Tel fut Jésus de Nazareth, vrai homme de corps, d’âme et d’esprit, et cependant différent de tous les autres hommes ; homme absolument unique et original depuis sa plus tendre enfance jusqu’à l’âge mûr ; vivant et se mouvant dans un commerce ininterrompu avec Dieu ; débordant du plus pur amour pour ses frères ; affranchi de tout péché et de toute erreur ; innocent et saint ; enseignant et pratiquant toutes les vertus dans leur parfaite harmonie ; se consacrant seul et sans cesse aux plus nobles buts ; scellant la plus pure vie de la plus sublime mort ; et proclamé depuis lors le seul et parfait modèle de toutes les vertus et de toute vraie sainteté ! Il n’est pas de grandeur humaine qui ne perde à être considérée de plus près ; mais le caractère du Christ apparaît d’autant plus pur, plus saint et plus aimable, qu’on le médite avec plus de soin, et qu’on le connaît plus à fond. Le domaine tout entier de l’histoire et de la poésie ne nous offre aucun parallèle. Rien, à l’exception des imitations si défectueuses de son exemple, rien, soit avant, soit après lui, n’approche de sa perfection.
Quel biographe, quel moraliste ou quel artiste voudrait se charger de dépeindre, d’une satisfaisante manière, la beauté et la sainteté qui rayonnent de la figure de Jésus de Nazareth ? Elles dépassent infiniment, nous le sentons bien, tout ce que les images de l’esprit et les peintures de la langue ou du pinceau des hommes et des anges peuvent exprimer. Qui se chargerait d’épuiser, dans le creux d’une petite fontaine, les flots du vaste Océan, ou de peindre avec de l’encre l’éclat du soleil levant et les splendeurs du ciel étoile ? Non : il n’est point de portrait du Sauveur, fût-ce de la main magistrale d’un Raphaël, d’un Dürer, d’un Rubens ; il n’est point d’épopée, sortie du génie d’un Dante, d’un Milton ou d’un Klopstock, qui puisse embellir le récit sans art des Evangiles, et dont la vérité fait le charme unique et tout-puissant. La vérité, dans ce cadre si simple, est, à coup sûr, plus merveilleuse et plus impressive que la poésie ; elle y parle mieux en sa faveur, sans commentaires et sans louanges. Ici, et ici seulement, la perfection suprême de l’art reste en arrière de la vérité historique, et l’imagination ne trouve point de place pour idéaliser la réalité ; car c’est ici l’idéal lui-même, l’idéal absolu dans une vivante réalité. Cette réflexion seule devrait suffire, nous semble-t-il, pour prouver à tout homme qui pense que le caractère du Christ, quoique véritablement humain et naturel, s’élève bien au-dessus des proportions naturelles et humaines, et ne peut être simplement rangé parmi les esprits les plus purs et les plus grands de notre race.
Cette conviction s’est imposée plus on moins clairement à quelques adversaires du christianisme et à beaucoup d’entre les plus grands esprits, dans la mesure où ils s’ouvraient à la lumière de la vérité et à la puissance des faits. J.-J. Rousseau, l’un des chefs du parti des lumières au dix-huitième siècle, avoue ouvertement dans son Emile qu’on ne peut pas plus établir une comparaison entre Socrate et Jésus-Christ qu’entre un sage et un Dieu. Napoléon vit bien avec son regard d’aigle que le Christ est plus qu’un homme, et que, sa divinité une fois accordée, le système chrétien devient clair et précis comme un calcul. Je m’en réfère à ses remarquables déclarations sur cet objet, à Sainte-Hélène ; on peut, sans doute, les avoir modifiées et étendues, mais elles portent toujours le cachet imméconnaissable de la pensée et du style de Napoléon. Gœthe, le plus universel et le plus accompli de tous les poètes modernes, mais aussi le plus mondain et le plus satisfait, nomme le Christ l’homme divin, le saint, et le proclame le type et le modèle des hommes. Jean-Paul, le plus grand humoriste de l’Allemagne, apporte à Jésus de Nazareth cet hommage du génie : « Il est le plus pur parmi les puissants, et le plus puissant parmi les purs, lui qui de sa main percée a soulevé des empires de dessus leurs gonds, qui a changé le lit du torrent des siècles, et qui continue à dominer les temps7. » Thomas Carlyle, cet adorateur des héros, n’a point trouvé d’égal de Jésus dans toute la série des grands hommes anciens et modernes ; il appelle sa vie un poème idéal achevé, et il l’appelle lui même le plus grand de tous les héros, sans articuler son nom, et en laissant au lecteur le soin de réfléchir avec recueillement sur cet objet sacré. M. Renan, ce célèbre critique, qui étudia Jésus du point de vue d’un naturalisme panthéiste, et qui élimine tous les miracles de l’histoire évangélique, se voit contraint de le définir : un homme de proportions colossales, l’homme sans égal auquel la conscience universelle a décerné le titre de Fils de Dieu et à bon droit, « parce qu’il a fait faire à la religion un pas incomparablement plus grand que pas un dans le passé et vraisemblablement aussi dans l’avenir. » Aussi, termine-t-il sa Vie de Jésus par ce remarquable aveu : « Quels que puissent être les phénomènes inattendus de l’avenir, Jésus ne sera pas surpassé. Son culte se rajeunira sans cesse ; sa légende provoquera des larmes sans fin ; ses souffrances attendriront les meilleurs cœurs ; tous les siècles proclameront qu’entre les fils des hommes, il n’en est pas né de plus grand que Jésus18. » Le docteur Baur, ce fondateur de l’Ecole sceptique de Tubingue, ce savant, le plus considérable et le plus sérieux parmi les adversaires de la foi biblique et ecclésiastique, après toutes les investigations d’une vie longue et très laborieuse, est enfin arrivé à cette conclusion : que la personne du Christ reste un grand mystère dans l’histoire, et qu’en tout cas, l’importance universelle du christianisme dépend de sa personne8.
7 – Jean-Paul Richter, De Dieu dans l’histoire et dans la vie. Œuvres complètes, vol. 33, 6.
18 – Vie de Jésus, 7e édition, 1864, p. 325 :« Quels que puissent être les phénomènes inattendus de l’avenir, Jésus ne sera pas surpassé. Son culte se rajeunira sans cesse ; sa légende provoquera des larmes sans fin ; ses souffrances attendriront les meilleurs cœurs ; tous les siècles proclameront qu’entre les fils des hommes, il n’en est pas né de plus grand que Jésus. » Mais toutes ces concessions enthousiastes, et celles qui leur ressemblent, que l’on rencontre souvent dans ce roman religieux, M. Renan les met à néant par sa divinisation panthéistique de l’homme, et aussi parce qu’il met au même degré que Christ tel individu relativement obscur, comme Çakya-Mouni, le réformateur du bouddhisme. Comparez ce dernier chapitre de sa Vie de Jésus, et la conclusion de son travail sur les historiens critiques de Jésus, où il dit du Christ : « le thaumaturge et le prophète mourront ; l’homme et le sage resteront ; ou plutôt l’éternelle beauté vivra à jamais dans ce nom sublime, comme dans tous ceux que l’humanité a choisis pour se rappeler ce qu’elle est et s’enivrer de sa propre image. Voilà le Dieu vivant ! voilà celui qu’il faut adorer ! »
8 – Baur, Le christianisme et l’Eglise chrétienne des trois premiers siècles, 2e édition qui parut peu de temps avant sa mort, 1860. La résurrection, notamment, est restée pour Baur une énigme insoluble. Mais c’est juste ce fait qui est le fondement sur lequel repose l’Eglise, et qui, jusqu’à ce jour, jette un défi victorieux aux portes de l’enfer.
Oui, la personne du Christ est, en effet, un grand mais un heureux mystère. On ne peut point l’expliquer par les principes humanitaires, ni la déduire des forces intellectuelles de l’époque où il vécut.
Elle forme, au contraire, le contraste le plus tranché avec le monde juif et païen qui l’entourait, ce monde qui n’offrait que la triste image d’une décadence irrémédiable, et qui s’affaissa comme une immense ruine, tôt avant la nouvelle création morale du crucifié de Nazareth. Elle est une exception unique, absolue, inexplicable, au milieu des douloureuses expériences de toute l’humanité. Jésus est le grand miracle central de l’histoire évangélique. Ses prodiges ne sont que les rayonnements naturels et nécessaires de sa merveilleuse personne ; aussi les opérait-il avec cette facilité que nous mettons à nos œuvres ordinaires de chaque jour. L’évangile de saint Jean les appelle tout simplement, et à bon droit, ses œuvres. Le plus grand miracle, en vérité, serait qu’il n’en eût point fait, lui qui est un miracle.
Ici se montre bien la faiblesse logique et la folie de ces incrédules qui reconnaissent le cachet de l’extraordinaire dans la personne du Christ, et qui pourtant nient ses œuvres extraordinaires. Ils accordent la cause sans son effet correspondant, et mettent la personne en conflit avec ses œuvres, ou les œuvres avec la personne. On pourrait aussi bien attendre du soleil qu’il répandît des ténèbres, que ne s’attendre qu’à des œuvres ordinaires de la part d’un être qui l’était si peu. La personne du Christ explique seule tous les événements miraculeux de son histoire ; elle est la cause pleinement suffisante de ces prodigieux effets. Cette puissance qu’il possédait sur le monde, et qu’il exerce encore chaque jour dans le sein de la chrétienté, pourquoi donc ne se serait-elle pas aussi bien étendue sur le monde inférieur des corps ? Qu’était-ce pour Celui qui est spirituellement la résurrection et la vie de notre espèce, que de faire sortir un cadavre du tombeau ? Une vie aussi céleste que la sienne et une si céleste mort, pouvaient-elles finir autrement que par une victoire absolue sur la mort, et par une rentrée dans le ciel, sa vraie, sa primitive patrie ?
Le surnaturel et le miraculeux en Christ, — qu’on ne l’oublie point, — n’étaient pas un prêt momentané que Dieu lui eût fait de ses dons, ou une manifestation occasionnelle, comme c’était le cas des prophètes et des apôtres, mais une puissance inhérente à son Etre et toujours en action, soit cachée, soit publique. Une vertu intérieure vivait, agissait en lui, et en rayonnait si bien, qu’il suffisait de toucher le bord de sa robe avec cette foi qui lie l’âme à l’âme pour en être guéri. Il était la vraie Schéchinah, qui brillait en lui de toute sa gloire, non pas, sans doute, en présence des pharisiens et des scribes incrédules, mais lorsqu’il était seul avec son Père céleste, ou qu’il marchait sur les flots dans la nuit sombre, apaisant la tempête et fortifiant la foi de ses disciples tremblants, ou lorsqu’il planait sur la montagne de la Transfiguration, entre Moïse et Elie, devant ses trois disciples bien-aimés.
Tout nous amène donc à cette conclusion que le Christ fut un Etre réellement naturel et humain, en même temps que véritablement surnaturel et divin. Le caractère miraculeux de sa personne nous force à proclamer la seule explication raisonnable et suffisante de ce fait : c’est qu’en lui la plénitude de la Divinité a habité corporellement.
C’est là aussi, nous allons le voir, l’explication qu’il donne lui-même.