ? C’est le même, mais transformé ; dans cette âme se lit une écriture qui n’est pas humaine, la grâce de Dieu a passé par là.

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Un autre trait de ce caractère où éclate la victoire de la grâce sur la nature et où se lit la signature de Jésus-Christ, c’est la volonté. Ceux qui ont vu Arnold Bovet à l’œuvre comme chef de la Tempérance à Berne, dans la Suisse allemande et en Allemagne, seraient bien étonnés s’ils lisaient son journal intime ou sa correspondance antérieure à sa conversion.

Ce dont il se plaint le plus, ce dont Mütterli avait le plus à le blâmer, c’était un défaut de persévérance, une absence presque complète d’énergie.

N’exagérons rien, le fait de demander une grâce ne prouve pas que celui qui la désire en soit totalement privé. Le pasteur Puaux père a écrit cette pensée aussi vraie que fine : « Si le tact était en vente, on ne verrait en acheter que ceux qui en ont déjà. » Il en va de même des autres qualités ; pour les désirer ardemment, il faut déjà les posséder un peu. La mère d’Arnold Bovet avait une forte volonté et elle a dû en laisser quelque chose à son fils. Néanmoins, pendant toute la jeunesse de celui-ci, une plainte s’exhale : il se voit faible, flasque et mou, et certes, il n’a pas fallu moins qu’une vigoureuse action d’en haut pour faire de cet être hésitant l’homme que nous avons connu.

On sait ce qu’il a été : Un chef dans toute la force du terme, un meneur d’hommes, apte à commander aux autres parce qu’il avait appris à se vaincre lui-même ; et non seulement il s’est montré capable d’actes isolés et extraordinaires, exigeant pour un instant une forte dépense d’énergie, mais, chose infiniment plus rare et plus précieuse, il lui fut donné une volonté persévérante, tenace, obstinée, qui, dirigée par une main invisible, ne lâchait plus ce qu’elle avait étreint.

Quelqu’un a comparé cette énergie continue et patiente à la poussée qu’impriment à un wagon, dans une gare, quelques hommes d’équipe. On les voit inclinés, penchés presque horizontalement contre la masse immobile. Ils paraissent impuissants, mais ils persévèrent, et non seulement ils la mettent en branle, mais quand ils se redressent, elle continue à rouler.

Si l’on nous permettait un autre rapprochement qui nous plaît en dépit du mauvais jeu de mots qu’il paraît contenir, nous dirions volontiers : Certains ouvriers de Dieu tirent comme des chevaux, avec ardeur mais par secousses. Arnold Bovet tirait comme un bœuf, d’un effort plus lent, mais plus constant. Nul n’ignore que, pour les lourdes charges et dans les chemins non frayés, les bœufs valent mieux que les chevaux.

Le graphologue ne se trompe pas quand il parle d’une ténacité allant jusqu’à l’opiniâtreté. Sur ce point, l’écriture de Dieu n’a peut-être pas entièrement fait disparaître le vieux caractère. La volonté a un demi-frère, fils de la faiblesse, et qui s’appelle l’entêtement. On en trouve quelques traces chez Arnold Bovet, et lui-même, en 1885, se sentit pressé d’écrire une lettre qu’il destinait à son Église, pour s’humilier de son obstination à vouloir certaine construction et pour laquelle Dieu l’avait repris.

Pareillement, une forte volonté, nourrie de responsabilités et de succès peut engendrer l’esprit de domination. Il est rare qu’un homme qui a beaucoup d’initiatives à prendre et d’ordres à donner ne devienne pas un peu autoritaire. Le parlementarisme, avec ses délais, ses complications, ses ménagements, ne convient guère aux entreprises grandioses et conquérantes. Il faut parfois, dans la marche en avant, au milieu des obstacles et des difficultés, heurter celui-ci, blesser celui-là. Arnold Bovet a toujours été parlementaire, il consultait soigneusement ses amis et ses comités ; s’il lui est cependant arrivé de blesser tel ou tel, ceux-là seuls qui n’ont pas été appelés à diriger, pourraient s’en étonner.

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Un trait, dans son portrait graphologique, a dû paraître inexact à beaucoup de ceux qui l’ont aimé : Il a le sentiment de sa force, de sa supériorité intellectuelle.

« Au contraire, s’écrieront-ils, personne n’a eu moins que lui ce sentiment. Déjà comme enfant, il ne cessait de se plaindre de l’infériorité relative de son esprit ; jeune homme il continua à la rappeler, et, jusqu’à la fin de sa carrière, il déclara que les autres travaillaient plus et mieux que lui. Quand vous causiez avec lui, rapporte M. le pasteur de Montmollin, il semblait que c’était vous qui aviez toutes les bonnes idées. L’impression dominante qu’il nous laisse est celle d’une rare humilité. »

La graphologie est-elle donc en défaut ? Il n’y a pas à dire, la signature d’Arnold Bovet et très particulièrement l’initiale A ne nous paraissent pas indiquer l’effacement de la personnalité. Cet homme, toujours si pressé, que certains mots, dans sa correspondance, tiennent plus de la sténographie que de l’écriture, mettait dans l’A de son prénom une richesse de courbes allant jusqu’au luxe. De l’examen de cette signature le graphologue conclut à la « belle simplicité » avec quelques restes « d’imagination », mais non à « l’humilité ». Ce mot est absent du portrait. Que faut-il penser de cette particularité ?

Il nous paraît que les parents et les amis d’Arnold Bovet ont raison quand ils le proclament humble, et que la graphologie n’a pas tort quand elle affirme qu’il avait le sentiment de sa force et de sa supériorité intellectuelle. Il n’y a là aucune contradiction. Qu’est-ce donc que l’humilité ? La médiocrité d’esprit ? Celle-ci fait très bon ménage avec la vanité, et l’on trouve parfois bien de l’orgueil dans l’âme de ceux que, dans les réunions publiques, on appelle « les humbles ».

L’humilité véritable suppose au contraire le mérite personnel ; elle n’existe même réellement, avec toute sa beauté, que chez les êtres supérieurs, car pour s’abaisser vers la terre il faut être au-dessus d’elle.

Nous croyons qu’Arnold Bovet, inférieur à quelques-uns de ses amis par la pensée, et supérieur à beaucoup par l’action, a pris peu à peu conscience de sa valeur et des dons que Dieu lui avait départis. Le succès de ses travaux, l’extension de son œuvre, l’autorité et le prestige de sa personne, tout cela a dû lui donner une impression de force personnelle ; et la preuve, c’est qu’il acceptait et recherchait même la direction des assemblées et des entreprises, quand il voulait les voir aboutir. C’est dans ces gens que se justifie le verdict du graphologue.

Mais Arnold Bovet n’avait pas l’idée de s’attribuer la force qu’il sentait en lui ; il savait qu’elle ne lui appartenait pas. Il se comparait, non à ce qu’il avait été, mais à ce qu’il aurait voulu être, non à la personne de son prochain, mais à celle de son Sauveur. Après avoir regardé en haut, il perdait toute envie de regarder de haut, et il baissait la tête dans le sentiment profond et intense de son indignité. C’est dans ce sens que ses amis ont raison de proclamer son humilité.

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Un des plus beaux effets de la grâce en Arnold Bovet, celui peut-être dans lequel se retrouve le mieux la marque de Jésus-Christ, c’est son amour pour le sacrifice.

Sa longue maladie lui avait imposé bien des renoncements ; elle lui avait aussi procuré quelques gâteries et l’on sait que l’homme s’accoutume aisément, quand il souffre, à considérer comme toutes naturelles et presque obligatoires les menues compensations qu’invente en sa faveur la tendresse humaine.

Sa guérison incomplète ne l’avait pas exonéré à toujours des sacrifices imposés à sa jeunesse. À Tubingue encore, il devait se priver de bien des plaisirs accordés à ses amis, et souvent il eut l’occasion de répéter sa petite phrase : « Je m’abreuve de renoncements. »

Chose remarquable, ces quelques mots ne résonnaient pas dans sa bouche comme une plainte ou une réclamation ; ils exprimèrent tout d’abord l’acceptation résignée d’une nécessité ; plus tard, l’adoption libre d’un régime fortifiant encore qu’un peu amer ; ils finirent par retentir avec un accent joyeux et fier, comme la proclamation d’un privilège.

À Männedorf déjà, puis dans son ministère, le jeune chrétien avait découvert que le renoncement est une force et le sacrifice un enrichissement. Théoriquement, il savait depuis longtemps que perdre sa vie c’est la sauver ; pratiquement il en fit l’expérience, et ce qu’il avait d’abord subi comme une privation, il finit par le revendiquer comme une grâce. Dès lors, et sans cesser de redouter un peu la souffrance physique, il cultiva en lui-même la compassion par la fréquentation de la douleur. Le 3 octobre 1869, il écrivait à sa fiancée : « Quand je vais de souffrance en souffrance, la strophe finale du « Rêve » de Mme de Pressensé me revient sans cesse à la mémoire :

Car la compassion c’est la passion sainte.
C’est le charbon de feu ;
Celui qui la connaît n’a qu’une seule crainte,
C’est de souffrir trop peu.

Accueillir la souffrance pour soi-même, c’est difficile ; l’accepter pour ceux qu’on aime l’est infiniment plus. Bien des fois, Arnold Bovet dut passer par cette école. Pendant les années 1876 à 1885, les longues maladies de sa femme furent pour son cœur si sensible une vraie fournaise ; en 1886, 1890 et 1891, les trois pneumonies très graves de ses enfants mirent sa confiance à une rude épreuve ; enfin, la fièvre, qui, dès 1898, s’attaqua pour la première fois au jeune missionnaire de Lourenço-Marqués et l’hématurie qui en mars 1903 mit sa vie en danger, furent pour le père presque plus douloureuses encore que pour le fils.

Mais c’est au sein des ténèbres les plus épaisses que la lumière donne tout son éclat. Dans la souffrance morale qu’infligeaient à l’homme de Dieu les souffrances physiques de son fils, on est tout étonné de discerner une sorte de joie, d’un genre très spécial, incompréhensible au monde et ressemblant un peu à celle qui remplissait le cœur des apôtres Pierre et Jean, « joyeux d’avoir été jugés dignes de subir des outrages pour le nom de Jésus » (Actes 5.41), on à celle qui, dans le cachot de Philippes, faisait chanter Paul et Silas (Actes 16.25). C’est la joie de l’amour, heureux et fier de partager les souffrances de Christ, et de la foi clairvoyante qui discerne dans la douleur une source de vie et de force.

Voici ce qu’écrivait Arnold Bovet à son fils, le 23 novembre 1898 :

« Voilà donc que tu as aussi dû faire connaissance de cette fièvre qu’on nous a si souvent décrite ; tu vas avoir à nous raconter en détails les douleurs, l’abattement, les maux de tête, les chaleurs et les transpirations, avec tous les malaises indescriptibles par lesquels on passe. Nous avons été bien émus en lisant cette nouvelle, et nous avons senti que tu étais enrôlé tout de bon sous la bannière des pionniers de l’Évangile sur la terre lointaine. Évidemment il y a là un honneur en même temps qu’une douleur et un sacrifice, et Dieu te donnera aussi intérieurement ce même sentiment de reconnaissance et de paix qu’il donne à ceux qui sont appelés à souffrir directement pour sa cause. »

Voici enfin quelques extraits de la dernière lettre que le père adressa à son fils, le 14 janvier 1903 :

« Dans le temps, je me suis souvent dit que tu avais eu une jeunesse trop facile, que tout allait à ton gré et que tu risquais de ne pas être suffisamment maté et éduqué en vue de ces crises salutaires qui trempent les caractères. Et maintenant, je vois clairement que ton Père céleste se charge de compléter ce que ton père terrestre a essayé de commencer, et je me prends à trouver que son éducation est parfois bien austère et qu’il exige beaucoup. Mais, d’un autre côté, je vois bien que c’est Lui qui agit et qui poursuit par là l’œuvre excellente de ton perfectionnement dans la foi et dans la consécration… »

Cette pénétration dans le mystère de la souffrance, cette intuition de la grâce qu’elle contient, n’est-ce pas là ce qui a rendu Arnold Bovet si bienfaisant aux malades ? « C’est auprès d’eux qu’il était le plus lui », écrit une de ses paroissiennes, c’est-à-dire l’expression vivante de l’amour d’En-Haut, la réalisation simple et pratique de la parole : « Je vous soulagerai. »

Souffrir joyeusement en soi-même et dans ceux qu’on aime, s’immoler volontiers, être à la fois sacrificateur et victime, n’est-ce pas ressembler à Jésus-Christ, et comme saint Paul, « achever ce qui manque à ses souffrances » et « porter ses marques » ? Celui dans la vie duquel on lit ces choses est vraiment une lettre de Christ, il porte sa signature.

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Essayons de résumer en une impression finale les divers côtés du caractère que nous venons d’étudier.

Deux choses surtout ressortiront de cet examen. C’est tout d’abord un ensemble harmonieux de qualités rarement unies. Le génie est souvent le développement exagéré de quelques facultés au détriment des autres. Chez Amiel, par exemple, l’acuité de la vision est extraordinaire et la volonté est faible. Cet homme a en l’œil trop perçant et la main trop flasque. De cette disproportion est née une âme de penseur incapable d’action. Chez d’autres, l’énergie virile a tué la sensibilité, ou bien le sens de l’art a atrophié le sens moral ; cela fait des génies que nous admirons à cause de leurs œuvres, mais que nous méprisons à cause de leur caractère, des « surhommes » peut-être, mais pas des hommes.

Dans l’âme d’Arnold Bovet, aucune excroissance géniale, mais un ensemble rare de qualités qui ne le sont pas, une grande variété d’aptitudes moyennes qui, loin de se combattre, ont combiné leurs énergies pour former un homme plus utile et plus bienfaisant qu’on ne l’est avec du génie.

Mieux qu’une précieuse harmonie de dons, ce qui a fait la beauté de cette âme, c’est sa pénétration complète par l’Esprit de Dieu. Le vase était d’argile comme tout ce qui est humain ; mais Jésus-Christ l’avait rempli de nard pur, et quand, par une consécration complète, pratique, définitive, le vase fut brisé, la maison a été remplie de l’odeur du parfum.

À Männedorf, Nettli, l’aide de Mütterli, venait d’atteindre sa vingt-neuvième année. Le jeune Arnold se permit de lui dire : « Nettli, vous voilà presque une vieille fille ! » « Une vieille fille ? moi ? répondit-elle, il y a longtemps que je suis fiancée ! » En qualifiant de « fiançailles », sa propre alliance avec Jésus-Christ, Nettli, sans s’en douter, prédisait ce que devait être un jour la piété de son interlocuteur. À Männedorf, l’âme du jeune homme de dix-sept ans avait été fiancée à Jésus-Christ ; et cet amour de fiancée, amour jeune, ardent, joyeux, infatigable, amour qui illumine la vie et en décuple la valeur, amour aussi beau que le printemps et trop souvent aussi court que lui, Arnold Bovet devait le garder toujours, dans la jeunesse et dans l’âge mûr, dans les travaux et dans les peines, au milieu du dédale des occupations terrestres, dans le déclin des forces et jusqu’en face de la mort !

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