En présence de la loi morale, quatre hypothèses : — I. Annihilation des coupables (destructionistes). — II. Loi mitigée. A) Abaissement de ses obligations (systèmes de sincérité ; de compensation ; de condescendance). B) Suffisance de l’amendement. — III. Peine sans rémission (ne laisserait plus lieu à la question). — IV. Propitiation (où s’unissent la justice et la miséricorde).
Parmi les différentes formes de l’argument rationnel ou moral de l’expiation, il eu est une qui m’a toujours frappé et à laquelle je me tiens, malgré qu’elle soit peu dans le courant actuel des idées. Elle a pour elle de s’attacher à une des grandes données de la conscience et de l’Écriture, et à ce qu’on pourrait nommer : le principe dogmatique de saint Paul. Partant de la loi morale, que le sentiment et le raisonnement déclarent éternelle, universelle, immuable, comme Dieu lui-même, dont elle exprime la volonté, elle conduit à la rédemption chrétienne comme à la solution la plus satisfaisante pour l’esprit et pour le cœur, du problème posé par l’état de l’homme.
La loi morale est dans le monde spirituel le fondement de l’ordre et du bien, comme les lois physiques le sont dans le monde matériel. Réfléchissez, par exemple, aux merveilleux effets que produit la loi de l’attraction, dont l’empire s’étend des infiniment grands aux infiniment petits à travers l’immensité ; et puis, représentez-vous les bouleversements qu’entraînerait la perturbation générale ou partielle de cette loi. La charité, résumé de la loi morale, est, à bien des égards, dans le monde des esprits ce qu’est l’attraction dans le monde des corps ; elle unit les êtres moraux les uns aux autres en les unissant à Dieu, leur centre commun. Supposez-la remplacée partout par la malveillance et figurez-vous ce que deviendrait l’univers spirituel sous l’empire de cette disposition, en constatant ce qu’elle ferait ici-bas de la famille, de la cité, de l’humanité tout entière. Si vous étudiez l’état actuel de notre société, si vous cherchez à vous rendre compte de cette inquiétude, de cette souffrance, de ce malaise sans nom qui l’agite, à côté des progrès de l’industrie, du perfectionnement des institutions civiles et politique, de l’accroissement des richesses, du développement continu des ressources matérielles et du bien-être extérieur, vous trouverez que cette source secrète de trouble et de désordre est essentiellement dans l’égoïsme. Et pourtant l’égoïsme n’est pas encore la malveillance ; et il n’est, grâce à Dieu, ni universel, ni absolu.
Ce que nous disons de la malveillance et de la charité s’applique à toutes les vertus et à tous les vices. Dans toutes les sphères, dans toutes les directions, le bien sort du bien et le mal du mal.
La loi morale est donc la base du monde moral ; et elle porte en elle-même ses sanctions.
De plus, la raison et la conscience, joignant invinciblement à la notion de juste et d’injuste celle de rétribution, nous disent que le Législateur suprême est aussi notre Juge.
Elles ajoutent, pour peu qu’on les interroge, que l’homme est violateur de la loi, qu’il a ouvert ce monde au mal en lui ouvrant son âme, qu’il est à la fois coupable et corrompu.
Tel est son état, quel peut être son avenir ?
Il n’y a, ce semble, que quatre hypothèses possibles : ou que Dieu prive les coupables de l’existence ; ou qu’il annule en leur faveur une partie des obligations ou des sanctions de la loi ; ou qu’il laisse tomber sur eux le châtiment mérité ; ou qu’il leur ouvre quelque moyen de grâce, qui concilie leur pardon avec les réclamations de la justice éternelle et de l’ordre universel. :
I. — La première hypothèse paraît destituée de fondement. Rien ne conduit à croire que les êtres tombés dans le mal soient voués au néant. Dieu a mis en nous la notion et l’attente de l’immortalité. La voix intérieure nous parle de rétribution et non de destruction. L’anéantissement, comme moyen de maintenir ou de rétablir l’ordre, serait la substitution du règne de la force à celui de la justice. Aussi cette hypothèse n’a-t-elle eu que de rares partisans. (Elle en a eu pourtant et elle en a encore : Destructionistes en Angleterre, aux Etats-Unis et ailleurs).
II. — La seconde hypothèse, celle de l’abrogation d’une partie des obligations ou des sanctions de la loi, est celle à laquelle on s’arrête généralement en dehors du dogme chrétien. Les uns supposent que l’homme, être faible et borné, (car, en général, ils n’admettent pas plus la chute que l’expiation) doit à la loi, non une obéissance parfaite, qu’il ne saurait lui rendre dans son état actuel, mais une obéissance sincère ; les autres, que le repentir, l’amendement, la régénération efface les fautes et rétablit dans toutes les prérogatives perdues par le péché. C’est la pensée de ce vers de Voltaire, si connu :
« Dieu fit du repentir la vertu des mortels. »
Les premiers abaissent les obligations de la loi, puisqu’ils établissent en principe que Dieu n’en exige pas l’accomplissement rigoureux, que l’étendue des devoirs varie avec les circonstances et se proportionne aux divers états intérieurs ou extérieurs : les seconds abaissent les sanctions de la loi, puisqu’ils posent en fait que le pécheur, par son retour au bien, se soustrait aux peines qu’elle prononce et recouvre tous les privilèges du juste.
Il y a là, au fond, deux opinions différentes qu’il importe de distinguer. Elles reposent l’une et l’autre sur une vue inexacte et de la loi du devoir et de la loi de rétribution.
A.) La première a été formulée de bien des manières. On a dit — : 1° Que dans l’intention divine, la loi, quoique promulguée sous forme absolue, descend au niveau de chaque capacité et de chaque situation morale, qu’elle s’accommode aux forces de chaque individu, que, dès lors, chacun ne doit en réalité que ce qu’il peut, et qu’il ne rendra compte que de cela : système de la sincérité. — 2° Qu’au jour du jugement, il se fera une balance des bonnes et des mauvaises œuvres, et que, selon que les unes ou les autres l’emporteront, la sentence sera favorable ou défavorable : système de compensation. — 3° Que sous la dispensation de grâce où le Christianisme place le monde et où nous nous trouvons, les œuvres de la foi (internes et externes) justifient, alors même qu’elles restent à bien des égards inadéquates aux réclamations primitives de la loi : système de con-descendance.
Sans nous arrêter à ce qui sépare ces divers systèmes, attachons-nous à ce qu’ils ont de commun, à leur principe général que Dieu apporte des adoucissements aux prescriptions de sa loi en faveur de l’homme, proportionnant l’obligation aux situations et aux forces individuelles, remplaçant le commandement par le sentiment, le règne de la lettre par celui de l’esprit, etc. etc.
Ce principe est purement hypothétique. Et si nous le sondons à la double lumière de la raison et de la Révélation, nous le trouvons tout à fait inadmissible.
Il est en plein désaccord avec l’esprit comme avec la lettre des Écritures. Car — 1° Les Écritures déclarent criminelles et punissables toutes les fautes, même les plus légères (Matthieu 5.22 ; Jacques 2.9). — 2° Elles procèdent par voie d’exclusion à l’égard des vices, et par voie d’agglomération à l’égard des vertus (1 Corinthiens 6.10 ; Philippiens 4.8). — 3° Elles affirment positivement qu’on tombe sous la malédiction de la loi, si on ne persévère dans tout ce qu’elle prescrit (Galates 3.10 ; Jacques 2.10), et elles nous montrent la première transgression exilant l’homme du Paradis terrestre ; donnant clairement à entendre par là qu’un seul péché ou un seul vice exclut du Ciel (n° 2). — 4° Elles veulent qu’on aime Dieu de tout son cœur ou par-dessus tout, ce qui serait la sainteté parfaite, car le péché n’est que la préférence du monde ou de soi-même à Dieu. — 5° L’obéissance qu’elles exigent doit être universelle (nos 1 et 4), constante (n° 3) et intérieure aussi bien qu’extérieure (1 Samuel 16.7 ; 1 Jean 3.15), c’est-à-dire absolue. — 6° Elles demandent que l’esprit de la piété régisse jusqu’aux actions les plus indifférentes (1 Corinthiens 10.31). — 7° Elles réprouvent sous les noms de « convoitise », « chair », « loi des membres », etc., ce qu’on nomme imperfection, faiblesse morale, dans l’hypothèse qui nous occupe : ce qu’on donne comme excuse ou même comme justification, est précisément ce que l’Écriture représente comme le péché fondamental (Rom. ch. 7 et Romains 8.6-8)e. Tout le fond doctrinal et vital de l’Écriture s’élève Contre ces hypothèses de rabaissement des prescriptions de la loi en faveur de l’homme, ou de leur abrogation pour le chrétien.
e – Voy. Théol. générale : art. Péché. 3e quest.
La raison n’est pas plus favorable à cette opinion que l’Écriture. La loi est, par sa nature même, universelle et immuable, puisqu’elle est l’expression de la volonté de Dieu, la base de l’ordre et du bien. Poser en principe que l’obligation de la garder n’est-point absolue, c’est l’ébranler et l’invalider tout entière, car c’est lui enlever ses attributs essentiels d’universalité et d’immutabilité. Ses prescriptions n’étant que celles de la justice et de la sainteté, en dispenser à quelque degré, c’est dispenser au même degré de la sainteté et de la justice, en d’autres termes, c’est légitimer le mal. D’ailleurs où placer, pour chacun, la limite de ce qui serait permis et défendu, de ce qui resterait obligatoire et imputable et de ce qui cesserait de l’être ? Ne devoir que ce qu’on peut, c’est, en morale, ne donner que ce qu’on veut. L’homme, devenu son propre législateur, descendrait sans fin la règle ; au lieu de s’élever jusqu’à elle, il l’abaisserait jusqu’à lui. De plus, il n’est pas de devoir que la conscience ne présente comme imposé à tous, pas de faute dont elle ne dise qu’on aurait pu et dû l’éviter ; pas de négligence ou de transgression d’un précepte reconnu qu’elle ne condamne et ne menace. Jamais on ne parvient à s’excuser à ses propres yeux par la sincérité de ses intentions ou de ses efforts, car c’est toujours le défaut de cette sincérité qui a occasionné la chute. Enfin, c’est surtout le bagne qu’innocenterait le principe qu’on plaide, car c’est là qu’il règne au plus haut degré. « Les devoirs moraux, dit Kant, doivent être estimés, non d’après les facultés que possède l’homme de satisfaire à la loi, mais d’après la loi catégoriquement impérative. »
B.) Quant à la seconde forme de l’hypothèse, ou à l’opinion qui, laissant intactes les obligations de la loi, en abaisse seulement les sanctions et suppose l’abandon de sa pénalité en faveur de l’amendement, elle a aussi contre elle les données générales de la conscience et de la raison. Il s’agit ici, non de la nécessité de l’amendement ou du repentir, qui est de toutes parts également reconnue, mais de sa suffisance ; le point à décider n’est pas si le pécheur doit changer pour entrer dans la vie, mais s’il peut espérer d’y être admis en conséquence et en considération de son amendement seul. Quelques remarques générales suffiront, j’espère, pour juger cette seconde forme de l’hypothèse.
a) La loi, ou la dispensation de justice, considérée en elle-même et indépendamment de l’Évangile ou de la dispensation de grâce, ne connaît pas de la repentance. Elle prescrit simplement le devoir et dénonce le jugement. Elle dit d’un côté : Fais ces choses et tu vivras ; et de l’autre : Maudit est quiconque ne persévère point dans les choses commandées. (Cette assertion de l’Écriture est aussi celle de la conscience). La loi réclamant, par sa nature, une obéissance constante et universelle, ne renferme ni promesse de pardon, ni disposition particulière en faveur du repentir. Elle n’aurait pu admettre des clauses de ce genre sans se détruire ; car elle aurait dit à la fois : L’âme qui aura péché mourra et ne mourra point. Le pardon et le repentir comme condition du pardon, appartiennent à l’économie de miséricorde. Aussi la doctrine qui unit la repentance à la réconciliation est-elle, sinon uniquement, du moins essentiellement biblique. Elle se montre à peine dans les philosophies anciennes, qui ne s’occupèrent pas de la justification de l’homme devant Dieu, ou qui la cherchèrent, avec le peuple, dans les œuvres expiatoires, ou qui prétendirent l’obtenir par des moyens théosophiques (Néoplatoniciens). N’est-il pas étrange que la philosophie moderne ait voulu si souvent opposer cette doctrine à la Bible, d’où elle l’avait d’abord tirée ? Or, la Bible s’ouvre avec l’alliance de grâce (Genèse 3.15) ; et c’est à cette alliance que tient la valeur du repentir, car il en a une, et fort grande ; mais ce n’est pas une valeur propre, c’est une valeur concédée, qui lui vient de l’acte ou du décret de miséricorde, et qui est une sorte d’Évangile anticipé. Aussi le sacrifice propitiatoire y apparaît-il dès le commencement.
Notre première remarque reste donc : La réhabilitation par le repentir n’entre point dans la sphère de la loi ou de la dispensation de justice, qui est la constitution primitive du monde moral ; elle ne peut y entrer. La loi est, de sa nature, absolue. Elle détermine le bien et le mal et y attache la peine et la récompense. Rien de plus, rien de moins. Aussi, dans les législations humaines, le droit de grâce est-il placé, non entre les mains du Juge, mais entre les mains du Monarque, censé en dehors et au-dessus de la loi.
b) L’amendement ne répare ni ne compense les fautes commises. Même en le supposant parfait, — ce qu’il n’est jamais, — il ne fournit pas des œuvres surérogatoires en échange des transgressions ou des omissions précédentes, par conséquent il ne donne pas les garanties qui doivent, ce semble, accompagner le pardon et le légitimer ou le justifier. Quand on observerait la loi dans toute son étendue, après la conversion, — et qui le fait ? — on ne rendrait que ce qui est dû pour le temps actuel (Luc 17.10). Comment effacer par là l’ancienne dette ?
Sans doute l’homme amendé a changé son être moral ; et si Dieu ne consultait que sa justice particulière (haine de l’iniquité et amour de la vertu, considérée en elle-même), on concevrait qu’il pût lui faire grâce, le présent amnistiant le passé et le couvrant en quelque manière. Mais sa justice générale (qui veille à l’ordre de l’Univers, fondé sur la loi morale) ne le permet point, autant que nous sommes à même d’en juger. Dieu est le Roi du monde ; l’intérêt de la création comme le soin de sa gloire, sa bonté comme sa sainteté veulent, ce semble, que conformément aux dispositions de la loi, il punisse le mal une fois commis, pour en arrêter la propagation et pour protéger ou affermir le règne du bien.
Si, en considération du seul amendement, les hommes étaient admis dans le Ciel comme s’ils n’eussent point péché, la loi qui déclare ses infracteurs privés de la félicité céleste perdrait son caractère d’inviolabilité, son autorité se trouverait compromise, puisque ses menaces ne se réaliseraient pas, le gouvernement divin paraîtrait sans consistance et sans force, et les bases de l’ordre et du bonheur général, les sanctions de la justice éternelle seraient ébranlées…
Ces considérations ont fait douter quelquefois que le péché puisse être pardonnéf. Elles montrent du moins qu’il ne saurait l’être que sous de hautes garanties que le simple amendement ne fournit pas.
f – Anciens : Socrate, Cicéron, etc. ; Modernes : Ammon (Systema théol. § 141, p. 287) etc.
Sans doute, nous devons reconnaître notre incompétence sur de telles questions. Ce sont les hauteurs des Cieux, ce sont les profondeurs de l’Abîme. Êtres d’un jour, que sommes-nous pour juger les desseins de la justice et de la miséricorde éternelle ? Mais nous ne voulons que recueillir les dépositions de la raison ou de la conscience à l’égard d’une opinion qui les invoque contre nous. Continuons à les indiquer.
Si l’amendement était établi comme moyen suffisant de justification, il s’ensuivrait que la loi, contrairement à sa teneur, punit moins la désobéissance que l’impénitence. De là un principe subversif de la moralité, savoir qu’on peut pécher impunément sous l’espoir de repentir, espoir qui ne manque au fond à personne, et qui ferait bon marché aux passions des motifs que la conscience leur oppose. « Si l’amendement anéantissait et la faute et sa peine, dit Bretchneiderg, on pourrait racheter une moitié de sa vie par l’autre moitié, et la vertu serait alors ravalée à n’être que l’excuse du vice ». Enfin rappelons –ce que toutes les opinions accordent — que l’amendement n’est jamais absolu, jamais parfait, de sorte que, bien loin d’acquitter les dettes de la justice, il les laisse s’accroître encore et qu’il a lui-même besoin de grâce.
g – Dogmatique, art. de la Rédemption.
c) A ces données de la raison, joignons celles de l’expérience. L’homme qui, par son inconduite, a ruiné sa santé et sa fortune, ne les recouvre pas par son retour à la vertu ; les conséquences du vice persistent, lorsque le vice a été abandonné. Là le fait ne correspond point au principe qu’on pose ou qu’on suppose, et qui veut que le repentir entraîne un pardon complet, que la peine cesse avec la faute ou avec la disposition anormale ; la marche des choses est autre qu’on la dit. Peu importe le degré ou la nature de la peine qui suit l’amendement ; peu importe qu’elle soit l’effet d’une loi générale ou d’une dispensation particulière ; peu importe qu’elle ait lieu dans ce monde ou dans le monde à venir ; dès qu’elle tient à l’ordre providentiel, elle démontre qu’il n’est pas tel qu’on le représente.
A quelque degré qu’on élève la valeur morale du repentir et l’espoir de réhabilitation qui s’y rattache, il ne peut échapper à personne que l’état de repentance diffère essentiellement de l’état d’innocence. Le premier de ces états renferme des éléments contraires, un mélange de bien et de mal, un sentiment de culpabilité, de regret, d’inquiétude, qui n’existent pas dans le second. Il ne paraît donc pas compatible avec la justice parfaite que ces deux états soient vus et traités de la même manière. Quoi qu’on fasse maintenant, le passé demeure ; le juste d’aujourd’hui et le pécheur d’autrefois sont le même être, et l’agent moral est responsable de sa vie entière ; sa rentrée dans la voie de la sainteté atteste elle-même qu’il en était sorti ; sa conversion serait au besoin la preuve de son égarement. Il y a là un fait, qu’il est impossible d’anéantir et qui crée une éternelle différence entre les êtres tombés dans le mal, quoique revenus au bien, et les êtres restés purs. La conscience du pénitent est une manifestation vivante de ce fait. Il porte toujours au front le stigmate de sa chute, comme il en porte le souvenir dans son cœur ; et ce signe et ce sentiment sont aussi ineffaçables l’un que l’autre. Il n’est donc pas exact de dire que la repentance remet l’homme dans la même situation morale que s’il n’eût point péché.
Les théories actuelles, qui veulent aussi réduire la rédemption à son effet moral et la dépouiller dans un sens ou dans l’autre de son caractère expiatoire, ne sont qu’une reproduction plus profonde de la vieille hypothèse que nous discutons ; c’est, sous des noms différents, le même principe et le même thème. Des deux parts, on place le moyen de salut dans le retour à Dieu, appelé ici régénération, obéissance de la foi, vie de Christ en nous, là repentir, amendement. Dès lors, la plupart des observations qui précèdent portent contre la nouvelle forme de la doctrine aussi bien que contre son ancienne forme. La régénération, de quelque manière qu’on la conçoive, de quelque source qu’on la dérive, est toujours incomplète et défectueuse ; elle a donc toujours besoin de pardon : alors même qu’elle serait parfaite, elle laisserait subsister les péchés antérieurs, par conséquent aussi leur peine.
Et puis, nous pouvons en appeler à un juge qui en sait plus sur ce point que toute la sagesse des sages, nous pouvons invoquer une de ces données immédiates de la conscience religieuse, devant lesquelles tombent les raisonnements et les systèmes qui vont s’y heurter. Les âmes sous la conviction de péché n’ont jamais pu s’assurer sur leur changement ou leur progrès spirituel. La voix intérieure, en leur parlant de la possibilité du pardon qu’elles cherchent, leur a toujours parlé de la nécessité d’une satisfaction quelconque : déposition constante de l’histoire, attestation du sens religieux et moral, à laquelle devraient être plus attentifs des systèmes qui prennent leur point d’appui dans ce qu’ils nomment la théologie de la conscience. Peu importe au fond la différence des termes entre l’ancienne et la nouvelle direction. Qu’on dise régénération ou repentance, transformation ou réforme, renouvellement spirituel ou amendement moral ; ce qui change, c’est la notion eu l’expression du fait, ce n’est pas le fait lui-même. Toute la différence est que le point de vue qui pénètre davantage aux sources de la vie, dévoile plus largement et la profondeur du mal et la grandeur du péril. Toujours reste-t-il que le pénitent est encore en dehors de l’état normal et, par conséquent, en dehors des prérogatives qui s’y trouvent attachées. Aussi, lorsque la persistance du péché est saisie, non seulement par l’intelligence, mais par la conscience morale, lorsqu’elle est, non seulement une opinion, mais un sentiment, une réalité vivante, tous les subterfuges de la raison ou du cœur disparaissent, l’homme le plus vertueux adresse spontanément au Ciel la prière du publicain. Le premier cri de quiconque se voit pécheur et entrevoit ce qu’est le péché devant Dieu a toujours été, sera toujours un cri de pardon. Et ce cri s’échappe encore aux plus hauts degrés du développement spirituel ; ce sont les âmes les plus saintes qui éprouvent le plus vivement le besoin de se détacher et de ce qu’elles font et de ce qu’elles sont, pour s’en remettre entièrement à la céleste miséricorde.
L’un des grands faits de conscience est donc méconnu ou négligé dans les systèmes que nous avons devant nous, et qui prétendent faire de la conscience leur fort.
Nous pourrions ajouter que ces systèmes ont contre eux leur principe même, savoir la nature et la source de la régénération telle qu’ils la définissent. Ils lui donnent pour élément fondamental l’amour de Dieu en Christ, d’où la rentrée dans cette communion religieuse qu’avait rompue le péché. Or, la communion avec Dieu suppose le sentiment de la réconciliation, par conséquent quelque chose d’autre qu’elle ; elle implique un acte de miséricorde qui la précède au lieu de la suivre, un acte qui dise à la Terre de la part du Ciel, avec le prophète évangélique : Regardez vers moi, car je vous ai rachetés.
Les deux premières hypothèses (anéantissement des coupables ; — adoucissement des obligations ou des sanctions de la loi en leur faveur) se trouvent donc sans base et doivent être écartées, qu’on les juge à la lumière de la conscience et de la raison ou à celle de l’Écriture.
III. — La troisième est que Dieu laisse tomber sur les coupables le châtiment qu’ils ont mérité. Dès lors, il n’y a plus lieu à la question qui nous occupe : la loi a son effet, la justice son cours, la miséricorde n’intervient point. Et, dès lors aussi, plus d’espoir ou, selon l’expression chrétienne, plus de Ciel pour les pécheurs. L’idée d’une divine amnistie n’est qu’un leurre de l’esprit ou du cœur humain. Nulle ressource de salut pour l’être une fois tombé dans le mal.
IV. — Mais la conscience proteste. En déclarant Dieu juste, elle ne le représente pas comme inexorable. Si elle a toujours annoncé que le péché devait être puni, elle a toujours ajouté qu’il pouvait être pardonné. Ce sentiment existe à la base de tous les cultes. Tous mêlent à quelque degré l’espérance à la crainte religieuse. En tout temps et en tout lieu, les hommes ont cru à la possibilité de conjurer le courroux du Ciel, de rentrer en grâce auprès de la Divinité.
Eh bien ! c’est à ce cri de la conscience, à cet espoir de l’humanité, à ce vœu ou à cet instinct du cœur que répond l’expiation chrétienne, et c’est par ses correspondances avec ce pressentiment ou cette divination qu’elle se légitime, malgré ses mystères, à l’intuition rationnelle ou morale. L’Evangile est la révélation de cette voie de miséricorde qu’annonçaient les anciennes traditions, que supposaient les croyances et les pratiques universelles, que le sentiment religieux proclamait comme une réminiscence ou une attente confuse, et que la raison cherchait en talonnant depuis quarante siècles. L’Évangile a résolu la grande question à laquelle était suspendu l’avenir de notre monde, et de bien d’autres peut-être. La rédemption, sur laquelle il repose, en permettant l’introduction des pécheurs amendés dans le Royaume des Cieux, environne de sanctions nouvelles et la loi divine et l’ordre moral de l’Univers. Elle est la plus haute manifestation de la sainteté de Dieu en même temps que de sa clémence. Il a donné son Fils pour acheter, si l’on peut ainsi dire, le droit d’amnistier le pécheur croyant et repentant. Qu’est-ce donc que le péché ? Et qu’est la loi qui ne cède qu’à ce prix ? La raison, après avoir sondé d’une part les réclamations du gouvernement moral de l’Univers, de l’autre les divers moyens de réconciliation tentés par la sagesse ou l’inquiétude humaine, s’incline avec respect sur les bords du grand mystère de piété, devant ce salut où éclate le saint amour de Dieu, où, de l’acte même du pardon, sort la plus redoutable condamnation du péché, où l’âme trouve tout ensemble la paix et la vie. Et des merveilleux effets de cette étonnante dispensation, elle conclut qu’elle doit être vraie. S’il y a un moyen d’échapper à la peine du péché (et notre cœur nous dit qu’il y en a un), c’est certainement celui où s’unissent ainsi la justice et la miséricorde.
Sans doute, les considérations de cet ordre, prises seules, seraient insuffisantes pour établir le dogme ou le fait chrétien. Mais elles montrent que la doctrine de l’expiation harmonise, beaucoup plus qu’il ne le semble au premier abord et qu’on ne le pense d’ordinaire, avec les grandes données de la conscience morale.