Les Epîtres de saint Paul sont incontestablement les mieux assurés de tous les écrits anciens. A part le témoignage général de la chrétienté, elles portent en elles-mêmes le titre indélébile de leur authenticité. Pour peu qu’on les lise attentivement, il en sort l’irrésistible impression d’une réalité vivante ; elles présentent de toute part les profondes et inimitables empreintes de la personnalité de l’apôtre, telle qu’elle nous est connue ; elles sont remplies de ces particularités nées des circonstances et du fond des choses, qui les marquent visiblement du sceau historique ; partout ces traits vifs, ces accents spontanés, ce quelque chose d’individuel, d’intime, où se vérifie, dans le sens le plus positif, ce mot célèbre : « Le style, c’est l’homme. » Ces Epîtres ont donc pour elles la preuve interne prise par ses grands côtés et dans ses critères les plus certains, c’est-à-dire la vraie preuve interne.
Et la preuve externe, la preuve directe et historique, est plus forte encore. Quelle garantie plus sûre que celle qu’elles offrent à cet égard ? « Quiconque, disait Tertullien, vers la fin du second siècle, voudra exercer utilement sa curiosité dans l’affaire du salut, n’a qu’à visiter les Eglises que les apôtres ont fondées et où se trouvent leurs lettres authentiquesb. L’Achaïe est-elle près de vous ? vous avez Corinthe. N’êtes-vous pas éloigné de la Macédoine ? vous avez Philippe, vous avez Thessalonique. Pouvez-vous passer en Asie ? vous avez Ephèse. Mais si vous êtes près de l’Italie, vous avez Rome. » Bien avant Tertullien, Clément Romain, le même probablement que saint Paul place parmi ses compagnons d’œuvre (Philippiens 4.3), cite en ces termes la première aux Corinthiens. « Prenez en mains l’Epître du bienheureux apôtre Paul. Certainement il vous écrivit par le Saint-Esprit, touchant lui-même et touchant Céphas et Apollos, parce qu’alors aussi vous étiez divisés. » A l’entrée du second siècle, Ignace et Polycarpe, disciples de saint Jean, citent de la même manière l’Epître aux Ephésiens et l’Epître aux Philippiens. Et cela, remarquons-le, tout à fait occasionnellement ; ces anciens docteurs ne mentionnent ces Epîtres que parce qu’ils écrivent aux Eglises qui les avaient reçues. N’est-il pas vrai que le doute est moralement impossible pour tout autre que le scepticisme ou le dogmatisme quand même ? Se figure-t-on que les Eglises de Corinthe, de Philippe, de Thessalonique, d’Ephèse, de Rome se soient laissé persuader, à une époque quelconque, qu’elles possédaient depuis le commencement des lettres dont elles n’auraient pas entendu parler jusque-là, et qu’elles y aient placé avec une confiance religieuse, avec une entière soumission d’esprit et de cœur, la base de leurs espérances et la règle de leur vie ? Quand et comment cela se serait-il fait ? On peut, je crois, défier l’esprit le plus inventif de faire une réponse tant soit peu plausible à cette question, et de montrer, je ne dirai pas la vraisemblance, mais la possibilité d’une fraude et d’une duperie pareilles. Quoi ? un faussaire sans nom fabrique un beau jour ces écrits : non seulement il réalise l’irréalisable, en reproduisant saint Paul dans les traits les plus profonds comme dans les détails les plus fugitifs de sa pensée et de sa vie, dans les formes les plus personnelles de son enseignement, de son argumentation, de sa langue ; mais il affirme aux Eglises désignées que ces Epîtres, à elles inconnues, leur ont été adressées par le grand apôtre, et ces Eglises les accueillent à ce titre, quelque peu flatteuses qu’elles soient pour la plupart. Elles en viennent à croire qu’elles les ont en effet toujours eues ; et le monde chrétien tout entier le proclame après elles avec’une pleine conviction ! Encore une fois, cela est-il concevable, cela est-il possible ? Il faut se rendre à l’évidence, ou introniser un scepticisme historique absolu : la certitude est là ou elle n’est nulle part.
b – Que peuvent être ces lettres authentiques ? On a supposé que c’étaient des autographes et c’est possible, sinon certain. Quoi qu’il en soit, il devait y avoir là quelque attestation, quelque garantie manifeste d’authenticité ; car s’il n’y avait eu rien de spécial, s’il se fût agi d’une copie comme une autre, sans caractère propre d’évidence et de notoriété, il n’y aurait eu nul motif d’aller à ces Eglises. Il fallait qu’il y eut quelque chose de plus qu’ailleurs. C’était tout au moins une tradition vivante, de nature à tout éclairer et à tout assurer.
Quand la haute science de nos jours passe là-dessus, admettant ou rejetant ces Epîtres, selon qu’elles entrent ou non dans le cadre de ses théories, s’évertuant, sur la foi d’une, argumentation souvent fort ingénieuse, mais non moins artificiellec, à établir tantôt pour les unes, tantôt pour les autres, qu’elles ne sauraient être de saint Paul, ne se juge-t-elle pas par cela seul ? Que valent en réalité, malgré l’appareil d’érudition qui les étaie, ces hypothèses explicatives qu’elle ne se lasse pas de construire, et qu’on voit crouler incessamment les unes sur les autres ? Sa prétendue preuve interne, qu’elle dit décisive, n’est qu’abusive et factice ; elle a contre elle et la preuve interne réelle, et la preuve externe au plus haut degré d’évidence et de force. Brillantes inventions où l’ombre du vrai se substitue au vrai lui-même. Si quelque chose étonne, c’est que de telles théories, dirai-je, ou de telles fantaisies, soient prises au sérieux. Si elles troublent d’abord par le bruit qu’elles font, elles rassurent ensuite par l’impression qu’elles laissent que la haute critique peut s’affoler comme l’a fait la haute métaphysique. Ce rapprochement, qui n’est pas sans motif, n’est pas non plus sans instruction. C’est un de ces cas où la raison commune surprend la raison systématique en flagrant délit d’erreur, et la voit discréditer elle-même ses principes et ses critères par les résultats qu’elle leur fait rendre. Je me sens libre et ferme là-dessus, quelle que soit à bien des égards mon incompétence, parce que les questions arrivent à ce point où l’érudition tombe sous un autre juge, qui aie droit de lui appliquer cette parole : « Ton grand savoir te met hors de sens. » Je ne puis pas plus me prendre corps à corps avec le criticisme thubingien qu’avec le transcendantalisme hégélien (qui du restent sont pas sans de secrets rapports), mais j’ai la même assurance immédiate vis-à-vis de l’un que vis-à-vis de l’autre. C’est, des deux parts, un idéalisme aprioristique qui construit ici le Christianisme, comme là il construit l’univers.
c – C’est la même qu’elle applique au reste du Nouveau Testament ; et ce qu’elle donne là montre ce qu’elle peut être ailleurs.
L’esprit humain peut mettre tout en question, jusqu’à lui-même. Si nous ne pouvons poser les Epîtres de saint Paul comme incontestées, puisqu’on les conteste çà et là, nous pouvons, je crois, les tenir comme incontestables en principe, et c’est bien assez.
Or, remarquons qu’elles donneraient, à la rigueur, tout le fond doctrinal et vital de l’Evangile. Quand nous n’aurions pas d’autres documents authentiques du Christianisme primitif, notre dogmatique s’en ressentirait fort peu : théodicée, christologie, sotériologie, eschatologie, tout est là, appuyé sur une autorité historique irréfragable et, comme nous espérons le montrer, sur une autorité théopneustique qui ressort en tous sens des enseignements et des faits.
Remarquons encore que les Epîtres de saint Paul supposent le contenu général des Evangiles et des Actes, la vie du Seigneur, l’œuvre des apôtres, les origines et les premiers résultats de la propagande chrétienne ; elles y font de fréquentes allusions ; c’est, si je puis ainsi dire, le terrain d’où elles sortent et où elles reposent, qui seul a pu les faire ce qu’elles sont. Ce qu’elles impliquent ainsi, elles l’attestent et l’assurent. De là, en faveur des livres historiques du Nouveau Testament, sinon une démonstration formelle, du moins une forte présomption de vérité et par conséquent d’authenticité, puisque leur fond essentiel se trouve directement ou indirectement certifié par ces lettres qui ne sauraient être l’objet d’un doute.
Remarquons de plus que lorsque, au second siècle, la foi de l’Eglise, relativement à ses Livres saints, se découvre, se constate, s’affirme dans de nombreuses attestations, elle est aussi unanime, aussi ferme sur les Evangiles et les Actes que sur les Epîtres de saint Paul. S’il y avait une différence, elle serait plutôt en faveur des Evangiles. Cette égale assurance de l’Eglise annonce que les deux classes d’écrits avaient pour elle une égale notoriété, et motive conséquemment de notre part une égale confiance.
Ainsi ces Epîtres assurent tout en quelque manière, soit par le témoignage qu’elles rendent, soit par le moyen de vérification et de contrôle qu’elles fournissent. Elles étendent en tout sens leur lumière et leur certitude propre sur cette grande question des origines du Christianisme et de ses antiques documents.
Si les autres livres du Nouveau Testament n’ont pas l’attestation et la garantie spéciale qui, pour tout esprit non prévenu, met hors de contestation les Epîtres de saint Paul, ils ont pourtant un grand témoignage, celui de l’Eglise, sur lequel on passe aujourd’hui comme s’il n’était pas. Il est évident que l’Eglise n’a fait de ces livres sa lumière et sa règle, que parce qu’elle les a crus authentiques, les noms qu’ils portent motivant seuls la confiance et l’autorité religieuse dont elle les a investis. D’autre part, et ceci est encore manifeste, elle était profondément intéressée à s’assurer de l’origine de ces écrits, puisque c’est de là qu’ils tiraient leur valeur normative ; et ce lui fut chose facile pendant longtemps, lorsqu’elle avait au milieu d’elle les hommes apostoliques ou leurs disciples immédiats. Eh bien ! que dit ce témoignage considéré en lui-même avec tout ce qu’il implique et tout ce qu’il emporte ? Prenons-le au moment où il est si largement constaté par Irénée à Lyon, par Tertullien à Carthage, par Clément à Alexandrie, par Théophile à Antioche. Les homologoumènesd se montrent partout entourés du même respect religieux, en raison de leur origine et de leur autorité apostolique. Cette attestation, qui est une foi et une vie plus encore qu’une déclaration, ne paraît-elle pas digne d’une entière créance ? Quel motif, dirai-je, ou quel droit de la suspecter ? Lorsque l’Eglise de Rome, par exemple, si bien placée pour juger et si intéressée à le faire, nous déclare, dès le premier moment où nous pouvons la consulter, que les livres dont nous nous occupons sont entre ses mains déjà depuis longtemps, et qu’elle les tient des hommes auxquels nous les attribuons, tout ne dit-il pas que si elle en a à ce point la ferme conviction, la pleine certitude, c’est qu’elle en a eu la preuve ?e
d – On désigne sous ce nom les livres que toutes les communautés chrétiennes se trouvèrent posséder également dès qu’elles purent s’entendre, et qui ne furent l’objet d’aucune incertitude ni d’aucune discussion dans les temps anciens ; savoir : les quatre Evangiles, les Actes des Apôtres, treize Epîtres de saint Paul, la première de saint Pierre et la première de saint Jean.
e – « Canon de Muratori attribué à Caïus, prêtre de Rome, dans les dernières années du second siècle.
Essayez de vous représenter par quelle autre voie que celle d’une transmission directe et sûre ces livres ont pu être ainsi admis. Imaginera-t-on des revirements d’opinion et de direction qui ont tout changé dans l’Eglise de Rome, ses formes et ses règles extérieures comme ses tendances doctrinales ? Supposera-t-on que, après diverses alternances, le corps pastoral choisit parmi les écrits censés des apôtres ou de leurs disciples, ceux qui convenaient le mieux à ses vues dogmatiques et ecclésiastiques et qu’il les imposa à la communauté ? Cela est facile à dire, mais difficile à concevoir et plus difficile à réaliser. Le pastorat, l’épiscopat, si l’on veut, était encore un ministère dépourvu de l’autorité nécessaire à une œuvre pareille. Ce n’est pas chose aisée, on le sait, d’enlever et de remplacer dans une congrégation les livres que ses respects ont environnés d’une religieuse auréole. Quel fond faire sur ces constructions historiques, critiques, exégétiques, si en vogue maintenant, qui, à l’aide de vagues expressions ou d’inductions lointaines, se figurent retrouver le réel sous le traditionnel et saisir le vrai à travers le légendaire ? Ce sont en général des hypothèses gratuites, que démentent et la foi si confiante qu’elles font illusoire en la faisant purement conventionnelle, et la nature des livres où rien ne trahit, où tout repousse au contraire l’intention secrète à laquelle on les aurait pliés, et la marche des idées et des choses dans des communautés ferventes comme l’étaient alors les communautés chrétiennes.
Une congrégation religieuse ne change pas ainsi. Le travail interne que subissent ses croyances et ses pratiques s’accomplit par des transformations insensibles, et ce qu’il atteint le plus lentement ce sont ses livres et ses rites sacrés. Regardez d’ailleurs aux faits, à celui-ci entre autres qui est capital. La foi de l’Eglise de Rome, au moment où nous la prenons, implique que les écrits sur lesquels elle porte sont ceux dont elle s’est nourrie dès l’origine. Cette foi n’a pu être ce qu’elle est alors qu’à cette condition. Et ce simple fait que les hypothèses laissent dans l’ombre les frappe à leur base.
Pendant longtemps, répétons-le, l’Eglise de Rome, cette métropole du monde où tout affluait, eut de nombreux moyens de s’assurer des écrits qui lui furent donnés et qu’elle reçut comme apostoliques ; et elle avait eu un intérêt suprême à ne point s’y tromper, puisque les admettre et s’y soumettre c’était tout un. Il est évident que sa ferme croyance, au second siècle, en emporte une plus ancienne qu’elle continue et atteste par cela même ; ce qu’elle transmet aux temps qui suivent, elle le tient de ceux qui précèdent. Que désirer de plus en un tel ordre de choses ? N’est-ce pas la preuve historique jointe à la preuve morale, et se contrôlant, se confirmant l’une l’autre ? Quel est l’écrit ancien dont on doutât avec de telles attestations et de telles garanties ?
Ce que nous disons de Rome peut se dire également de tous les grands centres de la chrétienté, d’Ephèse, de Corinthe, de Jérusalem, etc. Partout la même déposition, car partout la même foi. L’induction qui sort de là, décisive, à vrai dire, quand elle ne viendrait que d’une de ces Eglises, s’accroît à mesure qu’elle se reproduit. Le fait ayant dans chaque cas sa spontanéité et sa valeur propre, sa force probante va se multipliant avec le nombre des témoignages, à la fois indépendants et identiques, qui nous l’ont transmis. Il est à Lyon ce qu’il est à Antioche, à Alexandrie, à Carthage ; toujours le même, et toujours effet évident d’une même cause. Et la seule cause adéquate, par conséquent la seule admissible, est celle qui se légitime déjà en tant qu’historique. Toutes celles qu’on a imaginées en ces derniers temps, restent en dessous, ou en dehors du fait dont elles doivent, rendre compte ; elles laissent dans l’ombre, ou changent en divers sens, certains de ses éléments et de ses caractères constitutifs, manquant, par là, à la condition première des hypothèses explicatives.
L’universalité de l’attestation, dans l’état où était alors le monde chrétien, est un gage manifeste de sa vérité ; elle n’a pu être ce qu’elle est que par ses évidences fondamentales. Cette croyance unanime, car elle est, au fond, même chez les quelques partis extrêmes qui semblent la contredire ; (les Marcionites et, les Ebionites, par exemple, refusent d’admettre tels ou tels de ces écrits dans leur règle de foi, non parce qu’ils ne sont pas selon eux, des hommes à qui l’Eglise les attribue, mais parce qu’ils en sont) ; cette croyance, aussi générale que constante dans des localités et des situations si diverses, porte avec elle sa preuve ; elle n’a pu se former ainsi que sur des titres positifs, sur des fondements certains. Un tel accord dans l’erreur, en un tel état de choses, serait plus qu’inconcevable, il aurait été impossible.
Comment les Eglises dispersées, et pour la plupart sans lien et sans rapport entre elles, se seraient-elles rencontrées toutes à recevoir les mêmes livres, si ces livres n’avaient pas été largement documentés pour elles à leur apparition ? Comment, à la fin du second siècle, se seraient-elles trouvées toutes avoir quatre Evangiles, plutôt que deux ou un seul ? Comment se seraient-elles entendues à les attribuer moitié à des apôtres, moitié à de simples collaborateurs des apôtres, et toutes aux mêmes, lorsque dans les synoptiques nuls indices ne désignent Matthieu, Marc et Luc, plutôt que Pierre, Tite ou Timothée ? Comment les trois, malgré le rapport de fond qui semble en rendre deux inutiles ; et avec ces trois le quatrième, malgré des différences qui frappent immédiatement ? Comment cela partout ? L’accord n’a pas été fortuit, pas plus qu’il n’a été prémédité : je ne crois pas possible d’en rendre raison autrement que par le fait notoire d’authenticité.
La vie du Seigneur servant de base et à l’édification de l’Eglise et à l’évangélisation du monde, il s’en fit de bonne heure de nombreuses relations (Luc 1.4) qui durent se répandre de divers côtés. Eh bien ! à la dernière moitié du second siècle, les anciens récits des actes et des enseignements du Sauveur, qu’on avait pu avoir en différents lieux, ont été remplacés ou relégués sur l’arrière-plan par nos Evangiles actuels. Voilà le fait ; et il dit beaucoup à qui veut y réfléchir. Une seule chose en donne la clef, parce qu’elle seule en donne la raison morale, c’est l’origine reconnue des livres qui se sont ainsi imposés à l’Eglise, tout ayant dû céder naturellement aux Mémoires des apôtres et des hommes apostoliquesf.
f – Authenticité du Nouveau Testament, Toulouse 1851.
Il ressort une conclusion, dirai-je, ou une démonstration analogue, du différend entre l’Orient et l’Occident, au sujet de la Pâque. Cette discussion qui fut très vive et qui éclata de fort bonne heure, puisqu’elle motiva le voyage de Polycarpe à Rome, va toucher par divers côtés à la question des Evangiles. L’un des principaux points du débat était de savoir si le dernier repas fait par le Seigneur avec ses disciples est le repas pascal. Or, sur ce point les trois premiers Evangiles paraissent en désaccord avec le quatrième. L’Occident invoquait ceux-là, l’Orient invoquait celui-ci. Et cependant les quatre sont également reconnus, également respectés par les deux parties. Quelle autre raison que l’évidence générale du fait d’authenticité aurait pu produire cette concordance de principes dans une opposition qui alla jusques à une demi-rupture ? Comment les deux grandes sections de l’Eglise se seraient-elles inclinées avec la même vénération religieuse et devant ce qui leur était contraire et devant ce qui leur était favorable ? De cela encore, il n’y a, ce me semble, qu’une seule explication possible…
Tout portait à revêtir d’une vénération et d’une déférence spéciale ce qui émanait des hommes que le Seigneur avait chargés de semer sur la terre la doctrine de la grâce et de la vie ; tout poussait à se nourrir en leur absence de ceux de leurs enseignements qu’on pouvait se répéter en quelque manière ; tout recommandait ces écrits où se trouvaient une source et une règle assurée de la vérité sainte, une exposition certaine des mystères divins, de la voie du salut. C’étaient là un devoir et un besoin qui se faisaient sentir d’eux-mêmes, auxquels on aurait spontanément obéi. Et il y eut des conseils, des avertissements équivalents à des ordres. Après que cette lettre aura été lue parmi vous, faites qu’on la lise aussi dans l’Eglise des Laodicéens, et que vous lisiez aussi celle qu’on enverra de Laodicée (Colossiens 4.16 ; 1 Thessaloniciens 5.27 ; Jean 20.31).
Les diverses communautés durent donc s’empresser de recueillir, à mesure qu’ils paraissaient, ces écrits qui devenaient une des bases fondamentales de l’édification publique, non moins que de l’édification privée, et qui, transmis aussi rapidement d’Eglise en Eglise, répandus de toute part dès les temps les plus anciens, se trouvèrent consacrés partout lorsque se fit le dépouillement des suffrages. La deuxième Épître de saint Pierre (2 Pierre 3.16) témoigne d’une collection des lettres de saint Paul.
Ce fait éclaire tout, mais aussi il assure tout. L’introduction des écrits apostoliques dans le culte porta naturellement à les rechercher, à les recommander, à les répandre, en même temps qu’elle leur imprimait un caractère indélébile d’authenticité, la notoriété de leur origine les ayant seule élevés à cette haute position ; titre ostensible de créance qui se suffisait à lui-même.
Cette grande donnée liturgique, mise en saillie dans ces dernières années, sous le nom d’Anagnose, et qui résiste aux quelques données secondaires au moyen desquelles on a prétendu l’infirmer, n’a pas peu contribué au retour sensible de la science et de l’opinion sur la question critique. Il suit de là en effet que ces écrits, admis au rang des Livres saints, se propagèrent et se légitimèrent de très bonne heure, lorsqu’ils avaient leurs témoins vivants, peut-être pour plusieurs d’entre eux lorsque leurs auteurs parcouraient encore les Eglises ; ce qui explique la confiance et la certitude universelle dont ils se trouvent environnés dès qu’on peut confronter les divers recueils ; ce qui fait comprendre également que les Evangiles et les Actes se montrent alors tout aussi assurés que les Épîtres de saint Paul ; ce qui fait crouler du même coup les mille et une hypothèses inventées pour les flétrir les uns ou les autres des stigmates de l’apocryphe.
Voilà le fait dont la réalité ne peut pas plus être révoquée en doute que la portée. Il devait se produire par la nature des choses ; il est constaté par l’histoireg ; et tout y trouve sa raison et sa confirmation.
g – Justin Martyr montre à la base du culte chrétien la lecture des écrits des apôtres à côté de ceux des prophètes.
Evidemment, on ne dut, on ne put admettre ainsi à côté et au rang des Livres sacrés que les écrits dont on était parfaitement sûr. Cela reste, malgré les quelques anomalies qu’on y oppose, et qu’explique le libre organisme ecclésiastique des premiers temps.
Et cette place générale dans le culte devenait une marque si manifeste, une garantie si haute, qu’elle rendait tout autre témoignage superflu. Aussi la foi aux homologoumènes n’éprouve-t-elle nul besoin de s’attester ni au sein de l’Eglise, ni vis-à-vis des hérétiques ou des païens, parce qu’elle n’est nulle part contestée.
Il devient de pus en plus visible que c’est sous l’influence d’une idée a priori que s’est fait l’immense travail critique d’où est sorti le scepticisme de nos jours. C’est la répugnance pour le surnaturel, la présupposition si générale et si confiante qu’il ne saurait être ce que le font nos Livres saints, l’impossibilité de s’en débarrasser par un procédé ou par l’autre sans se prendre aux livres eux-mêmes qui ont produit, d’Eichorn jusqu’à Baur, ces théories qu’évoque incessamment le besoin qu’on en a. Là est la raison avouée ou latente de cette attaque où se sont concentrés, depuis plus d’un siècle, toutes les ressources de l’érudition, toutes les subtilités de la dialectique, tout le génie de l’hypothèse. On peut, je crois, affirmer avec assurance que, sans ces préoccupations systématiques, qui ne sont en fin de compte que des préventions, jamais les livres du Nouveau Testament n’auraient été sérieusement mis en doute. Aussi ce que semblait ruiner ce mouvement philosophico-critique qui a prétendu soumettre à son a priori l’Evangile et l’histoire, comme il y soumettait l’univers et Dieu lui-même, tend-il à se rétablir ou à se raffermir. Le prisme factice posé un moment, sur l’œil de la science se décolore peu à peu, et les choses dont il changeait l’aspect reparaissent sous leur vrai jour.