Ce qu’étaient les Borgia. — Appuis inespérés. — La peste à Florence. — Retour des luttes intestines. — Les prédications de l’hiver. — La menace de l’interdit. — Mise en demeure de la Seigneurie.
Condamné par le Saint-Siège, qui, jadis, avait courbé un empereur sous son joug, Savonarole, simple moine, serait-il de taille à braver jusqu’au bout l’autorité suprême ?
Eût-il trouvé, parmi les siens, l’appui auquel lui donnaient droit ses robustes convictions que, très certainement, on l’aurait vu revendiquer au nom de son Ordre la liberté de parler selon sa conscience, comme il avait, pour la cité, revendiqué celle de vivre hors du joug médicéen. Or, affligeante constatation, il avait contre lui non seulement le clergé séculier mais les réguliers, en tête desquels les Franciscains. Oubliant la rencontre fraternelle immortalisée par Andrea della Robbia, les frères mendiants s’opposaient nettement à l’action du supérieur de la communauté dominicaine ; Santa Croce, l’imposante église gothique dont la triple nef abrite les tombeaux de tant d’hommes illustres, retentissait alors, non pas de paroles apaisantes à l’égard d’un frère en la foi, mais d’imprécations contre le chef de la congrégation rivale, tant il est vrai, comme on l’a dit ailleurs, que la passion aveugle ! … Les Augustins ne voulurent pas rester en arrière et déclarèrent qu’ils s’abstiendraient de prendre part à la procession de la Saint-Jean si l’on y voyait paraître les Dominicains de Saint-Marc ou bien ceux de Fiesole soumis à l’autorité du Prieur.
Tant d’oppositions convergentes ne pouvaient qu’être saluées avec alacrité par ceux qui souhaitaient la rupture du joug qu’un être trop intègre faisait peser sur la cité. Aussitôt se vidèrent les églises, aussitôt se rouvrirent tavernes et maisons de jeux, aussitôt reparurent danses et courses de chevaux. Les filles de joie furent rappelées, les mauvaises mœurs triomphèrent et tout ce qu’avait cru écarter le maître spirituel de Florence ressurgit à l’instant où le chef de la Chrétienté jugea bon de lui casser les reins. Preuve suffisante que, dès le moment où l’on bat en brèche l’influence du Christ, c’est le règne de Satan qui s’instaure.
Tout à coup, les derniers jours de juin, se répandit la nouvelle d’une effroyable tragédie survenue au Vatican même. Jean Borgia, duc de Candie, fils aîné de celui qu’il fallait appeler « Sa Sainteté », venait d’être assassiné et son cadavre jeté dans les fanges du Tibre. On avait tout lieu d’accuser de l’abominable forfait son frère puîné, César Borgia, cardinal de Valence, et des rumeurs laissaient supposer un motif nettement crapuleux : leur sœur Lucrèce, divorcée d’avec Jean Sforza, était entre eux, disait-on, le sujet d’une criminelle jalousie. Quelle famille ! …
Dans son désespoir momentané, le Pape exigea une enquête. Elle mit en lumière des scandales tels que, bien vite, on dut tirer le voile. Pour sauver la face, il étouffa ses cris et, coupant court à tout effort de repentir, il se retrouva ce qu’il était avant. Pouvait-on mieux justifier les sévérités d’un Savonarole ?
Et cependant, mis au courant de la douleur du pontife, Fra Girolamo vit son devoir à lui adresser une lettre de condoléances exempte de toute allusion au sujet qui les opposait l’un à l’autre. Comment n’aurait-il point partagé la souffrance d’un père, indigne sans doute, mais frappé dans l’objet de sa dilection ? Certains lui ont reproché cet acte en jetant le doute sur sa sincérité. Est-ce bien comprendre sa nature impulsive et les irrépressibles élans de son cœur ? Au surplus, loin de flatter le chef de l’Église, Savonarole ne craignait pas de lui rappeler ses devoirs et d’attirer son attention sur les solennels avertissements d’En-Haut. Il l’adjurait de transmuer, par une victoire de la foi, « son calice de douleur en un calice de joie ».
« Saint-Père, ajoutait-il, je vous écris ces choses dans un esprit de charité, avec l’espoir qu’un réconfort vous sera vraiment accordé par Dieu même. Avant peu, les foudres de sa colère se feront entendre et je dis bienheureux ceux qui auront mis leur confiance en Lui, Beati omnes qui confident in Eo… »
Sensible au premier abord à ce message inattendu, le Pape se replia plus tard dans son orgueil et parla de « l’effronterie » du Frate qui, selon lui, avait eu l’audace d’insulter à sa douleur de père ! … La catastrophe n’avait point changé l’homme : n’ayant vécu que pour la chair et frappé dans sa chair, il y retournait d’instinct.
A Florence même, la rafale avait déjà passé et les conjonctures politiques redevenaient favorables au Prieur. Une nouvelle Seigneurie, élue en juillet, demanda le rappel de la sentence d’excommunication au pontife. Pour présenter la chose à Alexandre VI et le ramener à de meilleurs sentiments, un mandataire fut choisi en la personne du patricien Bracci.
En tout état de cause, il fallait amadouer le Pape et déjouer un stratagème habilement combiné : sachant avec quelle ardeur les Florentins désiraient la restitution de Pise indûment confisquée par Charles VIII, Alexandre l’avait fait offrir contre ce qu’il appelait des « cautions suffisantes ». A cela, il ne posait qu’une condition, mais une condition péremptoire : l’entrée de la cité du Lys dans la Ligue que dominait le Saint-Siège. C’était, pour Florence, renoncer à sa liberté et sacrifier Savonarole. La Seigneurie, fort embarrassée, s’en remit au savoir-faire de son ambassadeur, qui lui-même hésitait à engager ses commettants.
Irrité de cette attitude, le Pape s’emporta et sa déclaration le dépeint d’un trait. Comme le Borgia et Bracci se nommaient l’un et l’autre Alexandre et que tous deux étaient de forte corpulence, le successeur de saint Pierre éclata brusquement :
— « Monsieur le secrétaire, vous semblez aussi gros que nous, mais vous êtes venu pour une maigre mission. Si vous n’avez rien de plus à dire, nous en resterons là ! … »
Puis, gagné par sa rancune contre le Frate : — « Nous savons bien que tout cela provient de votre foi en un marchand de paraboles. Vous lui permettez de nous déchirer, de nous insulter, de nous fouler aux pieds. Cela ne peut durer davantage ! … »
Ainsi grandissait la tension entre deux pouvoirs opposés : l’un, au nom de sa conscience, défendant sa position, l’autre, au nom de la discipline, exigeant une soumission.
A leur tour, les religieux de Saint-Marc adressèrent à Rome une pétition qu’avaient signée trois cent soixante-trois citoyens, grands amis du Prieur. Le mélange de deux éléments — religieux et civil — ne pouvait qu’irriter les gens (et Savonarole en était) qui désiraient maintenir une ligne de démarcation. Au Grand Conseil, cette intervention fut vivement critiquée : on alla jusqu’à accuser les signataires laïcs de crime contre l’État. Recourant à la calomnie, ses ennemis accusaient le Prieur de se servir du confessionnal pour agir sur les bureaux de vote.
On sait que Fra Girolamo cherchait, dès longtemps, à s’éloigner de la vie publique, les choses de l’État n’étant point son affaire et ses aspirations le portant avant tout vers une réforme de l’Église. Mais peut-être s’était-il trop avancé et ne pouvait-il plus retirer sa main d’un engrenage qui devait la broyer ? Quel que fût son désir d’éviter un contact direct avec la Seigneurie, chacun à Florence savait que ses partisans enthousiastes, les Valori, les Soderini, les Cambi n’entendaient point renoncer au bénéfice de sa popularité. Des notables venus du dehors, des ambassadeurs étrangers cherchaient souvent à le voir… On ne se soustrait qu’avec peine à des honneurs compromettants.
Plusieurs reprochaient aussi aux Dominicains de Saint-Marc de s’être écartés de la règle et de conserver avec le monde un commerce fâcheux. Il est certain que sous la direction d’un chef aussi ardent, les frères ne pouvaient rester étrangers aux problèmes de l’État. Bien des hypothèses et des solutions d’ordre civique furent discutées longuement sous les arceaux du cloître fleuri ; plusieurs n’étaient pas sans valeur puisque, dans la suite, au rebours des idées que défendait le Prieur, la Seigneurie les adopta : telle, notamment, la nomination à vie du Gonfalonnier qui, à l’exemple de Venise, deviendrait le chef suprême de la République.
Dans la ville même allait s’installer une grande détresse. La disette avait conduit à l’intérieur de ses murs foule de paysans qui, croyant y trouver des ressources abondantes, moururent littéralement de faim et ne purent être assez vite enterrés. La peste se déclara au cours de ce tragique été et jeta partout l’épouvante. On comptait cinquante, parfois soixante-dix morts par jour. Abandonnant leur industrie ou leur commerce, les citadins bien rentés s’enfuirent à la campagne, ce que ne pouvaient faire les petits et les humbles. La vie publique fut suspendue. Au milieu de la terreur générale, Savonarole devait être l’un des seuls à conserver sa sérénité, car l’épidémie n’épargnait pas plus Saint-Marc que les autres quartiers. Il voulut envoyer aux champs soixante-dix des frères les plus affaiblis, mesure qui lui fut également reprochée, car, prétendaient ses adversaires, leur rôle eût été de soigner les malades avant de se soigner eux-mêmes.
Il se peut. Mais qu’injuste est l’accusation portée contre le chef d’avoir par dessus tout songé à sa personne. L’un de ses biographes, assez mal disposé pour lui, reconnaît qu’il resta à son poste et qu’au surplus l’excommunication dont il était frappé lui interdisait tout ministère extérieur. Dès lors est-il équitable de l’accuser, comme l’a fait Perrens, d’avoir eu peur, sinon de la mort, du moins de la souffrance ? On peut lire, dans une lettre à son frère Albert, ces mots révélateurs : « Je reste ici pour consoler les affligés, tant séculiers que religieux… » D’ailleurs, le Frate n’avait pas en vain donné l’exemple du sang-froid : « Nos frères, remarquait-il, meurent joyeusement, comme s’ils allaient à une fête… » Et, dans la cité ravagée, régnait une exaltation véritable : hommes et femmes, frères et laïcs rendaient l’âme en louant le Seigneur.
Chose curieuse, l’épidémie épargnait les enfants. Savonarole vit en cela une récompense de leur zèle pieux et salua ce qu’il appelait « l’honnête peste » comme un appel d’En-Haut. Florence, il est vrai, regorgeait de cadavres. Mais, pour un temps, les factions désarmaient. La haine des Arrabbiati et des Compagnacci paraissait calmée. Peu à peu, l’épidémie perdit de sa virulence pour disparaître à fin d’août.
A Rome, les mois qui suivirent n’amenèrent aucun changement de dispositions. L’ambassadeur Bracci avait beau se multiplier, la Curie n’entendait point céder. Pourtant, en sous-main, le cardinal de Sienne, François Piccolomini, qui devait accéder à la papauté sous le nom de Pie III, fit comprendre à qui de droit que, moyennant un versement de cinq mille écus, l’excommunication pourrait être levée…
Hors de lui, Savonarole s’exclama : « Je tiendrais pour une censure bien grave d’acheter l’absolution à ce prix ! … »
Et, par horreur de ces offres vénales, venant d’un des plus hauts dignitaires de l’Église, il repoussa de nouveau toute concession, ne fût-ce que celle d’un voyage à Rome ou la réunion de Saint-Marc à la congrégation toscano-romaine. Dira-t-on que l’orgueil fit le fond de cette résistance ? En réalité, le spectacle qu’offrait la Ville éternelle suffit à laver le Prieur d’un reproche aussi dur.
Naturellement, sitôt la peste disparue, on vit renaître les conflits. Conduits par Francesco Valori, les Frateschi réprimèrent avec la dernière sévérité une tentative, d’ailleurs avortée, de restauration des Médicis dans laquelle étaient impliqués un vieillard de soixante-quinze ans, Bernardo del Nero et Lorenzo Tornabuoni, porteur d’un des plus grands noms de Florence. Cinq des conjurés, accusés d’avoir soutenu cette cause et favorisé le répugnant Pièro, posèrent la tête sur le billot. L’agitation fut intense et les partis opposés, Bigi et Arrabbiati, en prirent prétexte pour reprocher au Prieur de n’être point intervenu en faveur des condamnés. On sait aujourd’hui qu’il le fit, mais peut-être avec peu de chaleur. Les passions populaires déchaînées, il aurait fallu parler très haut et l’on se demande s’il pouvait encore le faire ? Il faut rappeler encore qu’à cette époque le Frate était déjà résolu à se retirer de la vie publique et qu’il ne participa aucunement à la Pratica, cette réunion des Conseils où fut votée la condamnation à mort des cinq conspirateurs et la confiscation de leurs biens.
Une autre cause tendait à détacher de Fra Girolamo les partisans de son intervention auprès de Charles VIII, au temps où le « pygmée-paladin » — comme on l’a parfois dénommé — avait honoré Florence de sa discutable amitié.
Savonarole, on le sait, s’était toujours montré partisan de l’alliance française. Il se plaisait à croire que le souverain restituerait enfin à la ville du Lys celle de Pise, son ancienne vassale. Rome, si nettement hostile à toute immixtion du roi dans les affaires d’Italie, devait, en plus de tant d’autres choses, faire grief au Prieur de cette excessive confiance.
Dans la mesure où s’annonçait une intervention étrangère devait s’affirmer aussi l’attitude du moine. Le roi de France, en effet, ne venait-il pas de saisir la Sorbonne de trois questions sur les droits de la Papauté, ce qui ne pouvait manquer d’exaspérer cette dernière ? Par malheur, l’automne venu, on avait vu Charles conclure une trêve avec Milan et ajourner son expédition. Une fois encore, Savonarole se retrouvait seul, n’ayant pour le soutenir que la faction des Frateschi revenue pour quelques mois au pouvoir.
Ses partisans voulurent au moins lui donner une preuve de confiance. Ils le prièrent de remonter en chaire, nonobstant la défense de Rome. Les membres de sa congrégation et des cohortes de jeunesse joignirent leurs voix instantes à celles des magistrats. Le Frate n’eut pas de peine à se laisser convaincre : le jour de la Noël de 1497, il sortit de sa réserve et célébra la messe à Saint-Marc où deux à trois cents fidèles reçurent la communion de sa main. Puis, à la tête de ses moines, il conduisit autour de la place voisine une procession solennelle. C’était lever avec hardiesse, avec témérité peut-être, l’étendard de la révolte.
La Seigneurie avait assisté à cette messe et baisé la main de l’officiant : elle ne pouvait, avec plus de clarté, s’associer à un geste de défi. Or, pactiser avec un prêtre frappé d’excommunication, c’était se mettre en totale opposition avec les lois de l’Église, c’était commettre un acte sacrilège. N’avoir cure des effets n’est pas vertu courante : nombreux donc furent les Florentins qui, dès ce moment, abandonnèrent la cause des Piagnoni, isolant toujours davantage le Prieur et son groupe. Aussitôt, avec plus de courage que de prudence, les magistrats prirent la résolution de rouvrir le Dôme et d’y rappeler l’orateur aimé des foules.
Quelques restrictions maladroites, par lesquelles on empiétait sur des droits acquis, ne devaient pas tarder à jeter l’émoi dans les classes dirigeantes : on y vit des abus de pouvoir, dont, sans nulle raison, Savonarole était rendu responsable. Appelé à monter en chaire à la veille du vote populaire, le prédicateur flaira le danger et voulut se dédire, d’autant que l’autorité ecclésiastique, représentée par un Médicis, le grand vicaire général Leonardo, faisait défense aux clercs et aux laïcs, sous peine d’interdit, de venir l’entendre. Sur quoi, nouvelle intervention de la Seigneurie qui, sous peine de bannissement, donna deux heures à l’archevêché pour se rétracter. On était en pleine atmosphère de bataille, mauvaise condition pour proclamer le message évangélique.
Le dimanche de Septuagésime, c’est-à-dire le troisième avant le premier dimanche de carême (11 février 1498), Fra Girolamo remonta dans la chaire de Santa Reparata. De toute évidence son exorde ne dissimulait rien d’une position éminemment périlleuse : « O Seigneur, tu m’as lancé sur une mer orageuse et je ne puis ni ne veux retourner en arrière… »
Mais, toujours ferme à l’article du dogme, il insista sur un point que le Pape lui-même ne pouvait contester : « Je te demande seulement, Seigneur, la grâce de ne rien avancer qui soit contraire à la Sainte Écriture et à l’Église… »
Cela dit, il ne tarda pas à rappeler les désastreux effets de la mesure disciplinaire qui l’avait frappé :
« Dès que la bulle papale fut arrivée à Florence, s’écriait-il, les gens s’empressèrent vers les tavernes, la luxure et tous les vices : la vie droite fut anéantie… »
Et, comme pour justifier son appellation, plusieurs fois répétée, de « vieille ferraille » ou si l’on veut « d’instrument brisé » appliquée à Alexandre VI, il s’attaqua directement au Pape : « Vous avez vu comment quelqu’un, à Rome, a perdu son fils et comment d’autres ont perdu la vie et sont allés en enfer. Vous verrez leur procès ! … »
Avec cette ironie qui s’accompagnait d’une mimique fort expressive, l’orateur fit également allusion à la vénalité cardinalice : « Voulez-vous que je vous enseigne le moyen d’obtenir l’absolution ? Non, il vaut mieux que je me taise. Je vous dirai seulement : faites ceci… » Et, sur ces mots, l’orateur frappait deux clefs l’une contre l’autre pour indiquer, par ce bruit, qu’avec de l’argent on arrivait à touta…
a – Fait cité par Villari.
Puis, ayant appelé ses auditeurs au don total de soi-même, il couronna son homélie d’une invocation au Christ souffrant : « Vous avez, ô Seigneur, péri pour la vérité et je prie que vous m’envoyiez à la mort afin de la défendre pour le bien de ce peuple et des élus… » (Sermon sur l’Exode et quelques psaumes.)
Une faiblesse indéniable de Savonarole — on ne l’a point caché ici — a toujours été d’appuyer sa prédication sur la notion du miracle et de promettre assez témérairement qu’il en pouvait disposer à son gré, ou, tout au moins, invoquer l’intervention directe de Dieu. En face d’un peuple avide de surnaturel et toujours en quête de sensations imprévues, n’était-ce point s’avancer à l’excès et se préparer des déceptions amères ?
Le dimanche suivant, prenant pour sujet les fonctions et le caractère du prêtre, l’orateur ne ménagea personne : « … C’est le clergé qui maintient la perversité partout. Même à Rome, les prêtres se moquent du Christ et des saints et sont pires que les Turcs, pires que les Maures. Non seulement ils ne veulent point souffrir pour Dieu, mais ils vendent jusqu’aux sacrements. Il y a aujourd’hui des entremetteurs pour les bénéfices et les bénéfices se vendent aux plus offrants… A Rome, ces prêtres ont des courtisans, des écuyers, des chevaux et des chiens ; leurs maisons sont pleines de tapis, de soieries, de parfums, de valets. Leur orgueil éclate partout et n’est pas moindre que leur cupidité. Ils font tout pour de l’argent… Ils vendent les bénéfices, ils vendent les messes de mariage, ils vendent tout … Et ensuite ils ont peur de l’excommunication ! Ils ne veulent pas avoir de rapports in divinis avec les fidèles qui écoutent mes sermons… O Seigneur, Seigneur, sers-toi donc de ton épée ! … »
[Villari donne en note dans son ouvrage, (op. cit.), un passage de saint Bernard sur le même sujet :
« … Ce sont les ministres du Christ, et ils servent l’Antéchrist. Ils marchent honorés des biens du Seigneur, et n’honorent point le Seigneur. De là cet éclat de courtisane, ce costume d’histrion, cette pompe royale. De là l’or qui pare freins, selles et éperons ; et les éperons brillent plus que les autels ! De là, des festins splendides et par les mets et par les coupes ; de là, des orgies nocturnes aux flambeaux et la cithare et la lyre et la flûte. De là, des pressoirs redondants, des garde-manger remplis jusqu’au bord. De là, enfin, des tonneaux de parfums et des bourses bien garnies. Voilà pourquoi ils veulent être et sont doyens, archidiacres, évêques et archevêques. » (Saint Bernard, sermon 23e.)]
Lors des prêches qui suivirent, les impatiences mêmes qu’on avait allumées surexcitèrent les esprits.
Comme le carnaval touchait à sa fin — c’était le dimanche de la Quinquagésime — le Prieur promit à la foule de la bénir sur la place de Saint-Marc. Elle pourrait assister là à une sorte de jugement de Dieu :
« Quand vous me verrez, l’hostie à la main, je vous conjure de demander au Seigneur que si l’œuvre que j’accomplis ne vient pas de Lui, Il dirige contre moi un feu qui me précipitera en enfer… »
Au jour dit, après la messe et la communion, une procession se déroula dans les cloîtres. Près de la porte principale donnant sur la place, avait été élevée une chaire de bois. Tandis que les moines chantaient leurs litanies, Savonarole, le visage illuminé d’une exaltation intérieure, se tourna vers la foule, éleva le Saint Sacrement et prononça d’une voix sourde : « Seigneur, si je n’agis pas avec une entière sincérité et si mes paroles ne viennent pas de Toi, foudroie-moi immédiatement ! … »
Le feu du ciel, il faut le reconnaître, ne tomba pas sur l’excommunié. Mais on peut remarquer que, cette fois, une telle préservation ne tenait pas exclusivement du miracle. De quel droit l’être humain donnerait-il des ordres au Très-Haut ?
Plusieurs éprouvèrent un renouveau de confiance. D’autres, venus dans l’espoir de participer à quelque événement sensationnel, se retirèrent déçus. Ils ne cachèrent pas leur mécontentement. La plèbe, en appétit de miracle, n’avait pas trouvé là l’aliment qu’elle convoitait.
L’après-midi du même jour — qui était à la fois le dernier du carnaval et le premier du carême —, les partisans du Prieur, ces Piagnoni tant moqués, voulurent parcourir processionnellement les rues de la ville pour recueillir des aumônes et renouveler le feu de joie des Vanités, le Bruciamento delle Vanità. Ils eurent de ce fait à endurer des injures et des sévices. Dignes du nom qu’ils affichaient, les « Mauvais Compagnons » déchiraient aux uns leurs manteaux, aux autres arrachaient leurs petites croix rouges, ou bien les frappaient à coups de pierres et de bâtons.
Sans se décourager, les amis du Frate se groupèrent sur la place de la Seigneurie autour d’un bûcher dont l’ampleur dépassait, disait-on, celle du carnaval précédent : c’était une pyramide au sommet de laquelle avait été placé Lucifer entouré des sept péchés capitaux. On chanta le Te Deum et le feu fut allumé.
Mais l’enthousiasme avait baissé, La foule se fit railleuse, et, pour témoigner de ses fâcheuses dispositions, quelques mauvais plaisants jetèrent dans le brasier des immondices et des chats crevés, ce qui fit rire. Au moment de la ronde solennelle, où, suivant l’habitude, clercs et laïcs défilaient en chantant des hymnes, on fut frappé de l’apathie et de la froideur générales. De toute évidence, ce peuple inconstant avait cessé de vibrer. Lentement, implacablement, se désagrégeait l’édifice qu’avec un peu de candeur Fra Girolamo avait cru élever pour longtemps à la gloire de Dieu.
Par surcroît, les luttes politiques tournaient aussi au désavantage de ses partisans. Aux élections de mars 1498, les Frateschi, qui avaient la majorité à la Seigneurie, la perdirent au profit de leurs irréconciliables ennemis, les Arrabbiati. Ceux-ci, démentant avec habileté leur surnom d’Enragés, se gardèrent d’abuser, car il leur fallait conquérir d’autres corps constitués, ceux des Dieci (les Dix de justice) et des Ottanta. Mais, insidieusement et sûrement, ils préparaient les rets dans lesquels, bientôt, devait tomber l’objet de leur haine.
Le texte des prédications du Dôme avait été, comme on le suppose bien, soigneusement transmis à Rome par les ennemis du Frate, car déjà en Allemagne et ailleurs il circulait sous forme de brochures. Aussi l’exaspération du Pape fut-elle portée à son comble. Néanmoins, connaissant l’influence dont jouissait encore le Prieur et le soutien que lui accordait le gouvernement, le Pontife n’osa pas menacer de ses foudres les Florentins eux-mêmes. Il se borna, par de nouveaux brefs, à interdire tout contact entre l’excommunié et les chanoines de Sainte-Marie des Fleurs.
Avec l’intrépidité qu’on lui connaît, le jour même où la Seigneurie récemment élue s’était installée au Palazzo Vecchio, Savonarole avait riposté du haut de la chaire : « Il est venu des brefs de Rome, n’est-ce pas ? On m’y appelle filius perditionis, le fils de la perdition. Voici ce qu’il faut écrire : celui que vous appelez ainsi n’a ni mignons, ni concubines : il s’attache à prêcher la foi en Christ. Ses fils et ses filles spirituels, tous ceux qui écoutent l’exposé de sa doctrine ne passent point leur temps à commettre des infamies : ils se confessent, ils communient, ils vivent honnêtement… »
On ne pouvait stigmatiser avec plus de vigueur les mœurs de la cour papale. Aussi, usant à nouveau d’une image préférée, l’orateur conclut-il, dans le ton qu’on lui connaît : « Le temps approche d’ouvrir la cassette. Daremo volta alla chiavetta, nous donnerons un tour de clef et il s’en exhalera une telle puanteur, tant d’ordure sortira de la cité de Rome que l’infection s’en répandra par toute la Chrétienté et les narines en seront empestées… »
Effrayée d’une telle violence, la Seigneurie, qui n’était plus en majorité favorable au Frate, lui ordonna de quitter le Duomo. Mais, sans obtempérer à l’ordre du pape tendant à s’emparer du rebelle et bravant pour elle-même la menace d’interdit, elle n’exigea qu’un changement de lieu. Savonarole pourrait donc continuer de prêcher, mais seulement en l’église de Saint-Marc.
L’auditoire l’y suivit. Si grande était la foule qu’on dut n’admettre que les hommes et laisser aux femmes le sermon du samedi. La voix du Frate n’en avait que plus de retentissement.
On s’en émut en haut lieu. Après avoir ménagé le parti des Frateschi pour le gagner si possible à sa fameuse Ligue, le pontife, qu’ulcéraient les reproches du Prieur, résolut de frapper un grand coup. Déjà, on avait condamné une Apologie de Savonarole, dont l’auteur n’était autre que le neveu de Pic de la Mirandole. Déjà, la même condamnation s’était abattue sur d’autres écrits de clercs et de laïcs infectés (pour parler avec Rome) d’un égal virus. Ne fallait-il pas couper court à ces velléités d’indépendance qui minaient l’autorité de l’Église ? Mieux que tout autre, Alexandre VI se rendait compte du discrédit de la papauté. Constatant que le Prieur ne cessait de frapper à grands coups, il entrevit l’écroulement possible d’un édifice aussi fortement ébranlé. Mais comme une excommunication n’avait produit aucun effet, on pouvait se demander si l’interdit, mesure suprême, en aurait davantage…
Tout, dans la nature d’Alexandre, le portait sinon à l’indulgence, du moins aux solutions mitigées. Jamais il n’avait confondu la foi et les mœurs. Pourvu que celle-là (dans ses formes tout au moins) fût décemment traitée, celles-ci pourraient garder toute la largeur possible ! Comme l’a déclaré Roeder, « avec une harmonie parfaite dans sa conduite, le pape pouvait quitter un lit de plaisirs pour aller adorer la Sainte Vierge ou encore promulguer des missions en conclave et sourire aux bouffons qui, dans l’antichambre, singeaient les cérémonies de la messe ».
Cette incapacité à chercher un accord entre l’intangibilité du dogme et la simple honnêteté de la vie l’empêchait de comprendre si peu que ce soit les scrupules du Prieur. D’autre part, le voluptueux scepticisme dont tout son être était imprégné lui interdisait les gestes éclatants. Mais tout a une fin. Des échos lui parvenaient, montrant que hors de l’Italie retentissaient les coups de boutoir du Frate et qu’ils étaient parfois approuvés. Alexandre dut se résoudre à agir et, comme tous les êtres faibles, une fois l’hésitation vaincue, il frappera sans ménagements.
Il y eut donc entre lui et Bonsi, qui secondait Bracci comme ambassadeur de Florence, des entrevues de plus en plus orageuses dont la Seigneurie fut instruite. Après avoir signalé l’imminence d’un interdit et les dangers que cette mesure présentait pour la cité du Lys, doucement, on insinuait qu’en abandonnant à son sort le fâcheux prédicateur, le cours normal des relations pourrait reprendre entre Rome et Florence…
Pour activer encore cette élimination si fortement souhaitée, d’autres ennemis du Prieur s’agitaient désespérément. On vit reparaître, fantôme inconsistant, Pierre de Médicis qui n’acceptait ni sa défaite ni son exil et, grâce à lui, surgit à nouveau le frère Mariano. Ce grotesque orateur, dont l’insuccès avait été complet, crut le moment venu de terrasser son rival et il remonta en chaire. Malheureusement pour lui, comme à Florence sept ans auparavant, ses pieuses diatribes furent débitées sur un ton si acerbe et le balourd les truffa de violences telles que ses plus chauds partisans en restèrent confondus :
« Le juif ! le gredin ! le coquin ! le filou ! … (hurlait-il à l’adresse du Prieur de Saint-Marc). Il porte une robe courte et prêche la pauvreté, mais ses poches sont doublées d’argent ! Croyez-moi, je sais ce que je dis : il faut un moine pour comprendre un moine ; si vous voulez vous renseigner sur l’un de nous, adressez-vous à un autre… O pape, ô cardinaux, comment pouvez-vous tolérer ce monstre… ? »
Enfin, apostrophant celui qu’il haïssait, il émit une prédiction — hélas ! trop vraisemblable : « Tu te dis prophète, mais quand tu rôtiras, tes garçons seront les premiers à apporter les fagots… »
Quel que fût leur désir d’en finir avec le rebelle, à ce langage les cardinaux donnèrent des signes évidents de leur irritation et le fantoche disparut de la scène. Mais les dispositions de Rome étaient prises. Rien désormais n’en pourrait altérer le cours.
Le 9 mars, on vit partir de la Curie un véritable ultimatum. Désespérant de convaincre Jérôme ou plutôt de l’effrayer efficacement, ce fut cette fois à la Seigneurie que le Pape adressa son injonction :
« Nous n’aurions jamais pensé, déclarait-il, que votre audace nous amènerait à disputer avec vous de la question du frère Jérôme Savonarole, comme s’il s’agissait d’un procès de droit commun et comme s’il n’était pas de votre droit de rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Le temps est venu de mettre un terme à la multiplication infinie de ces lettres et de ces brefs… »
Ouvert sur un ton aussi impératif, le message, qui incidemment traitait Savonarole de « chétif vermisseau faisant affront au Saint-Siège », ne pouvait que s’achever sur un ordre plus catégorique encore :
« … En tout cas, ne nous répondez plus par des lettres mais par des actes, parce que nous sommes fermement résolus à ne plus tolérer davantage votre désobéissance. C’est pourquoi nous placerons l’interdit sur votre ville aussi longtemps que vous continuerez à mettre votre foi dans cette monstrueuse idole… »
Le 14 mars, tous conseils réunis (c’est-à-dire les douze dignitaires, les Ottanta, les vingt-cinq délégués de quartiers ainsi que tous les partisans que conservait le Prieur, Frateschi en tête, en un mot tous les dirigeants), les Florentins comprirent que ces menaces produiraient leur effet. Sur les timorés tout au moins.
Au Palais Vieux, on assista à un dernier sursaut d’indépendance, émouvante réaction d’une fierté qui bientôt devait disparaître.
— « Si l’on cède, disaient certains, le Pape exigera des concessions plus déshonorantes encore. »
On eut même, chose rare, le courage d’évoquer un passé récent, dont tous, jadis, avaient été fiers : — « Où serions-nous sans l’œuvre du frère Jérôme ? Pourquoi craignez-vous l’interdit ? que peut-il nous arriver de plus grave que l’attaque soudaine de l’Empereur qu’ils envoyèrent contre nous ? Et n’avons-nous pas, alors, été délivrés par le Seigneur ? … »
Francesco Valori, qui, toujours, avait soutenu le Frate, s’opposa énergiquement à l’idée de le livrer à ses ennemis ou de fermer Saint-Marc.
— « Je vous adjure, déclarait-il, de vénérer le frère plus que tout homme qui ait vécu parmi nous… »
Mais cette éloquence se dépensait en vain. Après quatre jours de délibérations, le vote de la Pratica prouva combien l’opinion restait divisée. Huit tinrent pour le Prieur, sept furent douteux, dix-sept demeurèrent hostiles. Crainte du pire, on aboutit à une transaction peu glorieuse.
A ceux qui redoutaient, pour Florence et ses intérêts, la promulgation de l’interdit, on accorda que les sermons de Saint-Marc seraient désormais suspendus. A ceux qui sentaient qu’une page brillante de la cité allait être tournée, il fut concédé que le couvent ne connaîtrait pas la mise sous scellés.
Le même soir, Savonarole reçut avec une froide dignité le chancelier qui lui apportait le résultat du vote.
— « Vous venez de la part de vos maîtres ? » lui dit-il.
— Oui.
— Eh bien ! moi, c’est aussi mon Maître que je dois consulter ! … »
Et dans la cellule où il s’enferma, seul en face de sa conscience et de son Dieu, le moine indomptable, à l’exemple de Jérémie le prophète, entrevit clairement la suite de sa destinée.
Mais il ne recula point.