Nous avons établi dans notre première section que l’objet essentiel de la science morale étant non pas le fait ou l’être, mais le devoir être, toute science morale qui entend ne fausser, ni ne contredire sa notion, sera essentiellement impérative, et que la partie descriptive qui s’y trouvera inévitablement ne peut y figurer qu’à titre auxiliaire.
Ces considérations n’anticipaient point sur la question de la méthode de notre discipline, car elles portaient non pas sur les façons diverses et également discutables de traiter la science morale, mais sur son idée constitutive, sur ses conditions d’existence, en dehors desquelles elle n’est pas. Mais, applicables à toute science morale, elles le sont a fortiori à la science de la morale chrétienne.
Nous définissons l’Éthique chrétienne : l’exposé systématique de la loi du Bien, telle qu’elle s’est réalisée parfaitement dans la personne et la vie de Jésus-Christ et se réalise progressivement chez tous ceux qui croient en Jésus-Christ, en même temps que des forces surnaturelles offertes à l’homme pour concourir à cette réalisation.
L’Éthique chrétienne sera par son essence même impérative, en ce qu’elle enseigne à tout homme ce qu’il doit faire pour devenir chrétien, et au chrétien ce qu’il doit faire à son tour pour devenir parfaitement semblable à Jésus-Christ.
Mais il est évident qu’en se renfermant dans cette opération, qui d’ailleurs, disons-nous, lui est essentielle, elle se rendrait inutile et vaine dans la pratique, puisqu’elle nous laisserait ignorer l’état où nous sommes, aussi bien que les moyens que nous avons de satisfaire à l’obligation morale absolue qui nous est imposée par le christianisme. Ce serait supposer que la loi chrétienne commande, tout en abandonnant l’homme à son impuissance et à une impuissance ignorée de lui-même.
Elle resterait incomplète enfin, privée de toute sanction tirée de l’expérience, et suspecte d’idéalisme, si elle n’avait pas à nous présenter le bien déjà réalisé en la personne de Christ et en celle de ses disciples, comme le gage assuré de la réalisation future, complète et générale de l’idéal chrétien, étant donné d’ailleurs que tout bien moral actuellement acquis crée incontinent et incessamment pour l’agent moral des obligations toujours nouvelles et toujours plus étendues.
Cette définition de l’Éthique chrétienne étant donnée, nous aurons à écarter tout d’abord un préjugé défavorable à la science de la morale et spécialement à la science de la morale chrétienne ; puis nous en exposerons la méthode, les sources, le rang dans l’ensemble des disciplines théologiques, et la division.
Une question qui se pose ici et qui s’est souvent posée dans les esprits, est celle de savoir si la morale et la morale chrétienne se prête à être réduite en science ; si le fait moral n’est pas tout pratique, issu directement de la volonté, échappant par conséquent aux déductions et aux classifications scientifiques. L’on a pu se demander s’il n’y avait pas, dans cette prétention de réduire les connaissances morales élémentaires en système, une prime accordée au plus savant dans un domaine qui ne comporte pas de supériorité de cette nature, qui même l’exclut absolument.
Ce qui pourra prêter quelque apparence de raison à ce discrédit, ce qui en est peut-être tout ensemble une cause et un effet, c’est la place subalterne généralement assignée à la morale chrétienne dans l’enseignement théologique. On la voit dans la plupart des chaires de théologie allemandes écourtée au profit de la dogmatique, à côté de laquelle elle est traitée comme un appendice bon à occuper un semestre d’été. Rothe et Beck ont, chacun à sa manière, réagi contre cet amoindrissement d’une discipline qui devrait passer pour aussi capitale que la dogmatique elle-même.
L’expérience nous enseigne sans doute qu’on peut connaître parfaitement le bien sans le pratiquer, et qu’il est en revanche des gens qui le pratiquent par une sorte d’instinct ou d’impulsion naturelle d’où toute réflexion consciente et toute formule semble être absente. Mais qu’est-ce que ces deux cas contraires prouvent ? que faire vaut mieux que savoir, sans doute ; que la science la mieux ordonnée, mais séparée de la pratique, n’engendre qu’une plus grande responsabilité ; que, selon le propos de saint Jacques, celui-là pèche qui sait faire le bien et ne le fait pas ; qu’enfin la pratique humble et fidèle du bien et du vrai, dans les sphères les plus modestes, a sa récompense qui consiste en ce que le bien fidèlement pratiqué finit par devenir instinctif à l’homme, le produit immédiat de l’acte de sa volonté et de celui de son intelligence. Mais c’est là un effet et non pas un principe. Il ne se peut qu’à un moment donné une certaine délibération et une certaine réflexion n’aient précédé et accompagné l’acte accompli. Il s’est fait un syllogisme moral, aussi rapide qu’on le voudra, dans l’esprit du sujet, dont le principe général formait la majeure, le cas particulier la mineure, et dont la conclusion immédiatement suivie d’effet a été l’acte lui-même. Il y a donc eu, entre la sollicitation externe à agir et l’acte lui-même, place pour le jeu de l’intelligence. A un degré aussi élémentaire qu’on le suppose, il y a eu connaissance morale cherchée et produite, puis immédiatement appliquée. Contester ce fait, le rôle nécessaire de cette connaissance morale élémentaire qui, à un moment donné, a dirigé la volonté vers quelque but aperçu et posé, plaider, sous prétexte de libéralisme peut-être, le droit de se déterminer sans réflexion préalable, sans une préconnaissance quelconque du but à atteindre et des moyens disponibles, ce serait en vérité donner au caprice et à l’incohérence la préférence sur la rectitude, la fermeté et l’efficacité des résolutions.
Mais cela étant, la question de la légitimité, de l’utilité ou de la nécessité de la science morale n’est plus une question de principe, mais une question de degré et de quantité ; elle se réduit à demander s’il est utile que, d’élémentaire et fragmentaire, comme elle se montre à nous dans le cas particulier, la connaissance morale se reconnaisse, se formule, se généralise et, autant que la matière le comporte, s’ordonne en système ; en un mot, si la connaissance morale étant reconnue bonne, la science morale ne sera pas encore meilleure. Il nous semble que la question est résolue en même temps que posée.
Il en est en morale comme en physique, en chimie, en mécanique, etc. C’est qu’à la rigueur on peut se passer de la science proprement dite, et l’on a fait de la physique, de la chimie, de la mécanique, avant qu’il y eût des savants attitrés dans ces diverses branches. Il y a donc aussi une physique instinctive, une chimie instinctive et une mécanique instinctive. Mais n’y a-t-il pas avantage à ce que certains hommes, spécialement doués pour cela, aspirent à s’élever du niveau des connaissances particulières à la science qui les formule, les compare, les rectifie, les féconde et les multiplie les unes par les autres ? N’y a-t-il pas entre la théorie et la pratique un échange incessant qui a été dans chaque domaine le facteur le plus actif du progrès moderne ? Ici, plus que jamais, sans doute, comparaison n’est pas raison, et nous n’oublions pas qu’il y a dans l’ordre du bien plus de distance entre le savoir et le faire, qu’entre la découverte d’une loi naturelle et son application à l’industrie. C’est que la volonté peut avoir intérêt à s’interposer dans le premier cas et non pas dans le second. Mais étant admises la droiture de la volonté et la sincérité des intentions, c’est-à-dire l’intention franche et intègre du sujet de réaliser, pour autant qu’il est en lui, tout le bien qu’il connaît, n’y a-t-il pas pour la pratique ordinaire et la pratique générale un avantage, une nécessité même à ce que la morale soit et devienne l’objet d’une étude scientifique et raisonnée, d’une science proprement dite qui fécondera, fortifiera et, au besoin, rectifiera la connaissance morale élémentaire ? Il en est dans ce domaine comme dans tout autre. La connaissance du détail, même complète, qui peut être suffisante pour celui qui pratique, ne suffit pas à celui qui enseigne. Pour bien enseigner le détail lui-même, il faut l’avoir dominé par une possession de l’ensemble qui nous mette en état de rapporter cette connaissance de détail au système dans lequel elle est comprise. Et pour la pratique elle-même, l’étroitesse, l’exclusivisme, le formalisme d’une part, l’arbitraire et l’inconstance de l’autre, ne sauraient être efficacement combattus ou prévenus que par une étude faite de haut, avec conscience et persévérance, de tous les éléments de l’activité morale, replaçant l’application particulière sous le rayon du principe, et éclairant le tout des leçons multipliées de l’expérience et de l’histoire.
Nous constatons d’ailleurs que le travail de la science morale n’a point été stérile pour ceux-là mêmes qui n’avaient ni les capacités ni les loisirs requis pour s’y livrer. C’est grâce à une investigation plus complète des faits et des lois qui les régissent que certaines lumières ont été répandues, certains progrès réalisés, d’anciens abus signalés et définitivement redressés ; qu’une nouvelle atmosphère intellectuelle et morale a pénétré peu à peu toutes les couches de la société. En matières sociales particulièrement, dans les rapports de l’individu avec les sociétés civile et religieuse, ou de ces deux sociétés l’une avec l’autre, l’on a vu plus d’une fois les découvertes de la veille devenir les lieux communs du lendemain ; et nul n’osera soutenir que les travaux d’un moraliste chrétien, d’un Vinet, entre autres, n’aient pas pour beaucoup contribué à ce résultat.
Nous ne prétendons pas que le monde soit devenu meilleur, bien loin de là. Il y a progrès sans doute, mais double progrès, dans le sens du bien et dans le sens du mal. Mais cela même, la franchise croissante des situations, la sincérité de plus en plus réclamée dans la manifestation des convictions, l’opposition toujours mieux caractérisée des principes contraires, la cessation des compromissions, tout ce mouvement auquel nous assistons, non sans appréhension parfois, et qui s’accélère certainement dans la seconde moitié de ce siècle, c’est encore un progrès, car montrer le mal et l’erreur tels qu’ils sont, c’est les juger, et les juger, c’est préparer leur défaite finale.
L’on peut dire que le levain de l’Évangile, c’est-à-dire tout ce qu’il y a eu de réellement progressif dans l’histoire, a pénétré la pâte de part en part et a, pour ainsi dire, précipité tous les principes vers leurs conséquences. Mais encore fallait-il que les vérités cachées dans les entrailles mêmes du christianisme en fussent extraites et déduites à force de temps et de luttes, et à cette fin les ressources et le travail de la science étaient absolument nécessaires.
L’on a fait à la science morale une objection plus directe encore et dépassant même l’idée de la science pour atteindre celle du fait moral lui-même. On a longtemps rendu la science morale responsable de la conception qui méconnaît le rôle et la part de la grâce divine dans l’œuvre du salut, et on l’a rendue suspecte, en l’accusant d’être entachée de pélagianisme. Nous ne saurions accepter pour elle cette solidarité, et affirmons qu’il y a une façon de traiter la matière morale qui respecte dans leurs droits et leurs rapports respectifs le facteur divin et le facteur humain concourant à l’œuvre du salut de l’homme, et que même il n’y a de science morale véritable qu’à ce prix.
On doit donc admettre que les répugnances excitées par la science morale, soit exposée scientifiquement devant un auditoire de théologie, soit prêchée du haut de la chaire populaire, et les objections qui y ont été faites, portaient sur l’exécution plutôt que sur la chose elle-même, ou procédaient de doctrines et de principes condamnés par une saine interprétation des Ecritures. A ces dernières objections, nous avons le droit d’opposer une fin de non-recevoir dès le début de notre entreprise. Quant aux préjugés contre l’enseignement de la morale chrétienne provoqués par la faute de ceux qui l’enseignent, nous devrons satisfaire à ce qu’ils ont de légitime. Ce sera le seul moyen de les réfuter.
Quoi qu’il en soit, l’étude scientifique de la morale, l’acquisition de connaissances morales saines et justes, nous est plus d’une fois recommandée dans l’Ecriture, par saint Paul en particulier (Philippiens 1.9 ; 4.8 ; Colossiens 1.9) ; et saint Paul lui-même a prêché d’exemple dans toutes ses épîtres, dont la plupart se terminent par des exposés de morale plus ou moins systématiques. Jésus lui-même a agi d’après des principes formulés et nous a recommandé la même chose (Jean 11.9 ; Matthieu 10.16).
Mais que doit être la science morale pour répondre à sa définition et à son but ? C’est ce que nous allons rechercher.