Persuadés que, pour le moment du moins, ils n’avaient aucun espoir d’être réintégrés dans leurs charges à Genève, Farel et Calvin se rendirent à Bâle, comptant y attendre, au milieu de leurs amis, la suite des événements. Ils y trouvèrent un cordial accueil dans la demeure de Jean Oporin, l’éditeur de l’Institution. Ils attendaient impatiemment des nouvelles de Genève. Calvin, plus encore peut-être que son collègue moins sensible que lui, ressentait vivement l’injustice qui leur avait été infligée. Il était profondément blessé par les expériences qu’il venait de faire et il conservait l’espoir que, grâce à ses amis, on réunirait un synode de la Suisse protestante qui les rétablirait dans leurs charges. Des informations, venant de Berne et répandues dans les cantons évangéliques, tendaient, il est vrai, à faire croire que tout allait pour le mieux à Genève sous le nouveau régime et dissipaient ainsi ces espérances. Mais, à mesure que le temps passait, Calvin commençait à reprendre courage dans la pensée que cette coupe amère lui avait été envoyée par la sagesse souveraine de la Providence qui, au moment voulu, lui ferait rendre justicea.
a – Voir pour ces émotions et ces espérances, ses lettres contemporaines du séjour à Bâle, surtout celles à Bullinger, Herminjard, v, p. 21 ; à du Tillet, p. 43 : à Farel, p. 70.
Pendant ce temps les deux collègues de Calvin à Genève trouvèrent d’autres champs de travail. Coraud commença à Orbe un ministère qui fut court et malheureux : il se termina par sa mort déjà le 4 octobre. L’appel d’Antoine Marcourt de Neuchâtel à Genève, par les autorités de cette dernière ville, ramena Farel dans la première ; avant la fin de juillet il s’était remis à l’œuvre dans ce champ de travail qui lui était familier. Il était plus difficile à Calvin de prendre une décision. Farel aurait voulu qu’il lui continuât sa collaboration ; mais Calvin pensait avec raison que ce double ministère, si près de Genève, irriterait leurs adversaires, et Bucer ajoutait que dans cette localité et avec ce collègue la blessure de Calvin serait encore avivée. Bucer se montrait l’ami sage et affectueux dont Calvin avait besoin dans cette crise. La lettre qui apporta cet avis réitérait la chaude invitation qu’on avait déjà adressée au jeune savant de se fixer à Strasbourg, invitation qu’appuyèrent Capiton et Jean Sturm. Le nombre des réfugiés français dont il pourrait s’occuper dans cette ville allemande, lui disait Bucer, était à la vérité restreint, mais ils avaient besoin d’être secourus, et un ministère à Strasbourg pourrait être utile même à la cause qu’il avait à cœur à Genève. Calvin hésitait. Recommencer une œuvre nouvelle le remplissait de méfiance. Mais Bucer, de même que Farel à Genève, présenta l’appel comme venant de Dieu et cita le cas de Jonas comme semblable au sien. Ainsi conjuré, Calvin se décida, et c’est sans doute le 8 septembre qu’il prêcha son premier sermon aux réfugiés français réunis à l’église Saint-Nicolas à Strasbourgb.
b – Préface des Psaumes, Opera, xxxi, 28.
Cette ville, où Martin Bucer, Wolfgang Capiton et Gaspard Hédion avaient travaillé depuis 1523, était le boulevard de la Réformation dans l’Allemagne du sud-ouest. Strasbourg avait en Bucer un chef spirituel qui ne le cédait à nul autre, sauf à Luther et à Mélanchthon. En la personne de Jean Sturm elle possédait un réformateur de l’enseignement, dont l’école, au moment de l’arrivée de Calvin, était un modèle de méthode pédagogique. Jacques Sturm, à son tour, était un homme d’état doué de talents remarquables et d’une grande largeur de vues. Tous avaient collaboré pour établir un type de Réformation évangélique, saine, modérée et unie. La ville était réputée pour sa bienveillance à l’égard des persécutés pour cause de religion. Dans l’état de dépression morale où il se trouvait, et dans n’importe quelles autres circonstances d’ailleurs, Calvin n’aurait pu rencontrer, en vue de son activité future, de conditions plus favorables que le milieu strasbourgeois où il allait passer trois années. Il allait être débarrassé de la plupart des conflits qu’il avait eu à subir à Genève, se voir traiter avec le plus grand respect, et avoir tout le temps nécessaire pour ses études et pour perfectionner son système théologique. C’est là aussi qu’il allait apprendre à connaître plusieurs des chefs de la Réforme allemande. C’est là encore qu’il devait se marier. L’expérience, la réflexion, le contact des hommes devaient le mûrir, si bien que les années passées à Strasbourg doivent être comptées parmi les plus importantes et, à certains égards, les plus agréables de son existencec.
c – Comparez les remarques de Kampschulte, i, 321. Le récit que fait Doumergue (ii, 293-649) du séjour de Calvin à Strasbourg est de beaucoup le meilleur que nous possédions.
Calvin se sentit bientôt chez lui à Strasbourg malgré le fait qu’il ne parlait pas allemand. Les chefs spirituels et civils de la ville le reçurent avec cordialité. Il répondit si complètement à l’attirance de ce nouveau milieu — doublement apprécié après les orages de Genève — qu’en juillet 1539 il fut reçu comme bourgeois de la cité dans la corporation des tailleurs, ce qui n’implique naturellement aucune participation au travail professionnel de cette honorable confrérie. Cette démarche de Calvin montre la sécurité que lui inspirait sa situation à Strasbourg, tandis qu’à Genève il n’acquit la bourgeoisie que dix-huit ans après son retourd. Malgré ce concours de sympathies, Calvin ne fut jamais aussi pauvre que pendant ce séjour à Strasbourg. Les appointements de Genève avaient naturellement cessé. Auparavant déjà du Tillet lui était venu en aide, et cette fois encore il lui fit sans tarder des offres de service. Mais ce vieil ami était en train de rentrer dans l’Église romaine et joignait à son offre la requête — dont il faisait presque une condition sine qua non — de le voir, dans ces circonstances, renoncer à toute activité publique. Un homme d’un caractère aussi consciencieux et aussi délicat que Calvin ne pouvait que refuser. C’est ce qu’il fit dans les termes les plus reconnaissants pour le passé, mais catégoriques pour le présent. Il débuta donc sans honoraires, et les cinquante-deux florins que les scolarques lui allouèrent le 1er mai 1539 ne constituaient guère qu’un traitement honorifique. Il ne semble pas qu’à Strasbourg Calvin ait jamais touché davantage. Sa situation financière fut donc souvent pénible. Il est peu probable qu’il ait vendu ses livres, comme on l’a souvent dit, mais il lui revint quelque chose de la vente de ceux qui avaient appartenu à Olivétan. Pour se tirer d’affaire et peut-être aussi pour augmenter son influence comme professeur, il prit chez lui des pensionnaires français, surtout des étudiants.
d – Le 25 décembre 1559 ; Registres du Conseil, lv, 163 ; Opera xxi, 725. C’est par prudence qu’il tarda autant à faire cette démarche.
Calvin eut l’occasion, comme pasteur des réfugiés français réunis à Strasbourg, de mettre en pratique une bonne partie de ce qu’il avait tenté vainement à Genève. Avant son arrivée, les exilés français, au nombre de quatre à six cents ; n’avaient jamais formé un corps religieux complètement organisé. Sous la surveillance des autorités strasbourgeoises dont ils relevaient comme tous les fidèles, ils avaient eu occasionnellement un service dans leur propre langue. Mais à partir de l’arrivée de Calvin, ils eurent un ministre régulier accepté par ses collègues de Strasbourg, et on leur permit de célébrer la cène. Calvin donna aussitôt la mesure de ses talents d’organisateur. Il prêchait quatre fois la semaine à la « Petite Église », comme il l’appelle. Il distribuait la communion tous les mois, ce qu’il n’avait pu obtenir à Genève. Malgré l’opposition et la critique, il établit une vigoureuse discipline ecclésiastique. Quoique la congrégation fût soumise à la juridiction des autorités civiles et religieuses de Strasbourg, il réussit même, sans doute grâce au fait que les membres de l’Église étaient des étrangers, à faire de l’exercice de cette discipline une fonction ecclésiastique indépendante. Il alla jusqu’à interdire la communion aux indignes, mais en même temps chacun de ceux qui voulaient y prendre part devait préalablement se présenter chez lui pour y être interrogé. Cet examen paraissait à Calvin pouvoir seul remplacer la confession catholique. Il forma ainsi une congrégation disciplinée et régulière. Sous son ministère elle augmenta en influence et fit même quelques recrues parmi les anabaptistes, non seulement parmi ceux de la ville, mais encore dans les environs. Au nombre des conquêtes ainsi opérées, on cite l’un des plus fervents adeptes flamands de cette croyance, un homme avec lequel Calvin avait vainement discuté à Genève, ainsi que Jean Stordeur, qui était alors le mari de la femme que Calvin épousa plus tard. Le travail probablement le plus intéressant, mais non peut-être le plus original, qu’entreprit le pasteur de la « Petite Église », ce fut l’arrangement de sa liturgie. Considérablement modifiée après le retour de Calvin à Genève, elle devint le modèle général du culte réformé en tant qu’il se distingue du type luthérien ou anglican, et la source d’où dérive le culte des Églises d’Angleterre, d’Ecosse et d’Amérique qui se réclament de Calvin comme de leur ancêtre spirituel. Dans ce cas-ci comme dans beaucoup d’autres, Calvin se servit de ce qu’il y avait de mieux plutôt qu’il ne créa de toutes pièces. Mais il y mit le sceau de sa puissante personnalité spirituelle.
[Le sujet a été traité, beaucoup mieux que par aucun de ses prédécesseurs, par Alfred Erichson : Die Calvinische und die Altstrassburgische Gottesdienstordnung, Strasbourg, 1894. Il a fait peut-être trop petite la part de Calvin, bien qu’exposant clairement son but principal. Doumergue à son tour a longuement examiné la question, ii, 488-504. On peut consulter aussi, pour l’histoire de l’Église française de Strasbourg, R. Reuss, Notes pour servir à l’histoire de l’Église française de Strasbourg, 1538-1794, Strasbourg, 1880 ; A. Erichson, l’Église française de Strasbourg au seizième siècle, d’après des documents inédits, Paris, 1886 ; et E. Stricker, Johannes Calvin als erster Pfarrer der reformierten Gemeinde zu Strassburg, Strasbourg, 1890.]
Des recherches récentes ont démontré que la forme du culte public à Strasbourg s’était graduellement modifiée, grâce surtout à l’influence de Bucer, à partir du moment où, en 1524, Diebold Schwarz introduisit la traduction révisée de la messe, jusqu’à celui où fut adopté le formulaire élaboré par Calvin, ce qui eut lieu en tout cas en 1539 et probablement déjà en 1537. En préparant cette première forme de sa liturgie Calvin fit essentiellement l’office de traducteur. L’ordre y est identique à celui que suit Bucer et on y retrouve la forme même des phrases de ce dernier. Mais grâce à quelques brèves additions ou modifications de détail Calvin adapta très heureusement le texte allemand aux besoins de ses paroissiens français.
D’après cette liturgie, comme aussi d’après celle de Strasbourg en 1539 et celle de Bucer, le culte commençait par l’invocation et la fameuse confession des péchés, encore en usage dans beaucoup d’Églises réformées du continent et correspondant, sans toutefois pouvoir être confondue avec elle, à celle du culte anglican. Elle était suivie de la formule d’absolution pour tous ceux qui « se repentent et cerchent Jhésu-Christ pour leur salut. » Ensuite la première table du Décalogue c’est-à-dire les quatre premiers commandements, était chantée par la congrégatione. Après une courte prière liturgique, demandant le pardon et la force d’observer la loi, on chantait la seconde table ou les six derniers commandements. Une brève invocation, sollicitant l’illumination de l’Esprit, précédait alors la partie principale du culte, la lecture de la « Parole de Dieu » et son explication par le sermon. Après celui-ci, une longue prière liturgique, se terminant par l’Oraison dominicale, était suivie par le chant du symbole des Apôtres ou d’un psaume, et le culte se terminait par la bénédiction d’Aaronf.
e – Sans doute sous la forme rythmée qu’on trouve dans les Opera, vi, 221.
f – Nombres.6.24-26. Le texte est en partie dans les Opera, vi, 174, 175 : Erichson et Doumergue, op. cit.
Nous ferons bien de noter les principaux changements introduits par Calvin, lorsqu’après son retour à Genève il y célébra le culte, d’autant plus qu’ils caractérisent sa pensée en matière liturgique. La plupart de ces modifications tendaient à se rapprocher de la simplicité plus radicalement antipapiste du service introduit par Farel à Genève lorsque la Réformation y triompha en 1536 et qui y fut sans doute en usage jusqu’au retour de Calvin. Dans ce but, et en opposition à ses préférences personnellesg, il supprima la formule d’absolution, suspecte de papisme aux yeux de ceux qui étaient plus intransigeants que lui, et il remplaça le chant des deux tables de la loi et la prière intermédiaire par le chant d’un psaume. A l’instar de Farel, il fit aussi une place à la prière d’abondance, en remplaçant celle qui précédait le sermon par ces mots : « La forme est à la discrétion du ministre. » L’Oraison dominicale qui terminait la prière finale fut d’abord remplacée par une paraphrase développée, puis rétablie. Il remplaça également le chant du symbole des Apôtres par celui d’un psaumeh. Ces modifications sont assez considérables, tout en n’affectant pas l’ordre général, la dignité et la simplicité du culte, ou son analogie avec l’original strasbourgeois qui avait inspiré Calvin. Mais elles témoignent du sentiment qu’avait Calvin au sujet du culte public : que, dans les limites à lui imposées par le rejet de ce qu’il considérait comme superstitieux ou anti-scripturaire, on pouvait le modifier et l’organiser suivant les besoins ou même les préjugés locaux. Quant à la préférence à donner à une liturgie immuable ou à une prière d’abondance, Calvin n’éprouvait évidemment aucun des scrupules que les controverses des siècles suivants développèrent parmi ses disciples spirituels en Angleterre, en Ecosse et en Amérique. Sa liturgie genevoise, tout au moins, était une heureuse combinaison des deux.
g – Opera, xa, 213 ; Doumergue, ii, 502. Doumergue dit : « Il s’était accommodé au culte de Genève, à tel point que ce culte mérite le titre de genevois beaucoup plus que de calviniste. »
h – Doumergue montre que le symbole des Apôtres était récité à Genève à la suite de l’Oraison dominicale qui terminait la prière générale (ii, 746).
Calvin rendit à la congrégation dont il était le pasteur à Strasbourg et par elle à toutes les Églises réformées un service d’un caractère encore plus général en introduisant le chant des psaumes en français. On sait le rôle joué par les cantiques de Luther dans la Réforme allemande. Mais tous les réformateurs n’ont pas au même degré reconnu l’utilité du chant. Zwingli l’avait entièrement supprimé à Zurich, et les premiers protestants français n’en faisaient point usagei. L’entourage de Farel sentait l’utilité des « chansons », sinon pour le culte public, du moins comme moyen de propagande agressive contre les croyances romaines, et de petits recueils de ces compositions populaires furent imprimés à Neuchâtel dès 1533. Mais le pas décisif pour introduire les cantiques dans le culte en langue française fut fait par Farel et Calvin dans les Articles de janvier 1537. Ce n’est qu’à Strasbourg que Calvin put mettre à exécution les intentions qui y sont exprimées. Il agit avec sa décision accoutumée, aidé sans doute par l’exemple des communautés de langue allemande où le chant faisait régulièrement partie du culte public. Deux mois après les débuts de son ministère dans la « Petite Église » on y chantait les psaumes. En 1539, il publia un choix restreint de dix-huit psaumes avec trois autres compositions en vers français ; — huit étaient de la plume de Clément Marot, dont le talent poétique devait faire le traducteur des psaumes le plus populaire du protestantisme français. Sept de ces pièces étaient de Calvin lui-même. Si ces compositions n’étaient pas d’une haute inspiration poétique, elles étaient du moins dignes, claires et pas banales. Lui-même se croyait en quelque mesure doué pour la poésie et avait dans sa jeunesse, comme bien d’autres, composé quelques vers. Mais lorsque parurent d’autres versions du psautier, le sens critique de Calvin l’amena à substituer de plus en plus les compositions plus inspirées de Marot aux siennes propres. Tout en s’en tenant essentiellement aux psaumes, Calvin ne voulait pas restreindre le chant aux poésies purement scripturaires. La liturgie genevoise de 1545 renferme, outre neuf psaumes, le Nunc Dimittis de Siméon, les Dix Commandements en vers, et un hymne intitulé « Salutation à Jésus-Christ. » Ce n’est pas à Calvin qu’il faut attribuer l’idée puritaine de s’en tenir exclusivement aux paroles de l’Écriture. D’autre part, quels qu’aient été les sentiments de Calvin en ce qui concerne l’orgue comme instrument de musique, il n’approuvait pas son usage dans le culte public, de peur qu’en l’écoutant l’auditoire oubliât les paroles des cantiques. Loin donc d’être un ennemi du chant dans le culte, Calvin a été le grand soutien et l’avocat de l’usage des psaumes dans les Églises réformées.
i – Doumergue fait un très remarquable exposé de l’attitude de Calvin à l’égard de la musique dans le culte, ii, 505-524.
Tandis qu’il était ainsi activement occupé comme pasteur à Strasbourg, il exerçait parallèlement ses fonctions de professeur, si bien qu’en y ajoutant le poids d’une correspondance étendue et sa lutte constante avec la pauvreté, ses journées durent être plus que remplies. Dès l’introduction de la Réforme à Strasbourg, on y avait institué des cours de théologie ; ils eurent lieu régulièrement à partir de 1532 et furent donnés par Bucer, Capiton et Hédion dans le chœur de la cathédrale. Tel que Jean Sturm l’avait organisé, au moment de l’arrivée de Calvin, l’ensemble des études comprenait non seulement l’instruction élémentaire et des cours supérieurs de grec, de latin, d’hébreu, de mathématiques et de droit, mais encore, comme couronnement, l’enseignement de la théologie par les pasteurs susnommés. Cette organisation ordonnée, rationnelle et progressive de l’éducation strasbourgeoise, a dû profondément impressionner Calvin et exercer une influence sur ce qu’il fit plus tard à Genève. Les pasteurs chargés de l’enseignement théologique désiraient naturellement la collaboration de l’auteur de l’Institution et, dès janvier 1539, il exerça ses nouvelles fonctions, d’abord sans honoraires, puis, à partir de mai, en échange de la modeste indemnité dont nous avons parlé. L’enseignement théologique consistait à interpréter l’Écriture Sainte et il semblerait naturel de supposer que le sujet des premières leçons de Calvin fut l’interprétation de l’épître aux Romains. Son commentaire sur cette épître, dont la préface est datée du 18 octobre 1539, fut, en effet, publié à Strasbourg par Wendelin Rihel en mars 1540 et inaugura la longue série d’explications du texte sacré qui devait mettre Calvin au premier rang des exégètes parmi les chefs de la Réforme. Mais certains témoignages semblent prouver que le sujet des premières leçons professées par Calvin fut l’interprétation de l’Évangile selon saint Jean et qu’elles furent suivies par celle des épîtres aux Corinthiens.
Ces leçons eurent du retentissement, attirèrent beaucoup de compatriotes et coreligionnaires de Calvin à Strasbourg et accrurent sa réputation. Et à tous ceux qui vinrent il put montrer un échantillon, petit, il est vrai, mais frappant, d’une communauté chrétienne telle qu’il l’entendait, savoir son Église, composée d’exilés pour la foi, convaincus, bien disciplinés, clairement enseignés et unis par le culte en commun, pendant que leur pasteur prenait sa part des intérêts religieux de la ville et étendait son influence bien loin au delà de ses murs.
Cette activité multiple, pastorale et professorale, était accompagnée de travaux littéraires qui révèlent la puissance et la concentration d’esprit dont Calvin était capable en dépit d’une santé débile se manifestant par des migraines, des indigestions, de l’irritabilité nerveuse, résultat sans aucun doute du surmenage de l’étudiant de Paris et d’Orléans et de l’excès de préoccupations et d’ennuis subis à Genève. Au mois d’août 1539, il fit paraître une édition soigneusement revue et fortement augmentée de l’Institution. Bien qu’encore éloignée de la perfection dans l’arrangement logique des matières qui caractérise l’édition de 1559, on peut dire que, dans celle de 1539, la doctrine exposée par l’Institution atteint sa forme définitive. Elle y est partout traitée avec plus d’ampleur, de sorte que cette deuxième édition éclipsa aussitôt le manuel relativement concis de 1536. Les premières sections consacrées à la connaissance de Dieu et de nous-mêmes y furent surtout augmentées ; la distinction entre théologie naturelle et révélée nettement élucidée ; l’autorité finale de l’Écriture solidement fondée sur le témoignage intérieur du Saint-Esprit assurant le lecteur que c’est Dieu lui-même qui y parle ; la condition première de l’homme et les conséquences de la chute discutées avec beaucoup plus d’étendue ; l’élection et la réprobation affirmées avec plus de précision et abondamment démontrées comme enseignées par la révélation divine. En un mot, sans s’écarter sur aucun point fondamental du système exposé dans l’édition de 1536, cette révision strasbourgeoise, postérieure de trois années, manifeste un esprit d’une plus grande maturité, une pensée plus sûre d’elle-même, une définition plus précise des doctrines communément appelées calvinistes. Le théologien donne maintenant toute sa mesure.
Dans l’Institution de 1539, la doctrine de la sainte cène, ce brandon de discorde entre luthériens et réformés, est traitée de telle manière que sans rien changer à sa conception première, le langage de Calvin est moins opposé à celui de Luther que dans la première édition. Cet esprit irénique, préoccupé de trouver un terrain d’entente commune entre les partis opposés, est bien mis en évidence dans le Petit Traité de la sainte Cène destiné spécialement à ceux qui n’avaient pas reçu d’enseignement théologique. Ecrit à Strasbourg, ce petit traité fut publié à Genève, en 1541, et était sans doute destiné à être répandu en France autant qu’en Suisse. L’activité de Calvin à Strasbourg semblait en effet lui révéler la possibilité, à laquelle il aspirait, d’influencer le mouvement évangélique dans sa patrie, mieux même qu’à Genève.
Comparé à celui de Genève, le séjour de Calvin à Strasbourg ne fut troublé par aucune discussion personnelle, à une exception près qu’il vaut la peine de mentionner. Caroli, dont nous avons raconté les accusations contre Farel et Calvin, après avoir été incapable d’en fournir la preuve aux synodes de Lausanne et de Berne de 1537, était retourné au catholicisme. Mais son esprit instable et sans doute semi-protestant n’était pas satisfait. En juillet 1539, il relança Farel et Viret, qui une fois de plus le reçurent amicalement. Pourvu d’une lettre de recommandation de Simon Grynée, professeur à Bâle, adressée à Calvin, il vint à Strasbourg vers le commencement d’octobre et y rechercha les bonnes grâces des pasteurs et professeurs. A la requête de Bucer et à cause des discussions qu’il avait déjà eues avec lui, Calvin ne le rencontra pas en personne ; et Caroli, désireux d’excuser sa réconciliation avec Rome, fit allusion dans sa discussion avec les théologiens strasbourgeois au refus de Calvin et de Farel de signer les trois anciens symboles. Lorsqu’il eut quitté la salle, Calvin vint à son tour raconter à sa manière la controverse avec Caroli. Les ministres et les autres personnes présentes reconnurent que Calvin n’avait rien à se reprocher à l’égard de son contradicteur, mais ils désapprouvèrent son refus de signer les symboles. On rédigea un long acte de réconciliation entre les théologiens strasbourgeois et Caroli, acte par lequel ce dernier déclarait se rattacher à la Confession d’Augsbourg, mais en faisant sur certains points de détail des réserves qui montraient, pour ne pas dire plus, combien ses convictions étaient flottantes. Cette pièce ne fut envoyée à Calvin, pour être signée par lui, que très tard dans la soirée, et après que ses collègues l’eurent déjà signée. Lorsque Calvin la lut, il vit qu’on avait autorisé Caroli à y dire qu’il abandonnait au jugement de Dieu « les offenses par lesquelles il avait été forcé de déserter » la cause évangélique. Cette déclaration faisait retomber sur Calvin et Farel le blâme de la défection de Caroli. Calvin avait donc le droit d’être froissé. Mais il fit bien plus. Hors de lui, il alla voir Sturm et ses collègues Bucer et Mathias Zell, et déclara avec emportement et amertume qu’il mourrait plutôt que de signer un acte pareil. Puis il s’élança hors de la chambre, ainsi qu’il le raconte dans une lettre à Farel ; mais Bucer le suivit et le calma jusqu’à un certain point, ce qui ne l’empêcha pas, quand il fut rentré chez lui, d’avoir comme une attaque de nerfs. Dans la lettre qui rapporte cet événement il s’accuse sévèrement d’avoir manqué de sang-froid, mais il n’en accuse pas moins son ami Farel d’avoir été la cause de ses misères. Celui-ci n’aurait pas dû se laisser toucher par le simulacre de repentir de Caroli. Il semblait en effet à Calvin, dans la disposition où il était, que Farel était plus coupable que Caroli, lequel, ayant été reçu avec faveur, devait logiquement être traité avec ménagement. Calvin réussit à faire biffer la phrase malencontreuse et signa l’acte de réconciliation. Mais il ne faudra pas perdre de vue cet incident quand on voudra apprécier d’autres conflits. Sujet à des accès d’emportement violent et d’extrême irritation nerveuse, Calvin était, dans ces moments-là, incapable de garder aucune mesure envers qui que ce fût, dans l’expression de son indignation. Il s’en est d’ailleurs accusé explicitementj ; mais ce défaut, auquel il succomba maintes fois, a trop souvent, de son vivant et après sa mort, rejeté dans l’ombre d’autres qualités de son esprit et de son cœur, très réelles et beaucoup plus sympathiques.
j – A propos de cet incident et d’autres faits analogues, Doumergue (ii, 401-405) étudie avec soin ce côté spécial du tempérament de Calvin.
C’est avec plaisir qu’on passe de cet épisode du séjour strasbourgeois de Calvin à un autre plus intime et plus personnel, son mariage. Sa vie d’études et d’exil, suivie par les mois orageux passés à Genève, ne lui avait pas laissé le loisir de songer à se créer un intérieur. Il n’avait toutefois pas vécu dans l’isolement. Son plus jeune frère Antoine et sa demi-sœur Marie l’avaient accompagné à Genève ; et le premier, quelques mois plus tard, l’avait suivi à Strasbourg, où il arriva en décembre 1539 et continua, comme il l’avait sans doute fait à Genève, à partager la demeure de Calvin aussi longtemps qu’il resta dans cette villek. Dans le calme comparatif de cette existence strasbourgeoise, malgré sa pauvreté, — et aux yeux de quelques-uns de ses amis, sinon aux siens propres, en raison même de cette pauvreté, — la question matrimoniale prit bientôt de l’importance. Son ancien collaborateur Viret s’était marié en octobre 1538. Cet exemple, celui des pasteurs strasbourgeois et les conseils de Bucer contribuèrent sans doute à l’encourager dans cette voie. Dans tous les cas, ce qui fit naître cette préoccupation dans l’esprit de Calvin, ce fut l’attrait du mariage considéré en lui-même, plutôt que le goût pour une personne déterminée. Il en parla vraisemblablement pour la première fois à son ami célibataire Farel, dans une lettre aujourd’hui perdue. Lui écrivant un peu plus tard, en mai 1539, il donnait de la femme qu’il désirait la description suivante : « Je n’appartiens pas à cette catégorie d’amoureux fous, qui une fois pris par la beauté embrassent même les défauts de l’élue. La seule beauté qui m’attire est celle-ci : qu’elle soit modeste, complaisante, sans morgue, économe, patiente et soucieuse de ma santé. »
k – Marie semble n’être pas allée à Strasbourg. Elle épousa dans la suite Charles Costan, probablement de Genève (Opera, xx, 300), et ce mariage peut avoir eu lieu déjà avant que Calvin eût quitté cette ville en 1538.
[Herminjard, v, 314 ; Doumergue, ii, 448. — Doumergue, ibid., 441-478, a traité à fond cette question du mariage de Calvin. Voir aussi Henry, i, 407-423 ; Bonnet, ldelette de Bure, dans le Bulletin, iv, 636-646 (1856) ; A. Lang, Das häusliche Leben Johannes Calvins (Allgemeine Zeitung, 16-22 juin, et tirage à part, Munich, 1893). Farel paraît être venu à Strasbourg en juin 1539 afin de s’occuper d’un projet de mariage pour Calvin au sujet duquel nous ne savons rien de précis ; Herminjard, vi, 168.]
Pour apprécier à sa juste valeur cet idéal assez peu romanesque et passablement personnel d’un homme qui n’avait pas encore atteint l’âge de trente ans, il faut tenir compte du siècle où il vivait et des idées terre à terre que l’on se faisait alors au sujet du rôle assigné aux femmes, en comparaison de la place qu’elles occupent à notre époque ; il faut aussi se rappeler à quel point Calvin était absorbé par l’œuvre réformatrice à laquelle il s’était consacré. Son idéal allait devenir pour lui une réalité, mais non pas immédiatement. Neuf mois plus tard, en février 1540, Calvin informa Farel qu’on lui avait proposé une personne de naissance noble et de condition aisée ; les intermédiaires étaient vraisemblablement le frère de la jeune fille et la femme de ce dernier, qui étaient attachés au réformateur et qui désiraient unir leur sœur à cet homme qu’ils admiraient. Calvin insistait pour qu’elle apprît le français. Elle demanda à réfléchir, et cette requête fut considérée par lui comme une indication providentielle, destinée à le détourner d’un mariage où l’inégalité de naissance et d’éducation aurait pu compromettre le bonheur des époux. Calvin employa un moyen expéditif pour rompre les négociations. Il envoya son frère Antoine demander pour lui la main d’une autre jeune fille, beaucoup plus pauvre, « qui, si elle justifie sa réputation, apporterait sans argent une dot bien suffisante ». Il espérait si bien le succès de cette cour par procuration qu’il priait Farel de s’arranger pour bénir son union au plus tard le 10 du mois suivant. Cette assurance était, comme on peut se l’imaginer, prématurée. La jeune personne tarda à répondre, et quand finalement, au mois de juin suivant, elle consentit aux fiançailles, Calvin eut sur elle des renseignements de telle nature qu’il y renonça aussitôt.
[Herminjard, vi, 167, 191, 199, 238. Il est possible que cette personne ne soit pas identique à celle qu’il avait recherchée en février, mais j’ai adopté l’interprétation des lettres de Calvin qui me paraît la plus vraisemblable.]
Dans tout ceci il ne semble y avoir eu d’autre sentiment que la crainte de s’allier au-dessus de sa condition et avec une personne ayant peu de sympathie pour sa vocation. Mais il continua évidemment à chercher, car le 17 août 1540 Christophe Fabri, écrivant de Thonon à Calvin, le priait de saluer la femme qu’il venait d’épouser, à ce qu’on disait. Celle à laquelle Calvin finit par s’unir « par le moyen et le conseil de M. Bucer » était « une femme grave et honneste », Idelette de Bure, veuve de l’anabaptiste que Calvin avait converti, Jean Stordeur de Liège, qui était mort quelque temps auparavant de la peste. La cérémonie fut probablement très simple et certains indices permettent d’admettre que ce fut Farel lui-même qui la présida.
[Colladon, Vie, Opera, xxi, 62. Lefranc a émis la supposition qu’elle appartenait peut-être à la famille de Bure de Noyon et que dès lors le mariage ne fut pas le résultat d’une rencontre fortuite ; Jeunesse, p. 191. Mais il y avait des de Bure à Liège ; Doumergue, ii, 463. Idelette avait eu de son premier mari un fils et une fille.]
La vie conjugale de Calvin a laissé dans sa correspondance moins de traces qu’on ne voudrait, mais il en reste assez pour montrer que le mari et la femme étaient unis par une affection cordiale et une confiance réciproque. Idelette réalisait par son caractère et par son dévouement l’idéal qu’il avait conçu d’une épouse. Immédiatement après qu’elle lui eut été enlevée par la mort, il écrivait à Viret : « J’ai été privé de l’excellente compagne de ma vie qui, s’il l’avait fallu, aurait affronté avec moi, non seulement l’exil et le dénuement, mais même la mort. Aussi longtemps qu’elle vécut, elle a été mon aide fidèle dans le ministère. Elle ne m’a jamais occasionné le moindre empêchement. »
Le récit de sa mort prouve qu’elle fut une femme animée d’une foi chrétienne peu ordinaire, qu’il y eut en elle de la force et du caractère. Mais ce que nous savons d’elle et de l’influence qu’elle exerça sur son mari est peu de chose à côté de ce que nous désirerions savoir. A tout prendre, elle se tient dans l’ombre de la personnalité, bien autrement éclairée, de son mari.
La vie conjugale de Calvin, bien qu’heureuse au point de vue des relations avec sa femme, fut traversée par quelques-unes des épreuves inséparables de la vie humaine. Son unique enfant, Jacques, né le 28 juillet 1542, ne vécut que quelques jours, et la santé de sa femme fut dès lors toujours très chancelante. Le 29 mars 1549, elle-même lui fut, à son tour, enlevée. Quelque discrètement qu’il y fasse allusion, — ses amis intimes jugèrent alors sa force d’âme digne d’admiration, — sa douleur fut, sans conteste, profonde et durable. Bien que peu romanesque au début, son mariage lui avait apporté le bonheur qui résulte d’une confiance mutuelle et d’un dévouement affectueux et entier — du moins de la part de la femme — aux intérêts et à l’œuvre de l’autre époux.
[Le musée de Douai renferme un portrait de femme du xvie siècle qui porte l’inscription contemporaine, femme de Jan Calvein. Il se pourrait que ce fût celui d’Idelette de Bure lorsqu’elle devint la femme de Jean Stordeur, voy. Bulletin, mai-juin 1907. Plusieurs auteurs, parmi lesquels Bonnet et Lang, ont cru que Calvin avait eu trois enfants ; mais Doumergue (ii, 470-473) démontre péremptoirement qu’il n’en eut qu’un.]
Les années de Strasbourg, si fécondes au point de vue du développement intellectuel de Calvin, de ses conceptions religieuses et de son expérience personnelle, ne le furent pas moins en ce qu’elles augmentèrent sa connaissance des hommes et des choses de la Réforme dans son ensemble. Il passait pour l’un des hommes importants dans une influente ville allemande, toute acquise au nouveau mouvement ; il jouissait de la confiance de ses autorités et était accrédité comme leur représentant dans des discussions de la plus haute importance. Comme tel il entra en contact direct avec les problèmes qui approchaient de leur solution dans le pays où la Réforme avait pris naissance, et gagna définitivement l’amitié d’un de ses champions de la première heure, Philippe Mélanchthon.
[Les lettres de Calvin à Farel constituent la source principale que nous possédons sur ces faits ; Kampschulte en a donné une brève esquisse, i, 327-342. Doumergue, ii, 625-649, en a parlé plus en détail, en critiquant fortement Kampschulte et en relevant ses erreurs. Quant aux écrits de Calvin auxquels ces événements donnèrent naissance, voy. Opera, v, 461-684.]
Le séjour de Calvin à Strasbourg coïncida avec l’époque où l’empereur Charles Quint, après avoir été longtemps empêché d’écraser le protestantisme, par ses guerres avec la France et les Turcs aussi bien que par la puissance de la ligue de Smalcalde, et insuffisamment prêt pour l’agression qui devait aboutir à la victoire apparente de 1547, tentait d’organiser un compromis entre les deux ailes de la chrétienté. Avant la diète de Francfort d’avril 1539, une conférence impériale se tint dans la même ville en février. A la diète on convint, en vue de l’« union chrétienne », d’une discussion amicale entre les représentants des deux confessions. En conséquence, après une séance sans résultat à Haguenau, en juin 1540, onze champions de chaque camp discutèrent à Worms en novembre ; et après un ajournement en janvier 1541, la discussion continua en avril, sous la présidence de l’empereur lui-même, à Ratisbonne. Le résultat fut un échec. On n’aboutit à aucune entente, mais cette tentative est un des faits saillants de la Réforme allemande, et Calvin assista à toutes ces séances excepté à celle de la diète. Dans les deux dernières, il joua un des principaux rôles.
Sa visite à la conférence de Francfort, qui lui fit quitter Strasbourg avec Jean Sturm et d’autres amis, le 21 février 1539, fut décidée, à la fois pour chercher à aider ses coreligionnaires français persécutés, en faveur desquels Bucer s’employait déjà péniblement à Francfort même, et pour faire la connaissance personnelle de Mélanchthonl. Il n’y fut pas officiellement délégué. Il ne réussit guère dans ses efforts en faveur des protestants français ; mais il jeta les premières bases d’une amitié avec Mélanchthon qui allait devenir une de ses relations les plus précieuses. De caractères dissemblables à bien des égards, et différant de plus en plus dans leur conception théologique de la prédestination, le jeune Français, logicien conséquent, courageux et ferme, et le savant allemand, plus âgé, plus timide aussi, prudent et inclinant aux solutions conciliantes, découvraient aisément qu’ils avaient bien des points en commun. Leur correspondance, bien qu’espacée et exprimant des idées divergentes, montre, de la part de Calvin surtout, beaucoup de considération, d’affection et de respect, et ces sentiments persistèrent toujours chez lui. Sa patience et sa confiance en son ami apparaissent sous le jour le plus attrayant. En 1543 il dédia à Mélanchthon sa réplique à Pighius, et trois ans plus tard, il publia et fit l’éloge d’une traduction de ses Loci communes. Dans l’appréciation du caractère de Calvin, ses amitiés, non seulement avec des intimes comme Farel, ou avec des collaborateurs comme Bucer et Sturm, mais avec un homme comme Mélanchthon qui, sur tant de points, était en désaccord avec lui, doivent entrer en ligne de compte, non moins que les scènes que nous avons rapportées à propos de Caroli.
l – Il a décrit ses expériences et observations dans une longue lettre à Farel du 16 mars 1539 ; Herminjard, v, 247-260.
[Opera, vi, 229 ; ix, 847. Leurs relations sont étudiées d’une manière intéressante par Philippe Schaff, History of the Christian Church, vii, 385-398 ; Doumergue, ii, 545-561 ; et Lang, Melanchthon und Calvin ; dans la Reformirte Kirchen-Zeitung, 21 février-28 mars 1897.]
Les lettres de Calvin décrivant ses impressions et ses expériences à Francfort et à Haguenau nous le font connaître comme un observateur sagace et un critique pénétrant des personnes et des partis en Allemagne, et même de toute la situation religieuse de l’Europe. Evidemment il mettait à profit toutes les occasions qui se présentaient à lui de s’instruire, et un jugement aussi perspicace que le sien ne pouvait rester longtemps sans un emploi correspondant à ses capacités d’homme d’État. Au colloque de Worms, Calvin fit donc son apparition, non plus comme simple spectateur, mais comme délégué de Strasbourg, et représentant aussi du duc Ernest de Lunebourg. Il y rendit de grands services dans la mise au point, par des discussions préliminaires, des affaires protestantes. Il ne prit point part au court débat accordé avant l’ajournement à Ratisbonne, les principaux acteurs étant Mélanchthon et le vieil ennemi de Luther, Eck, dont le savant français conçut une pauvre opinion.
[« Représente-toi un sophiste barbare, s’étalant stupidement au milieu des ignorants et tu auras la moitié d’Eck » ; lettre à Farel ; Herminjard, vii, 10. Pour le rapport de Calvin sur ses expériences à Worms, voy. ibid., vi, 405-415 ; vii, 8-12.]
Calvin, avec Bucer et d’autres représentants de Strasbourg, se rendit au colloque final, celui de Ratisbonne. Ils y arrivèrent le 10 mars 1541. Mélanchthon avait insisté pour que Calvin fût député par les autorités strasbourgeoises, à cause de « sa grande réputation parmi les savants, » mais il y alla contre son gré. Il ne s’estimait pas à la hauteur de cette tâche, et il s’était sans doute aussi convaincu qu’on ne pouvait attendre que peu de bien des discussions. Son séjour fut assombri par de pénibles angoisses, à cause des nouvelles qu’il recevait de chez lui. Le fléau de l’époque, la peste, dévastait Strasbourg, et enleva, en mars, deux de ses pensionnaires auxquels il était très attaché, Claude Féray, très versé dans le grec, et l’élève de ce dernier, un jeune noble normand, nommé Louis de Richebourg. Personne ne peut lire la lettre touchante et profondément chrétienne que Calvin adressa au père du jeune homme sans être frappé par la chaleur de sentiment et la sincère affection qu’il exprimait pour ceux qui lui tenaient de près. Son chagrin fut profond et son affliction encore accrue par son anxiété pour sa femme et son frère en péril. Pourtant ces préoccupations angoissantes ne diminuèrent en rien la pénétration de son jugement sur les hommes et les choses. Il était plutôt à l’arrière-plan des discussions principales. Désireux d’arriver, si possible, à une conciliation, l’empereur avait obtenu la nomination comme nonce du pape d’un homme modéré, le cardinal Gaspard Contarini, et comme négociateurs protestants celle de Mélanchthon, Bucer et Jean Pistorius, conciliants tous les trois. Leurs opposants étaient Eck, Jean Gropper et Jules Pflug. Les protestants étaient prêts à de larges concessions, trop larges au gré delà stricte fidélité scripturaire de Calvin ; mais, bien qu’il désapprouvât leurs projets, il avait la plus grande considération pour Mélanchthon et pour Bucer en tant qu’hommes et pour leurs excellentes intentions. Or le but du colloque ne fut pas atteint. On ne put s’entendre, et Calvin obtint avec joie la permission de s’en aller avant la clôture. Le 25 juin 1541, il était de retour chez lui à Strasbourg.
A travers les discussions de Ratisbonne qu’il suivait avec une attention si soutenue, Calvin faisait tout son possible pour obtenir un peu de relâche dans la persécution infligée aux protestants français. Les historiens ont discuté diversement la nature de cette tentative. Mais il n’y a pas de raison pour ne pas admettre qu’il considérait l’établissement de relations cordiales entre les protestants allemands et François Ier comme un des meilleurs moyens de secourir ses coreligionnaires français. Ces relations impliquaient presque nécessairement une alliance avec la France contre l’empereur, et c’est en raison de ce qu’il fit dans ce but que Calvin reçut, au nom du roi aussi bien qu’en son nom propre, les remerciements d’une personne aussi considérable que Marguerite d’Angoulême. Ses efforts, joints à ceux des magistrats de Strasbourg et des protestants suisses, obtinrent des représentants du protestantisme allemand, réunis à Ratisbonne, une lettre adressée au roi de France — Calvin aurait préféré une ambassade — protestant contre la persécution des Vaudois et autres « luthériens ». Si, à Ratisbonne et aux autres conférences, il fut moins en vue que Mélanchthon et Bucer, pourtant aucun protestant français n’y atteignit aussi complètement une notoriété européenne que cet exilé pour ses convictions religieuses. Et bien qu’il n’eût pas encore donné toute sa mesure, les événements qui se succédèrent depuis la publication de la première édition de l’Institution jusqu’au colloque de Ratisbonne firent de Calvin, sans conteste, le représentant le plus éminent de la cause de l’Évangile dans son pays natal.
Sa participation aux colloques le mit en rapports intimes avec plusieurs des hommes les plus importants du protestantisme allemand et lui permit de se rendre compte du milieu dans lequel ils étaient appelés à vivre et à agir. Il est vrai qu’il ne rencontra jamais Luther, et le plus grand des réformateurs allemands semble l’avoir relativement peu connu. Néanmoins Calvin attacha beaucoup de prix à un message de sa part, approbatif de sa lettre à Sadolet, — dont il sera question dans le prochain chapitre, — message qui lui parvint par l’intermédiaire de Bucer en octobre 1539 ; ce ne fut d’ailleurs pas là la seule marque de bienveillance que lui donna le doyen des réformateurs. Calvin a souvent exprimé la haute opinion qu’il avait de Luther, et cela même lorsqu’il était appelé à insister sur les différences entre son propre point de vue et celui du réformateur saxon.
[Voy. Calvin à Bullinger, 25 novembre 1544 : « J’ai souvent dit que si même il m’appelait diable, je ne lui rendrais pas moins l’honneur de le reconnaître comme un éminent serviteur de Dieu » ; Herminjard, ix, 374. Voir aussi Opera, vi, 250 ; xii, 7.]
Toutefois sa connaissance de l’Allemagne confirma probablement plutôt qu’elle ne diminua sa confiance dans ses propres vues relatives à la régénération véritable de l’Église. Il admirait plusieurs des chefs de la Réforme allemande ; mais il y désapprouvait l’absence de discipline ecclésiastique, le peu de cas qu’on y faisait du ministère et la dépendance excessive du pouvoir civil. Calvin avait beaucoup appris durant les années de Strasbourg, mais ses principes fondamentaux n’avaient pas changé.
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