La nuée de témoins

VI. Introduction à l’histoire de l’Église au moyen âge

La vie de Chrysostome pose un problème fort grave, et qui domine toute l’histoire de l’Eglise. Quels torrents d’hypocrisie ! Quelles cataractes de scandales ! Où est l’esprit de Jésus, dans ce tourbillon de violences et de péchés ?

Je comprends, de votre part, un sursaut de conscience ; protestation légitime, et même nécessaire. Rien n’est plus dangereux pour l’âme qu’un effort vers l’aveuglement volontaire. Comme si la piété demandait qu’on jette un voile sur la réalité !

J’ai rappelé qu’on a, parfois, enseigné l’Histoire sainte, comme si elle était une « histoire de Saints ». On s’ingéniait à idéaliser Jacob ; on prêtait du mysticisme à Samson ; et David pratiquait l’Imitation de Jésus-Christ ! Nous savons, aujourd’hui que l’expression « Histoire sainte » désigne l’histoire du peuple extraordinaire, sans rival en sa religieuse inspiration, qui prépara sur la terre l’apparition mystérieuse de l’Unique, celui qui fut, vraiment, « le Juste ». Histoire sainte, parce qu’elle menait au Saint.

Appliquons un raisonnement du même ordre à l’histoire de l’Eglise. On la raconte, parfois, comme si elle devait manifester, partout, la preuve que l’Eglise est le corps mystique dont Jésus-Christ est la tête. Rien n’est plus vrai que cette affirmation ; mais elle ne s’applique pas à ce qu’on nomme vulgairement l’Eglise : un ensemble d’institutions cléricales et de rites cultuels.

La véritable Eglise est l’ensemble des âmes qu’inspire l’Esprit du « Maitre doux et humble de cœur ». Son histoire, ici:-bas, est celle du cheminement secret de l’idéal évangélique dans les consciences ; l’histoire de l’humilité, de la pureté, de la charité, ces vertus. que ne proposait point le monde antique ; l’histoire de la prière au nom du Christ ; et de la souffrance transfigurée par la Croix ; et de la joie d’une communion ineffable avec le Père ; car « Jésus » est un autre nom de l’Espérance.

Pareille Eglise est une et indéchirable universelle et, immortelle ; invisible comme l’Esprit et omniprésente comme Dieu. Elle se maintient par la chaîne ininterrompue des âmes inspirées qui, depuis l’apparition du Verbe venu en chair, forment la véritable « succession apostolique » en des personnalités concrètes, vivantes et agissantes.

Quant aux diverses églises historiques, hélas ! rivales, qui n’ont cessé de s’anathématiser et de s’entre-persécuter d’âge en âge, elles sont la traduction imparfaite, le rayon réfracté, ou la caricature odieuse, de la seule et sainte Eglise.

A l’époque de Chrysostome, les cadres administratifs de l’Eglise officielle étaient remplis d’évêques indignes, ordonnés selon les règles canoniques, mais à qui l’imposition des mains n’avait nullement conféré le Saint-Esprit. Dans leur cas, la cérémonie de la consécration n’était qu’un acte ecclésiastique sans valeur morale, sans portée spirituelle, sans vraie substance religieuse. Un simple estampillage.

Il suffit de méditer sur la chrétienté cléricale au IVe siècle de notre ère, pour comprendre que la doctrine de la « succession apostolique » – (si l’on prétend la lier à une cérémonie ecclésiastique, à des gestes rituels, et à une canalisation épiscopale de la Grâce) – n’est, je le répète, qu’une fiction. Elle peut avoir sa valeur symbolique ; mais, sur le terrain de la réalité, dans le domaine de l’expérience, elle est inexistante. Rappelez-vous. Théophile d’Alexandrie ! Le Chef de la véritable « Eglise des âmes » a déclaré solennellement, d’après l’évangile de saint Jean : « Celui qui n’entre point dans la bergerie par la porte, mais qui trouve moyen d’y monter par ailleurs, est un voleur et un brigand. »

Il ne faut donc point s’étonner que les clergés d’Occident et d’Orient, si différents de mentalité, mais souvent si étrangers l’un et l’autre à l’esprit des Béatitudes, aient fini par se heurter violemment, au point de consommer la rupture entre le catholicisme grec et le catholicisme romain. Une première séparation se produisit, dès la fin du Ve siècle ; elle dura trente-cinq ans ; un deuxième schisme éclata, entre le pape de Rome, Nicolas I (858-867), et le patriarche de Constantinople, Photius ; enfin, la déchirure devint définitive en 1054 ; quand le métropolite d’Orient fut excommunié par les légats pontificaux.

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Comment se développa cette puissance papale ? Les cris de détresse jetés par Chrysostome persécuté vers l’évêque de Rome, prouvent que celui-ci tenait déjà une place d’arbitre dans la chrétienté. En effet, le concile de Sardique (Sofia) avait statué, en 343, que l’évêque romain avait le droit d’accueillir les recours en appel des évêques destitués. C’est l’apparition de la papauté. Celle-ci, au VIe siècle, acquit le pouvoir temporel avec Grégoire le Grand qui devint, à Rome, « le premier magistrat de la ville, et le plus riche propriétaire d’Italie ». Au VIIIe siècle, le pape fit alliance avec les rois francs, et reçut en fief, de Pépin, le territoire de Ravenne, en Italie. A cette occasion, la papauté propagea la légende que Constantin avait constitué le pape héritier de l’empire romain en Occident. Cependant, Charlemagne, couronné empereur par le pape, se considéra, non seulement comme le chef de l’Etat, mais comme le chef laïque de l’Eglise ; il voulait avoir sa part dans l’élection du pontife. Ainsi commença l’implacable rivalité des personnages que Victor Hugo décrit ainsi :

Ces deux moitiés de Dieu, le pape et l’empereur.

Pour fortifier sa position, le pape utilisa, au IXe siècle, un document falsifié, les Fausses Décrétales, qui permit au pontife de s’intituler « évêque des évêques ». De son côté, l’empereur germanique, au Xe siècle, afin d’augmenter son propre pouvoir contre les seigneurs, favorisa les évêques germains par des donations territoriales. Il opposait, ainsi, les grands vassaux ecclésiastiques aux grands vassaux laïques. » Mais la papauté cherchait, tenacement, à s’émanciper de ta tutelle impériale.

En même temps, elle essayait de réagir contre la corruption inouïe du clergé. Sachons la constater sans méconnaître les grandeurs de l’Eglise à cette époque. Quand on parle des « ténèbres du moyen âge », on oublie parfois que cette noirceur n’empêchait pas les amandiers de fleurir, ni les narcisses de s’épanouir sous un ciel bleu, ni la neige de jeter sur les campagnes son manteau de pureté, ni les cathédrales de dresser au soleil leurs tours et leurs clochers de pierre blanche ; car les nouvelles églises, dans tout l’éclat de leur virginité. ne revêtaient pas une teinte grise !

Même au point de vue intellectuel et moral, on a souvent exagéré l’épaisseur des ténèbres du moyen âge. Sans doute, l’enfant de nos écoles primaires en sait plus long que les professeurs d’alors, sur le terrain de l’hygiène, des sciences exactes, et des applications pratiques de l’électricité. Mais l’érudition ne remplace pas l’intelligence ou la réflexion, ni surtout une conception générale du monde qui assure la véritable hiérarchie des valeurs dans l’éducation et dans la société. Savoir se discipliner, savoir prendre sa place dans « l’équipe » familiale, nationale, religieuse, garder le sens de la collectivité, l’idéal d’une chrétienté, - tout cela, c’est aussi de la science. Une civilisation se juge, à la longue, non pas seulement par la quantité des individus qu’elle émancipe, mais par la qualité des personnalités qu’elle forme. A cet égard, le moyen, âge catholique commande, fréquemment, le respect.

Donc, soyons justes pour cette époque. Et cependant, cette même période où l’Eglise .romaine, quasi-omnipotente sur les esprits, façonnait l’âme humaine en Occident, marqua trop souvent le plus épais obscurcissement de la libre raison et de la conscience évangélique. Ces termes glorieux de « Renaissance » et de «  Réforme », appliqués à la période qui suivit le moyen âge, vibrent d’une allégresse pathétique ! On sortait d’un pernicieux défilé où des générations entières avaient tremblé devant la peste, la lèpre, la famine, les guerres et les supplices, le diable et l’enfer, Au temps de Jésus, la Judée avait ses démoniaques ; .le moyen âge crut avoir ses « possédés » : que de prétendues sorcières, torturées, furent de simples hystériques ! D’autre part, la grossièreté des divertissements, et la cruauté des mœurs, furent souvent un dérivatif à l’épouvantable ennui qui écrasait les mornes cloîtres, les châteaux solitaires, et les tanières de serfs mal nourris.

Les superstitions païennes, qui scandalisaient un Chrysostome, n’avaient pas disparu. Les saints, au moyen âge, remplacèrent les divinités familières qui, dans l’empire greco-romain, enveloppaient le cultivateur, l’une pour garder sa chaumière, l’autre pour protéger son bétail, une troisième pour mûrir ses moissons. D’ingénieux calembours orientèrent ceux qui souffraient des yeux vers sainte Claire ; contre la goutte, il fallait s’adresser à saint Genou, et contre les crampes à saint Crampan. Saint Séquayre faisait séquer (sécher) le linge. Saint Plouradou empêchait les enfants de pleurer. Saint Raboni « rabonissait » les femmes acariâtres. Un chien fut même canonisé, sous le nom de saint Grinefort ; c’était un lévrier martyr auquel on rendait les honneurs divins, parce que son maître l’avait tué injustement.

Le clergé tolérait ces abus dont il profitait, soit pour s’enrichir, soit pour fortifier sa domination. Le respect des choses saintes en pâtissait. Souvent, quand il pleuvait, la foire se tenait dans l’église, où Dieu, pourtant, était censé habiter corporellement. A l’époque de Noël, des laïques ou des clercs, costumés en femmes, en démons, en animaux, envahissaient les sanctuaires, parodiaient les prières, désignaient un « pape des fous », qu’ils encensaient avec la fumée des vieux cuirs et autres matières puantes. En mémoire de l’âne qui avait transporté Marie et Jésus en Egypte, un baudet était couvert des ornements sacerdotaux ; on le menait devant l’autel, et on lui chantait un hymne grotesque.

Le clergé amusait la populace. A Reims, les chanoines traversaient la ville en procession ; chacun tirait un hareng au bout d’une ficelle, et cherchait à marcher sur le hareng qui sautillait devant ses pieds, tout en surveillant son poisson à lui, que le chanoine suivant s’efforçait de piétiner.

Quant aux évêques et aux abbés, que de fois ils furent plutôt des seigneurs temporels que des chefs religieux ! Un contemporain écrivait : « Les sanctuaires ne retentissent plus du chant des psaumes, mais des aboiements des meutes de chasse. » Les mœurs privées de ces dignitaires ecclésiastiques étaient, souvent, scandaleuses.

D’ailleurs, les emplois importants, dans l’Eglise, étaient fréquemment vendus par les rois aux nobles, qui les achetaient fort cher. Les papes, eux-mêmes, devaient leur élection aux empereurs allemands. Cette situation morale du clergé semblait sans remède ; la guérison vint par Grégoire VII.

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La papauté, en effet, a rendu des services éminents ; ceux-là même qui sont assurés, ici-bas, dans des domaines les plus divers, par la méthode, la prévision, l’unité de direction, l’autorité. Mais les bienfaits de l’ordre, s’ils furent liés, souvent, à l’existence du pape, ne sont pas forcément rattachés à une théorie particulière sur l’institution de la papauté. Pour que celle-ci puisse être utile, il n’est pas nécessaire d’affirmer contre les textes et contre l’histoire, qu’elle fut expressément fondée par Jésus-Christ.

Alors, demanderez-vous, s’il y a deux Eglises, l’une divine, qui est d’ordre spirituel, et l’autre humaine, qui est d’ordre ecclésiastique, – où chercher l’action de la Providence ? Un Dieu qui influe sur l’Eglise invisible devrait influencer l’Eglise visible !

Précisément ! Il opère sur l’Eglise visible au moyen de l’Eglise invisible. Quel chrétien oserait nier que l’Esprit saint agit dans les cadres historiques de la chrétienté traditionnelle ? L’institution ecclésiastique est comparable à un outil de labeur pour le Dieu qui travaille, à un instrument de musique pour le Dieu qui chante, à un organisme vivant pour le Dieu qui s’incarne. Malgré les égarements, les stupidités, ou les forfaits, de certains clercs, les églises concrètes ont, malgré tout, révélé ici-bas la présence de l’Esprit, comme ces grains de poussière qui dessinent, dans une chambre obscure, un rayon de soleil filtrant du dehors par les valets fermés ; ou comme ces planètes qui, dans le noir firmament, s’éclairent sur la trajectoire inaperçue de la lumière solaire.

Toutefois, direz-vous, ces églises visibles, où s’affirme, par conséquent, la Présence réelle de Jésus-Christ, sont encore si infidèles, si indignes ! Pourquoi cela, si elles reflètent véritablement une puissance divine ? - A cette question, nul ne peut répondre d’une manière, adéquate. Nous sommes, ici, en présence du mystère fondamental ; c’est l’énigme du Mal. Nous ignorons pourquoi l’être humain, en qui le monde matériel et le monde moral s’affrontent, est le champ clos du duel entre la chair et l’esprit ; nous ignorons, aussi, pourquoi l’univers semble réfractaire à la pleine pénétration de l’énergie créatrice ; nous ignorons, de même, quelle résistance obscure s’oppose à la pleine transfiguration de l’Eglise par la puissance de la Rédemption. Mais, tirer argument, contre Jésus-Christ, de l’histoire ecclésiastique, n’est-ce point une attitude contradictoire ? Sans le Crucifié du vendredi-saint, sans le Glorifié du dimanche pascal, où serait l’Eglise elle-même ? Si les tares qui la défigurent nous bouleversent, à bon droit, rappelons-nous, cependant, que l’infamie du Calvaire n’a point tué la foi en Dieu ; au contraire, celle-ci a pris son essor décisif à Golgotha. Voilà le prodige. Dès lors, si le problème du Mal est le seul mystère l’existence de l’Eglise est le seul miracle.

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