Séance pour pasteurs et collaborateurs dans l'œuvre de l'Eglise, à Lausanne, Chapelle de Martheray, le soir du mercredi 8 Mars 1922
M. le pasteur H. Secretan : Vous êtes pour nous un frère de près, comme vous l'avez été de loin. Vous nous avez été très utile par votre paix, votre joie rayonnante. Quelle est la place que, à votre sens, la Bible doit occuper dans la vie intérieure du fidèle ? Est-elle l'unique fondement de la certitude chrétienne ?
Peut-on aller à Christ en dehors de la Bible ? Notre foi est-elle liée indissolublement aux faits évangéliques ?
Le Sâdhou : Le monde est une grande famille. Aucun pays n'est parfait en lui-même. Nous apprenons tous les uns des autres. Chaque pays doit apporter sa contribution à l'œuvre générale et non seulement chaque pays, mais chacun de nous individuellement. Si chacun fait ainsi son devoir, nous arriverons à la perfection. Nous, peuples de l'0rient, nous avons reçu beaucoup de l'Occident, grâce aux chrétiens fidèles qui nous ont annoncé l'Evangile et, par dessus tout, le « fait vivant », Christ lui-même.
Il faut connaitre la Bible, ne serait-ce qu'au point de vue de l'histoire des faits évangéliques. J'aime la Bible ; c'est elle qui m'a introduit auprès du Sauveur, de ce Sauveur qui n'appartient pas à l'histoire, car l'histoire nous parle du temps, tandis que Christ nous parle de l'éternité. En le trouvant, nous trouvons tout en lui, avec la Vie éternelle. Au point de vue de l'histoire, il est utile de connaître la Bible, mais si même la Bible disparaissait, nul ne pourrait me ravir ma joie : je garderais mon Christ ! La Bible m'a appris bien des choses au sujet de Jésus-Christ. Le grand fait historique, c'est Christ lui-même. La théologie et l'étude seules, sont impuissantes à satisfaire l'âme. Je ne suis pas sûr d'avoir bien compris la question ; la langue est entre nous une grande difficulté.
M. le missionnaire A. Grandjean : Il y a 12 ans, j'assistai à la conférence missionnaire d'Edimbourg. Plusieurs chrétiens venus des Indes s'y trouvaient, entre autres un évêque hindou qui disait : « Le corps de Christ ne sera complet sur la terre que lorsqu'il aura été assimilé par toutes les nations. » L'Inde nous apporte un enrichissement, mais il a fallu le concours de l'Occident, étant donné le développement des Missions.
Quelle est, pensez-vous, la place actuelle des missionnaires aux Indes ? Autrement dit : quelle est la part réciproque des missionnaires de l'Occident et des missionnaires indigènes pour gagner l'Inde à Christ ?
Le Sâdhou : Aux Indes, nous sommes très reconnaissants aux vrais chrétiens qui sont venus nous apporter l'Evangile et qui ont travaillé de tout leur cœur, mais j'ai le regret de dire que, si nous avons eu des missionnaires qui étaient de vrais hommes de Dieu et nous ont fait beaucoup de bien, d'autres nous ont apporté des théories et des doctrines qui étaient du poison pour nous. Je parle de ceux qui ne croient pas à la divinité de Christ.
Mon but, en venant chez vous, a été de rendre témoignage à Christ et à sa puissance ; de remercier le peuple de Dieu de ce pays de ce qu'il a fait pour ma patrie ; de vous dire que nous avons encore besoin de vos missionnaires, mais qu'il vaut mieux garder les infidèles chez vous. Vous avez de l'argent et vos missionnaires ont donné leur vie pour nous, mais les infidèles qui sont venus ensuite ont gâté leur œuvre [1]. Mieux vaut nous envoyer un seul missionnaire fidèle, prêchant le Christ vivant, que des centaines d'autres. Pour ceux-là, comme pour vos prières, nous vous serons toujours reconnaissants.
Un mot encore, pour exprimer ce que je ressens ici. Je suis en quelque sorte perdu au milieu d'un pays étranger, mais, lorsque je rencontre de vrais chrétiens, je me sens partout « at home » avec eux, tandis que, même aux Indes, lorsque je rencontre de ces gens qui ne croient pas au Christ vivant, je me sens étranger. En Orient comme en Occident, ceux qui vont à Christ sont satisfaits. Il est la seule espérance de ce monde ; il peut satisfaire tous les besoins de nos âmes. C'est son amour qui contraignit les chrétiens de ce pays-ci à nous envoyer des missionnaires et nous les en remercions, mais nous n'avons pas besoin de philosophie et de doctrines ; nous en sommes fatigués ; ce qu'il nous faut aux Indes, c'est la vie, la vie, la vie, cette vie que Christ seul peut donner. Envoyez-nous seulement ceux qui peuvent nous montrer Jésus-Christ.
M. le prof. Chavan : Nous cherchons la communion avec Jésus dans nos études ; mon cœur est souvent ému dans cette recherche ; je voudrais vous demander ce que vous pensez des mystiques chrétiens, comme St-François d'Assise, Thomas a Kempis, l'auteur de l'Imitation de Jésus-Christ, dont je sais que vous avez lu les ouvrages.
Le Sâdhou : Mon expérience c'est que la vérité n'est pas l'apanage spécial d'un peuple. La vérité n'appartient ni à l'Orient, ni à l'Occident ; elle appartient à l'humanité et vous verrez partout que les hommes sont satisfaits lorsqu'ils l'ont trouvée. Elle peut se manifester par des expressions, par des mots différents ; elle reste la même. Lorsque je lis St-François d'Assise ou Thomas a Kempis, ils sont pour moi comme des frères aînés, ayant eu la même foi. Il n'y a alors aucune question d'Orient ou d'Occident ! nous appartenons à la même famille ! J'ai beaucoup appris à leur contact, aussi bien qu'à celui des saints de l'Orient, car ils disent les mêmes choses, chacun à leur manière ; ils ont tous trouvé la vérité en Christ.
Les saints d'aujourd'hui me sont précieux aussi et j'apprends beaucoup en les fréquentant. La vérité ne souffre pas des atteintes du temps, ni de celles de personnalités diverses ; ce qui était vrai autrefois reste vrai de nos jours, parce que Dieu se révèle de la même manière à ses enfants en tous temps. Nul ne peut dire : « J'en sais assez. Je n'ai plus rien à apprendre des autres. » Nous apprenons tous les jours, et, comme j'apprends sans cesse de ceux que je rencontre en Orient, j'apprends aussi de mes frères d'Occident.
Je dois peut-être ajouter un mot pour expliquer ce que j'ai voulu dire au sujet des écoles de théologie, afin qu'il n'y ait pas de malentendu [2]. Je n'ai pas parlé hâtivemnt. J'ai vu des jeunes gens qui, au moment de quitter l'école et d'aller travailler pour Christ, avaient perdu leur enthousiasme. « Que s'est-il donc passé ? » leur ai-je demandé. Et l'un d'eux me répondit au nom de tous : « Les insectes de la critique et de l'infidélité ont mangé nos âmes. » C'est à cause de cela que je dois parler ; mon amour pour mon Sauveur m'y contraint. Moi-même, j'ai désiré étudier, mais la question des études est un problème difficile, car, lorsque la vraie vie est tuée, il ne reste rien. Au séminaire, j'ai appris des choses bonnes pour la vie de ce monde, mais les leçons de la vie spirituelle je les ai reçues aux pieds du Maître. Ce n'est pas que je sois opposé à tout enseignement, mais l'enseignement sans la vie est certainement dangereux. Ce n'est que dans un travail harmonieux de la tête et du cœur que nous verrons de grands résultats pour la gloire de Dieu.
M. Chavan : La souffrance a-t-elle joué un rôle dans votre vie chrétienne ? La souffrance est-elle voulue de Dieu ?
Le Sâdhou : J'ai dit souvent déjà que pour pouvoir expliquer ce qui m'est arrivé, je suis obligé d'employer les mots : prison, souffrance, persécution, afin d'être compris, mais, en réalité, il n'y a eu là pour moi aucune souffrance. Si ç'avait été de la souffrance, j'aurais abandonné la partie et n'aurais pas continué à aller annoncer l'Evangile. Il n'y avait pas de comité pour me pousser en avant et m'obliger à aller ici plutôt que là ! La réalité, c'est que chaque fois que j'ai eu à souffrir pour mon Sauveur, j'ai trouvé le Ciel sur la terre, c'est-à-dire une joie merveilleuse que je ne trouve qu'alors. Dans ces occasions-là, j'ai toujours réalisé la présence de Christ d'une manière si évidente qu'aucun doute ne pouvait subsister en moi. Cette présence était aussi lumineuse que le soleil en plein midi : Ceux qui consentent à vivre en sa présence ne peuvent plus le nier. La souffrance était souffrance dans le temps ou je n'étais pas chrétien et où je ne possédais pas la paix de l'âme. Je lisais souvent les écrits hindous jusqu'au milieu de la nuit, si bien que mon père disait : « Tu perds la tête, mon garçon. Tu vas t'abîmer les yeux ! Tu n'es qu'un enfant ; pourquoi te tracasser ainsi de ces questions de vie spirituelle ? » Je répondais : « Il me faut la paix à tout prix, les choses de ce monde ne peuvent pas satisfaire mon âme. Même la religion ne me satisfait pas. Je ne peux plus vivre dans ce monde, je veux me suicider. » C'était la vraie souffrance : je me sentais en enfer. Mais, depuis ma conversion, je n'ai plus connu la souffrance. J'ai été en prison : ce n'était pas une prison pour moi, mais le Ciel sur la terre. J'ai ressenti plus de joie au sein de la persécution que lorsque je n'étais pas persécuté ; plus de joie en ayant faim que lorsque j'avais la nourriture la plus fine. La source de cette joie, de ce Ciel sur la terre, c'est la présence de Christ ; personne ne peut m'enlever cette joie.
J'ai déjà parlé des martyrs du Thibet et, justement aujourd'hui, j'ai reçu la nouvelle que le Dr Sheldon, avec lequel j'ai fait des voyages d'évangélisation dans ce pays, vient d'y être massacré. J'y retourne chaque année et peut-être que l'année prochaine vous apprendrez que j'y ai perdu la vie à mon tour. Alors, ne pensez pas « Il est mort, mais dites-vous : « Il est allé vivre au Ciel, avec Christ, d'une vie plus complète. » Vous avez entendu parler de Kartar Singh, qui mourut aussi au Thibet. J'ai vu son Nouveau Testament et les passages qu'il y a écrits avant de mourir. Les gens croient que Kartar est mort, mais en réalité il est vivant en Christ. La mort elle-même mourra ; Christ, jamais ! Si nous vivons avec lui déjà dès cette vie, nous vivrons avec lui pour toujours après la mort.
M. Bugnion : Comment pouvons-nous discerner la volonté de Dieu ?
Le Sâdhou : Je n'ai aucune doctrine nouvelle à vous apporter. Je suis simplement un témoin de ce que Dieu a fait pour moi. C'est toujours ce même chemin de salut que la plupart des hommes appellent folie. Si nous vivons avec Dieu, il ne nous est pas difficile de connaître sa volonté ; nous arrivons aisément à comprendre ses intentions à notre égard. Ceux-là seuls qui ne vivent pas en communion avec Dieu éprouvent de la difficulté à reconnaître sa volonté et ce qu'il leur demande. Cela devient très facile à la condition de se tenir constamment près de lui.
M. le pasteur G. Bugnion : Quel conseil donneriez-vous à celui qui, ne connaissant pas Dieu, a soif de communion avec lui ?
Le Sâdhou : Tant que j'ai pratiqué l'hindouisme, je passais journellement des heures à méditer, mais cela ne m'a servi à rien. En Christ, je trouvai un moyen bien simple : la prière. Je n'apporte rien de nouveau ; c'est le chemin de toujours et le plus simple : prier. Par la prière nous apprenons à connaître Dieu.
M. Bugnion : Y a-t-il un affranchissement du péché ?
Le Sâdhou : Il n'y a là aucune difficulté. Tous ceux qui vivent avec Dieu savent qu'en restant en communion avec lui ils sont hors de l'atteinte du péché. Le salut n'est pas seulement dans le pardon du péché, mais dans l'affranchissement du péché.
M. le pasteur G. Secretan : Vous avez insisté sur la joie qui se trouve dans la souffrance pour Christ ou dans le martyr, comme les premiers chrétiens. Ne pensez-vous pas qu'il existe d'autres sources de joie, en particulier dans le soin des pauvres ? N'y a-t-il pas là une autre voie ouverte dans laquelle nous sommes appelés à mourir sans cesse à nous mêmes ?
Le Sâdhou : Il est, en effet, plus facile de mourir une fois pour Christ que de vivre pour lui, car en vivant pour lui il faut mourir chaque jour à soi-même. Je suis tout à fait d'accord à cet égard avec le frère qui vient de parler. Saint Paul a dit : « On nous met à mort chaque jour. » (Rom. 8.36.) J'ai toujours vu que ceux qui savent comment mourir chaque jour, savent comment vivre chaque jour ; c'est un secret qu'eux seuls connaissent. Il est bon qu'il y ait des martyrs pour Christ. Je n'éprouve aucune crainte à la pensée de mourir un jour au Thibet et, si ce jour vient, je l'accueillerai avec joie ; cependant, je préfère vivre pour lui, afin de pouvoir Lui rendre témoignage en mourant chaque jour. Christ a besoin partout dans les églises comme ailleurs, de ces témoins qui savent vivre pour lui parce que, en vivant pour lui, ils meurent chaque jour.
[1] Le Sâdhou vise ici, de toute évidence, certaines sociétés libérales dites unitaires que l'on trouve plutôt en Amérique, mais son avertissement est bon à être entendu chez nous.
[2] Le Sâdhou, dans le discours qui précéda ces questions déclara que les vraies études de théologie se font aux pieds de Jésus-Christ.